Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Langues

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Éd. Garnier - Tome 19
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L.

LANGUES[1].

SECTION PREMIÈRE.

On dit que les Indiens commencent presque tous leurs livres par ces mots : Béni soit l’inventeur de l’écriture. On pourrait aussi commencer ses discours par bénir l’inventeur d’un langage.

Nous avons reconnu, au mot Alphabet, qu’il n’y eut jamais de langue primitive dont toutes les autres soient dérivées.

Nous voyons que le mot Al ou El, qui signifiait Dieu chez quelques Orientaux, n’a nul rapport au mot Gott, qui veut dire Dieu en Allemagne. House, huis, ne peut guère venir du grec domos, qui signifie maison.

Nos mères, et les langues dites mères, ont beaucoup de ressemblance. Les unes et les autres ont des enfants qui se marient dans le pays voisin, et qui en altèrent le langage et les mœurs. Ces mères ont d’autres mères dont les généalogistes ne peuvent débrouiller l’origine. La terre est couverte de familles qui disputent de noblesse, sans savoir d’où elles viennent.


Des mots les plus communs et les plus naturels en toute langue.

L’expérience nous apprend que les enfants ne sont qu’imitateurs ; que si on ne leur disait rien, ils ne parleraient pas, qu’ils se contenteraient de crier.

Dans presque tous les pays connus on leur dit d’abord baba, papa, mama, maman, ou des mots approchants, aisés à prononcer, et ils les répètent. Cependant vers le mont Krapack, où je vis, comme l’on sait, nos enfants disent toujours mon dada et non pas mon papa. Dans quelques provinces ils disent mon bibi.

On a mis un petit vocabulaire chinois à la fin du premier tome des Mémoires sur la Chine. Je trouve dans ce dictionnaire abrégé que fou, prononcé d’une façon dont nous n’avons pas l’usage, signifie père ; les enfants qui ne peuvent prononcer la lettre f disent ou. Il y a loin d’ou à papa.

Que ceux qui veulent savoir le mot qui répond à notre papa en japonais, en tartare, dans le jargon du Kamtschatka et de la baie d’Hudson, daignent voyager dans ces pays pour nous instruire.

On court risque de tomber dans d’étranges méprises quand, sur les bords de la Seine ou de la Saône, on donne des leçons sur la langue des pays où l’on n’a point été. Alors il faut avouer son ignorance ; il faut dire : J’ai lu cela dans Vachter, dans Ménage, dans Bochart, dans Kircher, dans Pezron, qui n’en savaient pas plus que moi ; je doute beaucoup ; je crois, mais je suis très-disposé à ne plus croire, etc., etc.

Un récollet, nommé Sagart Théodat, qui a prêché pendant trente ans les Iroquois, les Algonquins et les Hurons, nous a donné un petit dictionnaire huron, imprimé à Paris chez Denis Moreau, en 1632. Cet ouvrage ne nous sera pas désormais fort utile depuis que la France est soulagée du fardeau du Canada. Il dit qu’en huron père est aystan, et en canadien notoui. Il y a encore loin de notoui et d’aystan à pater et à papa. Gardez-vous des systèmes, vous dis-je, mes chers Welches.

D’UN SYSTÈME SUR LES LANGUES.

L’auteur de la Mécanique du langage[2] explique ainsi son système :

« La terminaison latine urire est appropriée à désigner un désir vif et ardent de faire quelque chose : micturire, esurire ; par où il semble qu’elle ait été fondamentalement formée sur le mot urere et sur le signe radical ur, qui en tant de langues signifie le feu. Ainsi la terminaison urire était bien choisie pour désigner un désir brûlant. »

Cependant nous ne voyons pas que cette terminaison en ire soit appropriée à un désir vif et ardent dans ire, exire, abire, aller, sortir, s’en aller ; dans vincire, lier ; scaturire, sourdre, jaillir ; condire, assaisonner ; parturire, accoucher ; grunnire, gronder, grouiner, ancien mot qui exprimait très-bien le cri du porc.

Il faut avouer surtout que cet ire n’est approprié à aucun désir très-vif, dans balbutire, balbutier ; singultire, sangloter ; perire, périr. Personne n’a envie ni de balbutier, ni de sangloter, encore moins de périr. Ce petit système est fort en défaut ; nouvelle raison pour se défier des systèmes.

Le même auteur paraît aller trop loin en disant : « Nous alongeons les lèvres en dehors, et tirons, pour ainsi dire, le bout d’en haut de cette corde pour faire sonner u, voyelle particulière aux Français, et que n’ont pas les autres nations. »

Il est vrai que le précepteur du Bourgeois gentilhomme[3] lui apprend qu’il fait un peu la moue en prononçant u ; mais il n’est pas vrai que les autres nations ne fassent pas un peu la moue aussi.

L’auteur ne parle sans doute ni l’espagnol, ni l’anglais, ni l’allemand, ni le hollandais ; il s’en est rapporté à d’anciens auteurs qui ne savaient pas plus ces langues que celles du Sénégal et du Thibet, que cependant l’auteur cite. Les Espagnols disent su padre, su madre, avec un son qui n’est pas tout à fait le u des Italiens ; ils prononcent mui en approchant un peu plus de la lettre u que de l’ou ; ils ne prononcent pas fortement ousted : ce n’est pas le furiale sonans u des Romains.

