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Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/C

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Cramer (Tome 1p. 93-233).
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CARACTÈRE



Du mot grec impression, gravure. C’est ce que la nature a gravé dans nous ; pouvons-nous l’effacer ? grande question. Si j’ai un nez de travers & deux yeux de chat, je peux les cacher avec un masque. Puis-je davantage sur le caractère que m’a donné la nature ? Un homme né violent, emporté, se présente devant François premier Roi de France, pour se plaindre d’un passe-droit ; le visage du prince, le maintien respectueux des courtisans, le lieu même où il est, font une impression puissante sur cet homme ; il baisse machinalement les yeux, sa voix rude s’adoucit, il présente humblement sa requête, on le croirait né aussi doux que le sont (dans ce moment au moins) les courtisans, au milieu desquels il est même déconcerté ; mais si François premier se connaît en physionomies, il découvre aisément dans ses yeux baissés, mais allumés d’un feu sombre, dans les muscles tendus de son visage, dans ses lèvres serrées l’une contre l’autre, que cet homme n’est pas si doux qu’il est forcé de le paraître. Cet homme le suit à Pavie, est pris avec lui, mené avec lui en prison à Madrid ; la majesté de François premier ne fait plus sur lui la même impression ; il se familiarise avec l’objet de son respect. Un jour en tirant les bottes du Roi, & les tirant mal, le roi aigri par son malheur se fâche, mon homme envoie promener le roi, & jette ses bottes par la fenêtre.

Sixte-Quint était né pétulant, opiniâtre, altier, impétueux, vindicatif, arrogant ; ce caractère semble adouci dans les épreuves de son noviciat. Commence-t-il à jouir de quelque crédit dans son ordre ? il s’emporte contre un gardien & l’assomme à coups de poings : est-il inquisiteur à Venise ? il exerce sa charge avec insolence : le voilà cardinal, il est possédé dell rabbia papale : cette rage l’emporte sur son naturel ; il ensevelit dans l’obscurité sa personne & son caractère ; il contrefait l’humble & le moribond ; on l’élit pape, ce moment rend au ressort, que la politique avait plié, toute son élasticité longtems retenue ; il est le plus fier & le plus despotique des souverains.

Naturam expellas furca, tamen ipsa redibit.

La religion, la morale, mettent un frein à la force du naturel, elles ne peuvent le détruire. L’yvrogne dans un cloître, réduit à un demi-septier de cidre à chaque repas, ne s’enivrera plus, mais il aimera toûjours le vin.

L’âge affaiblit le caractère, c’est un arbre qui ne produit plus que quelques fruits dégénérés, mais ils sont toûjours de même nature ; il se couvre de nœuds & de mousse, il devient vermoulu, mais il est toûjours chêne ou poirier. Si on pouvait changer son caractère, on s’en donnerait un, on serait le maître de la nature. Peut-on se donner quelque chose ? ne recevons-nous pas tout ? Essayez d’animer l’indolent d’une activité suivie, de glacer par l’apathie, l’ame bouillante de l’impétueux, d’inspirer du goût pour la musique & pour la poésie à celui qui manque de goût & d’oreilles ; vous n’y parviendrez pas plus que si vous entrepreniez de donner la vue à un aveugle né. Nous perfectionnons, nous adoucissons, nous cachons ce que la nature a mis dans nous, mais nous n’y mettons rien.

On dit à un cultivateur, Vous avez trop de poissons dans ce vivier, ils ne prospéreront pas ; voilà trop de bestiaux dans vos prés, l’herbe manque, ils maigriront. Il arrive après cette exhortation que les brochets mangent la moitié des carpes de mon homme, & les loups la moitié de ses moutons, le reste engraisse. S’applaudira-t-il de son économie ? Ce campagnard, c’est toi-même ; une de tes passions a dévoré les autres, & tu crois avoir triomphé de toi. Ne ressemblons-nous pas presque tous à ce vieux général de quatre-vingt-dix ans, qui ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient un peu de désordre avec des filles, leur dit tout en colère, Messieurs, est-ce là l’exemple que je vous donne ?


CARÊME.


Questions sur le Carême.



Les premiers qui s’avisèrent de jeûner, se mirent-ils à ce régime par ordonnance du médecin pour avoir eu des indigestions ?

Le défaut d’appétit qu’on se sent dans la tristesse fut-il la première origine des jours de jeûne prescrits dans les religions tristes ?

Les Juifs prirent-ils la coutume de jeûner des Égyptiens dont ils imitèrent tous les rites, jusqu’à la flagellation & au bouc émissaire ?

Pourquoi Jésus jeûna-t-il quarante jours dans le désert où il fut emporté par le diable, par le Cnathbull ? St. Matthieu remarque qu’après ce carême il eut faim, il n’avait donc pas faim pendant ce Carême.

Pourquoi dans les jours d’abstinence l’Église Romaine regarde-t-elle comme un crime de manger des animaux terrestres, & comme une bonne œuvre de se faire servir des soles & des saumons ? le riche papiste qui aura eu sur sa table pour cinq cents francs de poisson sera sauvé, & le pauvre, mourant de faim, qui aura mangé pour quatre sous de petit salé sera damné !

Pourquoi faut-il demander permission à son évêque de manger des œufs ? Si un roi ordonnait à son peuple de ne jamais manger d’œufs, ne passerait-il pas pour le plus ridicule des tyrans ? quelle étrange aversion les évêques ont-ils pour les omelettes ?

Croira-t-on que chez les papistes il y ait eu des tribunaux assez imbéciles, assez lâches, assez barbares pour condamner à la mort de pauvres citoyens qui n’avaient commis d’autres crimes que d’avoir mangé du cheval en carême ? Le fait n’est que trop vrai : j’ai entre les mains un arrêt de cette espèce. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les juges qui ont rendu de pareilles sentences se sont crus supérieurs aux Iroquois.

Prêtres idiots & cruels ! à qui ordonnez-vous le carême ? est-ce aux riches ? ils se gardent bien de l’observer. Est-ce aux pauvres ? ils font carême toute l’année. Le malheureux cultivateur ne mange presque jamais de viande, & n’a pas de quoi acheter du poisson. Fous que vous êtes, quand corrigerez-vous vos loix absurdes ?


CATÉCHISME CHINOIS

OU
Entretien de Cu-su, disciple de Confutzée, avec le prince Kou, fils du roi de Lou, tributaire de l’empereur chinois Gnenvan, 417 ans avant notre ère vulgaire.
Traduit en latin par le père Fouquet, ci-devant ex-jésuite. Le manuscrit est dans la bibliothèque du Vatican, numéro 42759.


Kou.

Que dois-je entendre quand on me dit d’adorer le ciel ? (Chang-ti.)

Cu-su.

Ce n’est pas le ciel matériel que nous voyons ; car ce ciel n’est autre chose que l’air, & cet air est composé de toutes les exhalaisons de la terre. Ce serait une folie bien absurde d’adorer des vapeurs.

Kou.

Je n’en serais pourtant pas surpris. Il me semble que les hommes ont fait des folies encor plus grandes.


CU-SU.

Il est vrai ; mais vous êtes destiné à gouverner, vous devez être sage.

KOU.

Il y a tant de peuples qui adorent le ciel & les planètes !

CU-SU.

Les planètes ne sont que des terres comme la nôtre. La lune, par exemple, ferait aussi bien d’adorer notre sable & notre bouë, que nous de nous mettre à genoux devant le sable & la boue de la lune.

KOU.

Que prétend-on quand on dit, le ciel & la terre, monter au ciel, être digne du ciel ?

CU-SU.

On dit une énorme sotise[1]. Il n’y a point de ciel ; chaque planète est entourée de son atmosphère, comme d’une coque, & roule dans l’espace autour de son soleil. Chaque soleil est le centre de plusieurs planètes, qui voyagent continuellement autour de lui. Il n’y a ni haut ni bas, ni montée ni descente. Vous sentez que si les habitans de la lune disaient qu’on monte à la terre, qu’il faut se rendre digne de la terre, ils diraient une extravagance. Nous prononçons de même un mot qui n’a pas de sens, quand nous disons qu’il faut se rendre digne du ciel, c’est comme si nous disions, Il faut se rendre digne de l’air, digne de la constellation du dragon, digne de l’espace.

KOU.

Je croîs vous comprendre ; il ne faut adorer que le Dieu qui a fait le ciel & la terre.

CU-SU.

Sans doute ; il faut n’adorer que Dieu. Mais quand nous disons qu’il a fait le ciel & la terre, nous disons pieusement une grande pauvreté. Car si nous entendons par le ciel l’espace prodigieux dans lequel Dieu alluma tant de soleils, & fit tourner tant de mondes, il est beaucoup plus ridicule de dire, le ciel & la terre, que de dire, les montagnes & un grain de sable. Notre globe est infiniment moins qu’un grain de sable en comparaison de ces millions de milliards d’univers, parmi lesquels nous disparaissons. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de joindre ici notre faible voix à celle des êtres innombrables, qui rendent hommage à Dieu dans l’abîme de l’étendüe.

KOU.

On nous a donc bien trompés, quand on nous a dit que Fo était descendu chez nous du quatrième ciel, & avait paru en éléphant blanc.

CU-SU.

Ce sont des contes que les bonzes font aux enfans & aux vieilles : nous ne devons adorer que l’auteur éternel de tous les êtres.

KOU.

Mais comment un être a-t-il pû faire les autres ?

CU-SU.

Regardez cette étoile ; elle est à quinze cent mille millions de Lis de notre petit globe. Il en part des rayons qui vont faire sur vos yeux deux angles égaux au sommet : ils font les mêmes angles sur les yeux de tous les animaux ; ne voilà-t-il pas un dessein marqué ? ne voilà-t-il pas une loi admirable ? Or qui fait un ouvrage, sinon un ouvrier ? Qui fait des loix, sinon un législateur ? Il y a donc un ouvrier, un législateur éternel ?

KOU.

Mais, qui a fait cet ouvrier ? & comment est-il fait ?

CU-SU.

Mon prince, je me promenais hier auprès du vaste palais qu’a bâti le roi votre père. J’entendis deux grillons, dont l’un disait à l’autre, Voilà un terrible édifice. Oui, dit l’autre, tout glorieux que je suis, j’avoue que c’est quelqu’un de plus puissant que les grillons qui a fait ce prodige ; mais je n’ai point d’idée de cet être-là ; je vois qu’il est, mais je ne sais ce qu’il est.

Kou.

Je vous dis que vous êtes un grillon plus instruit que moi ; & ce qui me plaît en vous, c’est que vous ne prétendez pas savoir ce que vous ignorez.

SECOND ENTRETIEN.
Cu-su.

Vous convenez donc qu’il y a un Être tout-puissant, existant par lui-même, suprême artisan de toute la nature ?

Kou.

Oui ; mais s’il existe par lui-même, rien ne peut donc le borner, il est donc partout ? il existe donc dans toute la matière, dans toutes les parties de moi-même ?

Cu-su.

Pourquoi non ?

Kou.

Je serais donc moi-même une partie de la Divinité ?

Cu-su.

Ce n’est peut-être pas une conséquence. Ce morceau de verre est pénétré de toutes parts de la lumière ; est-il lumière cependant lui-même ? ce n’est que du sable, & rien de plus ; tout est en Dieu, sans doute ; ce qui anime tout doit être partout. Dieu n’est pas comme l’empereur de la Chine qui habite son palais & qui envoie ses ordres par des Colao. Dès là qu’il existe, il est nécessaire que son existence remplisse tout l’espace, & tous ses ouvrages, & puisqu’il est dans vous, c’est un avertissement continuel de ne rien faire dont vous puissiez rougir devant lui.

Kou.

Que faut-il faire pour oser ainsi se regarder soi-même sans répugnance & sans honte devant l’Être suprême ?

Cu-su.

Être juste.

Kou.

Et quoi encore ?

Cu-su.

Être juste.

Kou.

Mais la secte de Laokium dit qu’il n’y a ni juste, ni injuste, ni vice, ni vertu.

Cu-su.

La secte de Laokium dit-elle qu’il n’y a ni santé, ni maladie ?

Kou.

Non, elle ne dit point une si grande erreur.

Cu-su.

L’erreur de penser qu’il n’y a ni santé de l’ame, ni maladie de l’ame, ni vertu ni vice, est aussi grande & plus funeste. Ceux qui ont dit que tout est égal sont des monstres ; est-il égal de nourrir son fils, ou de l’écraser sur la pierre ? de secourir sa mère, ou de lui plonger un poignard dans le cœur ?

Kou.

Vous me faites frémir : je déteste la secte de Laokium ; mais il y a tant de nuances du juste & de l’injuste ! on est souvent bien incertain. Quel homme sait précisément ce qui est permis, ou ce qui est défendu ? qui pourra poser sûrement les bornes qui séparent le bien & le mal ? quelle règle me donnerez-vous pour les discerner ?

Cu-su.

Celles de Confutzée mon maître ; vis comme en mourant tu voudrais avoir vécu, traite ton prochain comme tu veux qu’il te traite.

Kou.

Ces maximes, je l’avoue, doivent être le code du genre humain. Mais que m’importera en mourant d’avoir bien vécu ? qu’y gagnerai-je ? cette horloge quand elle sera détruite, sera-t-elle heureuse d’avoir bien sonné les heures ?

Cu-su.

Cette horloge ne sent point, ne pense point, elle ne peut avoir des remords, & vous en avez quand vous vous sentez coupable.

Kou.

