Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Philosophie

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Éd. Garnier - Tome 20
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PHILOSOPHIE.

SECTION PREMIÈRE[1].

Écrivez filosofie[2] ou philosophie, comme il vous plaira ; mais convenez que dès qu’elle paraît elle est persécutée. Les chiens à qui vous présentez un aliment pour lequel ils n’ont pas de goût vous mordent.

Vous direz que je répète ; mais il faut remettre cent fois devant les yeux du genre humain que la sacrée congrégation condamna Galilée, et que les cuistres qui déclarèrent excommuniés tous les bons citoyens qui se soumettraient au grand Henri IV furent les mêmes qui condamnèrent les seules vérités qu’on pouvait trouver dans les ouvrages de Descartes.

Tous les barbets de la fange théologique, aboyant les uns contre les autres, aboyèrent tous contre de Thou, contre La Mothe-le-Vayer, contre Bayle. Que de sottises ont été écrites par de petits écoliers welches contre le sage Locke !

Ces Welches disent que César, Cicéron, Sénèque, Pline, Marc-Aurèle, pouvaient être philosophes, mais que cela n’est pas permis chez les Welches. On leur répond que cela est très-permis et très-utile chez les Français ; que rien n’a fait plus de bien aux Anglais, et qu’il est temps d’exterminer la barbarie.

Vous me répliquez qu’on n’en viendra pas à bout. Non, chez le peuple et chez les imbéciles ; mais chez tous les honnêtes gens votre affaire est faite.

SECTION II[3].

Un des grands malheurs, comme un des grands ridicules du genre humain, c’est que dans tous les pays qu’on appelle policés, excepté peut-être à la Chine, les prêtres se chargèrent de ce qui n’appartenait qu’aux philosophes. Ces prêtres se mêlèrent de régler l’année : c’était, disaient-ils, leurs droits, car il était nécessaire que les peuples connussent leurs jours de fêtes. Ainsi les prêtres chaldéens, égyptiens, grecs, romains, se crurent mathématiciens et astronomes : mais quelle mathématique et quelle astronomie ! Ils étaient trop occupés de leurs sacrifices, de leurs oracles, de leurs divinations, de leurs augures, pour étudier sérieusement. Quiconque s’est fait un métier de la charlatanerie ne peut avoir l’esprit juste et éclairé. Ils furent astrologues, et jamais astronomes[4].

Les prêtres grecs eux-mêmes ne firent d’abord l’année que de trois cent soixante jours. Il fallut que les géomètres leur apprissent qu’ils s’étaient trompés de cinq jours et plus. Ils réformèrent donc leur année. D’autres géomètres leur montrèrent encore qu’ils s’étaient trompés de six heures. Iphitus les obligea de changer leur almanach grec. Ils ajoutèrent un jour de quatre ans en quatre ans à leur année fautive ; et Iphitus célébra ce changement par l’institution des olympiades.

On fut obligé de recourir au philosophe Méthon, qui en combinant l’année de la lune avec celle du soleil, composa son cycle de dix-neuf années, au bout desquelles le soleil et la lune revenaient au même point à une heure et demie près. Ce cycle fut gravé en or dans la place publique d’Athènes : et c’est ce fameux nombre d’or dont on se sert encore aujourd’hui avec les corrections nécessaires.

On sait assez quelle confusion ridicule les prêtres romains avaient introduite dans le comput de l’année.

Leurs bévues avaient été si grandes que leurs fêtes de l’été arrivaient en hiver. César, l’universel César, fut obligé de faire venir d’Alexandrie le philosophe Sosigène pour réparer les énormes fautes des pontifes.

Lorsqu’il fut encore nécessaire de réformer le calendrier de Jules-César, sous le pontificat de Grégoire XIII, à qui s’adressa-t-on ; fut-ce à quelque inquisiteur ? Ce fut à un philosophe, à un médecin nommé Lilio.

