Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Loi naturelle

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Éd. Garnier - Tome 19
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LOI NATURELLE[1].
DIALOGUE.
B.

Qu’est-ce que la loi naturelle ?

A.

L’instinct qui nous fait sentir la justice.

B.

Qu’appelez-vous juste et injuste ?

A.

Ce qui paraît tel à l’univers entier.

B.

L’univers est composé de bien des têtes. On dit qu’à Lacédémone on applaudissait aux larcins, pour lesquels on condamnait aux mines dans Athènes.

A.

Abus de mots, logomachie, équivoque ; il ne pouvait se commettre de larcin à Sparte, lorsque tout y était commun. Ce que vous appelez vol était la punition de l’avarice.

B.

Il était défendu d’épouser sa sœur à Rome. Il était permis chez les Égyptiens, les Athéniens, et même chez les Juifs, d’épouser sa sœur de père. Je ne cite qu’à regret ce malheureux petit peuple juif, qui ne doit assurément servir de règle à personne, et qui (en mettant la religion à part) ne fut jamais qu’un peuple de brigands ignorants et fanatiques. Mais enfin, selon ses livres, la jeune Thamar, avant de se faire violer par son frère Ammon, lui dit : « Mon frère, ne me faites pas de sottises, mais demandez-moi en mariage à mon père ; il ne vous refusera pas[2]. »

A.

Lois de convention que tout cela, usages arbitraires, modes qui passent : l’essentiel demeure toujours. Montrez-moi un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner, d’empoisonner, d’être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent à manger.

B.

Avez-vous oublié que Jean-Jacques, un des Pères de l’Église moderne, a dit : « Le premier qui osa clore et cultiver un terrain fut l’ennemi du genre humain ; » qu’il fallait l’exterminer, et que « les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne[3] » ? N’avons-nous pas déjà examiné ensemble cette belle proposition si utile à la société ?

A.

Quel est ce Jean-Jacques ? ce n’est assurément ni Jean-Baptiste, ni Jean l’Évangéliste, ni Jacques le Majeur, ni Jacques le Mineur ; il faut que ce soit quelque Hun bel esprit qui ait écrit cette impertinence abominable, ou quelque mauvais plaisant bufo magro qui ait voulu rire de ce que le monde entier a de plus sérieux. Car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter ; et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très-joli village tout formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable.

B.

Vous croyez donc qu’en outrageant et en volant le bonhomme qui a entouré d’une haie vive son jardin et son poulailler, il a manqué aux devoirs de la loi naturelle ?

A.

Oui, oui, encore une fois, il y a une loi naturelle ; et elle ne consiste ni à faire le mal d’autrui, ni à s’en réjouir.

B.

Je conçois que l’homme n’aime et ne fait le mal que pour son avantage. Mais tant de gens sont portés à se procurer leur avantage par le malheur d’autrui ; la vengeance est une passion si violente, il y en a des exemples si funestes ; l’ambition, plus fatale encore, a inondé la terre de tant de sang, que lorsque je m’en retrace l’horrible tableau, je suis tenté d’avouer que l’homme est très-diabolique. J’ai beau avoir dans mon cœur la notion du juste et de l’injuste : un Attila que saint Léon courtise, un Phocas que saint Grégoire flatte avec la plus lâche bassesse, un Alexandre VI souillé de tant d’incestes, de tant d’homicides, de tant d’empoisonnements, avec lequel le faible Louis XII, qu’on appelle bon, fait la plus indigne et la plus étroite alliance ; un Cromwell dont le cardinal Mazarin recherche la protection, et pour qui il chasse de France les héritiers de Charles Ier, cousins germains de Louis XIV, etc., etc. ; cent exemples pareils dérangent mes idées, et je ne sais plus où j’en suis.

A.

Eh bien, les orages empêchent-ils que nous ne jouissions aujourd’hui d’un beau soleil ? Le tremblement qui a détruit la moitié de la ville de Lisbonne empêche-t-il que vous n’ayez fait très-commodément le voyage de Madrid ? Si Attila fut un brigand, et le cardinal Mazarin un fripon, n’y a-t-il pas des princes et des ministres honnêtes gens ? N’a-t-on pas remarqué que, dans la guerre de 1701, le conseil de Louis XIV était composé des hommes les plus vertueux, le duc de Beauvilliers, le marquis de Torcy, le maréchal de Villars, Chamillart enfin, qui passa pour incapable, mais jamais pour malhonnête homme ? L’idée de la justice ne subsiste-t-elle pas toujours ? C’est sur elle que sont fondées toutes les lois. Les Grecs les appelaient filles du ciel, cela ne veut dire que filles de la nature.

N’avez-vous pas des lois dans votre pays ?

B.

Oui, les unes bonnes, les autres mauvaises.

A.

Où en auriez-vous pris l’idée, si ce n’est dans les notions de la loi naturelle, que tout homme a dans soi quand il a l’esprit bien fait ? Il faut bien les avoir puisées là, ou nulle part.

B.

Vous avez raison, il y a une loi naturelle ; mais il est encore plus naturel à bien des gens de l’oublier.

A.

Il est naturel aussi d’être borgne, bossu, boiteux, contrefait, malsain ; mais on préfère les gens bien faits et bien sains.

B.

Pourquoi y a-t-il tant d’esprits borgnes et contrefaits ?

A.

Paix ! Mais allez à l’article Toute-Puissance[4].



  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. Ce dialogue est extrait presque en entier du quatrième entretien d’A, B, C. Voyez les Mélanges, année 1768. (B.)
  2. Rois, II, chapitre xiii, v. 12, 13.
  3. Discours sur l’inégalité, seconde partie. Voyez la note du quatrième entretien entre A, B, C, Mélanges, année 1768.
  4. Voyez l’article Puissance, Toute-Puissance, tome XX.


Locke

Loi naturelle

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