Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Pierre le Grand et Jean-Jacques Rousseau

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Éd. Garnier - Tome 20
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PIERRE LE GRAND ET J.-J. ROUSSEAU.

SECTION PREMIÈRE.[1].

« Le czar Pierre.... n’avait pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu’il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple était barbare, il n’a point vu qu’il n’était pas mûr pour la police ; il l’a voulu civiliser quand il ne fallait que l’aguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes ; il a empêché ses sujets de devenir jamais ce qu’ils pourraient être, en leur persuadant qu’ils étaient ce qu’ils ne sont pas. C’est ainsi qu’un précepteur français forme son élève pour briller un moment dans son enfance, et puis n’être jamais rien. L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe, et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres : cette révolution me paraît infaillible ; tous les rois de l’Europe travaillent de concert à l’accélérer[2]. » (Du Contrat social, liv. II, chap. viii.)

Ces paroles sont tirées d’une brochure intitulée le Contrat social, ou insocial, du peu sociable Jean-Jacques Rousseau. Il n’est pas étonnant qu’ayant fait des miracles à Venise il ait fait des prophéties sur Moscou ; mais comme il sait bien que le bon temps des miracles et des prophéties est passé, il doit croire que sa prédiction contre la Russie n’est pas aussi infaillible qu’elle lui a paru dans son premier accès. Il est doux d’annoncer la chute des grands empires, cela nous console de notre petitesse. Ce sera un beau gain pour la philosophie quand nous verrons incessamment les Tartares Nogais, qui peuvent, je crois, mettre jusqu’à douze mille hommes en campagne, venir subjuguer la Russie, l’Allemagne, l’Italie et la France. Mais je me flatte que l’empereur de la Chine ne le souffrira pas ; il a déjà accédé à la paix perpétuelle, et comme il n’a plus de jésuites chez lui, il ne troublera point l’Europe. Jean-Jacques, qui a, comme on croit, le vrai génie, trouve que Pierre le Grand ne l’avait pas.

Un seigneur russe, homme de beaucoup d’esprit, qui s’amuse quelquefois à lire des brochures, se souvint, en lisant celle-ci, de quelques vers de Molière, et les cita fort à propos :

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que pour être imprimés et reliés en veau,

Les voilà dans l’état d’importantes personnes,
Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes[3].

Les Russes, dit Jean-Jacques, ne seront jamais policés. J’en ai vu du moins de très-polis, et qui avaient l’esprit juste, fin, agréable, cultivé, et même conséquent, ce que Jean-Jacques trouvera fort extraordinaire.

Comme il est très-galant, il ne manquera pas de dire qu’ils se sont formés à la cour de l’impératrice Catherine, que son exemple a influé sur eux, mais que cela n’empêche pas qu’il n’ait raison, et que bientôt cet empire sera détruit.

Ce petit bonhomme nous assure, dans un de ses modestes ouvrages, qu’on doit lui dresser une statue. Ce ne sera probablement ni à Moscou ni à Pétersbourg qu’on s’empressera de sculpter Jean-Jacques.

Je voudrais, en général, que lorsqu’on juge les nations du haut de son grenier on fût plus honnête et plus circonspect. Tout pauvre diable peut dire ce qu’il lui plaît des Athéniens, des Romains et des anciens Perses. Il peut se tromper impunément sur les tribunats, sur les comices, sur la dictature. Il peut gouverner en idée deux ou trois mille lieues de pays, tandis qu’il est incapable de gouverner sa servante. Il peut dans un roman recevoir un baiser âcre de sa Julie, et conseiller à un prince d’épouser la fille d’un bourreau. Il y a des sottises sans conséquence ; il y en a d’autres qui peuvent avoir des suites fâcheuses.

Les fous de cour étaient fort sensés : ils n’insultaient par leurs bouffonneries que les faibles, et respectaient les puissants ; les fous de village sont aujourd’hui plus hardis.

On répondra que Diogène et l’Arétin ont été tolérés : d’accord ; mais une mouche ayant vu un jour une hirondelle qui, en volant, emportait des toiles d’araignée, en voulut faire autant: elle y fut prise[4].