Les Allemands se sont accoutumés à changer un peu l’u en i ; de là vient qu’ils vous demandent toujours des ékis au lieu d’écus. Plusieurs Allemands prononcent aujourd’hui flûte comme nous ; ils prononçaient autrefois flaûte. Les Hollandais ont conservé l’u, témoin la comédie de madame Alikruc, et leur u diener. Les Anglais, qui ont corrompu toutes les voyelles, n’ont point abandonné l’u ; ils prononcent toujours wi et non oui, qu’ils n’articulent qu’à peine. Ils disent vertu et true, le vrai, non vertou et troue.

Les Grecs ont toujours donné à l’upsilon le son de notre u, comme l’avouent Calepin et Scapula à la lettre upsilon ; et comme le dit Cicéron, de Oratore.

Le même auteur se trompe encore en assurant que les mots anglais humour et spleen ne peuvent se traduire. Il en a cru quelques Français mal instruits. Les Anglais ont pris leur humour, qui signifie chez eux plaisanterie naturelle, de notre mot humeur employé en ce sens dans les premières comédies de Corneille, et dans toutes les comédies antérieures. Nous dîmes ensuite belle humeur. D’Assoucy donna son Ovide en belle humeur ; et ensuite on ne se servit de ce mot que pour exprimer le contraire de ce que les Anglais entendent. Humeur aujourd’hui signifie chez nous chagrin. Les Anglais se sont ainsi emparés de presque toutes nos expressions. On en ferait un livre.

À l’égard de spleen, il se traduit très-exactement, c’est la rate. Nous disions, il n’y a pas longtemps, vapeurs de rate.

Veut-on qu’on rabatte
Par des moyens doux
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous ?
Qu’on laisse Hippocrate,
Et qu’on vienne à nous[4].

Nous avons supprimé rate, et nous nous sommes bornés aux vapeurs.

Le même auteur dit[5] que « les Français se plaisent surtout à ce qu’ils appellent avoir de l’esprit. Cette expression est propre à leur langue, et ne se trouve en aucune autre ». Il n’y en a point en anglais de plus commune ; wit, witty, sont précisément la même chose. Le comte de Rochester appelle toujours witty king le roi Charles II, qui, selon lui, disait tant de jolies choses, et n’en fit jamais une bonne. Les Anglais prétendent que ce sont eux qui disent les bons mots, et que ce sont les Français qui rient.

Et que deviendra l’ingegnoso des Italiens, et l’agudeza des Espagnols, dont nous avons parlé à l’article Esprit, section iii ?

Le même auteur remarque très-judicieusement[6] que lorsqu’un peuple est sauvage, il est simple, et ses expressions le sont aussi. « Le peuple hébreu était à demi sauvage ; le livre de ses lois traite sans détour des choses naturelles, que nos langues ont soin de voiler. C’est une marque que chez eux ces façons de parler n’avaient rien de licencieux : car on n’aurait pas écrit un livre de lois d’une manière contraire aux mœurs, etc. »

Nous avons donné un exemple frappant de cette simplicité qui serait aujourd’hui plus que cynique, quand nous avons cité les aventures d’Oolla et d’Ooliba, et celles d’Osée ; et quoiqu’il soit permis de changer d’opinion, nous espérons que nous serons toujours de celle de l’auteur de la Mécanique du langage, quand même plusieurs doctes n’en seraient pas.

Mais nous ne pouvons penser comme l’auteur de cette Mécanique quand il dit[7] :

« En Occident, l’idée malhonnête est attachée à l’union des sexes ; en Orient, elle est attachée à l’usage du vin ; ailleurs, elle pourrait l’être à l’usage du fer ou du feu. Chez les musulmans, à qui le vin est défendu par la loi, le mot cherab, qui signifie en général sirop, sorbet, liqueur, mais plus particulièrement le vin, et les autres mots relatifs à celui-là, sont regardés par les gens fort religieux comme des termes obscènes, ou du moins trop libres pour être dans la bouche d’une personne de bonnes mœurs. Le préjugé sur l’obscénité du discours a pris tant d’empire qu’il ne cesse pas, même dans le cas où l’action à laquelle on a attaché l’idée est honnête et légitime, permise et prescrite ; de sorte qu’il est toujours malhonnête de dire ce qu’il est très-souvent honnête de faire.

À dire vrai, la décence s’est ici contentée d’un fort petit sacrifice. Il doit toujours paraître singulier que l’obscénité soit dans les mots, et ne soit pas dans les idées, etc. »

L’auteur paraît mal instruit des mœurs de Constantinople. Qu’il interroge M. de Tott, il lui dira que le mot de vin n’est point du tout obscène chez les Turcs. Il est même impossible qu’il le soit, puisque les Grecs sont autorisés chez eux à vendre du vin. Jamais dans aucune langue l’obscénité n’a été attachée qu’à certains plaisirs qu’on ne s’est presque jamais permis devant témoins, parce qu’on ne les goûte que par des organes qu’il faut cacher. On ne cache point sa bouche. C’est un péché chez les musulmans de jouer aux dés, de ne point coucher avec sa femme le vendredi, de boire du vin, de manger pendant le ramadan avant le coucher du soleil ; mais ce n’est point une chose obscène.

Il faut de plus remarquer que toutes les langues ont des termes divers, qui donnent des idées toutes différentes de la même chose. Mariage, sponsalia, exprime un engagement légal. Consommer le mariage, matrimonio uti, ne présente que l’idée d’un devoir accompli. Membrum virile in vaginam intromittere n’est qu’une expression d’anatomie. Amplecti amorose juvenem uxorem est une idée voluptueuse. D’autres mots sont des images qui alarment la pudeur.

