Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Originel (Péché)

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Éd. Garnier - Tome 20
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ORIGINEL (PÉCHÉ).

SECTION PREMIÈRE[1].

C’est ici le prétendu triomphe des sociniens ou unitaires. Ils appellent ce fondement de la religion chrétienne son péché originel. C’est outrager Dieu, disent-ils, c’est l’accuser de la barbarie la plus absurde que d’oser dire qu’il forma toutes les générations des hommes pour les tourmenter par des supplices éternels, sous prétexte que leur premier père mangea d’un fruit dans un jardin. Cette sacrilége imputation est d’autant plus inexcusable chez les chrétiens qu’il n’y a pas un seul mot touchant cette invention du péché originel ni dans le Pentateuque, ni dans les Prophètes, ni dans les Évangiles, soit apocryphes, soit canoniques, ni dans aucun des écrivains qu’on appelle les premiers Pères de l’Église.

Il n’est pas même conté dans la Genèse que Dieu ait condamné Adam à la mort pour avoir avalé une pomme. Il lui dit bien : « Tu mourras très-certainement le jour que tu en mangeras ; » mais cette même Genèse fait vivre Adam neuf cent trente ans après ce déjeuner criminel. Les animaux, les plantes, qui n’avaient point mangé de ce fruit, moururent dans le temps prescrit par la nature. L’homme est né pour mourir, ainsi que tout le reste.

Enfin la punition d’Adam n’entrait en aucune manière dans la loi juive. Adam n’était pas plus Juif que Persan on Chaldéen. Les premiers chapitres de la Genèse (en quelque temps qu’ils fussent composés) furent regardés par tous les savants juifs comme une allégorie, et même comme une fable très-dangereuse, puisqu’il fut défendu de la lire avant l’âge de vingt-cinq ans.

En un mot, les Juifs ne connurent pas plus le péché originel que les cérémonies chinoises ; et quoique les théologiens trouvent tout ce qu’ils veulent dans l’Écriture, ou totidem verbis, ou totidem litteris, on peut assurer qu’un théologien raisonnable n’y trouvera jamais ce mystère surprenant.

Avouons que saint Augustin accrédita le premier cette étrange idée, digne de la tête chaude et romanesque d’un Africain débauché et repentant, manichéen et chrétien, indulgent et persécuteur, qui passa sa vie à se contredire lui-même.

Quelle horreur, s’écrient les unitaires rigides, que de calomnier l’auteur de la nature jusqu’à lui imputer des miracles continuels pour damner à jamais des hommes qu’il fait naître pour si peu de temps ! Ou il a créé les âmes de toute éternité, et dans ce système, étant infiniment plus anciennes que le péché d’Adam, elles n’ont aucun rapport avec lui ; ou ces âmes sont formées à chaque moment qu’un homme couche avec une femme, et en ce cas Dieu est continuellement à l’affût de tous les rendez-vous de l’univers pour créer des esprits qu’il rendra éternellement malheureux ; ou Dieu est lui-même l’âme de tous les hommes, et dans ce système il se damne lui-même. Quelle est la plus horrible et la plus folle de ces trois suppositions ? Il n’y en a pas une quatrième : car l’opinion que Dieu attend six semaines pour créer une âme damnée dans un fœtus revient à celle qui la fait créer au moment de la copulation ; qu’importe six semaines de plus ou de moins ?

J’ai rapporté le sentiment des unitaires, et les hommes sont parvenus à un tel point de superstition que j’ai tremblé en le rapportant[2].

SECTION II[3].

Il le faut avouer, nous ne connaissons point de Père de l’Église, jusqu’à saint Augustin et à saint Jérôme, qui ait enseigné la doctrine du péché originel. Saint Clément d’Alexandrie, cet homme si savant dans l’antiquité, loin de parler en un seul endroit de cette corruption qui a infecté le genre humain, et qui l’a rendu coupable en naissant, dit en propres mots[4] : « Quel mal peut faire un enfant qui ne vient que de naître ? Comment a-t-il pu prévariquer ? Comment celui qui n’a encore rien fait a-t-il pu tomber sous la malédiction d’Adam ? »

Et remarquez qu’il ne dit point ces paroles pour combattre l’opinion rigoureuse du péché originel, laquelle n’était point encore développée, mais seulement pour montrer que les passions, qui peuvent corrompre tous les hommes, n’ont pu avoir encore aucune prise sur cet enfant innocent. Il ne dit point : Cette créature d’un jour ne sera pas damnée si elle meurt aujourd’hui ; car personne n’avait encore supposé qu’elle serait damnée. Saint Clément ne pouvait combattre un système absolument inconnu.