Que l’on donne le livre de la Connaissance des temps à faire au professeur Cogé, recteur de l’Université, il ne saura pas seulement de quoi il est question. Il faudra bien en revenir à M. de Lalande de l’Académie des sciences, chargé de ce très-pénible travail trop mal récompensé.

Le rhéteur Cogé a donc fait une étrange bévue quand il a proposé pour les prix de l’Université ce sujet si singulièrement énoncé : « Non magis Deo quam regibus infensa est ista quæ vocatur hodie philosophia. — Cette, qu’on nomme aujourd’hui philosophie, n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois. » Il voulait dire moins ennemie. Il a pris magis pour minus. Et le pauvre homme devait savoir que nos académies ne sont ennemies du roi ni de Dieu[5].

SECTION III[6].

Si la philosophie a fait tant d’honneur à la France dans l’Encyclopédie, il faut avouer aussi que l’ignorance et l’envie, qui ont osé condamner cet ouvrage, auraient couvert la France d’opprobre si douze ou quinze convulsionnaires, qui formèrent une cabale, pouvaient être regardés comme les organes de la France, eux qui n’étaient en effet que les ministres du fanatisme et de la sédition, eux qui ont forcé le roi à casser le corps qu’ils avaient séduit. Leurs manœuvres ne furent pas si violentes que du temps de la Fronde, mais ne furent pas moins ridicules. Leur fanatique crédulité pour les convulsions et pour les misérables prestiges de Saint-Médard était si forte qu’ils obligèrent un magistrat, d’ailleurs sage et respectable, de dire en plein parlement que « les miracles de l’Église catholique subsistaient toujours ». On ne peut entendre par ces miracles que ceux des convulsions. Assurément il ne s’en fait pas d’autres, à moins qu’on ne croie aux petits enfants ressuscités par saint Ovide. Le temps des miracles est passé ; l’Église triomphante n’en a plus besoin. De bonne foi, y avait-il un seul des persécuteurs de l’Encyclopédie qui entendît un mot des articles d’astronomie, de dynamique, de géométrie, de métaphysique, de botanique, de médecine, d’anatomie, dont ce livre, devenu si nécessaire, est chargé à chaque tome[7] ? Quelle foule d’imputations absurdes et de calomnies grossières n’accumula-t-on pas contre ce trésor de toutes les sciences ! Il suffirait de les réimprimer à la suite de l’Encyclopédie pour éterniser leur honte. Voilà ce que c’est que d’avoir voulu juger un ouvrage qu’on n’était pas même en état d’étudier. Les lâches ! ils ont crié que la philosophie ruinait la catholicité. Quoi donc ! sur vingt millions d’hommes s’en est-il trouvé un seul qui ait vexé le moindre habitué de paroisse ? un seul a-t-il jamais manqué de respect dans les églises ? un seul a-t-il proféré publiquement contre nos cérémonies une seule parole qui approchât de la virulence avec laquelle on s’exprimait alors contre l’autorité royale ?

Répétons que jamais la philosophie n’a fait de mal à l’État, et que le fanatisme, joint à l’esprit de corps, lui en a fait beaucoup dans tous les temps[8].

SECTION IV.
PRÉCIS DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE[9].

J’ai consumé environ quarante années de mon pèlerinage dans deux ou trois coins de ce monde à chercher cette pierre philosophale qu’on nomme la vérité. J’ai consulté tous les adeptes de l’antiquité, Épicure et Augustin, Platon et Malebranche, et je suis demeuré dans ma pauvreté. Peut-être dans tous ces creusets des philosophes y a-t-il une ou deux onces d’or ; mais tout le reste est tête-morte, l’ange insipide, dont rien ne peut naître.

Il me semble que les Grecs nos maîtres écrivaient bien plus pour montrer leur esprit qu’ils ne se servaient de leur esprit pour s’instruire. Je ne vois pas un seul autour de l’antiquité qui ait un système suivi, méthodique, clair, marchant de conséquence en conséquence.

