Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Volonté

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Éd. Garnier - Tome 20
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VOLONTÉ[1].

Des Grecs fort subtils consultaient autrefois le pape Honorius Ier pour savoir si Jésus, lorsqu’il était au monde, avait eu une volonté ou deux volontés lorsqu’il se déterminait à quelque action, par exemple lorsqu’il voulait dormir ou veiller, manger ou aller à la garde-robe, marcher ou s’asseoir.

« Que nous importe ? leur répondait le très-sage évêque de Rome Honorius. Il a certainement aujourd’hui la volonté que vous soyez gens de bien, cela vous doit suffire ; il n’a nulle volonté que vous soyez des sophistes babillards, qui vous battez continuellement pour la chape à l’évêque et pour l’ombre de l’âne. Je vous conseille de vivre en paix, et de ne point perdre en disputes inutiles un temps que vous pourriez employer en bonnes œuvres.

— Saint-père, vous avez beau dire, c’est ici la plus importante affaire du monde. Nous avons déjà mis l’Europe, l’Asie et l’Afrique en feu, pour savoir si Jésus avait deux personnes et une nature, ou une nature et deux personnes, ou bien deux personnes et deux natures, ou bien une personne et une nature.

— Mes chers frères, vous avez très-mal fait : il fallait donner du bouillon aux malades, du pain aux pauvres.

— Il s’agit bien de secourir les pauvres ! voilà-t-il pas le patriarche Sergius qui vient de faire décider dans un concile à Constantinople que Jésus avait deux natures et une volonté ! et l’empereur, qui n’y entend rien, est de cet avis.

— Eh bien, soyez-en aussi ; et surtout défendez-vous mieux contre les mahométans, qui vous donnent tous les jours sur les oreilles, et qui ont une très-mauvaise volonté contre vous.

— C’est bien dit ; mais voilà les évêques de Tunis, de Tripoli, d’Alger, de Maroc, qui tiennent fermement pour les deux volontés. Il faut avoir une opinion ; quelle est la vôtre ?

— Mon opinion est que vous êtes des fous qui perdrez la religion chrétienne, que nous avons établie avec tant de peine. Vous ferez tant par vos sottises que Tunis, Tripoli, Alger, Maroc, dont vous me parlez, deviendront musulmans, et qu’il n’y aura pas une chapelle chrétienne en Afrique. En attendant je suis pour l’empereur et le concile, jusqu’à ce que vous ayez pour vous un autre concile et un autre empereur.

— Ce n’est pas nous satisfaire. Croyez-vous deux volontés ou une ?

— Écoutez : si ces deux volontés sont semblables, c’est comme s’il n’y en avait qu’une seule ; si elles sont contraires, celui qui aura deux volontés à la fois fera deux choses contraires à la fois, ce qui est absurde ; par conséquent, je suis pour une seule volonté.

— Ah ! saint-père, vous êtes monothélite. À l’hérésie ! à l’hérésie ! au diable ! à l’excommunication, à la déposition ! un concile, vite un autre concile ! un autre empereur, un autre évêque de Rome, un autre patriarche !

— Mon Dieu ! que ces pauvres Grecs sont fous avec toutes leurs vaines et interminables disputes, et que mes successeurs feront bien de songer à être puissants et riches ! »

À peine Honorius avait proféré ces paroles qu’il apprit que l’empereur Héraclius était mort après avoir été bien battu par les mahométans. Sa veuve Martine empoisonna son beau-fils ; le sénat fit couper la langue à Martine, et le nez à un autre fils de l’empereur. Tout l’empire grec nagea dans le sang.

N’eût-il pas mieux valu ne point disputer sur les deux volontés ? Et ce pape Honorius, contre lequel les jansénistes ont tant écrit, n’était-il pas un homme très-sensé ?



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)