Le grand Origène est encore plus positif que saint Clément d’Alexandrie. Il avoue bien que le péché est entré dans le monde par Adam, dans son explication de l’Épître de saint Paul aux Romains ; mais il tient que c’est la pente au péché qui est entrée, qu’il est très-facile de commettre le mal, mais qu’il n’est pas dit pour cela qu’on le commettra toujours, et qu’on sera coupable dès qu’on sera né.

Enfin le péché originel, sous Origène, ne consistait que dans le malheur de se rendre semblable au premier homme en péchant comme lui.

Le baptême était nécessaire : c’était le sceau du christianisme ; il lavait tous les péchés, mais personne n’avait dit encore qu’il lavât les péchés qu’on n’avait point commis ; personne n’assurait encore qu’un enfant fut damné et brillât dans des flammes éternelles pour être mort deux minutes après sa naissance. Et une preuve sans réplique, c’est qu’il se passa beaucoup de temps avant que la coutume de baptiser les enfants prévalût. Tertullien ne voulait point qu’on les baptisât. Or leur refuser ce bain sacré, c’eût été les livrer visiblement à la damnation, si on avait été persuadé que le péché originel (dont ces pauvres innocents ne pouvaient être coupables) opérât leur réprobation et leur fît souffrir des supplices infinis pendant toute l’éternité, pour un fait dont il était impossible qu’ils eussent la moindre connaissance. Les âmes de tous les bourreaux, fondues ensemble, n’auraient pu rien imaginer qui approchât d’une horreur si exécrable. En un mot, il est de fait qu’on ne baptisait pas les enfants : donc il est démontré qu’on était bien loin de les damner.

Il y a bien plus encore : Jésus-Christ n’a jamais dit : L’enfant non baptisé sera damné[5]. Il était venu au contraire pour expier tous les péchés, pour racheter le genre humain par son sang : donc les petits enfants ne pouvaient être damnés. Les enfants au berceau étaient à bien plus forte raison privilégiés. Notre divin Sauveur ne baptisa jamais personne. Paul circoncit son disciple Timothée, et il n’est point dit qu’il le baptisa.

En un mot, dans les deux premiers siècles, le baptême des enfants ne fut point en usage : donc on ne croyait point que des enfants fussent victimes de la faute d’Adam. Au bout de quatre cents ans on crut leur salut en danger, et on fut fort incertain.

Enfin Pélage vint au ve siècle ; il traita l’opinion du péché originel de monstrueuse. Selon lui, ce dogme n’était fondé que sur une équivoque, comme toutes les autres opinions.

Dieu avait dit à Adam dans le jardin : « Le jour que vous mangerez du fruit de l’arbre de la science, vous mourrez. » Or il n’en mourut pas, et Dieu lui pardonna. Pourquoi donc n’aurait-il pas épargné sa race à la millième génération ? Pourquoi livrerait-il à des tourments infinis et éternels les petits-enfants innocents d’un père qu’il avait reçu en grâce ?

Pélage regardait Dieu non-seulement comme un maître absolu, mais comme un père qui, laissant la liberté à ses enfants, les récompensait au delà de leurs mérites, et les punissait au-dessous de leurs fautes.

Lui et ses disciples disaient : Si tous les hommes naissent les objets de la colère éternelle de celui qui leur donne la vie ; si avant de penser ils sont coupables, c’est donc un crime affreux de les mettre au monde, le mariage est donc le plus horrible des forfaits. Le mariage en ce cas n’est donc qu’une émanation du mauvais principe des manichéens ; ce n’est plus adorer Dieu, c’est adorer le diable.

