Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Mouvement

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Éd. Garnier - Tome 20
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MOUVEMENT[1].

Un philosophe des environs du mont Krapack me disait que le mouvement est essentiel à la matière.

« Tout se meut, disait-il ; le soleil tourne continuellement sur lui-même, les planètes en font autant, chaque planète a plusieurs mouvements différents, et dans chaque planète tout transpire, tout est crible, tout est criblé ; le plus dur métal est percé d’une infinité de pores, par lesquels s’échappe continuellement un torrent de vapeurs qui circulent dans l’espace. L’univers n’est que mouvement ; donc le mouvement est essentiel à la matière.

— Monsieur, lui dis-je, ne pourrait-on pas vous répondre : Ce bloc de marbre, ce canon, cette maison, cette montagne, ne remuent pas : donc le mouvement n’est pas essentiel ?

— Ils remuent, répondit-il : ils vont dans l’espace avec la terre par leur mouvement commun ; et ils remuent si bien (quoique insensiblement) par leur mouvement propre qu’au bout de quelques siècles il ne restera rien de leurs masses, dont chaque instant détache continuellement des particules.)

— Mais, monsieur, je puis concevoir la matière en repos : donc le mouvement n’est pas de son essence.

— Vraiment, je me soucie bien que vous conceviez ou que vous ne conceviez pas la matière en repos. Je vous dis qu’elle ne peut y être.

— Cela est hardi ; et le chaos, s’il vous plaît ?

— Ah, ah ! le chaos ! si nous voulions parler du chaos, je vous dirais que tout y était nécessairement en mouvement, et que « le souffle de Dieu y était porté sur les eaux » ; que l’élément de l’eau étant reconnu existant, les autres éléments existaient aussi ; que par conséquent le feu existait, qu’il n’y a point de feu sans mouvement, que le mouvement est essentiel au feu. Vous n’auriez pas beau jeu avec le chaos.

— Hélas ! qui peut avoir beau jeu avec tous ces sujets de dispute ? Mais vous qui en savez tant, dites-moi pourquoi un corps en pousse un autre.

— Parce que la matière est impénétrable ; parce que deux corps ne peuvent être ensemble dans le même lieu ; parce qu’en tout genre le plus faible est chassé par le plus fort.

— Votre dernière raison est plus plaisante que philosophique. Personne n’a pu encore deviner la cause de la communication du mouvement.

— Cela n’empêche pas qu’il ne soit essentiel à la matière. Personne n’a pu deviner la cause du sentiment dans les animaux ; cependant, ce sentiment leur est si essentiel que si vous supprimez l’idée de sentiment vous anéantissez l’idée d’animal.

— Eh bien, je vous accorde pour un moment que le mouvement soit essentiel à la matière (pour un moment au moins, car je ne veux pas me brouiller avec les théologiens). Dites-nous donc comment une boule en fait mouvoir une autre.

— Vous êtes trop curieux ; vous voulez que je vous dise ce qu’aucun philosophe n’a pu nous apprendre.

— Il est plaisant que nous connaissions les lois du mouvement, et que nous ignorions le principe de toute communication de mouvement.

— Il en est ainsi de tout ; nous savons les lois du raisonnement, et nous ne savons pas ce qui raisonne en nous. Les canaux dans lesquels notre sang et nos liqueurs coulent nous sont très-connus, et nous ignorons ce qui forme notre sang et nos liqueurs. Nous sommes en vie, et nous ne savons pas ce qui nous donne la vie.

— Apprenez-moi du moins si, le mouvement étant essentiel, il n’y a pas toujours égale quantité de mouvement dans le monde.

— C’est une ancienne chimère d’Épicure, renouvelée par Descartes. Je ne vois pas que cette égalité de mouvement dans le monde soit plus nécessaire qu’une égalité de triangles. Il est essentiel qu’un triangle ait trois angles et trois côtés ; mais il n’est pas essentiel qu’il y ait toujours un nombre égal de triangles sur ce globe.

— Mais n’y a-t-il pas toujours égalité de forces, comme le disent d’autres philosophes[2] ?

— C’est la même chimère. Il faudrait qu’en ce cas il y eût toujours un nombre égal d’hommes, d’animaux, d’êtres mobiles : ce qui est absurde.

— À propos, qu’est-ce que la force d’un corps en mouvement ?

— C’est le produit de sa masse par sa vitesse dans un temps donné. La masse d’un corps est quatre, sa vitesse est quatre, la force de son coup sera seize ; un autre corps est deux, sa vitesse deux, sa force est quatre : c’est le principe de toutes les mécaniques. Leibnitz annonça emphatiquement que ce principe était défectueux. Il prétendit qu’il fallait mesurer cette force, ce produit, par la masse multipliée par le carré de la vitesse. Ce n’était qu’une chicane, une équivoque indigne d’un philosophe, fondé sur l’abus de la découverte du grand Galilée, que les espaces parcourus dans le mouvement uniformément accéléré étaient comme les carrés des temps et des vitesses.

« Leibnitz ne considérait pas le temps qu’il fallait considérer. Aucun mathématicien anglais n’adopta ce système de Leibnitz. Il fut reçu quelque temps en France par un petit nombre de géomètres. Il infecta quelques livres, et même les Institutions physiques d’une personne illustre. Maupertuis traite fort mal Mairan, dans un livret intitulé ABC, comme s’il avait voulu enseigner l’a b c à celui qui suivait l’ancien et véritable calcul. Mairan avait raison ; il tenait pour l’ancienne mesure de la masse multipliée par la vitesse. On revint enfin à lui ; le scandale mathématique disparut, et on renvoya dans les espaces imaginaires le charlatanisme du carré de la vitesse, avec les monades, qui sont le miroir concentrique de l’univers, et avec l’harmonie préétablie[3]. »


  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Il y a toujours égalité de forces vives, mais avec deux conditions : la première, que si une force variable dépendante du temps ou du lieu du corps influe sur son mouvement, ce n’est plus la somme des forces qui reste constante, mais la somme des forces vives, plus une certaine quantité variable qui dépend de cette force ; la seconde, que cette égalité des forces vives cesse d’avoir lieu toutes les fois qu’on est obligé de supposer un changement qui ne se fasse pas d’une manière insensible. Ainsi ce principe peut être vrai comme un principe mathématique d’une vérité de définition, mais non comme principe métaphysique. (K.)
  3. Comparez, dans Diderot, les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement.


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