Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Destin

La bibliothèque libre.
Cramer (Tome 1p. 239-243).

DESTIN.



De tous les livres qui sont parvenus jusqu’à nous, le plus ancien est Homère ; c’est là qu’on trouve les mœurs de l’antiquité profane, des héros grossiers, des dieux grossiers, faits à l’image de l’homme. Mais c’est là qu’on trouve aussi les semences de la philosophie, & surtout l’idée du destin qui est maître des dieux, comme les dieux sont les maîtres du monde.

Jupiter veut en vain sauver Hector ; il consulte les destinées ; il pèse dans une balance les destins d’Hector & d’Achille ; il trouve que le Troyen doit absolument être tué par le Grec ; il ne peut s’y opposer ; & dès ce moment Apollon, le génie gardien d’Hector, est obligé de l’abandonner. (Iliade liv. 22.) Ce n’est pas qu’Homère ne prodigue souvent dans son poëme, des idées toutes contraires, suivant le privilège de l’antiquité ; mais enfin, il est le premier chez qui on trouve la notion du destin. Elle était donc très en vogue de son tems.

Les Pharisiens, chez le petit peuple Juif, n’adoptèrent le destin que plusieurs siècles après. Car ces Pharisiens eux-mêmes, qui furent les premiers lettrés d’entre les Juifs, étaient très nouveaux. Ils mêlèrent dans Alexandrie une partie des dogmes des stoïciens, aux anciennes idées juives. St. Jérôme prétend même que leur secte n’est pas de beaucoup antérieure à notre ère vulgaire.

Les philosophes n’eurent jamais besoin ni d’Homère, ni des Pharisiens, pour se persuader que tout se fait par des loix immuables, que tout est arrangé, que tout est un effet nécessaire.

Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses loix physiques, ou un Être suprême l’a formé selon ses loix suprêmes ; dans l’un & l’autre cas, ces loix sont immuables ; dans l’un & l’autre cas, tout est nécessaire ; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l’air. Les poiriers ne peuvent jamais porter d’ananas. L’instinct d’un épagneul, ne peut être l’instinct d’une autruche ; tout est arrangé, engrené & limité.

L’homme ne peut avoir qu’un certain nombre de dents, de cheveux & d’idées ; il vient un tems où il perd nécessairement ses dents, ses cheveux & ses idées.

Il est contradictoire que ce qui fut hier n’ait pas été, que ce qui est aujourd’hui ne soit pas ; il est aussi contradictoire que ce qui doit être, puisse ne pas devoir être.

Si tu pouvais déranger la destinée d’une mouche, il n’y aurait nulle raison qui pût t’empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu.

Des imbécilles disent, Mon médecin a tiré ma tante d’une maladie mortelle, il a fait vivre ma tante dix ans de plus qu’elle ne devait vivre ; d’autres qui font les capables disent, L’homme prudent fait lui-même son destin.

Nullum numen abest si sit prudentia, sed nos
Te facimus fortuna Deam coeloque locamus.

Mais souvent le prudent succombe sous sa destinée, loin de la faire ; c’est le destin qui fait les prudens.

De profonds politiques assurent que si on avait assassiné Cromwell, Ludlow, Ireton, & une douzaine d’autres parlementaires, huit jours avant qu’on coupât la tête à Charles Ier, ce roi aurait pu vivre encor & mourir dans son lit ; ils ont raison ; ils peuvent ajouter encor que si toute l’Angleterre avait été engloutie dans la mer, ce monarque n’aurait pas péri sur un échafaud auprès de Whitehall, auprès de la salle blanche : mais les choses étaient arrangées de façon que Charles devait avoir le cou coupé.

Le cardinal d’Ossat était sans doute plus prudent qu’un fou des petites maisons ; mais n’est-il pas évident que les organes du sage d’Ossat étaient autrement faits que ceux de cet écervelé ? de même que les organes d’un renard sont différens de ceux d’une grüe & d’une alouette.

Ton médecin a sauvé ta tante ; mais certainement il n’a pas en cela contredit l’ordre de la nature, il l’a suivi. Il est clair que ta tante ne pouvait pas s’empêcher de naître dans une telle ville, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir dans un tel tems une certaine maladie, que le médecin ne pouvait pas être ailleurs que dans la ville où il était, que ta tante devait l’appeler, qu’il devait lui prescrire les drogues qui l’ont guérie.

Un paysan croit qu’il a grêlé par hazard sur son champ, mais le philosophe sait qu’il n’y a point de hazard, & qu’il était impossible, dans la constitution de ce monde, qu’il ne grêlât pas ce jour-là en cet endroit.

Il y a des gens qui étant effrayés de cette vérité en accordent la moitié, comme des débiteurs qui offrent moitié à leurs créanciers, & demandent répit pour le reste. Il y a, disent-ils, des événements nécessaires, & d’autres qui ne le sont pas ; il serait plaisant qu’une partie de ce monde fût arrangée, & que l’autre ne le fût point ; qu’une partie de ce qui arrive dût arriver, & qu’une autre partie de ce qui arrive ne dût pas arriver. Quand on y regarde de près, on voit que la doctrine contraire à celle du destin est absurde & contraire à l’idée d’une providence éternelle ; mais il y a beaucoup de gens destinés à raisonner mal, d’autres à ne point raisonner du tout, d’autres à persécuter ceux qui raisonnent.

Il y a des gens qui vous disent, Ne croyez pas au fatalisme, car alors tout vous paraissant inévitable vous ne travaillerez à rien, vous croupirez dans l’indifférence, vous n’aimerez ni les richesses ni les honneurs, ni les louanges ; vous ne voudrez rien acquérir, vous vous croirez sans mérite comme sans pouvoir ; aucun talent ne sera cultivé, tout périra par l’apathie.

Ne craignez rien, messieurs, nous aurons toûjours des passions & des préjugés, puisque c’est notre destinée d’être soumis aux préjugés & aux passions : nous saurons bien qu’il ne dépend pas plus de nous d’avoir beaucoup de mérite & de grands talents, que d’avoir les cheveux bien plantés & la main belle : nous serons convaincus qu’il ne faut tirer vanité de rien, & cependant nous aurons toûjours de la vanité.

J’ai nécessairement la passion d’écrire ceci, & toi tu as la passion de me condamner ; nous sommes tous deux également sots, également les jouets de la destinée. Ta nature est de faire du mal, la mienne est d’aimer la vérité, & de la publier malgré toi.

Le hibou qui se nourrit de souris dans sa masure, a dit au rossignol, Cesse de chanter sous tes beaux ombrages, viens dans mon trou, afin que je t’y dévore ; & le rossignol a répondu, Je suis né pour chanter ici, & pour me moquer de toi.

Vous me demandez ce que deviendra la liberté ? Je ne vous entends pas. Je ne sais ce que c’est que cette liberté dont vous parlez ; il y a si longtems que vous disputez sur sa nature, qu’assurément vous ne la connaissez pas. Si vous voulez, ou plutôt, si vous pouvez examiner paisiblement avec moi ce que c’est, passez à la lettre L.