Quand j’ai voulu rapprocher et combiner les systèmes de Platon, du précepteur d’Alexandre, de Pythagore, et des Orientaux, voici à peu près ce que j’en ai pu tirer.


Le hasard est un mot vide de sens ; rien ne peut exister sans cause. Le monde est arrangé suivant des lois mathématiques : donc il est arrangé par une intelligence.


Ce n’est pas un être intelligent tel que je le suis qui a présidé à la formation de ce monde, car je ne puis former un ciron : donc ce monde est l’ouvrage d’une intelligence prodigieusement supérieure.


Cet être, qui possède l’intelligence et la puissance dans un si haut degré, existe-t-il nécessairement ? Il le faut bien : car il faut, ou qu’il ait reçu l’être par un autre, ou qu’il soit par sa propre nature. S’il a reçu l’être par un autre, ce qui est très-difficile à concevoir, il faut donc que je recoure à cet autre, et cet autre sera le premier moteur. De quelque côté que je me tourne, il faut donc que j’admette un premier moteur puissant et intelligent, qui est tel nécessairement par sa propre nature.


Ce premier moteur a-t-il produit les choses de rien ? Cela ne se conçoit pas : créer de rien, c’est changer le néant en quelque chose. Je ne dois point admettre une telle production, à moins que je ne trouve des raisons invincibles qui me forcent d’admettre ce que mon esprit ne peut jamais comprendre.


Tout ce qui existe paraît exister nécessairement, puisqu’il existe. Car s’il y a aujourd’hui une raison de l’existence des choses, il y en a eu une hier, il y en a eu une dans tous les temps ; et cette cause doit toujours avoir eu son effet, sans quoi elle aurait été pendant l’éternité une cause inutile.


Mais comment les choses auront-elles toujours existé, étant visiblement sous la main du premier moteur ? Il faut donc que cette puissance ait toujours agi ; de même, à peu près, qu’il n’y a point de soleil sans lumière, de même qu’il n’y a point de mouvement sans un être qui passe d’un point de l’espace dans un autre point.


Il y a donc un être puissant et intelligent qui a toujours agi ; et si cet être n’avait point agi, à quoi lui aurait servi son existence ?


Toutes les choses sont donc des émanations éternelles de ce premier moteur.


Mais comment imaginer que de la pierre et de la fange soient des émanations de l’Être éternel, intelligent et puissant ?


Il faut de deux choses l’une, ou que la matière de cette pierre et cette fange existent nécessairement par elles-mêmes, ou qu’elles existent nécessairement par ce premier moteur : il n’y a pas de milieu.


Ainsi donc il n’y a que deux partis à prendre, ou d’admettre la matière éternelle par elle-même, ou la matière sortant éternellement de l’Être puissant, intelligent, éternel.


Mais, ou subsistante par sa propre nature, ou émanée de l’Être producteur, elle existe de toute éternité, puisqu’elle existe, et qu’il n’y a aucune raison pour laquelle elle n’aurait pas existé auparavant.


Si la matière est éternellement nécessaire, il est donc impossible, il est donc contradictoire qu’elle ne soit pas ; mais quel homme peut assurer qu’il est impossible, qu’il est contradictoire que ce caillou et cette mouche n’aient pas l’existence ? On est pourtant forcé de dévorer cette difficulté, qui étonne plus l’imagination qu’elle ne contredit les principes du raisonnement.


En effet, dès que vous avez conçu que tout est émané de l’Être suprême et intelligent, que rien n’en est émané sans raison, que cet Être existant toujours a dû toujours agir, que par conséquent toutes les choses ont dû éternellement sortir du sein de son existence, vous ne devez pas être plus rebuté de croire la matière dont sont formés ce caillou et cette mouche une production éternelle que vous n’êtes rebuté de concevoir la lumière comme une émanation éternelle de l’Être tout-puissant.