Ajoutons que si dans les premiers temps d’une nation simple, dure et grossière, on se sert des seuls termes qu’on connaisse pour exprimer l’acte de la génération, comme l’auteur l’a très-bien observé chez les demi-sauvages juifs, d’autres peuples emploient les mots obscènes quand ils sont devenus plus raffinés et plus polis. Osée ne se sert que du terme qui répond au fodere des Latins ; mais Auguste hasarde effrontément les mots futuere, mentula, dans son infâme épigramme contre Fulvie. Horace prodigue le futuo, le mentula, le cunnus. On inventa même les expressions honteuses de crissare, fellare, irrumare, cevere, cunnilinguis. On les trouve trop souvent dans Catulle et dans Martial. Elles représentent des turpitudes à peine connues parmi nous : aussi n’avons-nous point de termes pour les rendre.

Le mot de gabaoutar, inventé à Venise au xvie siècle, exprimait une infamie inconnue aux autres nations.

Il n’y a point de langue qui puisse traduire certaines épigrammes de Martial, si chères aux empereurs Adrien et Lucius Verus.

GÉNIE DES LANGUES.

On appelle génie d’une langue son aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse ce que les autres langages expriment moins heureusement.

Le latin, par exemple, est plus propre au style lapidaire que les langues modernes, à cause de leurs verbes auxiliaires qui allongent une inscription et qui l’énervent.

Le grec, par son mélange mélodieux de voyelles et de consonnes, est plus favorable à la musique que l’allemand et le hollandais.

L’italien, par des voyelles beaucoup plus répétées, sert peut-être encore mieux la musique efféminée.

Le latin et le grec étant les seules langues qui aient une vraie quantité, sont plus faites pour la poésie que toutes les autres langues du monde.

Le français, par la marche naturelle de toutes ses constructions, et aussi par sa prosodie, est plus propre qu’aucune autre à la conversation. Les étrangers, par cette raison même, entendent plus aisément les livres français que ceux des autres peuples. Ils aiment dans les livres philosophiques français une clarté de style qu’ils trouvent ailleurs assez rarement.

C’est ce qui a donné enfin la préférence au français sur la langue italienne même, qui, par ses ouvrages immortels du xvie siècle, était en possession de dominer dans l’Europe.

L’auteur du Mécanisme du langage pense dépouiller le français de cet ordre même, et de cette clarté qui fait son principal avantage. Il va jusqu’à citer des auteurs peu accrédités, et même Pluche, pour faire croire que les inversions du latin sont naturelles, et que c’est la construction naturelle du français qui est forcée. Il rapporte cet exemple tiré de la Manière d’étudier les langues. Je n’ai jamais lu ce livre, mais voici l’exemple[8] :

« Goliathum proceritatis inusitatæ virum David adolescens impacto in ejus frontem lapide prostravit, et allophylum cum inermis puer esset ei detracto gladio confecit. — Le jeune David renversa d’un coup de fronde au milieu du front Goliath, homme d’une taille prodigieuse, et tua cet étranger avec son propre sabre, qu’il lui arracha : car David était un enfant désarmé. »

Premièrement, j’avouerai que je ne connais guère de plus plat latin, ni de plus plat français, ni d’exemple plus mal choisi. Pourquoi écrire dans la langue de Cicéron un morceau d’histoire judaïque, et ne pas prendre quelque phrase de Cicéron même pour exemple ? Pourquoi me faire de ce géant Goliath un Goliathum ? Ce Goliathus était, dit-il, d’une grandeur inusitée, proceritatis inusitatæ. On ne dit inusité en aucun pays que des choses d’usage qui dépendent des hommes : une phrase inusitée, une cérémonie inusitée, un ornement inusité ; mais pour une taille inusitée, comme si Goliathus s’était mis ce jour-là une taille plus haute qu’à l’ordinaire, cela me paraît fort inusité.

Cicéron dit à Quintus son frère, absurdæ et inusitate scriptæ epistolæ ; ses lettres sont absurdes et d’un style inusité. N’est-ce pas là le cas de Pluche ?

In ejus frontem ; Tite-Live et Tacite auraient-ils mis ce froid ejus ? n’auraient-ils pas dit simplement in frontem ?

Que veut dire impacto lapide ? cela n’exprime pas un coup de fronde.

Et allophylum cum puer inermis esset : voilà une plaisante antithèse ; il renversa l’étranger quoiqu’il fût désarmé ; étranger et désarmé ne font-ils pas une belle opposition ? Et de plus, dans cette phrase, lequel des deux était désarmé ? Il y a quelque apparence que c’était Goliath, puisque le petit David le tua si aisément. Puer ne désigne pas assez clairement David : le géant pouvait être aussi jeune que lui.

Je n’examine point comment on renverse, avec un petit caillou lancé au front de bas en haut, un guerrier dont le front est armé d’un casque ; je me borne au latin de Pluche.

Le français ne vaut guère mieux que le latin. Voici comme un jeune écolier vient de le refaire :

« David, à peine dans son adolescense, sans autres armes qu’une simple fronde, renverse le géant Goliath d’un coup de pierre au milieu du front ; il lui arrache son épée, il lui coupe la tête de son propre glaive. »

Ensuite, pour nous convaincre de l’obscurité de la langue française, et du renversement qu’elle fait des idées, on nous cite les paralogismes de Pluche[9].

