Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Vision

La bibliothèque libre.
Éd. Garnier - Tome 20
◄  Vie Vision Vision de Constantin   ►



VISION[1].

Quand je parle de vision, je n’entends pas la manière admirable dont nos yeux aperçoivent les objets, et dont les tableaux de tout ce que nous voyons se peignent dans la rétine : peinture divine, dessinée suivant toutes les lois des mathématiques, et qui par conséquent est, ainsi que tout le reste, de la main de l’éternel géomètre, en dépit de ceux qui font les entendus, et qui feignent de croire que l’œil n’est pas destiné à voir, l’oreille à entendre, et le pied à marcher. Cette matière a été traitée si savamment par tant de grands génies qu’il n’y a plus de grains à ramasser après leurs moissons.

Je ne prétends point parler de l’hérésie dont fut accusé le pape Jean XXII, qui prétendait que les saints ne jouiraient de la vision béatifique qu’après le jugement dernier. Je laisse là cette vision.

Mon objet est cette multitude innombrable de visions dont tant de saints personnages ont été favorisés ou tourmentés, que tant d’imbéciles ont cru avoir, et avec lesquelles tant de fripons et de friponnes ont attrapé le monde, soit pour se faire une réputation de béats, de béates, ce qui est très flatteur ; soit pour gagner de l’argent, ce qui est encore plus flatteur pour tous les charlatans.

Calmet et Lenglet ont fait d’amples recueils de ces visions. La plus intéressante à mon gré, celle qui a produit les plus grands effets, puisqu’elle a servi à la réforme des trois quarts de la Suisse, est celle de ce jeune jacobin Yetzer[2], dont j’ai déjà entretenu mon cher lecteur. Ce Yetzer vit, comme vous savez, plusieurs fois la sainte Vierge et sainte Barbe, qui lui imprimèrent les stigmates de Jésus-Christ. Vous n’ignorez pas comment il reçut d’un prieur jacobin une hostie saupoudrée d’arsenic, et comment l’évêque de Lausanne voulut le faire brûler, pour s’être plaint d’avoir été empoisonné. Vous avez vu que ces abominations furent une des causes du malheur qu’eurent les Bernois de cesser d’être catholiques, apostoliques et romains.

Je suis fâché de n’avoir point à vous parler de visions de cette force.

Cependant vous m’avouerez que la vision des révérends Pères cordeliers d’Orléans, en 1534, est celle qui en approche le plus, quoique de fort loin. Le procès criminel qu’elle occasionna est encore en manuscrit dans la Bibliothèque du roi de France, n° 1770.

L’illustre maison de Saint-Mesmin avait fait de grands biens au couvent des cordeliers, et avait sa sépulture dans leur église. La femme d’un seigneur de Saint-Mesmin, prévôt d’Orléans, étant morte, son mari, croyant que ses ancêtres s’étaient assez appauvris en donnant aux moines, fit un présent à ces frères, qui ne leur parut pas assez considérable. Ces bons franciscains s’avisèrent de vouloir déterrer la défunte, pour forcer le veuf à faire réenterrer sa femme en leur terre sainte, en les payant mieux. Le projet n’était pas sensé, car le seigneur de Saint-Mesmin n’aurait pas manqué de la faire inhumer ailleurs. Mais il entre souvent de la folie dans la friponnerie.

D’abord l’âme de la dame de Saint-Mesmin n’apparut qu’à deux frères. Elle leur dit[3] : « Je suis damnée comme Judas, parce que mon mari n’a pas donné assez. » Les deux petits coquins qui rapportèrent ces paroles ne s’aperçurent pas qu’elles devaient nuire au couvent plutôt que lui profiter. Le but du couvent était d’extorquer de l’argent du seigneur de Saint-Mesmin pour le repos de l’âme de sa femme. Or, si Mme de Saint-Mesmin était damnée, tout l’argent du monde ne pouvait la sauver : on n’avait rien à donner ; les cordeliers perdaient leur rétribution.

