Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Antropofages

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Cramer (Tome 1p. 46-49).

ANTROPOFAGES



Nous avons parlé de l’amour. Il est dur de passer de gens qui se baisent, à gens qui se mangent. Il n’est que trop vrai qu’il y a eu des anthropofages ; nous en avons trouvé en Amérique, il y en a peut-être encor ; & les Cyclopes n’étaient pas les seuls dans l’antiquité qui se nourrissent quelquefois de chair humaine. Juvénal rapporte que chez les Égyptiens, ce peuple si sage, si renommé pour ses loix, ce peuple si pieux qui adorait des crocodiles & des oignons, les Tintirites mangèrent un de leurs ennemis tombé entre leurs mains ; il ne fait pas ce conte sur un ouï-dire, ce crime fut commis presque sous ses yeux, il était alors en Égypte, & à peu de distance de Tintire. Il cite à cette occasion les Gascons & les Saguntins qui se nourrirent autrefois de la chair de leurs compatriotes.

En 1725 on amena quatre sauvages du Mississippi à Fontainebleau, j’eus l’honneur de les entretenir ; il y avait parmi eux une Dame du pays, à qui je demandai si elle avait mangé des hommes, elle me répondit très naïvement qu’elle en avait mangé. Je parus un peu scandalisé ; elle s’excusa en disant qu’il valait mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes, & que les vainqueurs méritaient d’avoir la préférence. Nous tuons en bataille rangée, ou non rangée, nos voisins, & pour la plus vile récompense nous travaillons à la cuisine des corbeaux & des vers. C’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime ; qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau & un chien ?

Nous respectons plus les morts que les vivans. Il aurait fallu respecter les uns & les autres. Les nations qu’on nomme policées ont eu raison de ne pas mettre leurs ennemis vaincus à la broche ; car s’il était permis de manger ses voisins, on mangerait bientôt ses compatriotes ; ce qui serait un grand inconvénient pour les vertus sociales. Mais les nations policées ne l’ont pas toûjours été ; toutes ont été longtems sauvages ; & dans le nombre infini de révolutions que ce globe a éprouvées, le genre humain a été tantôt nombreux, tantôt très rare. Il est arrivé aux hommes ce qui arrive aujourd’hui aux éléphans, aux lions, aux tigres, dont l’espèce a beaucoup diminué. Dans les tems où une contrée était peu peuplée d’hommes, ils avaient peu d’arts, ils étaient chasseurs. L’habitude de se nourrir de ce qu’ils avaient tué, fit aisément qu’ils traitèrent leurs ennemis comme leurs cerfs & leurs sangliers. C’est la superstition qui a fait immoler des victimes humaines, c’est la nécessité qui les a fait manger.

Quel est le plus grand crime ou de s’assembler pieusement pour plonger un couteau dans le cœur d’une jeune fille ornée de bandelettes, à l’honneur de la Divinité, ou de manger un vilain homme qu’on a tué à son corps défendant ?

Cependant, nous avons beaucoup plus d’exemples de filles & de garçons sacrifiés, que de filles & de garçons mangés ; presque toutes les nations connuës ont sacrifié des garçons & des filles. Les Juifs en immolaient. Cela s’appelait l’anathème ; c’était un véritable sacrifice, & il est ordonné au 29e chap. du Lévitique, de ne point épargner les ames vivantes qu’on aura voüées ; mais il ne leur est prescrit en aucun endroit d’en manger, on les en menace seulement ; & Moïse, comme nous avons vu, dit aux Juifs ; que s’ils n’observent pas ses cérémonies, non-seulement ils auront la galle, mais que les mères mangeront leurs enfans. Il est vrai que du tems d’Ézéchiel les Juifs devaient être dans l’usage de manger de la chair humaine, car il leur prédit au Chapitre 39 que Dieu les fera manger non-seulement les chevaux de leurs ennemis, mais encor les cavaliers & les autres guerriers. Cela est positif. Et en effet pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été antropofages ? c’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre.

J’ai lu dans des anecdotes de l’histoire d’Angleterre du tems de Cromwell, qu’une chandelière de Dublin vendait d’excellentes chandèles faites avec de la graisse d’Anglais. Quelque tems après un de ses chalans se plaignit à elle de ce que sa chandelle n’était plus si bonne ; Hélas ! dit-elle, c’est que les Anglais nous ont manqué ce mois-ci. Je demande qui était le plus coupable, ou ceux qui égorgeaient des Anglais, ou cette femme qui faisait des chandelles avec leur suif ?