« Dans la marche que l’on fait prendre à la phrase française, on renverse entièrement l’ordre des choses qu’on y rapporte ; et, pour avoir égard au génie, ou plutôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on met en pièces le tableau de la nature. Dans le français, le jeune homme renverse avant qu’on sache qu’il y ait quelqu’un à renverser ; le grand Goliath est déjà par terre, qu’il n’a encore été fait aucune mention ni de la fronde, ni de la pierre qui a fait le coup ; et ce n’est qu’après que l’étranger a la tête coupée que le jeune homme trouve une épée au lieu de fronde pour l’achever. Ceci nous conduit à une vérité fort remarquable, que c’est se tromper de croire, comme on fait, qu’il y ait inversion ou renversement dans la phrase des anciens, tandis que c’est réellement dans notre langue moderne qu’est le désordre. »

Je vois ici tout le contraire ; et, de plus, je vois dans chaque partie de la phrase française un sens achevé qui me fait attendre un nouveau sens, une nouvelle action. Si je dis, comme dans le latin : « Goliath, homme d’une procérité inusitée, l’adolescent David », je ne vois là qu’un géant, qu’un enfant ; point de commencement d’action ; peut-être que l’enfant prie le géant de lui abattre des noix ; et peu m’importe. Mais, « David, à peine dans son adolescence, sans autres armes qu’une simple fronde » : voilà déjà un sens complet, voilà un enfant avec une fronde ; qu’en va-t-il faire ? il renverse ; qui ? un géant ; comment ? en l’atteignant au front. Il lui arrache son grand sabre ; pourquoi ? pour couper la tête du géant. Y a-t-il une gradation plus marquée ?

Mais ce n’était pas de tels exemples que l’auteur du Mécanisme du langage devait proposer. Que ne rapportait-il de beaux vers de Racine ? que n’en comparait-il la syntaxe naturelle avec les inversions admises dans toutes nos anciennes poésies ?

Jusqu’ici la Fortune et la Victoire mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
Mais ce temps-là n’est plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Mithridate, acte III, scène v.)

Transposez les termes selon le génie latin, à la manière de Ronsard : « Sous diadèmes trente cachaient mes cheveux blancs Fortune et Victoire mêmes. Plus n’est ce temps heureux ! »

C’est ainsi que nous écrivions autrefois ; il n’aurait tenu qu’à nous de continuer ; mais nous avons senti que cette construction ne convenait pas au génie de notre langue, qu’il faut toujours consulter. Ce génie, qui est celui du dialogue, triomphe dans la tragédie et dans la comédie, qui n’est qu’un dialogue continuel ; il plaît dans tout ce qui demande de la naïveté, de l’agrément, dans l’art de narrer, d’expliquer, etc. Il s’accommode peut-être assez peu de l’ode, qui demande, dit-on, une espèce d’ivresse et de désordre, et qui autrefois exigeait de la musique.

Quoi qu’il en soit, connaissez bien le génie de votre langue ; et, si vous avez du génie, mêlez-vous peu des langues étrangères, et surtout des orientales, à moins que vous n’ayez vécu trente ans dans Alep.

SECTION II[10].

Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

(Boileau, Art poétique, I, 161.)

Trois choses sont absolument nécessaires : régularité, clarté, élégance. Avec les deux premières on parvient à ne pas écrire mal ; avec la troisième on écrit bien.

Ces trois mérites, qui furent absolument ignorés dans l’université de Paris depuis sa fondation, ont été presque toujours réunis dans les écrits de Rollin, ancien professeur. Avant lui on ne savait ni écrire ni penser en français ; il a rendu un service éternel à la jeunesse.

Ce qui peut paraître étonnant, c’est que les Français n’ont point d’auteur plus châtié en prose que Racine et Boileau le sont en vers : car il est ridicule de regarder comme des fautes quelques nobles hardiesses de poésie, qui sont de vraies beautés, et qui enrichissent la langue au lieu de la défigurer.

Corneille pécha trop souvent contre la langue, quoiqu’il écrivît dans le temps même qu’elle se perfectionnait. Son malheur était d’avoir été élevé en province, et d’y composer même ses meilleures pièces. On trouve trop souvent chez lui des impropriétés, des solécismes, des barbarismes et de l’obscurité ; mais aussi dans ses beaux morceaux il est souvent aussi pur que sublime.

Celui qui commenta Corneille avec tant d’impartialité, celui qui dans son Commentaire parla avec tant de chaleur des beaux morceaux de ses tragédies, et qui n’entreprit le commentaire que pour mieux parvenir à l’établissement de la petite-fille de ce grand homme, a remarqué qu’il n’y a pas une seule faute de langage[11] dans la grande scène de Cinna et d’Émilie, où Cinna rend compte de son entrevue avec les conjurés ; et à peine en trouve-t-il une ou deux dans cette autre scène immortelle où Auguste délibère s’il se démettra de l’empire.

Par une fatalité singulière, les scènes les plus froides de ses autres pièces sont celles où l’on trouve le plus de vices de langage. Presque toutes ces scènes n’étant point animées par des sentiments vrais et intéressants, et n’étant remplies que de raisonnements alambiqués, pèchent autant par l’expression que par le fond même. Rien n’y est clair, rien ne se montre au grand jour ; tant est vrai ce que dit Boileau (Art poét., I, 53) :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.

L’impropriété des termes est le défaut le plus commun dans les mauvais ouvrages.

HARMONIE DES LANGUES.