SECTION II.

Ne peut-on pas dire de ces législateurs qui gouvernent l’univers à deux sous la feuille, et qui de leurs galetas donnent des ordres à tous les rois, ce qu’Homère dit de Calchas ?

Ὃς ᾔδη τά τ’ ἐόντα, τά τ’ ἐσσόμενα, πρό τ’ ἐόντα.

(Il., i, 10.)

Il connaît le passé, le présent, l’avenir.

C’est dommage que l’auteur du petit paragraphe que nous venons de citer n’ait connu aucun des trois temps dont parle Homère.

Pierre le Grand, dit-il, « n’avait pas le génie qui fait tout de rien. » Vraiment, Jean-Jacques, je le crois sans peine : car on prétend que Dieu seul a cette prérogative.

« Il n’a pas vu que son peuple n’était pas mûr pour la police ; » en ce cas, le czar est admirable de l’avoir fait mûrir. Il me semble que c’est Jean-Jacques qui n’a pas vu qu’il fallait se servir d’abord des Allemands et des Anglais pour faire des Russes.

« Il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu’ils pourraient être, etc. »

Cependant ces mêmes Russes sont devenus les vainqueurs des Turcs et des Tartares, les conquérants et les législateurs de la Crimée et de vingt peuples différents ; leur souveraine a donné des lois à des nations dont le nom même était ignoré en Europe.

Quant à la prophétie de Jean-Jacques, il se peut qu’il ait exalté son âme jusqu’à lire dans l’avenir : il a tout ce qu’il faut pour être prophète ; mais pour le passé et pour le présent, on avouera qu’il n’y entend rien. Je doute que l’antiquité ait rien de comparable à la hardiesse d’envoyer quatre escadres du fond de la mer Baltique dans les mers de la Grèce, de dominer à la fois sur la mer Égée et sur le Pont-Euxin, de porter la terreur dans la Colchide et aux Dardanelles, de subjuguer la Tauride, et de forcer le vizir Azem à s’enfuir des bords du Danube jusqu’aux portes d’Andrinople.

Si Jean-Jacques compte pour rien tant de grandes actions qui étonnent la terre attentive, il doit du moins avouer qu’il y a quelque générosité dans un comte d’Orloff, qui, après avoir pris un vaisseau qui portait toute la famille et tous les trésors d’un bacha, lui renvova sa famille et ses trésors.

Si les Russes n’étaient pas mûrs pour la police du temps de Pierre le Grand, convenons qu’ils sont mûrs aujourd’hui pour la grandeur d’âme, et que Jean-Jacques n’est pas tout à fait mûr pour la vérité et pour le raisonnement.

À l’égard de l’avenir, nous le saurons quand nous aurons des Ézéchiels, des Isaïes, des Habacucs, des Michées. Mais le temps en est passé ; et, si on ose le dire, il est à craindre qu’il ne revienne plus.

J’avoue que ces mensonges imprimés sur le temps présent m’étonnent toujours. Si on se donne ces libertés dans un siècle où mille volumes, mille gazettes, mille journaux, peuvent continuellement vous démentir, quelle foi pourrons-nous avoir en ces historiens des anciens temps, qui recueillaient tous les bruits vagues, qui ne consultaient aucunes archives, qui mettaient par écrit ce qu’ils avaient entendu dire à leurs grand’mères dans leur enfance, bien sûrs qu’aucun critique ne relèverait leurs fautes ?

Nous eûmes longtemps neuf Muses, la saine critique est la dixième, qui est venue bien tard. Elle n’existait point du temps de Cécrops, du premier Bacchus, de Sanchoniathon, de Thaut, de Brama, etc., etc. On écrivait alors impunément tout ce qu’on voulait : il faut être aujourd’hui un peu plus avisé.


