Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Lieux communs en littérature

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Éd. Garnier - Tome 19
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LIEUX COMMUNS EN LITTÉRATURE.[1]

Quand une nation se dégrossit, elle est d’abord émerveillée de voir l’aurore ouvrir de ses doigts de rose les portes de l’Orient, et semer de topazes et de rubis le chemin de la lumière ; Zéphyre caresser Flore, et l’Amour se jouer des armes de Mars.

Toutes les images de ce genre, qui plaisent par la nouveauté, dégoûtent par l’habitude. Les premiers qui les employaient passaient pour des inventeurs ; les derniers ne sont que des perroquets.

Il y a des formules de prose qui ont le même sort. « Le roi manquerait à ce qu’il se doit à lui-même si... Le flambeau de l’expérience a conduit ce grand apothicaire dans les routes ténébreuses de la nature. — Son esprit ayant été la dupe de son cœur[2] — il ouvrit trop tard les yeux sur le bord de l’abîme. — Messieurs, plus je sens mon insuffisance, plus je sens aussi vos bienfaits ; mais, éclairé par vos lumières, soutenu par vos exemples, vous me rendrez digne de vous. »

La plupart des pièces de théâtre deviennent enfin des lieux communs, comme les oraisons funèbres et les discours de réception. Dès qu’une princesse est aimée, on devine qu’elle aura une rivale. Si elle combat sa passion, il est clair qu’elle y succombera. Le tyran a-t-il envahi le trône d’un pupille, soyez sûrs qu’au cinquième acte justice se fera, et que l’usurpateur mourra de mort violente.

Si un roi et un citoyen romain paraissent sur la scène, il y a cent contre un à parier que le roi sera traité par le Romain plus indignement que les ministres de Louis XIV ne le furent à Gertruydenberg par les Hollandais.

Toutes les situations tragiques sont prévues, tous les sentiments que ces situations amènent sont devinés ; les rimes même sont souvent prononcées par le parterre avant de l’être par l’acteur. Il est difficile d’entendre parler à la fin d’un vers d’une lettre, sans voir clairement à quel héros on doit la remettre. L’héroïne ne peut guère manifester ses alarmes, qu’aussitôt on ne s’attende à voir couler ses larmes. Peut-on voir un vers finir par César, et n’être pas sûr de voir des vaincus traînés après son char ?

Vient un temps où l’on se lasse de ces lieux communs d’amour, de politique, de grandeur, et de vers alexandrins. L’opéra-comique prend la place d’Iphigénie et d’Ériphyle, de Xipharès et de Monime. Avec le temps cet opéra-comique devient lieu commun à son tour ; et Dieu sait alors à quoi on aura recours !

Nous avons les lieux communs de la morale. Ils sont si rebattus qu’on devrait absolument s’en tenir aux bons livres faits sur cette matière en chaque langue. Le Spectateur anglais conseilla à tous les prédicateurs d’Angleterre de réciter les excellents sermons de Tillotson ou de Smalridge. Les prédicateurs de France pourraient bien s’en tenir à réciter Massillon, ou des extraits de Bourdaloue. Quelques-uns de nos jeunes orateurs de la chaire ont appris de Le Kain à déclamer ; mais ils ressemblent tous à Dancourt, qui ne voulait jamais jouer que dans ses pièces.

Les lieux communs de la controverse sont absolument passés de mode, et probablement ne reviendront plus ; mais ceux de l’éloquence et de la poésie pourront renaître après avoir été oubliés : pourquoi ? C’est que la controverse est l’éteignoir et l’opprobre de l’esprit humain, et que la poésie et l’éloquence en sont le flambeau et la gloire.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  2. C’est La Rochefoucauld qui a dit (maxime 102) : « L’esprit est toujours la dupe du cœur. »


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