J’ai connu plus d’un Anglais et plus d’un Allemand qui ne trouvaient d’harmonie que dans leurs langues. La langue russe, qui est la slavonne, mêlée de plusieurs mots grecs et de quelques-uns tartares, paraît mélodieuse aux oreilles russes.

Cependant un Allemand, un Anglais qui aura de l’oreille et du goût, sera plus content d’ouranos que de heaven et de himmel ; d’anthropos que de man ; de Theos que de God ou Gott ; d’aristos que de goud. Les dactyles et les spondées flatteront plus son oreille que les syllabes uniformes et peu senties de tous les autres langages.

Toutefois, j’ai connu de grands scoliastes qui se plaignaient violemment d’Horace. Comment ! disent-ils, ces gens-là qui passent pour les modèles de la mélodie, non-seulement font heurter continuellement des voyelles les unes contre les autres, ce qui nous est expressément défendu ; non-seulement ils vous allongent ou vous raccourcissent un mot à la façon grecque selon leur besoin, mais ils vous coupent hardiment un mot en deux : ils en mettent une moitié à la fin d’un vers, et l’autre moitié au commencement du vers suivant :

Redditum Cyri solio Phraaten
Dissidens plebi numéro beato-
rum eximit virtus, etc.

(Hor., lib. II, od. ii, 17.)

C’est comme si nous écrivions dans une ode en français :

Défions-nous de la fortu-
ne, et n’en croyons que la vertu.

Horace ne se bornait pas à ces petites libertés ; il met à la fin de son vers la première lettre du mot qui commence le vers qui suit :

Jove non probante u-
xorius amnis.

(Hor., lib. I, od. ii, 19-20.)

Ce dieu du Tibre ai-
mait beaucoup sa femme.

Que dirons-nous de ces vers harmonieux :

Septimi, Gades aditure mecum, et
Cantabrum indoctum juga ferre nostra, et...

(Hor., lib. II, od. vi, 1-2.)

Septime, qu’avec moi je mène à Cadix, et
Qui verrez le Cantabre ignorant du joug, et...

Horace en a cinquante de cette force, et Pindare en est tout rempli.

« Tout est noble dans Horace, » dit Dacier dans sa préface. N’aurait-il pas mieux fait de dire : Tantôt Horace a de la noblesse, tantôt de la délicatesse et de l’enjouement, etc. ?

Le malheur des commentateurs de toute espèce est, ce me semble, de n’avoir jamais d’idée précise, et de prononcer de grands mots qui ne signifient rien. M. et Mme Dacier y étaient fort sujets avec tout leur mérite.

Je ne vois pas quelle noblesse, quelle grandeur peut nous frapper dans ces ordres qu’Horace donne à son laquais, en vers qualifiés du nom d’ode. Je me sers, à quelques mots près, de la traduction même de Dacier :

« Laquais, je ne suis point pour la magnificence des Perses. Je ne puis souffrir les couronnes pliées avec des bandelettes de tilleul. Cesse donc de t’informer où tu pourras trouver des roses tardives. Je ne veux que du simple myrte sans autre façon. Le myrte sied bien à un laquais comme toi, et à moi, qui bois sous une petite treille. »

Ses vers contre de pauvres vieilles, et contre des sorcières, me semblent encore moins nobles que l’ode à son laquais. Mais revenons à ce qui dépend uniquement de la langue. Il paraît évident que les Romains et les Grecs se donnaient des libertés qui seraient chez nous des licences intolérables. Pourquoi voyons-nous tant de moitié de mots à la fin des vers dans les odes d’Horace, et pas un exemple de cette licence dans Virgile ?

N’est-ce point parce que les odes étaient faites pour être chantées, et que la musique faisait disparaître ce défaut ? Il faut bien que cela soit, puisqu’on voit dans Pindare tant de mots coupés en deux d’un vers à l’autre, et qu’on n’en voit pas dans Homère.

Mais, me dira-t-on, les rapsodes chantaient les vers d’Homère. On chantait des morceaux de l’Énéide à Rome comme on chante des stances de l’Arioste et du Tasse en Italie. Il est clair, par l’exemple du Tasse, que ce ne fut pas un chant proprement dit, mais une déclamation soutenue, à peu près comme quelques morceaux assez mélodieux du chant grégorien.

Les Grecs prenaient d’autres libertés qui nous sont rigoureusement interdites : par exemple, de répéter souvent dans la même page des épithètes, des moitiés de vers, des vers même tout entiers : et cela prouve qu’ils ne s’astreignaient pas à la même correction que nous. Le πόδας ὠϰὺς Ἀχιλλεὺς[12], l’ὀλύμπια δώματα ἔχοντες[13], l’ἔϰϐολον Ἀπόλλωνα[14], etc., flattent agréablement l’oreille. Mais si dans nos langues modernes nous faisions rimer si souvent « Achille aux pieds légers, les flèches d’Apollon, les demeures célestes », nous ne serions pas tolérés.

Si nous faisions répéter par un personnage les mêmes paroles qu’un autre personnage lui a dites, ce double emploi serait plus insupportable encore.

Si le Tasse s’était servi tantôt du dialecte bergamasque, tantôt du patois du Piémont, tantôt de celui de Gênes, il n’aurait été lu de personne. Les Grecs avaient donc pour leur poésie des facilités qu’aucune nation ne s’est permises. Et de tous les peuples, le Français est celui qui s’est asservi à la gêne la plus rigoureuse.

SECTION III[15].