Mais si après avoir commis plusieurs crimes, je parviens à n’avoir plus de remords ?

Cu-su.

Alors, il faudra vous étouffer ; & soyez sûr que parmi les hommes qui n’aiment pas qu’on les opprime, il s’en trouvera qui vous mettront hors d’état de faire de nouveaux crimes.

Kou.

Ainsi Dieu qui est en eux leur permettra d’être méchans après m’avoir permis de l’être ?

Cu-su.

Dieu vous a donné la raison, n’en abusez ni vous, ni eux ; non-seulement vous serez malheureux dans cette vie, mais qui vous a dit que vous ne le seriez pas dans une autre ?

Kou.

Et qui vous a dit qu’il y a une autre vie ?

Cu-su.

Dans le doute seul vous devez vous conduire comme s’il y en avait une.

Kou.

Mais, si je suis sûr qu’il n’y en a point ?

Cu-su.

Je vous en défie.

TROISIÈME ENTRETIEN.
Kou.

Vous me poussez, Cu-su. Pour que je puisse être récompensé ou puni quand je ne serai plus, il faut qu’il subsiste dans moi quelque chose qui sente, & qui pense après moi. Or, comme avant ma naissance, rien de moi n’avait ni sentiment ni pensée, pourquoi y en aurait-il après ma mort ? que pourrait être cette partie incompréhensible de moi-même ? Le bourdonnement de cette abeille restera-t-il quand l’abeille ne sera plus ? La végétation de cette plante subsiste-t-elle quand la plante est déracinée ? La végétation n’est-elle pas un mot dont on se sert pour signifier la manière inexplicable dont l’Être suprême a voulu que la plante tirât les sucs de la terre ? L’ame est de même un mot inventé pour exprimer faiblement & obscurément les ressorts de notre vie. Tous les animaux se meuvent, & cette puissance de se mouvoir, on l’appelle force active ; mais il n’y a pas un être distinct qui soit cette force. Nous avons des passions, de la mémoire, de la raison ; mais ces passions, cette mémoire, cette raison, ne sont pas sans doute des choses à part, ce ne sont pas des êtres existant dans nous, ce ne sont pas de petites personnes qui aient une existence particulière ; ce sont des mots génériques, inventés pour fixer nos idées. L’âme qui signifie notre mémoire, notre raison, nos passions, n’est donc elle-même qu’un mot. Qui fait le mouvement dans la nature ? c’est Dieu. Qui fait végéter toutes les plantes ? c’est Dieu. Qui fait le mouvement dans les animaux ? c’est Dieu. Qui fait la pensée de l’homme ? c’est Dieu.

Si l’ame[2] humaine était une petite personne renfermée dans notre corps, qui en dirigeât les mouvemens & les idées, cela ne marquerait-il pas dans l’éternel artisan du monde une impuissance & un artifice indigne de lui ? il n’aurait donc pas été capable de faire des automates qui eussent dans eux-mêmes le don du mouvement & de la pensée ? Vous m’avez appris le grec, vous m’avez fait lire Homère, je trouve Vulcain un divin forgeron quand il fait des trépieds d’or qui vont tous seuls au conseil des dieux : mais ce Vulcain me paraîtrait un misérable charlatan, s’il avait caché dans le corps de ces trépieds quelqu’un de ses garçons qui les fît mouvoir sans qu’on s’en aperçût.

Il y a de froids rêveurs qui ont pris pour une belle imagination l’idée de faire rouler des planètes par des génies qui les poussent sans cesse ; mais Dieu n’a pas été réduit à cette pitoyable ressource : en un mot, pourquoi mettre deux ressorts à un ouvrage lorsqu’un seul suffit ? Vous n’oserez pas nier que Dieu ait le pouvoir d’animer l’être peu connu que nous appelons matière, pourquoi donc se servirait-il d’un autre agent pour l’animer ?

Il y a bien plus, qui serait cette ame que vous donnez si libéralement à notre corps ? d’où viendrait-elle ? quand viendrait-elle ? faudrait-il que le créateur de l’univers fût continuellement à l’affût de l’accouplement des hommes & des femmes, qu’il remarquât attentivement le moment où un germe sort du corps d’un homme, & entre dans le corps d’une femme, & qu’alors il envoyât vite une ame dans ce germe ? & si ce germe meurt, que deviendra cette ame ? elle aura donc été créée inutilement, ou elle attendra une autre occasion.

Voilà, je vous l’avouë, une étrange occupation pour le Maître du monde ; & non seulement, il faut qu’il prenne garde continuellement à la copulation de l’espèce humaine, mais il faut qu’il en fasse autant avec tous les animaux, car ils ont tous comme nous de la mémoire, des idées, des passions ; & si une ame est nécessaire pour former ces sentimens, cette mémoire, ces idées, ces passions, il faut que Dieu travaille perpétuellement à forger des ames pour les éléphants, & pour les porcs, pour les hiboux, pour les poissons, & pour les bonzes.

Quelle idée me donneriez-vous de l’architecte de tant de millions de mondes, qui serait obligé de faire continuellement des chevilles invisibles pour perpétuer son ouvrage ?

Voilà une très petite partie des raisons qui peuvent me faire douter de l’existence de l’ame.

Cu-su.

Vous raisonnez de bonne foi ; & ce sentiment vertueux, quand même il serait erroné, serait agréable à l’Être suprême. Vous pouvez vous tromper, mais vous ne cherchez pas à vous tromper, & dès lors vous êtes excusable. Mais songez que vous ne m’avez proposé que des doutes, & que ces doutes sont tristes. Admettez des vraisemblances plus consolantes ; il est dur d’être anéanti ; espérez de vivre. Vous savez qu’une pensée n’est point matière, vous savez qu’elle n’a nul rapport avec la matière, pourquoi donc vous serait-il si difficile de croire que Dieu a mis dans vous un principe divin, qui ne pouvant être dissous, ne peut être sujet à la mort ? oseriez-vous dire qu’il est impossible que vous ayez une ame ? non sans doute ; & si cela est possible, n’est-il pas très vraisemblable que vous en avez une ? pourriez-vous rejeter un systême si beau & si nécessaire au genre humain ? & quelques difficultés vous rebuteront-elles ?

Kou.

Je voudrais embrasser ce systême, mais je voudrais qu’il me fût prouvé. Je ne suis pas le maître de croire quand je n’ai pas d’évidence. Je suis toûjours frappé de cette grande idée que Dieu a tout fait, qu’il est partout, qu’il pénètre tout, qu’il donne le mouvement & la vie à tout ; & s’il est dans toutes les parties de mon être, comme il est dans toutes les parties de la nature, je ne vois pas quel besoin j’ai d’une ame. Qu’ai-je à faire de ce petit être subalterne, quand je suis animé par Dieu même ? à quoi me servirait cette ame ? Ce n’est pas nous qui nous donnons nos idées, car nous les avons presque toûjours malgré nous ; nous en avons quand nous sommes endormis ; tout se fait en nous sans que nous nous en mêlions. L’ame aurait beau dire au sang & aux esprits animaux, Courez, je vous prie, de cette façon pour me faire plaisir, ils circuleront toûjours de la manière que Dieu leur a prescrite. J’aime mieux être la machine d’un Dieu qui m’est démontré, que d’être la machine d’une ame dont je doute.

Cu-su.

Eh bien, si Dieu même vous anime, ne souillez jamais par des crimes ce Dieu qui est en vous ; & s’il vous a donné une ame, que cette ame ne l’offense jamais. Dans l’un & dans l’autre systême vous avez une volonté ; vous êtes libre ; c’est-à-dire, vous avez le pouvoir de faire ce que vous voulez ; servez-vous de ce pouvoir pour servir ce Dieu qui vous l’a donné. Il est bon que vous soyez philosophe, mais il est nécessaire que vous soyez juste. Vous le serez encor plus quand vous croirez avoir une ame immortelle.

Daignez me répondre : n’est-il pas vrai que Dieu est la souveraine justice ?

Kou.

Sans doute ; & s’il était possible qu’il cessât de l’être, (ce qui est un blasphême) je voudrais moi agir avec équité.

Cu-su.

N’est-il pas vrai que votre devoir sera de récompenser les actions vertueuses, & de punir les criminelles quand vous serez sur le trône ? Voudriez-vous que Dieu ne fît pas ce que vous-même êtes tenu de faire ? Vous savez qu’il est, & qu’il sera toûjours dans cette vie des vertus malheureuses, & des crimes impunis ; il est donc nécessaire que le bien & le mal trouvent leur jugement dans une autre vie. C’est cette idée si simple, si naturelle, si générale, qui a établi chez tant de nations la créance de l’immortalité de nos ames, & de la justice divine qui les juge, quand elles ont abandonné leur dépouille mortelle. Y a-t-il un systême plus raisonnable, plus convenable à la Divinité, & plus utile au genre humain ?

Kou.

Pourquoi donc plusieurs nations n’ont-elles point embrassé ce systême ? Vous savez que nous avons dans notre province environ deux cents familles d’anciens Sinous[3] qui ont autrefois habité une partie de l’Arabie pétrée ; ni elles, ni leurs ancêtres n’ont jamais cru l’ame immortelle : ils ont leurs cinq livres, comme nous avons nos cinq Kings ; j’en ai lu la traduction ; leurs loix nécessairement semblables à celles de tous les autres peuples, leur ordonnent de respecter leurs pères, de ne point voler, de ne point mentir, de n’être ni adultères, ni homicides ; mais ces mêmes loix ne leur parlent ni de récompenses ni de châtiments dans une autre vie.

Cu-su.

Si cette idée n’est pas encor développée chez ce pauvre peuple, elle le sera sans doute un jour. Mais que nous importe une malheureuse petite nation, tandis que les Babyloniens, les Égyptiens, les Indiens, & toutes les nations policées ont reçu ce dogme salutaire ? Si vous étiez malade, rejetteriez-vous un remède approuvé par tous les Chinois, sous prétexte que quelques barbares des montagnes n’auraient pas voulu s’en servir ? Dieu vous a donné la raison, elle vous dit que l’ame doit être immortelle, c’est donc Dieu qui vous le dit lui-même.

Kou.

Mais comment pourrai-je être récompensé, ou puni, quand je ne serai plus moi-même, quand je n’aurai plus rien de ce qui aura constitué ma personne ? Ce n’est que par ma mémoire que je suis toûjours moi. Je perds ma mémoire dans ma dernière maladie ; il faudra donc après ma mort un miracle pour me la rendre, pour me faire rentrer dans mon existence que j’aurai perdue ?

Cu-su.

C’est-à-dire que si un prince avait égorgé sa famille pour régner, s’il avait tyrannisé ses sujets, il en serait quitte pour dire à Dieu, Ce n’est pas moi, j’ai perdu la mémoire, vous vous méprenez, je ne suis plus la même personne ; pensez-vous que Dieu fût bien content de ce sophisme ?

Kou.

Eh bien soit, je me rends ;[4] je voulais faire le bien pour moi-même, je le ferai aussi pour plaire à l’Être suprême. Je pensais qu’il suffisait que mon ame fût juste dans cette vie, j’espérerai qu’elle sera heureuse dans une autre. Je vois que cette opinion est bonne pour les peuples & pour les princes, mais le culte de Dieu m’embarrasse.

QUATRIÈME ENTRETIEN.
Cu-su.

Que trouvez-vous de choquant dans notre Chu-King, ce premier livre canonique, si respecté de tous les empereurs chinois ? Vous labourez un champ de vos mains royales pour donner l’exemple au peuple, & vous en offrez les prémices au Chang-ti, au Tien, à l’Être suprême ; vous lui sacrifiez quatre fois l’année ; vous êtes roi & pontife ; vous promettez à Dieu de faire tout le bien qui sera en votre pouvoir ; y a-t-il là quelque chose qui répugne ?

Kou.

Je suis bien loin d’y trouver à redire ; je sais que Dieu n’a nul besoin de nos sacrifices, ni de nos prières, mais nous avons besoin de lui en faire ; son culte n’est pas établi pour lui, mais pour nous. J’aime fort à faire des prières, je veux surtout qu’elles ne soient point ridicules ; car quand j’aurai bien crié que la montagne du Chang-ti est une montagne grasse, & qu’il ne faut point regarder les montagnes grasses, quand j’aurai fait enfuir le soleil, & sécher la lune : ce galimatias sera-t-il agréable à l’Être suprême, utile à mes sujets & à moi-même ?

Je ne peux surtout souffrir la démence des sectes qui nous environnent : d’un côté je vois Laotzé que sa mère conçut par l’union du ciel & de la terre, & dont elle fut grosse quatre-vingts ans. Je n’ai pas plus de foi à sa doctrine de l’anéantissement & du dépouillement universel, qu’aux cheveux blancs avec lesquels il naquit, & à la vache noire sur laquelle il monta pour aller prêcher sa doctrine.

Le dieu Fo ne m’en impose pas davantage, quoiqu’il ait eu pour père un éléphant blanc, & qu’il promette une vie immortelle.

Ce qui me déplaît surtout, c’est que de telles rêveries sont continuellement prêchées par les bonzes qui séduisent le peuple pour le gouverner ; ils se rendent respectables par des mortifications qui effrayent la nature. Les uns se privent toute leur vie des alimens les plus salutaires, comme si on ne pouvait plaire à Dieu que par un mauvais régime. Les autres se mettent au cou un carcan, dont quelquefois ils se rendent très dignes ; ils s’enfoncent des clous dans les cuisses, comme si leurs cuisses étaient des planches ; le peuple les suit en foule. Si un Roi donne quelque édit qui leur déplaît, ils vous disent froidement que cet édit ne se trouve pas dans le commentaire du dieu Fo, & qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Comment remédier à une maladie populaire si extravagante, & si dangereuse ? Vous savez que la tolérance est le principe du gouvernement de la Chine, & de tous ceux de l’Asie : mais cette indulgence n’est-elle pas bien funeste, quand elle expose un empire à être bouleversé pour des opinions fanatiques ?

