Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Nombre

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Éd. Garnier - Tome 20
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NOMBRE[1].

Euclide avait-il raison de définir le nombre : collection d’unités de même espèce ?

Quand Newton dit que le nombre est un rapport abstrait d’une quantité à une autre de même espèce, n’a-t-il pas entendu par là l’usage des nombres en arithmétique, en géométrie ?

Wolf dit : Le nombre est ce qui a le même rapport avec l’unité qu’une ligne droite avec une ligne droite. N’est-ce pas plutôt une propriété attribuée au nombre qu’une définition ?

Si j’osais, je définirais simplement le nombre : l’idée de plusieurs unités.

Je vois du blanc : j’ai une sensation, une idée de blanc. Je vois du vert à côté. Il n’importe que ces deux choses soient ou ne soient pas de la même espèce, je puis compter deux idées. Je vois quatre hommes et quatre chevaux, j’ai l’idée de huit : de même trois pierres et six arbres me donneront l’idée de neuf.

Que j’additionne, que je multiplie, que je soustraie, que je divise, ce sont des opérations de ma faculté de penser que j’ai reçue du Maître de la nature ; mais ce ne sont point des propriétés inhérentes au nombre. Je puis carrer 3, le cuber ; mais il n’y a certainement dans la nature aucun nombre qui soit carré ou cube.

Je conçois bien ce que c’est qu’un nombre pair ou impair ; mais je ne concevrai jamais ce que c’est qu’un nombre parfait ou imparfait.

Les nombres ne peuvent avoir rien par eux-mêmes.

Quelles propriétés, quelle vertu pourraient avoir dix cailloux, dix arbres, dix idées, seulement en tant qu’ils sont dix ? Quelle supériorité aura un nombre divisible en trois pairs sur un autre divisible en deux pairs ?

Pythagore est le premier qui ait découvert des vertus divines dans les nombres. Je doute qu’il soit le premier : car il avait voyagé en Égypte, à Babylone et dans l’Inde, et il devait en avoir rapporté bien des connaissances et des rêveries. Les Indiens surtout, inventeurs de ce jeu si combiné et si compliqué des échecs, et de ces chiffres si commodes que les Arabes apprirent d’eux, et qui nous ont été communiqués après tant de siècles ; ces Indiens, dis-je, joignaient à leurs sciences d’étranges chimères ; les Chaldéens en avaient encore davantage, et les Égyptiens encore plus. On sait assez que la chimère tient à notre nature. Heureux qui peut s’en préserver ! heureux qui, après avoir eu quelques accès de cette fièvre de l’esprit, peut recouvrer une santé tolérable !

Porphyre, dans la Vie de Pythagore, dit que le nombre 2 est funeste. On pourrait dire que c’est au contraire le plus favorable de tous. Malheur à celui qui est toujours seul ! malheur à la nature, si l’espèce humaine et celle des animaux n’étaient souvent deux à deux !

Si 2 était de mauvais augure, en récompense 3 était admirable, 4 était divin ; mais les pythagoriciens et leurs imitateurs oubliaient alors que ce chiffre mystérieux 4, si divin, était composé de deux fois deux, nombre diabolique. Six avait son mérite, parce que les premiers statuaires avaient partagé leurs figures en six modules : nous avons vu que, selon les Chaldéens, Dieu avait créé le monde en 6 gahambârs. Mais 7 était le nombre le plus merveilleux : car il n’y avait alors que sept planètes ; chaque planète avait son ciel, et cela composait sept cieux, sans qu’on sût ce que voulait dire ce mot de ciel. Toute l’Asie comptait par semaine de sept jours. On distinguait la vie de l’homme en sept âges. Que de raisons en faveur de ce nombre !

Les Juifs ramassèrent avec le temps quelques balayures de cette philosophie. Elle passa chez les premiers chrétiens d’Alexandrie avec les dogmes de Platon. Elle éclata principalement dans l’Apocalypse de Cérinthe, attribuée à Jean le baptiseur.

On en voit un grand exemple dans le nombre de la bête[2].

« On ne peut acheter ni vendre, à moins qu’on n’ait le caractère de la bête, ou son nom, ou son nombre. C’est ici la science. Que celui qui a de l’entendement compte le nombre de la bête : car son nom est d’homme, et son nombre est 666[3]. »

On sait quelle peine tous les grands docteurs ont prise pour deviner le mot de l’énigme. Ce nombre, composé de 3 fois 2 à chaque chiffre, signifiait-il 3 fois funeste à la troisième puissance ? Il y avait deux bêtes ; et l’on ne sait pas encore de laquelle l’auteur a voulu parler. Nous avons vu que l’évêque Bossuet, moins heureux en arithmétique qu’en oraisons funèbres, a démontré que Dioclétien est la bête, parce qu’on trouve en chiffres romains 666 dans les lettres de son nom, en retranchant les lettres qui gâteraient cette opération. Mais en se servant de chiffres romains, il ne s’est pas souvenu que l’Apocalypse est écrite en grec. Un homme éloquent peut tomber dans cette méprise[4].

Le pouvoir des nombres fut d’autant plus respecté parmi nous qu’on n’y comprenait rien.

Vous avez pu, ami lecteur, observer au mot Figure quelles fines allégories Augustin, évêque d’Hippone, tira des nombres.

Ce goût subsista si longtemps qu’il triompha au concile de Trente. On y conserva les mystères, appelés Sacrements dans l’Église latine, parce que les dominicains, et Soto à leur tête, alléguèrent qu’il y avait sept choses principales qui contribuaient à la vie : sept planètes, sept vertus, sept péchés mortels, six jours de création et un de repos qui font sept ; plus, sept plaies d’Égypte : plus, sept béatitudes ; mais malheureusement les Pères oublièrent que l’Exode compte dix plaies, et que les béatitudes sont au nombre de huit dans saint Matthieu, et au nombre de quatre dans saint Luc. Mais des savants ont aplani cette petite difficulté en retranchant de saint Matthieu les quatre béatitudes de saint Luc ; reste à six : ajoutez l’unité à ces six, vous aurez sept. Consultez Fra Paolo Sarpi au livre second de son Histoire du Concile.


  1. Article ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  2. Apocalypse, chapitre xiii, v. 17 et 18. (Note de Voltaire.)
  3. Ce passage peut servir à trouver le temps où l’Apocalypse a été composée. Il est probable que c’est sous l’empire du tyran dont le nom est formé par des lettres telles que la somme de leurs valeurs numérales soit 666. D’après cela on a trouvé qu’elle avait été faite sous le règne de Caligula. (K.)
  4. Voyez l’article Apocalypse (seconde section). (Note de Voltaire.)


Noël

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