Il n’est aucune langue complète, aucune qui puisse exprimer toutes nos idées et toutes nos sensations ; leurs nuances sont trop imperceptibles et trop nombreuses. Personne ne peut faire connaître précisément le degré du sentiment qu’il éprouve. On est obligé, par exemple, de désigner sous le nom général d’amour et de haine mille amours et mille haines toutes différentes ; il en est de même de nos douleurs et de nos plaisirs. Ainsi toutes les langues sont imparfaites comme nous.

Elles ont toutes été faites successivement et par degrés selon nos besoins. C’est l’instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu’on s’en aperçût. Les Lapons, les Nègres, aussi bien que les Grecs, ont eu besoin d’exprimer le passé, le présent, le futur, et ils l’ont fait ; mais comme jamais il n’y a eu d’assemblée de logiciens qui ait formé une langue, aucune n’a pu parvenir à un plan absolument régulier.

Tous les mots, dans toutes les langues possibles, sont nécessairement l’image des sensations. Les hommes n’ont pu jamais exprimer que ce qu’ils sentaient. Ainsi tout est devenu métaphore ; partout on éclaire l’âme, le cœur brûle, l’esprit voit, il compose, il unit, il divise, il s’égare, il se recueille, il se dissipe.

Toutes les nations se sont accordées à nommer souffle, esprit, âme, l’entendement humain, dont ils sentent les effets sans le voir, après avoir nommé vent, souffle, esprit, l’agitation de l’air qu’ils ne voient point.

Chez tous les peuples l’infini a été négation de fini ; immensité, négation de mesure. Il est évident que ce sont nos cinq sens qui ont produit toutes les langues, aussi bien que toutes nos idées.

Les moins imparfaites sont comme les lois : celles dans lesquelles il y a le moins d’arbitraire sont les meilleures.

Les plus complètes sont nécessairement celles des peuples qui ont le plus cultivé les arts et la société. Ainsi la langue hébraïque devait être une des langues les plus pauvres, comme le peuple qui la parlait. Comment les Hébreux auraient-ils pu avoir des termes de marine, eux qui avant Salomon n’avaient pas un bateau ? Comment les termes de la philosophie, eux qui furent plongés dans une si profonde ignorance jusqu’au temps où ils commencèrent à apprendre quelque chose dans leur transmigration à Babylone ? La langue des Phéniciens, dont les Hébreux tirèrent leur jargon, devait être très-supérieure, parce qu’elle était l’idiome d’un peuple industrieux, commerçant, riche, répandu dans toute la terre.

La plus ancienne langue connue doit être celle de la nation rassemblée le plus anciennement en corps de peuple. Elle doit être encore celle du peuple qui a été le moins subjugué, ou qui, l’ayant été, a policé ses conquérants. Et à cet égard, il est constant que le chinois et l’arabe sont les plus anciennes langues de toutes celles qu’on parle aujourd’hui.

Il n’y a point de langue mère. Toutes les nations voisines ont emprunté les unes des autres ; mais on a donné le nom de langue mère à celles dont quelques idiomes connus sont dérivés. Par exemple, le latin est langue mère par rapport à l’italien, à l’espagnol, au français ; mais il était lui-même dérivé du toscan, et le toscan l’était du celte et du grec.

Le plus beau de tous les langages doit être celui qui est à la fois le plus complet, le plus sonore, le plus varié dans ses tours, et le plus régulier dans sa marche ; celui qui a le plus de mots composés, celui qui par sa prosodie exprime le mieux les mouvements lents ou impétueux de l’âme, celui qui ressemble le plus à la musique.

Le grec a tous ces avantages ; il n’a point la rudesse du latin, dont tant de mots finissent en um, ur, us. Il a toute la pompe de l’espagnol, et toute la douceur de l’italien. Il a par-dessus toutes les langues vivantes du monde l’expression de la musique, par les syllabes longues et brèves, et par le nombre et la variété de ses accents. Ainsi, tout défiguré qu’il est aujourd’hui dans la Grèce, il peut être encore regardé comme le plus beau langage de l’univers.

La plus belle langue ne peut être la plus généralement répandue, quand le peuple qui la parle est opprimé, peu nombreux, sans commerce avec les autres nations, et quand ces autres nations ont cultivé leurs propres langages. Ainsi le grec doit être moins étendu que l’arabe, et même que le turc.

De toutes les langues de l’Europe, la française doit être la plus générale, parce qu’elle est la plus propre à la conversation : elle a pris son caractère dans celui du peuple qui la parle.

Les Français ont été, depuis près de cent cinquante ans, le peuple qui a le plus connu la société, qui en a le premier écarté toute la gêne, et le premier chez qui les femmes ont été libres et même souveraines, quand elles n’étaient ailleurs que des esclaves. La syntaxe de cette langue toujours uniforme, et qui n’admet point d’inversions, est encore une facilité que n’ont guère les autres langues : c’est une monnaie plus courante que les autres, quand même elle manquerait de poids. La quantité prodigieuse de livres agréablement frivoles que cette nation a produits est encore une raison de la faveur que sa langue a obtenue chez toutes les nations.

Des livres profonds ne donneront point de cours à une langue : on les traduira ; on apprendra la philosophie de Newton ; mais on n’apprendra pas l’anglais pour l’entendre.

Ce qui rend encore le français plus commun, c’est la perfection où le théâtre a été porté dans cette langue. C’est à Cinna, à Phèdre, au Misanthrope, qu’elle a dû sa vogue, et non pas aux conquêtes de Louis XIV.

