Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Arabes

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Éd. Garnier - Tome 17
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ARABES[1],

ET, PAR OCCASION, DU LIVRE DE JOB[2].

Si quelqu’un veut connaître à fond les antiquités arabes, il est à présumer qu’il n’en sera pas plus instruit que de celles de l’Auvergne et du Poitou. Il est pourtant certain que les Arabes étaient quelque chose longtemps avant Mahomet. Les Juifs eux-mêmes disent que Moïse épousa une fille arabe, et son beau-père Jéthro paraît un homme de fort bon sens.

Meka ou la Mecque passa, et non sans vraisemblance, pour une des plus anciennes villes du monde ; et ce qui prouve son ancienneté, c’est qu’il est impossible qu’une autre cause que la superstition seule ait fait bâtir une ville en cet endroit : elle est dans un désert de sable, l’eau y est saumâtre, on y meurt de faim et de soif. Le pays, à quelques milles vers l’orient, est le plus délicieux de la terre, le plus arrosé, le plus fertile. C’était là qu’il fallait bâtir, et non à la Mecque.

Mais il suffit d’un charlatan, d’un fripon, d’un faux prophète qui aura débité ses rêveries, pour faire de la Mecque un lieu sacré et le rendez-vous des nations voisines. C’est ainsi que le temple de Jupiter Ammon était bâti au milieu des sables, etc., etc.

L’Arabie s’étend du désert de Jérusalem jusqu’à Aden ou Éden, vers le quinzième degré, en tirant droit du nord-est au sud-est. C’est un pays immense, environ trois fois grand comme l’Allemagne. Il est très-vraisemblable que ses déserts de sable ont été apportés par les eaux de la mer, et que ses golfes maritimes ont été des terres fertiles autrefois.

Ce qui semble déposer en faveur de l’antiquité de cette nation, c’est qu’aucun historien ne dit qu’elle ait été subjuguée ; elle ne le fut pas même par Alexandre, ni par aucun roi de Syrie, ni par les Romains. Les Arabes au contraire ont subjugué cent peuples, depuis l’Inde jusqu’à la Garonne ; et ayant ensuite perdu leurs conquêtes, ils se sont retirés dans leur pays sans s’être mêlés avec d’autres peuples.

N’ayant jamais été ni asservis ni mélangés, il est plus que probable qu’ils ont conservé leurs mœurs et leur langage ; aussi l’arabe est-il en quelque façon la langue mère de toute l’Asie, jusqu’à l’Inde et jusqu’au pays habité par les Scythes, supposé qu’il y ait en effet des langues mères ; mais il n’y a que des langues dominantes. Leur génie n’a point changé, ils font encore des Mille et une Nuits, comme ils en faisaient du temps qu’ils imaginaient un Bach ou Bacchus, qui traversait la mer Rouge avec trois millions d’hommes, de femmes et d’enfants ; qui arrêtait le soleil et la lune ; qui faisait jaillir des fontaines de vin avec une baguette, laquelle il changeait en serpent quand il voulait.

Une nation ainsi isolée, et dont le sang est sans mélange, ne peut changer de caractère. Les Arabes qui habitent les déserts ont toujours été un peu voleurs. Ceux qui habitent les villes ont toujours aimé les fables, la poésie et l’astronomie.

Il est dit dans la Préface historique de l’Alcoran que, lorsqu’ils avaient un bon poète dans une de leurs tribus, les autres tribus ne manquaient pas d’envoyer des députés pour féliciter celle à qui Dieu avait fait la grâce de lui donner un poète.

Les tribus s’assemblaient tous les ans par représentants, dans une place nommée Ocad, où l’on récitait des vers à peu près comme on fait aujourd’hui à Rome dans le jardin de l’Académie des Arcades ; et cette coutume dura jusqu’à Mahomet. De son temps chacun affichait ses vers à la porte du temple de la Mecque.

