Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Poëtes

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Éd. Garnier - Tome 20
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POËTES[1].

Un jeune homme, au sortir du collége, délibère s’il se fera avocat, médecin, théologien, ou poëte ; s’il prendra soin de notre fortune, de notre santé, de notre âme, ou de nos plaisirs. Nous avons déjà parlé des avocats et des médecins[2] ; nous parlerons de la fortune prodigieuse que fait quelquefois un théologien.

Le théologien devenu pape a non-seulement ses valets théologiens, cuisiniers, échansons, porte-coton, médecins, chirurgiens, balayeurs, faiseurs d’Agnus Dei, confituriers, prédicateurs ; il a aussi son poëte. Je ne sais quel fou était le poëte de Léon X, comme David fut quelque temps le poëte de Saül.

C’est assurément, de tous les emplois qu’on peut avoir dans une grande maison, l’emploi le plus inutile. Les rois d’Angleterre, qui ont conservé dans leur île beaucoup d’anciens usages perdus dans le continent, ont, comme on sait, leur poëte en titre d’office. Il est obligé de faire tous les ans une ode à la louange de sainte Cécile, qui jouait autrefois si merveilleusement du clavecin ou du psaltérion qu’un ange descendit du neuvième ciel pour l’écouter de plus près, attendu que l’harmonie du psaltérion n’arrive d’ici-bas au pays des anges qu’en sourdine.

Moïse est le premier poëte que nous connaissions. Il est à croire que longtemps avant lui les Égyptiens, les Chaldéens, les Syriens, les Indiens, connaissaient la poésie, puisqu’ils avaient de la musique. Mais enfin son beau cantique qu’il chanta avec sa sœur Maria en sortant du fond de la mer Rouge est le premier monument poétique en vers hexamètres que nous ayons. Je ne suis pas du sentiment de ces bélîtres ignorants et impies, Newton, Leclerc, et d’autres, qui prouvent que tout cela ne fut écrit qu’environ huit cents ans après l’événement, et qui disent avec insolence que Moïse ne put écrire en hébreu, puisque la langue hébraïque n’est qu’un dialecte nouveau du phénicien, et que Moïse ne pouvait savoir le phénicien. Je n’examine point avec le savant Huet comment Moïse put chanter, lui qui était bègue et qui ne pouvait parler.

À entendre plusieurs de ces messieurs, Moïse serait bien moins ancien qu’Orphée, Musée, Homère, Hésiode. On voit au premier coup d’œil combien cette opinion est absurde. Le moyen qu’un Grec puisse être aussi ancien qu’un Juif ?

Je ne répondrai pas non plus à ces autres impertinents qui soupçonnent que Moïse n’est qu’un personnage imaginaire, une fabuleuse imitation de la fable de l’ancien Bacchus, et qu’on chantait dans les orgies tous les prodiges de Bacchus attribués depuis à Moïse, avant qu’on sût qu’il y eût des Juifs au monde. Une telle idée se réfute d’elle-même. Le bon sens nous fait voir qu’il est impossible qu’il y ait eu un Bacchus avant un Moïse.

Nous avons encore un excellent poëte juif, très-réellement antérieur à Horace, c’est le roi David ; et nous savons bien que le Miserere est infiniment au-dessus du Justum ac tenacem propositi virum.

Mais ce qui étonne, c’est que des législateurs et des rois aient été nos premiers poëtes. Il se trouve aujourd’hui des gens assez bons pour se faire les poëtes des rois. Virgile, à la vérité, n’avait pas la charge de poëte d’Auguste, ni Lucain celle de poëte de Néron ; mais j’avoue qu’ils avilirent un peu la profession en donnant du dieu à l’un et à l’autre.

On demande comment la poésie étant si peu nécessaire au monde, elle occupe un si haut rang parmi les beaux-arts. On peut faire la même question sur la musique. La poésie est la musique de l’âme, et surtout des âmes grandes et sensibles.