Elle n’est ni si abondante et si maniable que l’italien, ni si majestueuse que l’espagnol, ni si énergique que l’anglais ; et cependant elle a fait plus de fortune que ces trois langues, par cela seul qu’elle est plus de commerce, et qu’il y a plus de livres agréables chez elle qu’ailleurs : elle a réussi comme les cuisiniers de France, parce qu’elle a plus flatté le goût général.

Le même esprit qui a porté les nations à imiter les Français dans leurs ameublements, dans la distribution des appartements, dans les jardins, dans la danse, dans tout ce qui donne de la grâce, les a portées aussi à parler leur langue. Le grand art des bons écrivains français est précisément celui des femmes de cette nation, qui se mettent mieux que les autres femmes de l’Europe, et qui sans être plus belles le paraissent par l’art de leur parure, par les agréments nobles et simples qu’elles se donnent si naturellement.

C’est à force de politesse que cette langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu’on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales ; du mois d’Augustus on fit le mois d’août.

Il n’y a pas longtemps qu’un prince allemand, croyant qu’en France on ne prononçait jamais autrement le terme d’Auguste, appelait le roi Auguste de Pologne le roi Août.

De pavo nous fîmes paon ; nous le prononcions comme phaon ; et aujourd’hui nous disons pan.

De lupus on avait fait loup, et on faisait entendre le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu’on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu’on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de sauvages.

C’est quand les mœurs se sont adoucies qu’on a aussi adouci la langue : elle était agreste comme nous, avant que François Ier eût appelé les femmes à sa cour. Il eût autant valu parler l’ancien celte que le français du temps de Charles VIII et de Louis XII ; l’allemand n’était pas plus dur. Tous les imparfaits avaient un son affreux ; chaque syllabe se prononçait dans aimaient, faisaient, croyaient ; on disait : ils croy-oi-ent : c’était un croassement de corbeaux, comme dit l’empereur Julien du langage celte, plutôt qu’un langage d’hommes.

Il a fallu des siècles pour ôter cette rouille. Les imperfections qui restent seraient encore intolérables, sans le soin qu’on prend continuellement de les éviter, comme un habile cavalier évite les pierres sur sa route.

Les bons écrivains sont attentifs à combattre les expressions vicieuses que l’ignorance du peuple met d’abord en vogue, et qui, adoptées par les mauvais auteurs, passent ensuite dans les gazettes et dans les écrits publics. Ainsi du mot italien celata, qui signifie elmo, casque, armet, les soldats français firent en Italie le mot de salade ; de sorte que quand on disait il a pris sa salade, on ne savait si celui dont on parlait avait pris son casque ou des laitues. Les gazetiers ont traduit le mot ridotto par redoute, qui signifie une espèce de fortification ; mais un homme qui sait sa langue conservera toujours le mot d’assemblée. Roastbeef signifie en anglais du bœuf rôti, et nos maîtres-d’hôtel nous parlent aujourd’hui d’un roastbeef de mouton. Ridingcoat veut dire un habit de cheval ; on en a fait redingote, et le peuple croit que c’est un ancien mot de la langue. Il a bien fallu adopter cette expression avec le peuple, parce qu’elle signifie une chose d’usage.

Le plus bas peuple, en fait de termes d’arts et métiers et des choses nécessaires, subjugue la cour, si on l’ose dire ; comme en fait de religion, ceux qui méprisent le plus le vulgaire sont obligés de parler et de paraître penser comme lui.

Ce n’est pas mal parler que de nommer les choses du nom que le bas peuple leur a imposé ; mais on reconnaît un peuple naturellement plus ingénieux qu’un autre par les noms propres qu’il donne à chaque chose.

Ce n’est que faute d’imagination qu’un peuple adapta la même expression à cent idées différentes. C’est une stérilité ridicule de n’avoir pas su exprimer autrement un bras de mer, un bras de balance, un bras de fauteuil ; il y a de l’indigence d’esprit à dire également la tête d’un clou, la tête d’une armée. On trouve le mot de cul partout, et très-mal à propos : une rue sans issue ne ressemble en rien à un cul de sac ; un honnête homme aurait pu appeler ces sortes de rues des impasses ; la populace les a nommées culs, et les reines ont été obligées de les nommer ainsi. Le fond d’un artichaut, la pointe qui termine le dessous d’une lampe, ne ressemblent pas plus à un cul que les rues sans passage : on dit pourtant toujours cul d’artichaut, cul de lampe, parce que le peuple qui a fait la langue était alors grossier. Les Italiens, qui auraient été plus en droit que nous de faire souvent servir ce mot, s’en sont bien donné de garde. Le peuple d’Italie, né plus ingénieux que ses voisins, forma une langue beaucoup plus abondante que la nôtre.

Il faudrait que le cri de chaque animal eût un terme qui le distinguât. C’est une disette insupportable de manquer d’expression pour le cri d’un oiseau, pour celui d’un enfant, et d’appeler des choses si différentes du même nom. Le mot de vagissement, dérivé du latin vagitus, aurait exprimé très-bien le cri des enfants au berceau.

L’ignorance a introduit un autre usage dans toutes les langues modernes. Mille termes ne signifient plus ce qu’ils doivent signifier. Idiot voulait dire solitaire, aujourd’hui il veut dire sot ; épiphanie signifiait superficie, c’est aujourd’hui la fête des trois rois ; baptiser, c’est se plonger dans l’eau : nous disons baptiser du nom de Jean ou de Jacques.