Il y avait dans ce temps-là très-peu de bon sens en France. La nation avait été abrutie par l’invasion des Francs, et ensuite par l’invasion de la théologie scolastique ; mais il se trouva dans Orléans quelques personnes qui raisonnèrent. Elles se doutèrent que si le grand Être avait permis que l’âme de Mme de Saint-Mesmin apparût à deux franciscains, il n’était pas naturel que cette âme se fût déclarée damnée comme Judas. Cette comparaison leur parut hors d’œuvre. Cette dame n’avait point vendu notre Seigneur Jésus-Christ trente deniers ; elle ne s’était point pendue ; ses intestins ne lui étaient point sortis du ventre : il n’y avait aucun prétexte pour la comparer à Judas. Cela donna du soupçon ; et la rumeur fut d’autant plus grande dans Orléans qu’il y avait déjà des hérétiques qui ne croyaient pas à certaines visions, et qui, en admettant des principes absurdes, ne laissaient pas pourtant d’en tirer d’assez bonnes conclusions. Les cordeliers changèrent donc de batterie, et mirent la dame en purgatoire.

Elle apparut donc encore, et déclara que le purgatoire était son partage ; mais elle demanda d’être déterrée. Ce n’était pas l’usage qu’on exhumât les purgatoriés, mais on espérait que M. de Saint-Mesmin préviendrait cet affront extraordinaire en donnant quelque argent. Cette demande d’être jetée hors de l’église augmenta les soupçons. On savait bien que les âmes apparaissaient souvent, mais elles ne demandent point qu’on les déterre.

L’âme, depuis ce temps, ne parla plus ; mais elle lutina tout le monde dans le couvent et dans l’Église, Les frères cordeliers l’exorcisèrent. Frère Pierre d’Arras s’y prit, pour la conjurer, d’une manière qui n’était pas adroite. Il lui disait : « Si tu es l’âme de feu Mme de Saint-Mesmin, frappe quatre coups » ; et on entendit les quatre coups. « Si tu es damnée, frappe six coups » ; et les six coups furent frappés. « Si tu es encore plus tourmentée en enfer parce que ton corps est enterré en terre sainte, frappe six autres coups » ; et ces six autres coups furent entendus encore plus distinctement[4]. Si nous déterrons ton corps, et si nous cessons de prier Dieu pour toi, seras-tu moins damnée ? Frappe cinq coups pour nous le certifier » ; et l’âme le certifia par cinq coups.

Cet interrogatoire de l’âme, fait par Pierre d’Arras, fut signé par vingt-deux cordeliers, à la tête desquels était le révérend Père provincial. Ce Père provincial lui fit, le lendemain, les mêmes questions, et il lui fut répondu de même.

On dira que, l’âme ayant déclaré qu’elle était en purgatoire, les cordeliers ne devaient pas la supposer en enfer ; mais ce n’est pas ma faute si des théologiens se contredisent.

Le seigneur de Saint-Mesmin présenta requête au roi contre les Pères cordeliers. Ils présentèrent requête de leur côté ; le roi délégua des juges, à la tête desquels était Adrien Fumée, maître des requêtes.

Le procureur général de la commission requit que lesdits cordeliers fussent brûlés ; mais l’arrêt ne les condamna qu’à faire tous amende honorable la torche au poing, et à être bannis du royaume. Cet arrêt est du 18 février 1534.

Après une telle vision, il est inutile d’en rapporter d’autres : elles sont toutes ou du genre de la friponnerie, ou du genre de la folie. Les visions du premier genre sont du ressort de la justice ; celles du second genre sont ou des visions de fous malades, ou des visions de fous en bonne santé. Les premières appartiennent à la médecine, et les secondes aux petites-maisons.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Voyez la note, tome XII, page 292.
  3. Tiré d’un manuscrit de la bibliothèque de l’évêque de Blois, Caumartin. (Note de Voltaire.)
  4. Toutes ces particularités sont détaillées dans l’Histoire des apparitions et visions, de l’abbé Lenglet. (Note de Voltaire.)


Vie

Vision

Vision de Constantin