Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Secte

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Éd. Garnier - Tome 20
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SECTE.

SECTION PREMIÈRE[1].

Toute secte, en quelque genre que ce puisse être, est le ralliement du doute et de l’erreur. Scotistes, thomistes, réaux, nominaux, papistes, calvinistes, molinistes, jansénistes, ne sont que des noms de guerre.

Il n’y a point de secte en géométrie ; on ne dit point un euclidien, un archimédien.

Quand la vérité est évidente, il est impossible qu’il s’élève des partis et des factions. Jamais on n’a disputé s’il fait jour à midi.

La partie de l’astronomie qui détermine le cours des astres et le retour des éclipses étant une fois connue, il n’y a plus de dispute chez les astronomes.

On ne dit point, en Angleterre, je suis newtonien, je suis lockien, halleyen ; pourquoi ? parce que quiconque a lu ne peut refuser son consentement aux vérités enseignées par ces trois grands hommes. Plus Newton est révéré, moins on s’intitule newtonien ; ce mot supposerait qu’il y a des antinewtoniens en Angleterre. Nous avons peut-être encore quelques cartésiens en France : c’est uniquement parce que le système de Descartes est un tissu d’imaginations erronées et ridicules.

Il en est de même dans le petit nombre de vérités de fait qui sont bien constatées. Les actes de la Tour de Londres ayant été authentiquement recueillis par Rymer[2], il n’y a point de rymériens, parce que personne ne s’avise de combattre ce recueil. On n’y trouve ni contradictions, ni absurdités, ni prodiges : rien qui révolte la raison, rien par conséquent que des sectaires s’efforcent de soutenir ou de renverser par des raisonnements absurdes. Tout le monde convient donc que les Actes de Rymer sont dignes de foi.

Vous êtes mahométan, donc il y a des gens qui ne le sont pas, donc vous pourriez bien avoir tort.

Quelle serait la religion véritable, si le christianisme n’existait pas ? C’est celle dans laquelle il n’y a point de sectes : celle dans laquelle tous les esprits s’accordent nécessairement.

Or, dans quel dogme tous les esprits se sont-ils accordés ? Dans l’adoration d’un Dieu et dans la probité. Tous les philosophes de la terre qui ont eu une religion dirent dans tous les temps : Il y a un Dieu, et il faut être juste. Voilà donc la religion universelle établie dans tous les temps et chez tous les hommes.

Le point dans lequel ils s’accordent tous est donc vrai, et les systèmes par lesquels ils diffèrent sont donc faux.

Ma secte est la meilleure, me dit un brame. — Mais, mon ami, si ta secte est bonne, elle est nécessaire : car si elle n’était pas absolument nécessaire : tu m’avoueras qu’elle serait inutile ; si elle est absolument nécessaire, elle l’est à tous les hommes ; comment donc se peut-il faire que tous les hommes n’aient pas ce qui leur est absolument nécessaire ? comment se peut-il que le reste de la terre se moque de toi et de ton Brama ?

Lorsque Zoroastre, Hermès, Orphée, Minos, et tous les grands hommes, disent : Adorons Dieu et soyons justes, personne ne rit. Mais toute la terre siffle celui qui prétend qu’on ne peut plaire à Dieu qu’en tenant à sa mort une queue de vache, et celui qui veut qu’on se fasse couper un bout de prépuce, et celui qui consacre des crocodiles et des ognons, et celui qui attache le salut éternel à des os de morts qu’on porte sous sa chemise, ou à une indulgence plénière qu’on achète à Rome pour deux sous et demi.

D’où vient ce concours universel de risée et de sifflets d’un bout de l’univers à l’autre ? Il faut bien que les choses dont tout le monde se moque ne soient pas d’une vérité bien évidente. Que dirons-nous d’un secrétaire de Séjan, qui dédia à Pétrone un livre d’un style ampoulé, intitulé « la Vérité des oracles sibyllins prouvée par les faits » ?