Un mérite de la poésie dont bien des gens ne se doutent pas, c’est qu’elle dit plus que la prose, et en moins de paroles que la prose.

Qui pourra jamais traduire ce vers latin avec autant de brièveté qu’il est sorti du cerveau du poëte ?

Vive memor leti, fugit hora, hoc quod loquor inde est.

(Perse, sat. v, 153.)

Je ne parle pas des autres charmes de la poésie, on les connaît assez ; mais j’insisterai sur le grand précepte d’Horace[3], sapere est et principium et fons. Point de vraie poésie sans une grande sagesse. Mais comment accorder cette sagesse avec l’enthousiasme ? Comme César, qui formait un plan de bataille avec prudence, et combattait avec fureur.

Il y a eu des poëtes un peu fous ; oui, et c’est parce qu’ils étaient de très-mauvais poëtes. Un homme qui n’a que des dactyles et des spondées ou des rimes dans la tête est rarement un homme de bon sens ; mais Virgile est doué d’une raison supérieure.

Lucrèce était un misérable physicien, et il avait cela de commun avec toute l’antiquité. La physique ne s’apprend pas avec de l’esprit : c’est un art que l’on ne peut exercer qu’avec des instruments, et les instruments n’avaient pas encore été inventés. Il faut des lunettes, des microscopes, des machines pneumatiques, des baromètres, etc., pour avoir quelque idée commencée des opérations de la nature.

Descartes n’en savait guère plus que Lucrèce, lorsque ces clefs ouvrirent le sanctuaire ; et on a fait cent fois plus de chemin depuis Galilée, meilleur physicien que Descartes, jusqu’à nos jours, que depuis le premier Hermès jusqu’à Lucrèce et depuis Lucrèce jusqu’à Galilée.

Toute la physique ancienne est d’un écolier absurde. Il n’en est pas ainsi de la philosophie de l’âme et de ce bon sens qui, aidé du courage de l’esprit, fait peser avec justesse les doutes et les vraisemblances. C’est là le grand mérite de Lucrèce ; son troisième chant est un chef-d’œuvre de raisonnement ; il disserte comme Cicéron, il s’exprime quelquefois comme Virgile, et il faut avouer que quand notre illustre Polignac réfute ce troisième chant, il ne le réfute qu’en cardinal.

Quand je dis que le poëte Lucrèce raisonne en métaphysicien excellent dans ce troisième chant, je ne dis pas qu’il ait raison : on peut argumenter avec un jugement vigoureux, et se tromper, si on n’est pas instruit par la révélation. Lucrèce n’était point Juif ; et les Juifs, comme on sait, étaient les seuls hommes sur la terre qui eussent raison du temps de Cicéron, de Posidonius, de César et de Caton. Ensuite, sous Tibère, les Juifs n’eurent plus raison, et il n’y eut que les chrétiens qui eurent le sens commun.

Ainsi il était impossible que Lucrèce, Cicéron et César, ne fussent pas des imbéciles en comparaison des Juifs et de nous ; mais il faut convenir qu’aux yeux du reste du genre humain ils étaient de très-grands hommes.

J’avoue que Lucrèce se tua, Caton aussi, Cassius et Brutus aussi ; mais on peut fort bien se tuer, et avoir raisonné en homme d’esprit pendant sa vie.

Distinguons dans tout auteur l’homme et ses ouvrages. Racine écrit comme Virgile, mais il devient janséniste par faiblesse, et il meurt de chagrin par une faiblesse non moins grande, parce qu’un autre homme[4] en passant dans une galerie, ne l’a pas regardé : j’en suis fâché, mais le rôle de Phèdre n’en est pas moins admirable.


  1. À l’exception du premier alinéa, que j’ai trouvé pour la première fois dans les éditions de Kehl, cet article a paru dans les Nouveaux Mélanges, tome III, 1765. (B.)
  2. Voyez Avocats et Médecins.
  3. De Arte poetica, vers 309.
  4. Louis XIV.


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