Pélage et les siens débitaient cette doctrine en Afrique, où saint Augustin avait un crédit immense. Il avait été manichéen ; il était obligé de s’élever contre Pélage. Celui-ci ne put résister ni à Augustin ni à Jérôme ; et enfin, de questions en questions, la dispute alla si loin qu’Augustin donna son arrêt de damnation contre tous les enfants nés et à naître dans l’univers, en ces propres termes : « La foi catholique enseigne que tous les hommes naissent si coupables que les enfants mêmes sont certainement damnés quand ils meurent sans avoir été régénérés en Jésus. »

C’eût été un bien triste compliment à faire à une reine de la Chine, ou du Japon, ou de l’Inde, ou de la Scythie, ou de la Gothie, qui venait de perdre son fils au berceau, que de lui dire : « Madame, consolez-vous ; monseigneur le prince royal est actuellement entre les griffes de cinq cents diables, qui le tournent et le retournent dans une grande fournaise pendant toute l’éternité, tandis que son corps embaumé repose auprès de votre palais. »

La reine, épouvantée, demande pourquoi ces diables rôtissent ainsi son cher fils le prince royal à jamais. On lui répond que c’est parce que son arrière-grand-père mangea autrefois du fruit de la science dans un jardin. Jugez ce que doivent penser le roi, la reine, tout le conseil, et toutes les belles dames.

Cet arrêt ayant paru un peu dur à quelques théologiens (car il y a de bonnes âmes partout), il fut mitigé par un Pierre Chrysologue, ou Pierre parlant d’or, lequel imagina un faubourg d’enfer nommé les limbes, pour placer tous les petits garçons et toutes les petites filles qui seraient morts sans baptême. C’est un lieu où ces innocents végètent sans rien sentir, le séjour de l’apathie ; et c’est ce qu’on appelle le paradis des sots. Vous trouvez encore cette expression dans Milton, the paradise of fools. Il le place vers la lune. Cela est tout à fait digne d’un poëme épique.


EXPLICATION DU PÉCHÉ ORIGINEL.

La difficulté pour les limbes est demeurée la même que pour l’enfer. Pourquoi ces pauvres petits sont-ils dans les limbes ? Qu’avaient-ils fait ? Comment leur âme, qu’ils ne possédaient que d’un jour, était-elle coupable d’une gourmandise de six mille ans ?

Saint Augustin, qui les damne, dit pour raison que les âmes de tous les hommes étant dans celle d’Adam, il est probable qu’elles furent toutes complices. Mais comme l’Église décida depuis que les âmes ne sont faites que quand le corps est commencé, ce système tomba malgré le nom de son auteur.

D’autres dirent que le péché originel s’était transmis d’âme en âme par voie d’émanation, et qu’une âme venue d’une autre arrivait dans ce monde avec toute la corruption de l’âme mère. Cette opinion fut condamnée.

Après que les théologiens y eurent jeté leur bonnet, les philosophes s’essayèrent. Leibnitz, en jouant avec ses monades, s’amusa à rassembler dans Adam toutes les monades humaines avec leurs petits corps de monades. C’était moitié plus que saint Augustin. Mais cette idée, digne de Cyrano de Bergerac, n’a pas fait fortune en philosophie.

Malebranche explique la chose par l’influence de l’imagination des mères. Ève eut la cervelle si furieusement ébranlée de l’envie de manger du fruit, que ses enfants eurent la même envie, à peu près comme cette femme qui, ayant vu rouer un homme, accoucha d’un enfant roué.

Nicole réduit la chose à « une certaine inclination, une certaine pente à la concupiscence que nous avons reçue de nos mères. Cette inclination n’est pas un acte ; elle le deviendra un jour ». Fort bien, courage, Nicole ; mais, en attendant, pourquoi me damner ? Nicole ne touche point du tout à la difficulté : elle consiste à savoir comment nos âmes d’aujourd’hui, qui sont formées depuis peu, peuvent répondre de la faute d’une autre âme qui vivait il y a si longtemps.

Mes maîtres, que fallait-il dire sur cette matière ? Rien. Aussi je ne donne point mon explication, je ne dis mot.


  1. Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1766. (B.)
  2. En 1766, au bas de l’article, on lisait :
    « Cet article est de feu M. Boulanger. » (B.)
  3. Dans les Questions sur l’Enryclopédie, huitième partie, 1771, l’article entier se composait de ce qui forme cette seconde section. (B.)
  4. Stromates, livre III. (Note de Voltaire.)
  5. Dans saint Jean, Jésus dit à Nicodème, chapitre iii, que le vent, l’esprit souffle où il veut, que personne ne sait où il va, qu’il faut renaître, qu’on ne peut entrer dans le royaume de Dieu si on ne renaît par l’eau et par l’esprit ; mais il ne parle point des enfants. (Note de Voltaire.)


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