Labid, fils de Rabia, passait pour l’Homère des Mecquois ; mais ayant vu le second chapitre de l’Alcoran que Mahomet avait affiché, il se jeta à ses genoux, et lui dit : « Ô Mohammed, fils d’Abdallah, fils de Motaleb, fils d’Achem, vous êtes un plus grand poëte que moi ; vous êtes sans doute le prophète de Dieu. »

Autant les Arabes du désert étaient voleurs, autant ceux de Maden, de Naïd, de Sanaa, étaient généreux. Un ami était déshonoré dans ces pays quand il avait refusé des secours à un ami.

Dans leur recueil de vers intitulé Tograïd, il est rapporté qu’un jour, dans la cour du temple de la Mecque, trois Arabes disputaient sur la générosité et l’amitié, et ne pouvaient convenir qui méritait la préférence de ceux qui donnaient alors les plus grands exemples de ces vertus. Les uns tenaient pour Abdallah, fils de Giafar, oncle de Mahomet; les autres pour Kaïs, fils de Saad ; et d’autres pour Arabad, de la tribu d’As. Après avoir bien disputé, ils convinrent d’envoyer un ami d’Abdallah vers lui, un ami de Kaïs vers Kaïs, et un ami d’Arabad vers Arabad, pour les éprouver tous trois, et venir ensuite faire leur rapport à l’assemblée.

L’ami d’Abdallah courut donc à lui, et lui dit : « Fils de l’oncle de Mahomet, je suis en voyage et je manque de tout. » Abdallah était monté sur son chameau chargé d’or et de soie ; il en descendit au plus vite, lui donna son chameau, et s’en retourna à pied dans sa maison.

Le second alla s’adresser à son ami Kaïs, fils de Saad. Kaïs dormait encore ; un de ses domestiques demande au voyageur ce qu’il désire. Le voyageur répond qu’il est l’ami de Kaïs, et qu’il a besoin de secours. Le domestique lui dit : « Je ne veux pas éveiller mon maître ; mais voilà sept mille pièces d’or, c’est tout ce que nous avons à présent dans la maison ; prenez encore un chameau dans l’écurie avec un esclave ; je crois que cela vous suffira jusqu’à ce que vous soyez arrivé chez vous. » Lorsque Kaïs fut éveillé, il gronda beaucoup le domestique de n’avoir pas donné davantage.

Le troisième alla trouver son ami Arabad de la tribu d’As. Arabad était aveugle, et il sortait de sa maison, appuyé sur deux esclaves, pour aller prier Dieu au temple de la Mecque ; dès qu’il eut entendu la voix de l’ami, il lui dit : « Je n’ai de bien que mes deux esclaves, je vous prie de les prendre et de les vendre ; j’irai au temple comme je pourrai avec mon bâton. »

Les trois disputeurs étant revenus à l’assemblée racontèrent fidèlement ce qui leur était arrivé. On donna beaucoup de louanges à Abdallah, fils de Giafard, à Kaïs, fils de Saad, et à Arabad, de la tribu d’As ; mais la préférence fut pour Arabad.

Les Arabes ont plusieurs contes de cette espèce. Nos nations occidentales n’en ont point ; nos romans ne sont pas dans ce goût. Nous en avons plusieurs qui ne roulent que sur des friponneries, comme ceux de Boccace, Gusman d’Alfarache, Gil Blas, etc.

Il est clair que du moins les Arabes avaient des idées nobles et élevées. Les hommes les plus savants dans les langues orientales pensent que le livre de Job, qui est de la plus haute antiquité, fut composé par un Arabe de l’Idumée. La preuve la plus claire et la plus indubitable, c’est que le traducteur hébreu a laissé dans sa traduction plus de cent mots arabes qu’apparemment il n’entendait pas.

Job, le héros de la pièce, ne peut avoir été un Hébreu: car il dit, dans le quarante-deuxième chapitre, qu’ayant recouvré son premier état, il partagea ses biens également à ses fils et à ses filles, ce qui est directement contraire à la loi hébraïque.