Cu-su.

Que le Chang-ti me préserve de vouloir éteindre en vous cet esprit de tolérance, cette vertu si respectable, qui est aux ames ce que la permission de manger est au corps. La loi naturelle permet à chacun de croire ce qu’il veut, comme de se nourrir de ce qu’il veut. Un médecin n’a pas le droit de tuer ses malades parce qu’ils n’auront pas observé la diète qu’il leur a prescrite. Un prince n’a pas le droit de faire pendre ceux de ses sujets qui n’auront pas pensé comme lui ; mais il a le droit d’empêcher les troubles ; & s’il est sage, il lui sera très aisé de déraciner les superstitions. Vous savez ce qui arriva à Daon, sixième roi de la Caldée, il y a quelques quatre mille ans ?

Kou.

Non, je n’en sais rien, vous me feriez plaisir de me l’apprendre.

Cu-su.

Les prêtres chaldéens s’étaient avisés d’adorer les brochets de l’Euphrate. Ils prétendaient qu’un fameux brochet nommé Oannès leur avait autrefois appris la théologie, que ce brochet était immortel, qu’il avait trois pieds de long, & un petit croissant sur la queüe. C’était par respect pour cet Oannès, qu’il était défendu de manger du brochet. Il s’éleva une grande dispute entre les théologiens, pour savoir si le brochet Oannès était laité, ou œuvé. Les deux partis s’excommunièrent réciproquement, & on en vint plusieurs fois aux mains. Voici comme le roi Daon s’y prit pour faire cesser ce désordre.

Il commanda un jeûne rigoureux de trois jours aux deux partis ; après quoi il fit venir les partisans du brochet aux œufs, qui assistèrent à son dîner ; il se fit apporter un brochet de trois pieds, auquel on avait mis un petit croissant sur la queüe. Est-ce là votre dieu ? dit-il aux docteurs ; Oui, sire, lui répondirent-ils, car il a un croissant sur la queue. Le roi commanda qu’on ouvrît le brochet, qui avait la plus belle laite du monde. Vous voyez bien, dit-il, que ce n’est pas là votre dieu, puisqu’il est laité ; et le brochet fut mangé par le roi & par ses satrapes, au grand contentement des théologiens des œufs, qui voyaient qu’on avait frit le dieu de leurs adversaires.

On envoya chercher aussitôt les docteurs du parti contraire : on leur montra un dieu de trois pieds qui avait des œufs & un croissant sur la queüe ; ils assurèrent que c’était là le dieu Oannès, & qu’il était laité ; il fut frit comme l’autre, & reconnu œuvé. Alors les deux partis étant également sots, & n’ayant pas déjeuné, le bon roi Daon leur dit qu’il n’avait que des brochets à leur donner pour leur dîner : ils en mangèrent goulûment, soit œuvés, soit laités. La guerre civile finit, chacun bénit le bon roi Daon ; & les citoyens depuis ce tems firent servir à leur dîner tant de brochets qu’ils voulurent.

Kou.

J’aime fort le roi Daon, & je promets bien de l’imiter à la première occasion qui s’offrira. J’empêcherai toûjours autant que je le pourrai (sans faire violence à personne) qu’on adore des Fo, & des brochets.

Je sais que dans le Pégu & dans le Tonquin il y a de petits dieux & de petits talapoins qui font descendre la lune dans le décours, & qui prédisent clairement l’avenir ; c’est-à-dire, qui voient clairement ce qui n’est pas, car l’avenir n’est point. J’empêcherai autant que je le pourrai que les talapoins ne viennent chez moi prendre le futur pour le présent & faire descendre la lune.

Quelle pitié qu’il y ait des sectes qui aillent de ville en ville débiter leurs rêveries, comme des charlatans qui vendent leurs drogues ! quelle honte pour l’esprit humain que de petites nations pensent que la vérité n’est que pour elles, & que le vaste empire de la Chine est livré à l’erreur ! L’Être éternel ne serait-il que le Dieu de l’île Formose ou de l’île Borneo ? Abandonnerait-il le reste de l’univers ? Mon cher Cu-su, il est le père de tous les hommes ; il permet à tous de manger du brochet ; le plus digne hommage qu’on puisse lui rendre est d’être vertueux ; un cœur pur est le plus beau de tous ses temples, comme disait le grand empereur Hiao.

CINQUIÈME ENTRETIEN.
Cu-su.

Puisque vous aimez la vertu, comment la pratiquerez-vous quand vous serez roi ?

Kou.

En n’étant injuste ni envers mes voisins, ni envers mes peuples.

Cu-su.

Ce n’est pas assez de ne point faire de mal ; vous ferez du bien, vous nourrirez les pauvres en les occupant à des travaux utiles, & non pas en dotant la fainéantise. Vous embellirez les grands chemins, vous creuserez des canaux, vous élèverez des édifices publics, vous encouragerez tous les arts, vous récompenserez le mérite en tout genre, vous pardonnerez les fautes involontaires.

Kou.

C’est ce que j’appelle n’être point injuste, ce sont là autant de devoirs.

Cu-su.

Vous pensez en véritable Roi ; mais il y a le Roi & l’homme, la vie publique, & la vie privée. Vous allez bientôt vous marier, combien comptez-vous avoir de femmes ?

Kou.

Mais je crois qu’une douzaine me suffira ; un plus grand nombre pourrait me dérober un tems destiné aux affaires. Je n’aime point ces Rois qui ont des trois cents femmes, & des sept cents concubines, & des milliers d’eunuques pour les servir. Cette manie des eunuques me paraît surtout un trop grand outrage à la nature humaine. Je pardonne tout au plus qu’on chaponne des coqs, ils en sont meilleurs à manger, mais on n’a point encor fait mettre d’eunuques à la broche. À quoi sert leur mutilation ? Le Dalaï-Lama en a cinquante pour chanter dans sa pagode. Je voudrais bien savoir si le Chang-ti se plaît beaucoup à entendre les voix claires de ces cinquante hongres ?

Je trouve encor très ridicule qu’il y ait des bonzes qui ne se marient point ; ils se vantent d’être plus sages que les autres Chinois : eh bien, qu’ils fassent donc des enfans sages. Voilà une plaisante manière d’honorer le Chang-ti que de le priver d’adorateurs ! Voilà une singulière façon de servir le genre humain que de donner l’exemple d’anéantir le genre humain ! Le bon petit Lama[5] nommé Stelca isant Erepi, voulait dire que tout prêtre devait faire le plus d’enfans qu’il pourrait ; il prêchait d’exemple, & a été fort utile en son tems. Pour moi, je marierai tous les Lamas & bonzes, & Lamesses & bonzesses qui auront de la vocation pour ce saint œuvre ; ils en seront certainement meilleurs citoyens, & je croirai faire en cela un grand bien au royaume de Lou.

Cu-su.

Oh ! le bon prince que nous aurons là ! Vous me faites pleurer de joie. Vous ne vous contenterez pas d’avoir des femmes & des sujets ; car enfin, on ne peut pas passer sa journée à faire des édits & des enfans, vous aurez sans doute des amis.

Kou.

J’en ai déjà, & de bons, qui m’avertissent de mes défauts ; je me donne la liberté de reprendre les leurs ; ils me consolent, & je les console ; l’amitié est le baume de la vie, il vaut mieux que celui du chymiste Érueil, & même que les sachets du grand Hanourd. Je suis étonné qu’on n’ait pas fait de l’amitié un précepte de religion ; j’ai envie de l’insérer dans notre rituel.

Cu-su.

Gardez-vous-en bien, l’amitié est assez sacrée d’elle-même, ne la commandez jamais, il faut que le cœur soit libre, & puis, si vous faisiez de l’amitié un précepte, un mystère, un rite, une cérémonie, il y aurait mille bonzes qui en prêchant & en écrivant leurs rêveries, rendraient l’amitié ridicule, il ne faut pas l’exposer à cette profanation.

Mais comment en userez-vous avec vos ennemis ? Confutzée recommande en vingt endroits de les aimer ; cela ne vous paraît-il pas un peu difficile ?

Kou.

Aimer ses ennemis ! Eh mon Dieu, rien n’est si commun.

Cu-su.

Comment l’entendez-vous ?

Kou.

Mais comme il faut, je crois, l’entendre. J’ai fait l’apprentissage de la guerre sous le prince de Décon contre le prince du Vis-Brunk : dès qu’un[6] de nos ennemis était blessé & tombait entre nos mains, nous avions soin de lui comme s’il eût été notre frère, nous avons souvent donné notre propre lit à nos ennemis blessés & prisonniers, & nous avons couché auprès d’eux sur des peaux de tigres étendues à terre ; nous les avons servis nous-mêmes : que voulez-vous de plus ? que nous les aimions comme on aime sa maîtresse ?

Cu-su.

Je suis très édifié de tout ce que vous me dites, & je voudrais que toutes les nations vous entendissent. Car on m’assure qu’il y a des peuples assez impertinents pour oser dire que nous ne connaissons pas la vraie vertu, que nos bonnes actions ne sont que des péchés splendides, que nous avons besoin des leçons de leurs talapoins pour nous faire de bons principes. Hélas les malheureux ! ce n’est que d’hier qu’ils savent lire & écrire, & ils prétendent enseigner leurs maîtres !

SIXIÈME ENTRETIEN.
Cu-su.

Je ne vous répéterai pas tous les lieux communs qu’on débite parmi nous depuis cinq ou six mille ans sur toutes les vertus. Il y en a qui ne sont que pour nous-mêmes, comme la prudence pour conduire nos ames, la tempérance pour gouverner nos corps ; ce sont des préceptes de politique & de santé. Les véritables vertus sont celles qui sont utiles à la société, comme la fidélité, la magnanimité, la bienfaisance, la tolérance &c. Grâce au ciel, il n’y a point de vieille qui n’enseigne parmi nous toutes ces vertus à ses petits enfans ; c’est le rudiment de notre jeunesse au village comme à la ville ; mais il y a une grande vertu qui commence à être de peu d’usage, & j’en suis fâché.

Kou.

Quelle est-elle ? nommez-la vite, je tâcherai de la ranimer.

Cu-su.

C’est l’hospitalité, cette vertu si sociale, ce lien sacré des hommes commence à se relâcher depuis que nous avons des cabarets. Cette pernicieuse institution nous est venue, à ce qu’on dit, de certains sauvages d’Occident. Ces misérables apparemment n’ont point de maison pour accueillir les voyageurs. Quel plaisir de recevoir dans la grande ville de Lou, dans la belle place Honchan, dans ma maison Ki, un généreux étranger qui arrive de Samarcande, pour qui je deviens dès ce moment un homme sacré, & qui est obligé par toutes les loix divines & humaines de me recevoir chez lui quand je voyagerai en Tartarie, & d’être mon ami intime !

Les sauvages dont je vous parle ne reçoivent les étrangers que pour de l’argent dans des cabanes dégoûtantes, ils vendent cher cet accueil infâme, & avec cela, j’entends dire que ces pauvres gens se croient au-dessus de nous, qu’ils se vantent d’avoir une morale plus pure. Ils prétendent que leurs prédicateurs prêchent mieux que Confutzée, qu’enfin, c’est à eux de nous enseigner la justice, parce qu’ils vendent de mauvais vin sur les grands chemins, que leurs femmes vont comme des folles dans les rues, & qu’elles dansent pendant que les nôtres cultivent des vers à soie.

Kou.

Je trouve l’hospitalité fort bonne, je l’exerce avec plaisir, mais je crains l’abus. Il y a des gens vers le grand Thibet qui sont fort mal logés, qui aiment à courir, & qui voyageraient pour rien d’un bout du monde à l’autre ; & quand vous irez au grand Thibet, jouir chez eux du droit de l’hospitalité, vous ne trouverez ni lit, ni pot-au-feu ; cela peut dégoûter de la politesse.

Cu-su.

L’inconvénient est petit, il est aisé d’y remédier en ne recevant que des personnes bien recommandées. Il n’y a point de vertu qui n’ait ses dangers, & c’est parce qu’elles en ont qu’il est beau de les embrasser.

Que notre Confutzée est sage & saint ! il n’est aucune vertu qu’il n’inspire ; le bonheur des hommes est attaché à chacune de ses sentences : en voici une qui me revient dans la mémoire, c’est la cinquante-troisième.

Reconnais les bienfaits par des bienfaits, & ne te venge jamais des injures.

Quelle maxime, quelle loi les peuples de l’Occident pourraient-ils opposer à une morale si pure ? en combien d’endroits Confutzée recommande-t-il l’humilité ? si on pratiquait cette vertu, il n’y aurait jamais de querelles sur la terre.

Kou.

J’ai lû tout ce que Confutzée & les sages des siècles antérieurs ont écrit sur l’humilité ; mais il me semble qu’ils n’en ont jamais donné une définition assez exacte ; il y a peu d’humilité peut-être à oser les reprendre ; mais j’ai au moins l’humilité d’avouer que je ne les ai pas entendus. Dites-moi ce que vous en pensez ?