Ce secrétaire vous prouve d’abord qu’il était nécessaire que Dieu envoyât sur la terre plusieurs sibylles l’une après l’autre : car il n’avait pas d’autres moyens d’instruire les hommes. Il est démontré que Dieu parlait à ces sibylles, car le mot de sibylle signifie conseil de Dieu. Elles devaient vivre longtemps, car c’est bien le moins que des personnes à qui Dieu parle aient ce privilége. Elles furent au nombre de douze, car ce nombre est sacré. Elles avaient certainement prédit tous les événements du monde, car Tarquin le Superbe acheta trois de leurs livres cent écus d’une vieille. Quel incrédule, ajoute le secrétaire, osera nier tous ces faits évidents qui se sont passés dans un coin à la face de toute la terre ? Qui pourra nier l’accomplissement de leurs prophéties ? Virgile lui-même n’a-t-il pas cité les prédictions des sibylles ? Si nous n’avons pas les premiers exemplaires des livres sibyllins, écrits dans un temps où l’on ne savait ni lire ni écrire, n’en avons-nous pas des copies authentiques ? Il faut que l’impiété se taise devant ces preuves. Ainsi parlait Houttevillus[3] à Séjan. Il espérait avoir une place d’augure qui lui vaudrait cinquante mille livres de rente, et il n’eut rien.

Ce que ma secte enseigne est obscur, je l’avoue, dit un fanatique ; et c’est en vertu de cette obscurité qu’il la faut croire : car elle dit elle-même qu’elle est pleine d’obscurités. Ma secte est extravagante, donc elle est divine : car comment ce qui paraît si fou aurait-il été embrassé par tant de peuples, s’il n’y avait pas du divin ? C’est précisément comme l’Alcoran, que les Sonnites disent avoir un visage d’ange et un visage de bête : ne soyez pas scandalisés du mufle de la bête, et révérez la face de l’ange. Ainsi parle cet insensé ; mais un fanatique d’une autre secte répond à ce fanatique : C’est toi qui es la bête, et c’est moi qui suis l’ange.

Or qui jugera ce procès ? qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots ; l’homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité et de la justice ; l’homme enfin qui n’est pas bête, et qui ne croit point être ange.

SECTION II[4].

Secte et erreur sont synonymes. Tu es péripatéticien, et moi platonicien : nous avons donc tous deux tort car, tu ne combats Platon que parce que ses chimères t’ont révolté ; et moi, je ne m’éloigne d’Aristote que parce qu’il m’a paru qu’il ne sait ce qu’il dit. Si l’un ou l’autre avait démontré la vérité, il n’y aurait plus de secte. Se déclarer pour l’opinion d’un homme contre celle d’un autre, c’est prendre parti comme dans une guerre civile. Il n’y a point de secte en mathématiques, en physique expérimentale. Un homme qui examine le rapport d’un cône et d’une sphère n’est point de la secte d’Archimède ; celui qui voit que le carré de l’hypothénuse d’un triangle rectangle est égal aux carrés des deux autres côtés n’est point de la secte de Pythagore.

Quand vous dites que le sang circule, que l’air pèse, que les rayons du soleil sont des faisceaux de sept rayons réfrangibles, vous n’êtes ni de la secte d’Harvey, ni de celle de Torricelli, ni de celle de Newton ; vous acquiescez seulement à des vérités démontrées par eux, et l’univers entier sera à jamais de votre avis.

Voilà le caractère de la vérité : elle est de tous les temps ; elle est pour tous les hommes ; elle n’a qu’à se montrer pour qu’on la reconnaisse ; on ne peut disputer contre elle. Longue dispute signifie « les deux partis ont tort[5] ».



  1. Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1765. (B.)
  2. Fœdera, conventiones, litterœ, etc., inter Angliœ et alios quosvis imperatores, reges, etc., ab anno 1101 ad nostra usque tempera habita aut tractata ; Londres, 1704-35, 20 volumes in-folio ; Londres, 1727-35, 20 volumes in-folio ; la Haye, 1745, 20 tomes, en 10 volumes in-folio. (B.)
  3. Il est facile de reconnaître que Voltaire a voulu désigner l’abbé Houtteville, auteur d’un mauvais livre intitulé la Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (K.)
  4. Ce morceau a paru dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)
  5. Une erreur générale et populaire, qu’un parti riche et puissant est intéressé à soutenir, peut résister longtemps aux attaques de la vérité. Il en est de même de quelques vérités politiques, directement contraires aux intérêts de certaines classes qui vivent, dans tous les pays, des erreurs du gouvernement et de la misère du peuple. Ces vérités ne peuvent s’établir qu’après une longue résistance. Mais M. de Voltaire suppose dans cet article que la vérité n’a point à combattre l’intérêt ; et dans ce sens la maxime est vraie. (K.)


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