À ces défauts de presque toutes les langues se joignent des irrégularités barbares. Garçon, courtisan, coureur, sont des mots honnêtes ; garce, courtisane, coureuse, sont des injures. Vénus est un nom charmant, vénérien est abominable.

Un autre effet de l’irrégularité de ces langues composées au hasard dans des temps grossiers, c’est la quantité de mots composés dont le simple n’existe plus. Ce sont des enfants qui ont perdu leur père. Nous avons des architraves et point de traves, des architectes et point de tectes, des soubassements et point de bassements ; il y a des choses ineffables et point d’effables. On est intrépide, on n’est pas trépide ; impotent, et jamais potent ; un fonds est inépuisable, sans pouvoir être épuisable. Il y a des impudents, des insolents, mais ni pudents ni solents ; nonchalant signifie paresseux, et chaland celui qui achète.

Toutes les langues tiennent plus ou moins de ces défauts : ce sont des terrains tous irréguliers, dont la main d’un habile artiste sait tirer avantage.

Il se glisse toujours dans les langues d’autres défauts qui font voir le caractère d’une nation. En France les modes s’introduisent dans les expressions comme dans les coiffures. Un malade ou un médecin du bel air se sera avisé de dire qu’il a eu un soupçon de fièvre, pour signifier qu’il en a eu une légère atteinte : voilà bientôt toute la nation qui a des soupçons de colique, des soupçons de haine, d’amour, de ridicule. Les prédicateurs vous disent en chaire qu’il faut avoir au moins un soupçon d’amour de Dieu. Au bout de quelques mois cette mode passe pour faire place à une autre. Vis-à-vis s’introduit partout. On se trouve dans toutes les conversations vis-à-vis de ses goûts et de ses intérêts. Les courtisans sont bien ou mal vis-à-vis du roi ; les ministres, embarrassés vis-à-vis d’eux-mêmes ; le parlement en corps fait souvenir la nation qu’il a été le soutien des lois vis-à-vis de l’archevêque ; et les hommes, en chaire, sont vis-à-vis de Dieu dans un état de perdition.

Ce qui nuit le plus à la noblesse de la langue, ce n’est pas cette mode passagère dont on se dégoûte bientôt, ce ne sont pas les solécismes de la bonne compagnie, dans lesquels les bons auteurs ne tombent point : c’est l’affectation des auteurs médiocres de parler de choses sérieuses dans le style de la conversation. Vous lirez dans nos livres nouveaux de philosophie qu’il ne faut pas faire à pure perte les frais de penser ; que les éclipses sont en droit d’effrayer le peuple ; qu’Épicure avait un extérieur à l’unisson de son âme ; que Claudius renvia sur Auguste ; et mille autres expressions pareilles, dignes du laquais des Précieuses ridicules.

Le style des ordonnances des rois et des arrêts prononcés dans les tribunaux ne sert qu’à faire voir de quelle barbarie on est parti. On s’en moque dans la comédie des Plaideurs (acte II, scène ix) :

Lequel Hiérôme, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi sergent à la joue.

Cependant il est arrivé que des gazetiers et des faiseurs de journaux ont adopté cette incongruité ; et vous lisez dans des papiers publics : « On a appris que la flotte aurait mis à la voile le 7 mars, et qu’elle aurait doublé les Sorlingues. »

Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue : les auteurs qui gâtent le style par affectation ; ceux qui écrivent en pays étranger, et qui mêlent presque toujours des expressions étrangères à leur langue naturelle ; les négociants, qui introduisent dans la conversation les termes de leur comptoir, et qui vous disent que l’Angleterre arme une flotte, mais que par contre la France équipe des vaisseaux ; les beaux esprits des pays étrangers, qui, ne connaissant pas l’usage, vous disent qu’un jeune prince a été très-bien éduqué, au lieu de dire qu’il a reçu une bonne éducation.

Toute langue étant imparfaite, il ne s’ensuit pas qu’on doive la changer. Il faut absolument s’en tenir à la manière dont les bons auteurs l’ont parlée ; et quand on a un nombre suffisant d’auteurs approuvés, la langue est fixée. Ainsi on ne peut plus rien changer à l’italien, à l’espagnol, à l’anglais, au français, sans les corrompre ; la raison en est claire : c’est qu’on rendrait bientôt inintelligibles les livres qui font l’instruction et le plaisir des nations.


  1. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771, l’article ne contenait que les deux premières sections. (B.)
  2. Le président de Brosses.
  3. Acte II, scène vi.
  4. Molière, Amour médecin, acte III, scène viii.
  5. (Le président de Brosses.) Tome I, page 73. (Note de Voltaire.)
  6. Tome II, page 146. (Note de Voltaire.)
  7. Page 147. (Id.)
  8. Tome I, page 76. (Note de Voltaire.)
  9. Tome I, page 76. (Note de Voltaire.)
  10. Voyez la note, page 552.
  11. Voltaire n’est pas allé jusque-là, mais il a dit que ce discours de Cinna est un des plus beaux morceaux d’éloquence que nous ayons dans notre langue. Voyez ses remarques sur la scène iii du Ier acte de Cinna. (B.)
  12. Iliade, XXI, 222 ; XXII, 14, 260, 344.
  13. Iliade, I, 18 ; II, 13, 30, 67 ; V, 383 ; XV, 115.
  14. Iliade, I, 21.
  15. Mélanges, troisième partie, 1756.


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