Cu-su.

J’obéïrai humblement. Je crois que l’humilité est la modestie de l’ame ; car la modestie extérieure n’est que la civilité. L’humilité ne peut pas consister à se nier à soi-même la supériorité qu’on peut avoir acquise sur un autre. Un bon médecin ne peut se dissimuler qu’il en sait davantage que son malade en délire. Celui qui enseigne l’astronomie doit s’avouer qu’il est plus savant que ses disciples ; il ne peut s’empêcher de le croire, mais il ne doit pas s’en faire accroire. L’humilité n’est pas l’abjection ; elle est le correctif de l’amour-propre, comme la modestie est le correctif de l’orgueil.

Kou.

Eh bien, c’est dans l’exercice de toutes ces vertus, & dans le culte d’un Dieu simple & universel, que je veux vivre, loin des chimères des sophistes, & des illusions des faux prophètes. L’amour du prochain sera ma vertu sur le trône, & l’amour de Dieu ma religion. Je mépriserai le dieu Fo, & Laotzée, & Vitsnou qui s’est incarné tant de fois chez les Indiens, & Sammonocodom qui descendit du ciel pour venir joüer au cerf volant chez les Siamois, & les Camis qui arrivèrent de la Lune au Japon.

Malheur à un peuple assez imbécile & assez barbare pour penser qu’il y a un Dieu pour sa seule province : c’est un blasphème. Quoi ? la lumière du soleil éclaire tous les yeux, & la lumière de Dieu n’éclairerait qu’une petite & chétive nation dans un coin de ce globe ! quelle horreur ! & quelle sottise ! La Divinité parle au cœur de tous les hommes, & les liens de la charité doivent les unir d’un bout de l’univers à l’autre.

Cu-su.

Ô sage Kou ! vous avez parlé comme un homme inspiré par le Chang-ti même ; vous serez un digne prince. J’ai été votre docteur, & vous êtes devenu le mien.



CATÉCHISME DU CURÉ.


Ariston.

Eh bien, mon cher Téotime, vous allez donc être curé de campagne ?

Téotime.

Oui ; on me donne une petite paroisse, & je l’aime mieux qu’une grande. Je n’ai qu’une portion limitée d’intelligence & d’activité ; je ne pourrais certainement pas diriger soixante & dix mille ames, attendu que je n’en ai qu’une ; & j’ai toûjours admiré la confiance de ceux qui se sont chargés de ces districts immenses. Je ne me sens pas capable d’une telle administration ; un grand troupeau m’effraye, mais je pourrai faire quelque bien à un petit. J’ai étudié assez de jurisprudence pour empêcher, autant que je le pourrai, mes pauvres paroissiens de se ruiner en procès. Je sais assez de médecine pour leur indiquer les remèdes simples quand ils seront malades. J’ai assez de connaissance de l’agriculture pour leur donner quelquefois des conseils utiles. Le seigneur du lieu & sa femme sont d’honnêtes gens qui ne sont point dévots, & qui m’aideront à faire du bien. Je me flatte que je vivrai assez heureux, & qu’on ne sera pas malheureux avec moi.

Ariston.

N’êtes-vous pas fâché de n’avoir point de femme ? ce serait une grande consolation ; il serait doux après avoir prôné, chanté, confessé, communié, baptisé, enterré, de trouver dans son logis une femme douce, agréable & honnête, qui aurait soin de votre linge & de votre personne, qui vous égaierait dans la santé, qui vous soignerait dans la maladie, qui vous ferait de jolis enfans, dont la bonne éducation serait utile à l’État. Je vous plains vous qui servez les hommes, d’être privé d’une consolation si nécessaire aux hommes.

Téotime.

L’Église Grecque a grand soin d’encourager les curés au mariage ; l’Église anglicane & les protestants ont la même sagesse ; l’Église latine a une sagesse contraire ; il faut m’y soumettre. Peut-être aujourd’hui que l’esprit philosophique a fait tant de progrès, un concile ferait des loix plus favorables à l’humanité que le concile de Trente ; mais en attendant, je dois me conformer aux loix présentes ; il en coûte beaucoup, je le sais, mais tant de gens qui valaient mieux que moi s’y sont soumis, que je ne dois pas murmurer.

Ariston.

Vous êtes savant, & vous avez une éloquence sage ; comment comptez-vous prêcher devant des gens de campagne ?

Téotime.

Comme je prêcherais devant les Rois ; je parlerai toûjours de morale, & jamais de controverse ; Dieu me préserve d’approfondir la grace concomitante, la grace efficace, à laquelle on résiste, la suffisante qui ne suffit pas ; d’examiner si les anges qui mangèrent avec Abraham & avec Loth avaient un corps, ou s’ils firent semblant de manger ; il y a mille choses que mon auditoire n’entendrait pas, ni moi non plus. Je tâcherai de faire des gens de bien, & de l’être, mais je ne ferai point de théologiens, & je le serai le moins que je pourrai.

Ariston.

Ô le bon curé ! Je veux acheter une maison de campagne dans votre paroisse. Dites-moi, je vous prie, comment vous en userez dans la confession ?

Téotime.

La confession est une chose excellente, un frein aux crimes, inventé dans l’antiquité la plus reculée ; on se confessait dans la célébration de tous les anciens mystères ; nous avons imité & sanctifié cette sage pratique ; elle est très bonne pour engager les cœurs ulcérés de haine à pardonner, & pour faire rendre par les petits voleurs ce qu’ils peuvent avoir dérobé à leur prochain. Elle a quelques inconvénients. Il y a beaucoup de confesseurs indiscrets, surtout parmi les moines, qui apprennent quelquefois plus de sottises aux filles que tous les garçons d’un village ne pourraient leur en faire. Point de détails dans la confession ; ce n’est point un interrogatoire juridique, c’est l’aveu de ses fautes qu’un pécheur fait à l’Être suprême entre les mains d’un autre pécheur qui va s’accuser à son tour. Cet aveu salutaire n’est point fait pour contenter la curiosité d’un homme.

Ariston.

Et des excommunications, en userez-vous ?

Téotime.

Non ; il y a des rituels où l’on excommunie les sauterelles, les sorciers & les comédiens. Je n’interdirai point l’entrée de l’église aux sauterelles, attendu qu’elles n’y vont jamais. Je n’excommunierai point les sorciers, parce qu’il n’y a point de sorciers : & à l’égard des comédiens, comme ils sont pensionnés par le roi, & autorisés par le magistrat, je me garderai bien de les diffamer. Je vous avouerai même comme à mon ami, que j’ai du gout pour la comédie, quand elle ne choque point les mœurs. J’aime passionnément le Misanthrope, Athalie & d’autres pièces, qui me paraissent des écoles de vertu & de bienséance. Le seigneur de mon village fait jouer dans son château quelques-unes de ces pièces, par de jeunes personnes qui ont du talent : ces représentations inspirent la vertu par l’attrait du plaisir ; elles forment le goût, elles apprennent à bien parler & à bien prononcer. Je ne vois rien là que de très innocent, & même de très utile ; je compte bien assister à ces spectacles pour mon instruction, mais dans une loge grillée, pour ne point scandaliser les faibles.

Ariston.

Plus vous me découvrez vos sentimens, & plus j’ai envie de devenir votre paroissien. Il y a un point bien important qui m’embarrasse. Comment ferez-vous pour empêcher les paysans de s’enivrer les jours de fêtes ? c’est là leur grande manière de les célébrer. Vous voyez les uns accablés d’un poison liquide, la tête penchée vers les genoux, les mains pendantes, ne voyant point, n’entendant rien, réduits à un état fort au-dessous de celui des brutes, reconduits chez eux en chancelant par leurs femmes éplorées, incapables de travail le lendemain, souvent malades & abrutis pour le reste de leur vie. Vous en voyez d’autres devenus furieux par le vin, exciter des querelles sanglantes, frapper & être frappés, & quelquefois finir par le meurtre ces scènes affreuses, qui sont la honte de l’espèce humaine ; il le faut avouer, l’État perd plus de sujets par les fêtes que par les batailles ; comment pourrez-vous diminuer dans votre paroisse un abus si exécrable ?

Téotime.

Mon parti est pris ; je leur permettrai, je les presserai même de cultiver leurs champs les jours de fêtes après le service divin que je ferai de très bonne heure. C’est l’oisiveté de la férie qui les conduit au cabaret. Les jours ouvrables ne sont point les jours de la débauche & du meurtre. Le travail modéré contribue à la santé du corps & à celle de l’ame : de plus, ce travail est nécessaire à l’État. Supposons cinq millions d’hommes qui font par jour pour dix sous d’ouvrage l’un portant l’autre, & ce compte est bien modéré ; vous rendez ces cinq millions d’hommes inutiles trente jours de l’année. C’est donc trente fois cinq millions de pièces de dix sous que l’État perd en main d’œuvre. Or certainement, Dieu n’a jamais ordonné, ni cette perte, ni l’ivrognerie.

Ariston.

Ainsi vous concilierez la prière & le travail ; Dieu ordonne l’un & l’autre. Vous servirez Dieu & le prochain ; mais dans les disputes ecclésiastiques, quel parti prendrez-vous ?

Téotime.

Aucun. On ne dispute jamais sur la vertu, parce qu’elle vient de Dieu : on se querelle sur des opinions qui viennent des hommes.

Ariston.

Oh le bon curé ! le bon curé !


CATÉCHISME DU JAPONOIS.


l’Indien.

Est-il vrai qu’autrefois les Japonois ne savaient pas faire la cuisine, qu’ils avaient soumis leur royaume au grand Lama, que ce grand Lama décidait souverainement de leur boire & de leur manger, qu’il envoyait chez vous de tems en tems un petit Lama, lequel venait recueillir les tributs, & qu’il vous donnait en échange un signe de protection, fait avec les deux premiers doigts & le pouce ?

Le Japonois.

Hélas ! rien n’est plus vrai. Figurez-vous même que toutes les places de Canusi[7] qui sont les grands cuisiniers de notre île, étaient données par le Lama, & n’étaient pas données pour l’amour de Dieu. De plus, chaque maison de nos séculiers payait une once d’argent par an à ce grand cuisinier du Thibet. Il ne nous accordait pour tout dédommagement que des petits plats d’assez mauvais goût qu’on appelle des restes. Et quand il lui prenait quelque fantaisie nouvelle, comme de faire la guerre aux peuples du Tangut, il levait chez nous de nouveaux subsides. Notre nation se plaignit souvent, mais sans aucun fruit ; & même chaque plainte finissait par payer un peu davantage. Enfin l’amour qui fait tout pour le mieux, nous délivra de cette servitude. Un de nos empereurs se brouilla avec le grand Lama pour une femme : mais il faut avoüer que ceux qui nous servirent le plus dans cette affaire furent nos Canusi, autrement Pauxcospie ;[8] c’est à eux que nous avons l’obligation d’avoir secoué le joug, & voici comment.

Le grand Lama avait une plaisante manie ; il croyait avoir toûjours raison ; notre Daïri & nos Canusi voulurent avoir du moins raison quelquefois. Le grand Lama trouva cette prétention absurde, nos Canusi n’en démordirent point, & ils rompirent pour jamais avec lui.

l’Indien.

Eh bien, depuis ce tems-là vous avez été sans doute heureux & tranquilles ?

Le Japonois.

Point du tout, nous nous sommes persécutés, déchirés, dévorés pendant près de deux siècles. Nos Canusi voulaient en vain avoir raison ; il n’y a que cent ans qu’ils sont raisonnables. Aussi, depuis ce tems-là pouvons-nous hardiment nous regarder comme une des nations les plus heureuses de la terre.

l’Indien.

Comment pouvez-vous jouir d’un tel bonheur, s’il est vrai ce qu’on m’a dit que vous ayez douze factions de cuisine dans votre empire ? vous devez avoir douze guerres civiles par an.

Le Japonois.

Pourquoi ? s’il y a douze traiteurs dont chacun ait une recette différente, faudra-t-il pour cela se couper la gorge au lieu de dîner ? au contraire, chacun fera bonne chère à sa façon chez le cuisinier qui lui agréera davantage.

l’Indien.

Il est vrai qu’on ne doit point disputer des goûts, mais on en dispute, & la querelle s’échauffe.

Le Japonois.

Après qu’on a disputé bien longtems, & qu’on a vu que toutes ces querelles n’apprenaient aux hommes qu’à se nuire, on prend enfin le parti de se tolérer mutuellement, & c’est sans contredit ce qu’il y a de mieux à faire.

l’Indien.

Et qui sont, s’il vous plaît, ces traiteurs qui partagent votre nation dans l’art de boire & de manger ?

Le Japonois.

Il y a premièrement les Breuxch,[9] qui ne vous donneront jamais de boudin ni de lard ; ils sont attachés à l’ancienne cuisine ; ils aimeraient mieux mourir que de piquer un poulet ; d’ailleurs, grands calculateurs ; & s’il y a une once d’argent à partager entre eux & les onze autres cuisiniers, ils en prennent d’abord la moitié pour eux, & le reste est pour ceux qui savent le mieux compter.

l’Indien.

Je crois que vous ne soupez guère avec ces gens-là.

Le Japonois.

Non ; il y a ensuite les Pispates, qui certains jours de chaque semaine, & même pendant un tems considérable de l’année, aimeraient cent fois mieux manger pour cent écus de turbots, de truites, de soles, de saumons, d’esturgeons, que de se nourrir d’une blanquette de veau, qui ne reviendrait pas à quatre sous.

