Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Lèpre et vérole

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Éd. Garnier - Tome 19
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LÈPRE ET VÉROLE[1].

Il s’agit ici de deux grandes divinités, l’une ancienne, et l’autre moderne, qui ont régné dans notre hémisphère. Le révérend P. dom Calmet, grand antiquaire, c’est-à-dire grand compilateur de ce qu’on a dit autrefois et de ce qu’on a répété de nos jours, a confondu la vérole et la lèpre. Il prétend que c’est de la vérole que le bonhomme Job était attaqué ; et il suppose, d’après un fier commentateur nommé Pinéda, que la vérole et la lèpre sont précisément la même chose. Ce n’est pas que Calmet soit médecin ; ce n’est pas qu’il raisonne ; mais il cite, et dans son métier de commentateur, les citations ont toujours tenu lieu de raisons. Il cite entre autres le consul Ausone, né Gascon et poëte, précepteur du malheureux empereur Gratien, et que quelques-uns ont cru avoir été évêque.

Calmet, dans sa dissertation sur la maladie de Job, renvoie le lecteur à cette épigramme d’Ausone sur une dame romaine nommée Crispa :

Crispa pour ses amants ne fut jamais farouche ;
Elle offre à leurs plaisirs et sa langue et sa bouche ;
Tous ses trous en tout temps furent ouverts pour eux :
Célébrons, mes amis, des soins si généreux.

(Ausone, épig. lxxi.)

On ne voit pas ce que cette prétendue épigramme a de commun avec ce qu’on impute à Job, qui d’ailleurs n’a jamais existé, et qui n’est qu’un personnage allégorique d’une fable arabe, ainsi que nous l’avons vu[2].

Quand Astruc, dans son Histoire de la vérole, allègue des autorités pour prouver que la vérole vient en effet de Saint-Domingue, et que les Espagnols la rapportèrent d’Amérique, ses citations sont plus concluantes.

Deux choses prouvent, à mon avis, que nous devons la vérole à l’Amérique : la première est la foule des auteurs, des médecins et des chirurgiens du xvie siècle qui attestent cette vérité ; la seconde est le silence de tous les médecins et de tous les poëtes de l’antiquité, qui n’ont jamais connu cette maladie, et qui n’ont jamais prononcé son nom. Je regarde ici le silence des médecins et des poëtes comme une preuve également démonstrative. Les premiers, à commencer par Hippocrate, n’auraient pas manqué de décrire cette maladie, de la caractériser, de lui donner un nom, de chercher quelques remèdes. Les poëtes, aussi malins que les médecins sont laborieux, auraient parlé, dans leurs satires, de la chaudepisse, du chancre, du poulain, de tout ce qui précède ce mal affreux, et de toutes ses suites : vous ne trouvez pas un seul vers dans Horace, dans Catulle, dans Martial, dans Juvénal, qui ait le moindre rapport à la vérole, tandis qu’ils s’étendent tous avec tant de complaisance sur tous les effets de la débauche.

Il est très-certain que la petite vérole ne fut connue des Romains qu’au vie siècle, que la vérole américaine ne fut apportée en Europe qu’à la fin du xve, et que la lèpre est aussi étrangère à ces deux maladies que la paralysie l’est à la danse de Saint-Vit ou de Saint-Guy.

La lèpre était une gale d’une espèce horrible. Les Juifs en furent attaqués plus qu’aucun peuple des pays chauds, parce qu’ils n’avaient ni linge ni bains domestiques. Ce peuple était si malpropre que ses législateurs furent obligés de lui faire une loi de se laver les mains.

Tout ce que nous gagnâmes à la fin de nos croisades, ce fut cette gale ; et de tout ce que nous avions pris, elle fut la seule chose qui nous resta. Il fallut bâtir partout des léproseries, pour renfermer ces malheureux attaqués d’une gale pestilentielle et incurable.

La lèpre, ainsi que le fanatisme et l’usure, avait été le caractère distinctif des Juifs. Ces malheureux n’ayant point de médecins, les prêtres se mirent en possession de gouverner la lèpre, et d’en faire un point de religion. C’est ce qui a fait dire à quelques téméraires que les Juifs étaient de véritables sauvages, dirigés par leurs jongleurs. Leurs prêtres, à la vérité, ne guérissaient pas la lèpre, mais ils séparaient les galeux de la société, et par là ils acquéraient un pouvoir prodigieux. Tout homme atteint de ce mal était emprisonné comme un voleur ; de sorte qu’une femme qui voulait se défaire de son mari n’avait qu’à gagner un prêtre ; le mari était enfermé : c’était une espèce de lettre de cachet de ce temps-là. Les Juifs et ceux qui les gouvernaient étaient si ignorants qu’ils prirent les teignes qui rongent les habits, et les moisissures des murailles, pour une lèpre. Ils imaginèrent donc la lèpre des maisons et des habits ; de sorte que le peuple, ses guenilles et ses cabanes, tout fut sous la verge sacerdotale.

Une preuve qu’au temps de la découverte de la vérole il n’y avait nul rapport entre ce mal et la lèpre, c’est que le peu qui restait encore de lépreux à la fin du xve siècle ne voulut faire aucune sorte de comparaison avec les véroles.

On mit d’abord quelques véroles dans les hôpitaux des lépreux ; mais ceux-ci les reçurent avec indignation. Ils présentèrent requête pour en être séparés ; comme des gens en prison pour dettes, ou pour des affaires d’honneur, demandant à n’être pas confondus avec la canaille des criminels.

Nous avons déjà dit[3] que le parlement de Paris rendit, le 6 mars 1496, un arrêt par lequel tous les vérolés qui n’étaient pas bourgeois de Paris eussent à sortir dans vingt-quatre heures, sous peine d’être pendus. L’arrêt n’était ni chrétien, ni légal, ni sensé ; et nous en avons beaucoup de cette espèce ; mais il prouve que la vérole était regardée comme un fléau nouveau, qui n’avait rien de commun avec la lèpre, puisqu’on ne pendait pas les lépreux pour avoir couché à Paris, et qu’on pendait les vérolés.

Les hommes peuvent se donner la lèpre par leur saleté, ainsi qu’une certaine espèce d’animaux auxquels la canaille ressemble assez ; mais pour la vérole, c’est la nature qui a fait ce présent à l’Amérique. Nous lui avons déjà reproché, à cette nature, si bonne et si méchante, si éclairée et si aveugle, d’avoir été contre son but en empoisonnant la source de la vie ; et nous gémissons encore de n’avoir point trouvé de solution à cette difficulté terrible.

Nous avons vu ailleurs[4] que l’homme en général, l’un portant l’autre, n’a qu’environ vingt-deux ans à vivre ; et pendant ces vingt-deux ans il est sujet à plus de vingt-deux mille maux, dont plusieurs sont incurables.

Dans cet horrible état, on se pavane encore, on fait l’amour au hasard de tomber en pourriture, on s’intrigue, on fait la guerre, on fait des projets, comme si on devait vivre mille siècles dans les délices.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, 1774, in-4o. (B.)
  2. Au mot Arabes, tome XVII, page 342.
  3. Dans le chapitre xi de l’Homme aux quarante écus.
  4. Voyez les articles Âge, Bien, et Homme ; et le paragraphe ii de l’Homme aux quarante écus.


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