  1. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. Voyez Liberté d’imprimer. (B.)
  2. Pour juger un prince, il faut se transporter au temps où il a vécu. Si Rousseau, en disant que Pierre Ier n’a pas eu le vrai génie, a voulu dire que ce prince n’a point créé les principes de la législation et de l’administration publique, principes absolument ignorés alors en Europe, un tel reproche ne nuit point à sa gloire. Le czar vit que ses soldats étaient sans discipline, et il leur donna celle des nations de l’Europe les plus belliqueuses. Ses peuples ignoraient la marine, et en peu d’années il créa une flotte formidable. Il adopta pour le commerce les principes des peuples qui alors passaient pour les plus éclairés de l’Europe. Il sentit que les Russes ne différaient des autres Européans que par trois causes : la première était l’excessif pouvoir de la superstition sur les esprits, et l’influence des prêtres sur le gouvernement et sur les sujets. Le czar attaqua la superstition dans sa source, en détruisant les moines par le moyen le plus doux, celui de ne permettre les vœux qu’à un âge où tout homme qui a la fantaisie de les faire est à coup sûr un citoyen inutile.

    Il soumit les prêtres à la loi, et ne leur laissa qu’une autorité subordonnée à la sienne pour les objets de l’ordre civil, que l’ignorance de nos ancêtres a soumis au pouvoir ecclésiastique.

    La seconde cause qui s’opposait à la civilisation de la Russie était l’esclavage presque général des paysans, soit artisans, soit cultivateurs. Pierre n’osa directement détruire la servitude ; mais il en prépara la destruction, en formant une armée qui le rendait indépendant des seigneurs de terres, et le mettait en état de ne les plus craindre, et en créant dans sa nouvelle capitale, au moyen des étrangers appelés dans son empire, un peuple commerçant, industrieux, et jouissant de la liberté civile.

    La troisième cause de la barbarie des Russes était l’ignorance. Il sentit qu’il ne pouvait rendre sa nation puissante qu’en l’éclairant, et ce fut le principal objet de ses travaux ; c’est en cela surtout qu’il a montré un véritable génie. On ne peut assez s’étonner de voir Rousseau lui reprocher de ne s’être pas borné à aguerrir sa nation ; et il faut avouer que le Russe qui, en 1700, devina l’influence des lumières sur l’état politique des empires, et sut apercevoir que le plus grand bien qu’on puisse faire aux hommes est de substituer des idées justes aux préjugés qui les gouvernent, a eu plus de génie que le Genevois qui, en 1750, a voulu nous prouver les grands avantages de l’ignorance.

    Lorsque Pierre monta sur le trône, la Russie était à peu près au même état que la France, l’Allemagne et l’Angleterre au xie siècle. Les Russes ont fait en quatre-vingts ans, que les vues de Pierre ont été suivies, plus de progrès que nous n’en avons fait en quatre siècles : n’est-ce pas une preuve que ces vues n’étaient pas celles d’un homme ordinaire ?

    Quant à la prophétie sur les conquêtes futures des Tartares, Rousseau aurait dû observer que les barbares n’ont jamais battu les peuples civilisés que lorsque ceux-ci ont négligé la tactique, et que les peuples nomades sont toujours trop peu nombreux pour être redoutables à de grandes nations qui ont des armées. Il est différent de détrôner un despote pour se mettre à sa place, de lui imposer un tribut après l’avoir vaincu, ou de subjuguer un peuple. Les Romains conquirent la Gaule, l’Espagne ; les chefs des Goths et des Francs ne firent que chasser les Romains et leur succéder. (K.)

  3. Molière, Femmes savantes, IV, iii.
  4. Cet article fut écrit en 1765, c’est-à-dire dans les premières heures de la brouille de Voltaire avec Jean-Jacques. Ce qui mit Voltaire hors de lui, c’est que Jean-Jacques, poursuivi, condamné pour l’Émile, le désigna comme étant l’auteur du Sermon des cinquante, dans sa cinquième Lettre écrite de la montagne. C’était le dénoncer ; « c’était dire, écrivait Voltaire, on me brûle, on m’incendie ; incendiez-le aussi. » (G. A.)


Pierre (Saint)

Pierre le Grand et J.-J. Rousseau

Plagiat