Pour nous autres Canusi, nous aimons fort le bœuf, & une certaine pâtisserie qu’on appelle en Japonois du pudding. Au reste, tout le monde convient que nos cuisiniers sont infiniment plus savants que ceux des Pispates. Personne n’a plus approfondi que nous le Garum des Romains, n’a mieux connu les oignons de l’ancienne Égypte, la pâte de sauterelles des premiers Arabes, la chair de cheval des Tartares, & il y a toûjours quelque chose à apprendre dans les livres des Canusi, qu’on appelle communément Pauxcospie.

Je ne vous parlerai point de ceux qui ne mangent qu’à la Terluh, ni de ceux qui tiennent pour le régime de Vincal, ni des Batistanes, ni des autres ; mais les Quekars méritent une attention particulière. Ce sont les seuls convives que je n’aie jamais vus s’enivrer & jurer. Ils sont très difficiles à tromper, mais ils ne vous tromperont jamais. Il semble que la loi d’aimer son prochain comme soi-même n’ait été faite que pour ces gens-là ; car en vérité, comment un bon Japonois peut-il se vanter d’aimer son prochain comme lui-même, quand il va pour quelque argent lui tirer une balle de plomb dans la cervelle, ou l’égorger avec un criss large de quatre doigts, le tout en front de bandière ? il s’expose lui-même à être égorgé, & à recevoir des balles de plomb ; ainsi, on peut dire avec bien plus de vérité, qu’il hait son prochain comme lui-même. Les Quekars n’ont jamais eu cette frénésie ; ils disent que les pauvres humains sont des cruches d’argile faites pour durer très peu, & que ce n’est pas la peine qu’elles aillent de gaieté de cœur se briser les unes contre les autres.

Je vous avoüe que si je n’étais pas Canusi, je ne haïrais pas d’être Quekar. Vous m’avoüerez qu’il n’y a pas moyen de se quereller avec des cuisiniers si pacifiques. Il y en a d’autres en très grand nombre qu’on appelle Diestes ; ceux-là donnent à dîner à tout le monde indifféremment, & vous êtes libre chez eux de manger tout ce qui vous plaît, lardé, bardé, sans lard, sans barde, aux œufs, à l’huile ; perdrix, saumon, vin gris, vin rouge, tout cela leur est indifférent, pourvu que vous fassiez quelque prière à Dieu avant ou après le dîner, & même simplement avant le déjeuner, et que vous soyez honnêtes gens, ils riront avec vous aux dépens du grand Lama, à qui cela ne fera nul mal, & aux dépens de Terluh & de Vincal, & de Memnon, &c. Il est bon seulement que nos Diestes avoüent que nos Canusi sont très savants en cuisine, & que surtout ils ne parlent jamais de retrancher nos rentes ; alors nous vivrons très paisiblement ensemble.

l’Indien.

Mais enfin, il faut qu’il y ait une cuisine dominante, la cuisine du Roi.

Le Japonois.

Je l’avoüe ; mais quand le Roi du Japon a fait bonne chère, il doit être de bonne humeur, il ne doit pas empêcher ses bons sujets de digérer.

l’Indien.

Mais si des entêtés veulent manger au nez du Roi des saucisses pour lesquelles le Roi aura de l’aversion, s’ils s’assemblent quatre ou cinq mille armés de grils pour faire cuire leurs saucisses, s’ils insultent ceux qui n’en mangent point ?

Le Japonois.

Alors il faut les punir comme des yvrognes qui troublent le repos des citoyens. Nous avons pourvu à ce danger. Il n’y a que ceux qui mangent à la royale qui soient susceptibles des dignités de l’État. Tous les autres peuvent dîner à leur fantaisie, mais ils sont exclus des charges. Les attroupements sont souverainement défendus, & punis sur le champ sans rémission, toutes les querelles à table sont réprimées soigneusement, selon le précepte de notre grand cuisinier Japonois, qui a écrit dans la langue sacrée, Suti raho cus flac, natis in usum lætitiæ sciphis pugnare tracum est… : ce qui veut dire, Le dîner est fait pour une joie recueillie & honnête, & il ne faut pas se jeter les verres à la tête.

Avec ces maximes nous vivons heureusement chez nous ; notre liberté est affermie sous nos Taicosema ; nos richesses augmentent ; nous avons deux cents jonques de ligne, & nous sommes la terreur de nos voisins.

l’Indien.

Pourquoi donc le bon versificateur Recina, fils de ce poëte indien Recina, [10] si tendre, si exact, si harmonieux, si éloquent, a-t-il dit dans un ouvrage didactique en rimes, intitulé la grace & non les graces,

Le Japon où jadis brilla tant de lumière,
N’est plus qu’un triste amas de folles visions ?

Le Japonois.

Le Recina dont vous me parlez est lui-même un grand visionnaire. Ce pauvre Indien ignore-t-il que nous lui avons enseigné ce que c’est que la lumière ? que si on connait aujourd’hui dans l’Inde la véritable route des planètes, c’est à nous qu’on en est redevable ? que nous seuls avons enseigné aux hommes les loix primitives de la nature, & le calcul de l’infini ? que s’il faut descendre à des choses qui sont d’un usage plus commun, les gens de son pays n’ont appris que de nous à faire des jonques, dans les proportions mathématiques ? qu’ils nous doivent jusqu’aux chausses appelées les bas au métier, dont ils couvrent leurs jambes ? Serait-il possible qu’ayant inventé tant de choses admirables ou utiles, nous ne fussions que des fous ? & qu’un homme qui a mis en vers les rêveries des autres fût le seul sage ? Qu’il nous laisse faire notre cuisine, & qu’il fasse, s’il veut, des vers sur des sujets plus poëtiques.[11]

l’Indien.

Que voulez-vous ? il a les préjugés de son pays, ceux de son parti, & les siens propres.

Le Japonois.

Oh voilà trop de préjugés !

CATÉCHISME DU JARDINIER.


ou entretien du Bacha Tuctan, & du Jardinier Karpos


Tuctan.

Eh bien, mon ami Karpos, tu vends cher tes légumes, mais ils sont bons… de quelle religion es-tu à présent ?

Karpos.

Ma foi, mon Bacha, j’aurais bien de la peine à vous le dire. Quand notre petite île de Samos appartenait aux Grecs, je me souviens que l’on me faisait dire que l’Agion pneuma n’était produit que du Tou patrou ; on me faisait prier Dieu tout droit sur mes deux jambes, les mains croisées ; on me défendait de manger du lait en carême. Les Vénitiens sont venus, alors mon curé vénitien m’a fait dire qu’Agion pneuma venait du Tou patrou, & du Touyou, m’a permis de manger du lait, & m’a fait prier Dieu à genoux. Les Grecs sont revenus & ont chassé les Vénitiens, alors il a fallu renoncer au Touyou & à la crème. Vous avez enfin chassé les Grecs, & je vous entends crier Allah illa Allach de toutes vos forces ; je ne sais plus trop ce que je suis ; j’aime Dieu de tout mon cœur, & je vends mes légumes fort raisonnablement.

Tuctan.

Tu as là de très belles figues.

Karpos.

Mon Bacha, elles sont fort à votre service.

Tuctan.

On dit que tu as aussi une jolie fille.

Karpos.

Oui, mon Bacha, mais elle n’est pas à votre service.

Tuctan.

Pourquoi cela ? misérable !

Karpos.

C’est que je suis un honnête homme : il m’est permis de vendre mes figues, mais non pas de vendre ma fille.

Tuctan.

Et par quelle loi ne t’est-il pas permis de vendre ce fruit-là ?

Karpos.

Par la loi de tous les honnêtes Jardiniers ; l’honneur de ma fille n’est point à moi, il est à elle, ce n’est pas une marchandise.

Tuctan.

Tu n’es donc pas fidèle à ton Bacha ?

Karpos.

Très fidèle dans les choses justes, tant que vous serez mon maître.

Tuctan.

Mais si ton papa Grec faisait une conspiration contre moi, & s’il t’ordonnait de la part du Tou patrou, & du Touyou, d’entrer dans son complot, n’aurais-tu pas la dévotion d’en être ?

Karpos.

Moi ? point du tout, je m’en donnerais bien de garde.

Tuctan.

Et pourquoi refuserais-tu d’obéir à ton Papa Grec dans une occasion si belle ?

Karpos.

C’est que je vous ai fait serment d’obéïssance, & que je sais bien que le Tou patrou n’ordonne point les conspirations.

Tuctan.

J’en suis bien aise : mais si par malheur tes Grecs reprenaient l’île & me chassaient, me serais-tu fidèle ?

Karpos.

Eh comment alors pourrais-je vous être fidèle, puisque vous ne seriez plus mon Bacha ?

Tuctan.

Et le serment que tu m’as fait que deviendrait-il ?

Karpos.

Il serait comme mes figues, vous n’en tâteriez plus : n’est-il pas vrai, (sauf respect) que si vous étiez mort à l’heure que je vous parle, je ne vous devrais plus rien ?

Tuctan.

La supposition est incivile, mais la chose est vraie.

Karpos.

Eh bien, si vous étiez chassé, c’est comme si vous étiez mort, car vous auriez un successeur auquel il faudrait que je fisse un autre serment. Pourriez-vous exiger de moi une fidélité qui ne vous servirait à rien ? c’est comme si ne pouvant manger de mes figues vous vouliez m’empêcher de les vendre à d’autres.

Tuctan.

Tu es un raisonneur. Tu as donc des principes ?

Karpos.

Oui à ma façon, ils sont en petit nombre, mais ils me suffisent, & si j’en avais davantage ils m’embarrasseraient.

Tuctan.

Je serais curieux de savoir tes principes.

Karpos.

C’est par exemple d’être bon mari, bon père, bon voisin, bon sujet, & bon jardinier ; je ne vais pas au-delà, & j’espère que Dieu me fera miséricorde.

Tuctan.

Et crois-tu qu’il me fera miséricorde à moi qui suis le gouverneur de ton île ?

Karpos.

Et comment voulez-vous que je le sache ? est-ce à moi à deviner comment Dieu en use avec les Bachas ? C’est une affaire entre vous & lui, je ne m’en mêle en aucune sorte. Tout ce que j’imagine, c’est que si vous êtes un aussi honnête Bacha que je suis honnête jardinier, Dieu vous traitera fort bien.

Tuctan.

Par Mahomet ! je suis fort content de cet idolâtre-là. Adieu mon ami, Allah vous ait en sa sainte garde.

Karpos.

Grand merci. Theos ait pitié de vous ! mon Bacha.

CERTAIN, CERTITUDE.



Quel âge a votre ami Christophe ? Vingt-huit ans ; j’ai vu son contrat de mariage, son extrait-baptistaire, je le connais dès son enfance, il a vingt-huit ans, j’en ai la certitude, j’en suis certain.

À peine ai-je entendu la réponse de cet homme si sûr de ce qu’il dit, & de vingt autres qui confirment la même chose, que j’apprends qu’on a antidaté par des raisons secrètes, & par un manège singulier, l’extrait baptistaire de Christophe. Ceux à qui j’avais parlé n’en savent encor rien ; cependant, ils ont toûjours la certitude de ce qui n’est pas.

Si vous aviez demandé à la terre entière avant le tems de Copernic, Le soleil est-il levé ? s’est-il couché aujourd’hui ? tous les hommes vous auraient répondu, Nous en avons une certitude entière ; ils étaient certains, & ils étaient dans l’erreur.

Les sortilèges, les divinations, les obsessions, ont été longtems la chose du monde la plus certaine aux yeux de tous les peuples ; quelle foule innombrable de gens qui ont vu toutes ces belles choses, qui en ont été certains ! aujourd’hui cette certitude est un peu tombée.

Un jeune homme qui commence à étudier la géométrie vient me trouver ; il n’en est encor qu’à la définition des triangles : N’êtes-vous pas certain, lui dis-je, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits ? il me répond que non seulement il n’en est point certain, mais qu’il n’a pas même d’idée nette de cette proposition ; je la lui démontre, il en devient alors très certain, & il le sera pour toute sa vie.

Voilà une certitude bien différente des autres ; elles n’étaient que des probabilités, & ces probabilités examinées sont devenues des erreurs, mais la certitude mathématique est immuable & éternelle.

J’existe, je pense, je sens de la douleur, tout cela est-il aussi certain qu’une vérité géométrique ? Oui. Pourquoi ? C’est que ces vérités sont prouvées par le même principe qu’une chose ne peut être, & n’être pas en même tems. Je ne peux en même tems exister & n’exister pas, sentir, & ne sentir pas. Un triangle ne peut en même tems avoir cent quatre-vingts degrés, qui sont la somme de deux angles droits, & ne les avoir pas.

La certitude physique de mon existence, de mon sentiment, & la certitude mathématique sont donc de même valeur, quoiqu’elles soient d’un genre différent.

Il n’en est pas de même de la certitude fondée sur les apparences, ou sur les rapports unanimes, que nous font les hommes.

Mais quoi, me dites-vous, n’êtes-vous pas certain que Pékin existe ? n’avez-vous pas chez vous des étoffes de Pékin ? des gens de différens pays, de différentes opinions, & qui ont écrit violemment les uns contre les autres en prêchant tous la vérité à Pékin, ne vous ont-ils pas assuré de l’existence de cette ville ? Je réponds qu’il m’est extrêmement probable qu’il y avait alors une ville de Pékin ; mais je ne voudrais pas parier ma vie que cette ville existe ; & je parierai quand on voudra ma vie, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits.

