Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Folie

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Cramer (Tome 1p. 295-298).
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FOLIE.



Il n’est pas question de renouveler le livre d’Érasme, qui ne serait aujourd’hui qu’un lieu commun assez insipide.

Nous appelons folie cette maladie des organes du cerveau qui empêche un homme nécessairement de penser & d’agir comme les autres ; ne pouvant gérer son bien, on l’interdit ; ne pouvant avoir des idées convenables à la société, on l’en exclut ; s’il est dangereux, on l’enferme ; s’il est furieux, on le lie.

Ce qu’il est important d’observer, c’est que cet homme n’est point privé d’idées ; il en a comme tous les autres hommes pendant la veille, & souvent quand il dort. On peut demander comment son ame spirituelle, immortelle, logée dans son cerveau, recevant toutes les idées par les sens très nettes & très distinctes, n’en porte cependant jamais un jugement sain ? Elle voit les objets comme l’ame d’Aristote & de Platon, de Loke & de Newton les voyaient ; elle entend les mêmes sons, elle a le même sens du toucher ; comment donc recevant les perceptions que les plus sages éprouvent, en fait-elle un assemblage extravagant sans pouvoir s’en dispenser ? Si cette substance simple & éternelle a pour ses actions les mêmes instrumens qu’ont les ames des cerveaux les plus sages, elle doit raisonner comme eux. Qui peut l’en empêcher ? Je conçois bien à toute force que si mon fou voit du rouge, & les sages du bleu ; si quand les sages entendent de la musique, mon fou entend le braiment d’un âne ; si quand ils sont au sermon, mon fou croit être à la comédie ; si quand ils entendent oui, il entend non ; alors son ame doit penser au rebours des autres. Mais mon fou a les mêmes perceptions qu’eux ; il n’y a nulle raison apparente pour laquelle son ame ayant reçu par ses sens tous ses outils, ne peut en faire d’usage. Elle est pure, dit-on, elle n’est sujette par elle-même à aucune infirmité ; la voilà pourvue de tous les secours nécessaires : quelque chose qui se passe dans son corps, rien ne peut changer son essence : cependant on la mène dans son étui aux petites misons.

Cette réflexion peut faire soupçonner que la faculté de penser donnée de Dieu à l’homme, est sujette au dérangement comme les autres sens. Un fou est un malade dont le cerveau pâtit, comme le gouteux est un malade qui souffre aux pieds & aux mains ; il pensait par le cerveau, comme il marchait avec les pieds, sans rien connaître ni de son pouvoir incompréhensible de marcher, ni de son pouvoir non moins incompréhensible de penser. On a la goutte au cerveau comme aux pieds. Enfin après mille raisonnements, il n’y a peut-être que la foi seule qui puisse nous convaincre qu’une substance simple & immatérielle puisse être malade.

Les doctes ou les docteurs diront au fou ; Mon ami, quoique tu ayes perdu le sens commun, ton ame est aussi spirituelle, aussi pure, aussi immortelle que la nôtre ; mais notre ame est bien logée, & la tienne l’est mal ; les fenêtres de la maison sont bouchées pour elle ; l’air lui manque, elle étouffe. Le fou, dans ses bons moments, leur répondrait, Mes amis, vous supposez à votre ordinaire ce qui est en question, mes fenêtres sont aussi bien ouvertes que les vôtres, puisque je vois les mêmes objets, & que j’entends les mêmes paroles : il faut donc nécessairement que mon ame fasse un mauvais usage de ses sens, ou que mon ame ne soit elle-même qu’un sens vicié, une qualité dépravée. En un mot, ou mon ame est folie par elle-même, ou je n’ai point d’âme.

Un des docteurs pourra répondre : Mon confrère, Dieu a créé peut-être des ames folles, comme il a créé des ames sages. Le fou répliquera ; Si je croyais ce que vous me dites, je serais encor plus fou que je ne le suis. De grace, vous qui en savez tant, dites-moi pourquoi je suis fou ?

Si les docteurs ont encor un peu de sens, ils lui répondront, Je n’en sais rien. Ils ne comprendront pas pourquoi une cervelle a des idées incohérentes ; ils ne comprendront pas mieux pourquoi une autre cervelle a des idées régulières & suivies. Ils se croiront sages, & ils seront aussi fous que lui.