Puisque je suis un être étendu et pensant, mon étendue et ma pensée sont donc des productions nécessaires de cet Être. Il m’est évident que je ne puis me donner ni l’étendue ni la pensée : j’ai donc reçu l’une et l’autre de cet Être nécessaire.


Peut-il m’avoir donné ce qu’il n’a pas ? J’ai l’intelligence, et je suis dans l’espace : donc il est intelligent, et il est dans l’espace.


Dire que cet Être éternel, ce Dieu tout-puissant, a de tout temps rempli nécessairement l’univers de ses productions, ce n’est pas lui ôter sa liberté ; au contraire, car la liberté n’est que le pouvoir d’agir. Dieu a toujours pleinement agi : donc Dieu a toujours usé de la plénitude de sa liberté.


La liberté qu’on nomme d’indifférence est un mot sans idée, une absurdité : car ce serait se déterminer sans raison, ce serait un effet sans cause. Donc Dieu ne peut avoir cette liberté prétendue, qui est une contradiction dans les termes. Il a donc toujours agi par cette même nécessité qui fait son existence.


Il est donc impossible que le monde soit sans Dieu, il est impossible que Dieu soit sans le monde.


Ce monde est rempli d’êtres qui se succèdent : donc Dieu a toujours produit des êtres qui se sont succédé.


Ces assertions préliminaires sont la base de l’ancienne philosophie orientale et de celle des Grecs. Il faut excepter Démocrite et Épicure, dont la philosophie corpusculaire a combattu ces dogmes. Mais remarquons que les épicuriens se fondaient sur une physique entièrement erronée, et que le système métaphysique de tous les autres philosophes subsiste avec tous les systèmes physiques. Toute la nature, excepté le vide, contredit Épicure ; et aucun phénomène ne contredit la philosophie que je viens d’expliquer. Or une philosophie qui est d’accord avec tout ce qui se passe dans la nature, et qui contente les esprits les plus attentifs, n’est-elle pas supérieure à tout autre système non révélé ? Après les assertions des anciens philosophes, que j’ai rapprochées autant qu’il m’a été possible, que nous reste-t-il ? Un chaos de doutes et de chimères. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un philosophe à système qui n’ait avoué à la fin de sa vie qu’il avait perdu son temps. Il faut avouer que les inventeurs des arts mécaniques ont été bien plus utiles aux hommes que les inventeurs des syllogismes : celui qui imagina la navette l’emporte furieusement sur celui qui imagina les idées innées.


  1. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, tout l’article se composait de cette première section. (B.)
  2. Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, page 200, l’auteur avait placé à la lettre F l’article Philosophe, mais non l’article Philosophie.
  3. Addition faite en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)
  4. Voyez Astrologie. (Note de Voltaire.)
  5. Voyez le Discours de M. l’avocat Belleguier sur ce sujet ; il est assez curieux. (Note de Voltaire.) — Voyez les Mélanges, année 1773.
  6. Ajoutée dans l’édition in-4° de 1774. (B.)
  7. On sait bien que tout n’est pas égal dans cet ouvrage immense, et qu’il n’est pas possible que tout le soit. Les articles des Cahusac et d’autres semblables intrus ne peuvent égaler ceux des Diderot, des d’Alembert, des Jaucourt, des Boucher d’Argis, des Venelle, des Dumarsais, et de tant d’autres vrais philosophes ; mais à tout prendre, l’ouvrage est un service éternel rendu au genre humain : la preuve en est qu’on le réimprime partout. On ne fait pas le même honneur à ses détracteurs. Ont-ils existé ? on ne le sait que par la mention que nous faisons d’eux. (Note de Voltaire.)
  8. Dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie (1774), une Section quatrième était composée du Discours de Me Belleguier, cité à la fin de la section ii. (Voyez les Mélanges, année 1773.) (B.)
  9. Imprimé dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765, ce morceau y était déjà intitulé Précis de la philosophie ancienne. (B.)


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