On a imprimé dans le Dictionnaire encyclopédique une chose fort plaisante ; on y soutient qu’un homme devrait être aussi sûr, aussi certain que le Maréchal de Saxe est ressuscité, si tout Paris le lui disait, qu’il est sûr que le Maréchal de Saxe a gagné la bataille de Fontenoy, quand tout Paris le lui dit. Voyez, je vous prie, combien ce raisonnement est admirable ; je crois tout Paris quand il me dit une chose moralement possible ; donc je dois croire tout Paris quand il me dit une chose moralement & physiquement impossible.

Apparemment que l’auteur de cet article voulait rire, & que l’autre auteur qui s’extasie à la fin de cet article, & écrit contre lui-même, voulait rire aussi.[12]

CHAÎNE DES ÊTRES CRÉÉS.



La première fois que je lus Platon, & que je vis cette gradation d’êtres qui s’élèvent depuis le plus léger atôme jusqu’à l’Être suprême, cette échelle me frappa d’admiration ; mais l’ayant regardée attentivement, ce grand fantôme s’évanouït, comme autrefois toutes les apparitions s’enfuyaient le matin au chant du coq.

L’imagination se complaît d’abord à voir le passage imperceptible de la matière brute, à la matière organisée, des plantes aux zoophytes, de ces zoophytes aux animaux, de ceux-ci à l’homme, de l’homme aux génies, de ces génies revêtus d’un petit corps aërien à des substances immatérielles ; & enfin mille ordres différens de ces substances, qui de beautés en perfections s’élèvent jusqu’à Dieu même. Cette hiérarchie plaît beaucoup aux bonnes gens, qui croient voir le Pape & ses Cardinaux suivis des Archevêques, des Évêques ; après quoi viennent les curés, les vicaires, les simples prêtres, les diacres, les sous-diacres, puis paraissent les moines, & la marche est fermée par les capucins.

Mais il y a un peu plus de distance entre Dieu & ses plus parfaites créatures, qu’entre le saint père & le doyen du sacré collège : ce doyen peut devenir pape, mais le plus parfait des génies créés par l’Être suprême, ne peut devenir Dieu ; il y a l’infini entre Dieu & lui.

Cette chaîne, cette gradation prétendue n’existe pas plus dans les végétaux & dans les animaux ; la preuve en est qu’il y a des espèces de plantes & d’animaux qui sont détruites. Nous n’avons plus de murex. Il était défendu de manger du griffon & de l’ixion ; ces deux espèces ont disparu de ce monde, quoi qu’en dise Bochart : où donc est la chaîne ?

Quand même nous n’aurions pas perdu quelques espèces, il est visible qu’on en peut détruire. Les lions, les rhinocéros commencent à devenir fort rares.

Il est très probable qu’il y a eu des races d’hommes qu’on ne retrouve plus ; mais je veux qu’elles aient toutes subsisté, ainsi que les blancs, les nègres, les Caffres à qui la nature a donné un tablier de leur peau, pendant du ventre à la moitié des cuisses ; les Samoyèdes dont les femmes ont un mamelon d’un bel ébène, &c.

N’y a-t-il pas visiblement un vuide entre le singe & l’homme ? n’est-il pas aisé d’imaginer un animal à deux pieds sans plumes, qui serait intelligent sans avoir ni l’usage de la parole, ni notre figure, que nous pourrions apprivoiser, qui répondrait à nos signes & qui nous servirait ? & entre cette nouvelle espèce & celle de l’homme, n’en pourrait-on pas imaginer d’autres ?

Par delà l’homme, vous logez dans le ciel, divin Platon, une file de substances célestes ; nous croyons nous autres à quelques-unes de ces substances, parce que la foi nous l’enseigne. Mais vous, quelle raison avez-vous d’y croire ? vous n’avez pas parlé apparemment au génie de Socrate ; & le bonhomme Heres qui ressuscita exprès pour vous apprendre les secrets de l’autre monde, ne vous a rien appris de ces substances.

La prétendue chaîne n’est pas moins interrompue dans l’univers sensible.

Quelle gradation, je vous prie, entre vos planètes ! la Lune est quarante fois plus petite que notre globe. Quand vous avez voyagé de la Lune dans le vuide, vous trouvez Vénus, elle est environ aussi grosse que la Terre. De là vous allez chez Mercure, il tourne dans une ellipse qui est fort différente du cercle que parcourt Vénus ; il est vingt-sept fois plus petit que nous, le Soleil un million de fois plus gros, Mars cinq fois plus petit ; celui-là fait son tour en deux ans, Jupiter son voisin en douze, Saturne en trente ; & encor Saturne, le plus éloigné de tous, n’est pas si gros que Jupiter. Où est la gradation prétendüe ?

Et puis, comment voulez-vous que dans de grands espaces vuides il y ait une chaîne qui lie tout ? s’il y en a une, c’est certainement celle que Newton a découverte ; c’est elle qui fait graviter tous les globes du monde planétaire les uns vers les autres dans ce vide immense.

Ô Platon tant admiré ! vous n’avez conté que des fables, & il est venu dans l’île des Cassidérides, où de votre tems les hommes allaient tout nus, un philosophe qui a enseigné à la terre des vérités aussi grandes que vos imaginations étaient puériles.

CHAÎNE DES ÉVÉNEMENS.



Il y a longtems qu’on a prétendu que tous les événements sont enchaînés les uns aux autres, par une fatalité invincible ; c’est le destin qui, dans Homère, est supérieur à Jupiter même. Ce maître des dieux & des hommes, déclare net, qu’il ne peut empêcher Sarpédon son fils de mourir dans le tems marqué. Sarpédon était né dans le moment qu’il fallait qu’il naquît, & ne pouvait pas naître dans un autre ; il ne pouvait mourir ailleurs que devant Troye ; il ne pouvait être enterré ailleurs qu’en Lycie ; son corps devait dans le tems marqué produire des légumes qui devaient se changer dans la substance de quelques Lyciens ; ses héritiers devaient établir un nouvel ordre dans ses États ; ce nouvel ordre devait influer sur les royaumes voisins ; il en résultait un nouvel arrangement de guerre & de paix avec les voisins des voisins de la Lycie : ainsi de proche en proche la destinée de toute la terre a dépendu de la mort de Sarpédon, laquelle dépendait d’un autre événement, lequel était lié par d’autres à l’origine des choses.

Si un seul de ces faits avait été arrangé différemment, il en aurait résulté un autre univers : or il n’était pas possible que l’univers actuel n’existât pas, donc il n’était pas possible à Jupiter de sauver la vie à son fils, tout Jupiter qu’il était.

Ce systême de la nécessité & de la fatalité, a été inventé de nos jours par Leibnitz, à ce qu’il dit, sous le nom de raison suffisante ; il est pourtant fort ancien ; ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il n’y a point d’effet sans cause, & que souvent la plus petite cause produit les plus grands effets.

Mylord Bolingbroke avouë que les petites querelles de Made. Marlborough, & de Made. Masham, lui firent naître l’occasion de faire le traité particulier de la reine Anne avec Louis XIV : ce traité amena la paix d’Utrecht ; cette paix d’Utrecht affermit Philippe V sur le trône d’Espagne. Philippe V prit Naples & la Sicile sur la maison d’Autriche ; le prince Espagnol qui est aujourd’hui roi de Naples, doit évidemment son royaume à Mylady Masham, & il ne l’aurait pas eu, il ne serait peut-être même pas né, si la duchesse de Marlborough avait été plus complaisante envers la reine d’Angleterre ; son existence à Naples dépendait d’une sottise de plus ou de moins à la cour de Londres. Examinez les situations de tous les peuples de l’univers, elles sont ainsi établies sur une suite de faits qui paraissent ne tenir à rien, & qui tiennent à tout. Tout est rouage, poulie, corde, ressort dans cette immense machine.

Il en est de même dans l’ordre physique. Un vent qui souffle du fond de l’Afrique & des mers australes, amène une partie de l’atmosphère africaine, qui retombe en pluie dans les vallées des Alpes ; ces pluies fécondent nos terres ; notre vent du nord à son tour envoie nos vapeurs chez les nègres ; nous faisons du bien à la Guinée, & la Guinée nous en fait. La chaîne s’étend d’un bout de l’univers à l’autre.

Mais il me semble qu’on abuse étrangement de la vérité de ce principe. On en conclut qu’il n’y a si petit atôme dont le mouvement n’ait influé dans l’arrangement actuel du monde entier ; qu’il n’y a si petit accident, soit parmi les hommes, soit parmi les animaux, qui ne soit un chaînon essentiel de la grande chaîne du destin.

Entendons-nous : tout effet a évidemment sa cause, à remonter de cause en cause dans l’abîme de l’éternité ; mais toute cause n’a pas son effet, à descendre jusqu’à la fin des siècles. Tous les événements sont produits les uns par les autres, je l’avoue ; si le passé est accouché du présent, le présent accouche du futur ; tout a des pères, mais tout n’a pas toûjours des enfans. Il en est ici précisément comme d’un arbre généalogique ; chaque maison remonte, comme on sait, à Adam, mais dans la famille il y a bien des gens qui sont morts sans laisser de postérité.

Il y a un arbre généalogique des événemens de ce monde. Il est incontestable que les habitans des Gaules & de l’Espagne descendent de Gomer ; & les Russes de Magog son frère cadet : on trouve cette généalogie dans tant de gros livres ! sur ce pied-là, on ne peut nier que nous ne devions à Magog les soixante mille Russes qui sont aujourd’hui en armes devers la Poméranie, & les soixante mille Français qui sont vers Francfort ; mais que Magog ait craché à droite ou à gauche, auprès du mont Caucase, & qu’il ait fait deux ronds dans un puits ou trois, qu’il ait dormi sur le côté gauche ou sur le côté droit ; je ne vois pas que cela ait influé beaucoup sur la résolution prise par l’impératrice de Russie Élizabeth, d’envoyer une armée au secours de l’impératrice des Romains Marie-Thérèse. Que mon chien rêve ou ne rêve pas en dormant, je n’aperçois pas le rapport que cette importante affaire peut avoir avec celle du grand Mogol.

Il faut songer que tout n’est pas plein dans la nature, & que tout mouvement ne se communique pas de proche en proche, jusqu’à faire le tour du monde. Jetez dans l’eau un corps de pareille densité, vous calculez aisément qu’au bout de quelque tems le mouvement de ce corps, & celui qu’il a communiqué à l’eau, sont anéantis ; le mouvement se perd & se répare ; donc le mouvement que put produire Magog en crachant dans un puits, ne peut avoir influé sur ce qui se passe aujourd’hui en Russie & en Prusse. Donc, les événements présents ne sont pas les enfans de tous les événements passés ; ils ont leurs lignes directes ; mais mille petites lignes collatérales ne leur servent à rien. Encore une fois, tout être a son père, mais tout être n’a pas des enfans : nous en dirons peut être davantage quand nous parlerons de la destinée.

DE LA CHINE.



Nous allons chercher à la Chine de la terre, comme si nous n’en avions point ; des étoffes, comme si nous manquions d’étoffes ; une petite herbe pour infuser dans de l’eau, comme si nous n’avions point de simples dans nos climats. En récompense, nous voulons convertir les Chinois, c’est un zèle très louable, mais il ne faut pas leur contester leur antiquité, & leur dire qu’ils sont des idolâtres. Trouverait-on bon, en vérité, qu’un capucin ayant été bien reçu dans un château des Montmorency, voulût leur persuader qu’ils sont nouveaux nobles, comme les secrétaires du roi, & les accuser d’être idolâtres, parce qu’il aurait trouvé dans ce château deux ou trois statues de connétables, pour lesquelles on aurait un profond respect ?

Le célèbre Wolf, professeur de mathématique dans l’université de Halle, prononça un jour un très bon discours, à la louange de la philosophie chinoise ; il loüa cette ancienne espèce d’hommes, qui diffère de nous par la barbe, par les yeux, par le nez, par les oreilles & par le raisonnement ; il loua, dis-je, les Chinois d’adorer un Dieu suprême, & d’aimer la vertu ; il rendait cette justice aux Empereurs de la Chine, aux Kolao, aux tribunaux, aux lettrés. La justice qu’on rend aux bonzes est d’une espèce différente.

Il faut savoir que ce Wolf attirait à Halle un millier d’écoliers de toutes les nations. Il y avait dans la même université un professeur de théologie nommé Lange, qui n’attirait personne ; cet homme au désespoir de geler de froid seul dans son auditoire, voulut, comme de raison, perdre le professeur de mathématiques ; il ne manqua pas, selon la coutume de ses semblables, de l’accuser de ne pas croire en Dieu.

Quelques écrivains d’Europe, qui n’avaient jamais été à la Chine, avaient prétendu que le gouvernement de Pékin était athée. Wolf avait loué les philosophes de Pékin, donc Wolf était athée ; l’envie & la haine ne font jamais de meilleurs syllogismes. Cet argument de Lange, soutenu d’une cabale & d’un protecteur, fut trouvé concluant par le roi du pays, qui envoya un dilemme en forme au mathématicien ; ce dilemme lui donnait le choix de sortir de Halle dans vingt-quatre heures, ou d’être pendu. Et comme Wolf raisonnait fort juste, il ne manqua pas de partir ; sa retraite ôta au Roi deux ou trois cent mille écus par an, que ce philosophe faisait entrer dans le royaume, par l’affluence de ses disciples.