Il est très-vraisemblable que si ce livre avait été composé après le temps où l’on place l’époque de Moïse, l’auteur, qui parle de tant de choses, et qui n’épargne pas les exemples, aurait parlé de quelqu’un des étonnants prodiges opérés par Moïse, et connus sans doute de toutes les nations de l’Asie.

Dès le premier chapitre, Satan paraît devant Dieu, et lui demande la permission d’affliger Job. On ne connaît point Satan dans le Pentateuque, c’était un mot chaldéen. Nouvelle preuve que l’auteur arabe était voisin de la Chaldée.

On a cru qu’il pouvait être Juif, parce qu’au douzième chapitre le traducteur hébreu a mis Jehova à la place d’El, ou de Bel, ou de Sadaï. Mais quel est l’homme un peu instruit qui ne sache que le mot de Jehova était commun aux Phéniciens, aux Syriens, aux Égyptiens, et à tous les peuples des contrées voisines ?

Une preuve plus forte encore, et à laquelle on ne peut rien répliquer, c’est la connaissance de l’astronomie, qui éclate dans le livre de Job. Il est parlé des constellations que nous nommons[3] l’Arcture, l’Orion, les Ilyades, et même celles du midi qui sont cachées. Or les Hébreux n’avaient aucune connaissance de la sphère, n’avaient pas même de terme pour exprimer l’astronomie ; et les Arabes ont toujours été renommés pour cette science, ainsi que les Chaldéens.

Il paraît donc très-bien prouvé que le livre de Job ne peut être d’un Juif, et est antérieur à tous les livres juifs. Philon et Josèphe sont trop avisés pour le compter dans le canon hébreu : c’est incontestablement une parabole, une allégorie arabe.

Ce n’est pas tout ; on y puise des connaissances des usages de l’ancien monde, et surtout de l’Arabie[4]. Il y est question du commerce des Indes, commerce que les Arabes firent de tous les temps, et dont les Juifs n’entendirent seulement pas parler.

On y voit que l’art d’écrire était très-cultivé, et qu’on faisait déjà de gros livres[5].

On ne peut dissimuler que le commentateur Calmet, tout profond qu’il est, manque à toutes les règles de la logique en prétendant que Job annonce l’immortalité de l’àme et la résurrection du corps quand il dit[6] : « Je sais que Dieu, qui est vivant, aura pitié de moi, que je me relèverai un jour de mon fumier, que ma peau reviendra, que je reverrai Dieu dans ma chair. Pourquoi donc dites-vous à présent : Persécutons-le, cherchons des paroles contre lui ? Je serai puissant à mon tour, craignez mon épée, craignez que je ne me venge, sachez qu’il y a une justice. »

Peut-on entendre par ces paroles autre chose que l’espérance de la guérison ? L’immortalité de l’âme et la résurrection des corps au dernier jour sont des vérités si indubitablement annoncées dans le Nouveau Testament, si clairement prouvées par les Pères et par les conciles, qu’il n’est pas besoin d’en attribuer la première connaissance à un Arabe. Ces grands mystères ne sont expliqués dans aucun endroit du Pentateuque hébreu ; comment le seraient-ils dans ce seul verset de Job, et encore d’une manière si obscure ? Calmet n’a pas plus de raison de voir l’immortalité de l’âme et la résurrection dans les discours de Job, que d’y voir la vérole dans la maladie dont il est attaqué. Ni la logique ni la physique ne sont d’accord avec ce commentateur.

Au reste, ce livre allégorique de Job étant manifestement arabe, il est permis de dire qu’il n’y a ni méthode, ni justesse, ni précision. Mais c’est peut-être le monument le plus précieux et le plus ancien des livres qui aient été écrits en deçà de l’Euphrate.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, seconde partie, 1770. (B.)
  2. Voyez aussi Job.
  3. Chapitre ix, v. 9. (Note de Voltaire.)
  4. Chapitre xxviii, v. 16, etc. (Note de Voltaire.)
  5. Chapitre xxxi, v. 35 et 36. (Id.)
  6. Job, XIX, 25 et suivants.
À propos, l’apropos

Arabes

Aranda