Cet exemple doit faire sentir aux Souverains qu’il ne faut pas toûjours écouter la calomnie, & sacrifier un grand homme à la fureur d’un sot. Revenons à la Chine.

De quoi nous avisons-nous, nous autres au bout de l’Occident, de disputer avec acharnement & avec des torrents d’injures, pour savoir s’il y avait eu quatorze princes, ou non, avant Fohi empereur de la Chine, & si ce Fohi vivait trois mille, ou deux mille neuf cents ans avant notre ère vulgaire ? Je voudrais bien que deux Irlandais s’avisassent de se quereller à Dublin pour savoir quel fut au douzième siècle le possesseur des terres que j’occupe aujourd’hui ; n’est-il pas évident qu’ils devraient s’en rapporter à moi qui ai les archives entre mes mains ? Il en est de même à mon gré des premiers empereurs de la Chine ; il faut s’en rapporter aux tribunaux du pays.

Disputez tant qu’il vous plaira sur les quatorze princes qui régnèrent avant Fohi, votre belle dispute n’aboutira qu’à prouver que la Chine était très peuplée alors, & que les loix y régnaient. Maintenant, je vous demande si une nation assemblée, qui a des loix & des princes, ne suppose pas une prodigieuse antiquité ? Songez combien de tems il faut pour qu’un concours singulier de circonstances fasse trouver le fer dans les mines, pour qu’on l’emploie à l’agriculture, pour qu’on invente la navette & tous les autres arts.

Ceux qui font les enfans à coup de plume, ont imaginé un fort plaisant calcul. Le jésuite Pétau, par une belle supputation, donne à la terre 285 ans après le déluge, cent fois plus d’habitans qu’on n’ose lui en supposer à présent. Les Cumberlands & les Whistons ont fait des calculs aussi comiques ; ces bonnes gens n’avaient qu’à consulter les registres de nos colonies en Amérique, ils auraient été bien étonnés, ils auraient appris combien peu le genre humain se multiplie, & qu’il diminue très souvent, au lieu d’augmenter.

Laissons donc, nous qui sommes d’hier, nous descendans des Celtes, qui venons de défricher les forêts de nos contrées sauvages, laissons les Chinois & les Indiens jouïr en paix de leur beau climat, & de leur antiquité. Cessons surtout d’appeler idolâtres l’Empereur de la Chine, & le Soubab de Dékan ; il ne faut pas être fanatique du mérite chinois ; la constitution de leur Empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde, la seule qui soit toute fondée sur le pouvoir paternel (ce qui n’empêche pas que les mandarins ne donnent force coups de bâtons à leurs enfans) ; la seule dans laquelle un gouverneur de province soit puni, quand en sortant de charge il n’a pas eu les acclamations du peuple ; la seule qui ait institué des prix pour la vertu, tandis que partout ailleurs les loix se bornent à punir le crime ; la seule qui ait fait adopter ses loix à ses vainqueurs, tandis que nous sommes encor sujets aux coutumes des Burgundiens, des Francs & des Goths qui nous ont domptés. Mais on doit avoüer que le petit peuple gouverné par des bonzes, est aussi fripon que le nôtre, qu’on y vend tout fort cher aux étrangers, ainsi que chez nous ; que dans les sciences, les Chinois sont encor au terme où nous étions il y a deux cents ans ; qu’ils ont comme nous mille préjugés ridicules, qu’ils croient aux talismans, à l’astrologie judiciaire, comme nous y avons cru longtems.

Avoüons encor qu’ils ont été étonnés de notre thermomètre, de notre manière de mettre des liqueurs à la glace avec du salpêtre, & de toutes les expériences de Torricelli, & d’Otogueric, tout comme nous le fûmes lorsque nous vîmes ces amusements de physique pour la première fois ; ajoutons que leurs médecins ne guérissent pas plus les maladies mortelles, que les nôtres, & que la nature toute seule guérit à la Chine les petites maladies comme ici ; mais tout cela n’empêche pas que les Chinois il y a quatre mille ans, lorsque nous ne savions pas lire, ne sussent toutes les choses essentiellement utiles dont nous nous vantons aujourd’hui.

La religion des lettrés encor une fois est admirable. Point de superstitions, point de légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison & à la nature, & auxquels des bonzes donnent mille sens différens, parce qu’ils n’en ont aucun. Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles. Ils sont ce que nous pensons qu’étaient Seth, Hénoc & Noé ; ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas & Bonaventure, entre Calvin & Luther, entre Jansenius & Molina.

CHRISTIANISME.


Recherches historiques sur le christianisme



Plusieurs savants ont marqué leur surprise de ne trouver dans l’historien Joseph aucune trace de Jésus-Christ, car tous les vrais savants conviennent aujourd’hui, que le petit passage où il en est question dans son Histoire, est interpolé[13]. Le père de Flavien Joseph avait dû cependant être un des témoins de tous les miracles de Jésus. Joseph était de race sacerdotale, parent de la reine Mariamne, femme d’Hérode ; il entre dans les plus grands détails sur toutes les actions de ce prince ; cependant, il ne dit pas un mot ni de la vie ni de la mort de Jésus, & cet historien qui ne dissimule aucune des cruautés d’Hérode, ne parle point du massacre de tous les enfans, ordonné par lui, en conséquence de la nouvelle à lui parvenüe, qu’il était né un roi des Juifs. Le calendrier Grec compte quatorze mille enfans égorgés dans cette occasion.

C’est de toutes les actions de tous les tyrans la plus horrible. Il n’y en a point d’exemple dans l’histoire du monde entier.

Cependant, le meilleur écrivain qu’aient jamais eu les Juifs, le seul estimé des Romains & des Grecs, ne fait nulle mention de cet événement aussi singulier qu’épouvantable. Il ne parle point de la nouvelle étoile qui avait paru en Orient après la naissance du Sauveur ; phénomène éclatant, qui ne devait pas échapper à la connaissance d’un historien aussi éclairé que l’était Joseph. Il garde encor le silence sur les ténèbres qui couvrirent toute la terre, en plein midi, pendant trois heures, à la mort du Sauveur, sur la grande quantité des tombeaux qui s’ouvrirent dans ce moment, & sur la foule des justes qui ressuscitèrent.

Les savants ne cessent de témoigner leur surprise de voir qu’aucun historien Romain n’a parlé de ces prodiges, arrivés sous l’Empire de Tibère, sous les yeux d’un gouverneur Romain, & d’une garnison Romaine, qui devait avoir envoyé à l’Empereur & au Sénat, un détail circonstancié du plus miraculeux événement dont les hommes aient jamais entendu parler. Rome elle-même devait avoir été plongée pendant trois heures dans d’épaisses ténèbres ; ce prodige devait avoir été marqué dans les fastes de Rome, & dans ceux de toutes les nations. Dieu n’a pas voulu que ces choses divines aient été écrites par des mains profânes.

Les mêmes savans trouvent encor quelques difficultés dans l’histoire des Évangiles. Ils remarquent que dans St. Matthieu, Jésus-Christ dit aux scribes & aux pharisiens, que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre, doit retomber sur eux, depuis le sang d’Abel le juste, jusqu’à Zacharie, fils de Barac, qu’ils ont tué entre le temple & l’autel.

Il n’y a point, disent-ils, dans l’histoire des Hébreux, de Zacharie tué dans le temple avant la venüe du Messie, ni de son tems : mais on trouve dans l’histoire du siège de Jérusalem par Joseph, un Zacharie fils de Barac, tué au milieu du temple, par la faction des Zélotes. C’est au chap. 19 du livre 4. De là ils soupçonnent que l’Évangile selon St. Matthieu a été écrit après la prise de Jérusalem par Titus. Mais tous les doutes, & toutes les objections de cette espèce, s’évanouïssent, dès qu’on considère la différence infinie qui doit être entre les livres divinement inspirés, & les livres des hommes. Dieu voulut envelopper d’un nuage aussi respectable qu’obscur sa naissance, sa vie & sa mort. Ses voies sont en tout différentes des nôtres.

Les savans se sont aussi fort tourmentés sur la différence des deux généalogies de Jésus-Christ. St. Matthieu donne pour père à Joseph, Jacob ; à Jacob, Matan ; à Matan, Éléazar. St. Luc au contraire dit que Joseph était fils d’Héli, Héli de Matat, Matat de Lévi, Lévi de Melchi &c. Ils ne veulent pas concilier les cinquante-six ancêtres que Luc donne à Jésus depuis Abraham, avec les quarante-deux ancêtres différens que Matthieu lui donne depuis le même Abraham. Et ils sont effarouchés que Matthieu en parlant de quarante-deux générations, n’en rapporte pourtant que quarante & une.

Ils forment encor des difficultés sur ce que Jésus n’est point fils de Joseph, mais de Marie. Ils élèvent aussi quelques doutes sur les miracles de notre Sauveur, en citant St. Augustin, St. Hilaire, & d’autres qui ont donné aux récits de ces miracles un sens mystique, un sens allégorique : comme au figuier maudit & séché pour n’avoir pas porté de figues quand ce n’était pas le tems des figues ; aux démons envoyés dans les corps des cochons, dans un pays où l’on ne nourrissait point de cochons ; à l’eau changée en vin sur la fin d’un repas où les convives étaient déjà échauffés. Mais toutes ces critiques des savants sont confondues par la foi, qui n’en devient que plus pure. Le but de cet article est uniquement de suivre le fil historique, & de donner une idée précise des faits sur lesquels personne ne dispute.

Premièrement, Jésus nâquit sous la loi Mosaïque ; il fut circoncis suivant cette loi, il en accomplit tous les préceptes, il en célébra toutes les fêtes, & il ne prêcha que la morale ; il ne révéla point le mystère de son incarnation ; il ne dit jamais aux Juifs qu’il était né d’une vierge ; il reçut la bénédiction de Jean dans l’eau du Jourdain, cérémonie à laquelle plusieurs Juifs se soumettaient, mais il ne baptisa jamais personne ; il ne parla point des sept sacremens ; il n’institua point de hiérarchie ecclésiastique de son vivant. Il cacha à ses contemporains qu’il était fils de Dieu, éternellement engendré, consubstantiel à Dieu, & que le Saint-Esprit procédait du Père & du Fils. Il ne dit point que sa personne était composée de deux natures, & de deux volontés ; il voulut que ces grands mystères fussent annoncés aux hommes dans la suite des tems, par ceux qui seraient éclairés des lumières du St. Esprit. Tant qu’il vécut il ne s’écarta en rien de la loi de ses pères ; il ne montra aux hommes qu’un juste agréable à Dieu, persécuté par ses envieux, & condamné à la mort par des magistrats prévenus. Il voulut que sa sainte Église établie par lui fît tout le reste.

Joseph, au chap. XII. de son histoire, parle d’une secte de Juifs rigoristes, nouvellement établie par un nommé Judas Galiléen. Ils méprisent, dit-il, les maux de la terre ; ils triomphent des tourmens par leur constance ; ils préfèrent la mort à la vie lorsque le sujet en est honorable. Ils ont souffert le fer & le feu, & vu briser leurs os, plutôt que de prononcer la moindre parole contre leur législateur, ni manger des viandes défenduës.

Il paraît que ce portrait tombe sur les Judaïtes, & non pas sur les Esséniens. Car voici les paroles de Joseph. Judas fut l’auteur d’une nouvelle secte, entièrement différente des trois autres, c’est-à-dire des Saducéens, des Pharisiens & des Esséniens. Il continuë & dit ; Ils sont Juifs de nation ; ils vivent unis entre eux, & regardent la volupté comme un vice ; le sens naturel de cette phrase fait voir que c’est des Judaïtes dont l’auteur parle.

Quoi qu’il en soit, on connut ces Judaïtes avant que les disciples du Christ commençassent à faire un parti considérable dans le monde.

Les Thérapeutes étaient une société différente des Esséniens & des Judaïtes ; ils ressemblaient aux Gymnosophistes des Indes, & aux Brames. Ils ont, dit Philon, un mouvement d’amour céleste, qui les jette dans l’enthousiasme des Bacchantes & des Coribantes, & qui les met dans l’état de la contemplation à laquelle ils aspirent. Cette secte naquit dans Alexandrie qui était toute remplie de Juifs ; & s’étendit beaucoup dans l’Égypte.

Les disciples de Jean-Batiste s’étendirent aussi un peu en Égypte, mais principalement dans la Syrie & dans l’Arabie ; il y en eut aussi dans l’Asie mineure. Il est dit dans les Actes des apôtres (ch. 19) que Paul en rencontra plusieurs à Éphèse ; il leur dit, Avez-vous reçu le St. Esprit ? Ils lui répondirent, Nous n’avons pas seulement ouï dire qu’il y ait un St. Esprit. Il leur dit, Quel batême avez-vous donc reçu ? Ils lui répondirent, Le batême de Jean.

Il y avait dans les premières années qui suivirent la mort de Jésus, sept sociétés ou sectes chez les Juifs, les Pharisiens, les Saducéens, les Esséniens, les Judaïtes, les Thérapeutes, les disciples de Jean, & les disciples de Christ, dont Dieu conduisait le petit troupeau dans des sentiers inconnus à la sagesse humaine.

Celui qui contribua le plus à fortifier cette société naissante, fut ce Paul même qui l’avait persécutée avec le plus de cruauté. Il était né à Tarsis en Cilicie, & fut élevé par le fameux docteur Pharisien Gamaliel disciple de Hillel. Les Juifs prétendent qu’il rompit avec Gamaliel, qui refusa de lui donner sa fille en mariage. On voit quelques traces de cette anecdote à la suite des Actes de Ste. Thècle. Ces actes portent qu’il avait le front large, la tête chauve, les sourcils joints, le nez aquilin, la taille courte & grosse, & les jambes torses. Lucien dans son Dialogue de Philopatris en fait un portrait assez semblable. On doute beaucoup qu’il fût citoyen romain, car en ce tems-là on n’accordait ce titre à aucun Juif ; ils avaient été chassés de Rome par Tibère : & Tarsis ne fut colonie romaine que près de cent ans après sous Caracalla, comme le remarque Cellarius dans sa Géographie, livre 3, & Grotius dans ses commentaires sur les actes.

Les fidèles eurent le nom de chrétiens dans Antioche, vers l’année soixante de notre ère vulgaire ; mais ils furent connus dans l’empire romain, comme nous le verrons dans la suite, sous d’autres noms. Ils ne se distinguaient auparavant que par le nom de frères, de saints ou de fidèles. Dieu qui était descendu sur la terre pour y être un exemple d’humilité & de pauvreté, donnait ainsi à son Église les plus faibles commencemens, & la dirigeait dans ce même état d’humiliation, dans lequel il avait voulu naître. Tous les premiers fidèles furent des hommes obscurs, ils travaillent tous de leurs mains. L’apôtre Paul témoigne qu’il gagnait sa vie à faire des tentes. St. Pierre ressuscita la couturière Dorcas qui faisait les robes des frères. L’assemblée des fidèles se tenait à Joppé, dans la maison d’un corroyeur nommé Simon, comme on le voit au chap. 9 des Actes des apôtres.

Les fidèles se répandirent secrètement en Grèce, & quelques-uns allèrent de là à Rome, parmi les Juifs à qui les Romains permettaient une synagogue. Ils ne se séparèrent point d’abord des Juifs ; ils gardèrent la circoncision ; & comme on l’a déjà remarqué ailleurs, les quinze premiers évêques de Jérusalem furent tous circoncis.

Lorsque l’apôtre Paul prit avec lui Timothée qui était fils d’un père Gentil, il le circoncit lui-même dans la petite ville de Listre. Mais Tite son autre disciple, ne voulut point se soumettre à la circoncision. Les frères disciples de Jésus furent unis aux Juifs, jusqu’au tems où Paul essuya une persécution à Jérusalem, pour avoir amené des étrangers dans le temple. Il était accusé par les Juifs de vouloir détruire la loi Mosaïque par Jésus-Christ. C’est pour se laver de cette accusation que l’apôtre Jaques proposa à l’apôtre Paul de se faire raser la tête, & de s’aller purifier dans le temple avec quatre Juifs qui avaient fait vœu de se raser, Prenez-les avec vous, lui dit Jaques (chap. 21, Actes des apôt.) purifiez-vous avec eux, & que tout le monde sache que ce que l’on dit de vous est faux, & que vous continuez à garder la loi de Moïse. Ainsi donc Paul qui d’abord avait été le persécuteur sanguinaire de la société établie par Jésus, Paul qui depuis voulut gouverner cette société naissante ; Paul chrétien judaïse afin que le monde sache qu’on le calomnie quand on dit qu’il est chrétien. Paul fait ce qui passe aujourd’hui pour un crime abominable, un crime qu’on punit par le feu en Espagne, en Portugal, en Italie ; & il le fait à la persuasion de l’apôtre Jaques ; & il le fait, après avoir reçu le St. Esprit, c’est-à-dire, après avoir été instruit par Dieu même, qu’il faut renoncer à tous ces rites judaïques autrefois institués par Dieu même.

Paul n’en fut pas moins accusé d’impiété & d’hérésie, & son procès criminel dura longtems ; mais on voit évidemment par les accusations mêmes intentées contre lui, qu’il était venu à Jérusalem pour observer les rites judaïques.

Il dit à Festus ces propres paroles (chap. 25 des Actes :) Je n’ai péché ni contre la loi juive, ni contre le temple.

Les apôtres annonçaient Jésus-Christ comme Juif, observateur de la loi juive, envoyé de Dieu pour la faire observer.

La circoncision est utile, dit l’apôtre Paul, (ch. 2. Épît. aux Romains) si vous observez la loi ; mais si vous la violez votre circoncision devient prépuce. Si un incirconcis garde la loi, il sera comme circoncis. Le vrai Juif est celui qui est Juif intérieurement.

Quand cet apôtre parle de Jésus-Christ dans ses épîtres, il ne révèle point le mystère ineffable de sa consubstantialité avec Dieu ; nous sommes délivrés par lui (dit-il, chap. 5, Épît. aux Romains) de la colère de Dieu, le don de Dieu s’est répandu sur nous, par la grace donnée à un seul homme qui est Jésus-Christ… La mort a régné par le péché d’un seul homme, les justes régneront dans la vie par un seul homme qui est Jésus-Christ.

Et au chap. 8, Nous les héritiers de Dieu, & les cohéritiers de Christ. Et au chap. 16. À Dieu, qui est le seul sage, honneur & gloire par Jésus-Christ… Vous êtes à Jésus-Christ, & Jésus-Christ à Dieu. (1e aux Corinthiens, chap. 3)

Et, (1e aux Corinthiens chap. 15, vs. 27) Tout lui est assujetti, en exceptant sans doute Dieu qui lui a assujetti toutes choses.

On a eu quelque peine à expliquer le passage de l’épître aux Philippiens ; Ne faites rien par une vaine gloire ; croyez mutuellement par humilité que les autres vous sont supérieurs, ayez les mêmes sentimens que Christ Jésus, qui étant dans l’empreinte de Dieu n’a point crû sa proye de s’égaler à Dieu. Ce passage paraît très bien approfondi, & mis dans tout son jour, dans une lettre qui nous reste des églises de Vienne & de Lyon, écrite l’an 117, & qui est un précieux monument de l’antiquité. On loüe dans cette lettre la modestie de quelques fidèles : Ils n’ont pas voulu, dit la lettre, prendre le grand titre de martyrs, (pour quelques tribulations) à l’exemple de Jésus-Christ, lequel étant empreint de Dieu, n’a pas cru sa proye la qualité d’égal à Dieu. Origène dit aussi dans son Commentaire sur Jean ; La grandeur de Jésus a plus éclaté quand il s’est humilié, que s’il eût fait sa proye d’être égal à Dieu. En effet, l’explication contraire est un contresens visible. Que signifierait, Croyez les autres supérieurs à vous ; imitez Jésus qui n’a pas cru que c’était une proye, une usurpation, de s’égaler à Dieu ? Ce serait visiblement se contredire, ce serait donner un exemple de grandeur pour un exemple de modestie, ce serait pécher contre le sens commun.

La sagesse des apôtres fondait ainsi l’Église naissante. Cette sagesse ne fut point altérée par la dispute qui survint entre les apôtres Pierre, Jaques & Jean d’un côté, & Paul de l’autre. Cette contestation arriva à Antioche. L’apôtre Pierre, autrement Céphas, ou Simon Barjone, mangeait avec les gentils convertis, & n’observait point avec eux les cérémonies de la loi, ni la distinction des viandes ; il mangeait, lui, Barnabé, & d’autres disciples, indifféremment du porc, des chairs étouffées, des animaux qui avaient le pied fendu & qui ne ruminaient pas ; mais plusieurs Juifs chrétiens arrivés, St. Pierre se remit avec eux à l’abstinence des viandes défendues, & aux cérémonies de la loi Mosaïque.

Cette action paraissait très prudente ; il ne voulait pas scandaliser les Juifs chrétiens ses compagnons ; mais St. Paul s’éleva contre lui avec un peu de dureté. Je lui résistai, dit-il, à sa face, parce qu’il était blâmable. (Épître aux Galates chap. 2)

Cette querelle paraît d’autant plus extraordinaire de la part de St. Paul, qu’ayant été d’abord persécuteur, il devait être plus modéré, & que lui-même il était allé sacrifier dans le temple à Jérusalem, qu’il avait circoncis son disciple Timothée, qu’il avait accompli les rites juifs qu’il reprochait alors à Céphas. St. Jérôme prétend que cette querelle entre Paul & Céphas était feinte. Il dit dans sa première homélie, tom. 3, qu’ils firent comme deux avocats qui s’échauffent & se piquent au barreau, pour avoir plus d’autorité sur leurs clients ; il dit que Pierre Céphas, étant destiné à prêcher aux Juifs, & Paul aux Gentils, ils firent semblant de se quereller, Paul pour gagner les Gentils, & Pierre pour gagner les Juifs. Mais St. Augustin n’est point du tout de cet avis. Je suis fâché, dit-il dans l’Épître à Jérôme, qu’un aussi grand homme se rende le patron du mensonge, patronum mendacii.

Au reste, si Pierre était destiné aux Juifs judaïsants, & Paul aux étrangers, il est très probable que Pierre ne vint point à Rome. Les Actes des apôtres ne font aucune mention du voyage de Pierre en Italie.

Quoi qu’il en soit, ce fut vers l’an 60 de notre ère, que les chrétiens commencèrent à se séparer de la communion Juive, & c’est ce qui leur attira tant de querelles, & tant de persécutions de la part des synagogues répandues à Rome, en Grèce, dans l’Égypte & dans l’Asie. Ils furent accusés d’impiété, d’athéïsme par leurs frères Juifs, qui les excommuniaient dans leurs synagogues trois fois les jours du sabbat. Mais Dieu les soutint toûjours au milieu des persécutions.

Petit à petit, plusieurs Églises se formèrent, & la séparation devint entière entre les Juifs & les Chrétiens, avant la fin du premier siècle ; cette séparation était ignorée du gouvernement Romain. Le sénat de Rome, ni les empereurs n’entraient point dans ces querelles d’un petit parti que Dieu avait jusque-là conduit dans l’obscurité, & qu’il élevait par des degrés insensibles.

Il faut voir dans quel état était alors la religion de l’Empire Romain. Les mystères & les expiations étaient accrédités dans presque toute la terre. Les Empereurs (il est vrai), les grands & les philosophes, n’avaient nulle foi à ces mystères ; mais le peuple, qui en fait de religion donne la loi aux grands, leur imposait la nécessité de se conformer en apparence à son culte. Il faut pour l’enchaîner paraître porter les mêmes chaînes que lui. Cicéron lui-même fut initié aux mystères d’Éleusine. La connaissance d’un seul Dieu était le principal dogme qu’on annonçait dans ces fêtes mystérieuses & magnifiques. Il faut avouer que les prières & les hymnes qui nous sont restés de ces mystères, sont ce que le paganisme a de plus pieux & de plus admirable.

Les Chrétiens qui n’adoraient aussi qu’un seul Dieu, eurent par là plus de facilité de convertir plusieurs Gentils. Quelques philosophes de la secte de Platon devinrent chrétiens. C’est pourquoi les pères de l’Église des trois premiers siècles furent tous platoniciens.

Le zèle inconsidéré de quelques-uns ne nuisit point aux vérités fondamentales. On a reproché à St. Justin l’un des premiers Pères, d’avoir dit dans son commentaire sur Isaïe, que les saints jouïraient dans un règne de mille ans sur la terre, de tous les biens sensuels. On lui a fait un crime d’avoir dit dans son apologie du christianisme, que Dieu ayant fait la terre, en laissa le soin aux anges, lesquels étant devenus amoureux des femmes, leur firent des enfans qui sont les démons.

On a condamné Lactance & d’autres pères, pour avoir supposé des oracles des sibylles. Il prétendait que la sibylle Érytrée avait fait ces quatre vers grecs, dont voici l’explication littérale :

Avec cinq pains & deux poissons
Il nourrira cinq mille hommes au désert ;
Et en ramassant les morceaux qui resteront,
Il en remplira douze paniers.

On reprocha aussi aux premiers chrétiens la supposition de quelques vers acrostiches d’une ancienne sibylle, lesquels commençaient tous par les lettres initiales du nom de Jésus-Christ, chacune dans leur ordre. On leur reproche d’avoir forgé des lettres de Jésus-Christ au roi d’Édesse, dans le tems qu’il n’y avait point de Roi à Édesse ; d’avoir forgé des lettres de Marie, des lettres de Sénèque à Paul, des lettres & des actes de Pilate, de faux évangiles, de faux miracles, & mille autres impostures.

Nous avons encor l’histoire ou l’Évangile de la nativité & du mariage de la Vierge Marie, où il est dit qu’on la mena au temple âgée de trois ans, & qu’elle monta les degrés toute seule. Il y est rapporté qu’une colombe descendit du ciel pour avertir que c’était Joseph qui devait épouser Marie. Nous avons le protévangile de Jaques frère de Jésus du premier mariage de Joseph. Il y est dit que quand Marie fut enceinte en l’absence de son mari, & que son mari s’en plaignit, les prêtres firent boire de l’eau de jalousie à l’un & à l’autre, & que tous deux furent déclarés innocens.

Nous avons l’Évangile de l’enfance attribué à St. Thomas. Selon cet Évangile Jésus à l’âge de cinq ans se divertissait avec des enfans de son âge à pétrir de la terre glaise dont il formait de petits oiseaux ; on l’en reprit, & alors il donna la vie aux oiseaux, qui s’envolèrent. Une autre fois un petit garçon l’ayant battu, il le fit mourir sur le champ. Nous avons encor en arabe un autre Évangile de l’enfance qui est plus sérieux.

Nous avons un évangile de Nicodème. Celui-là semble mériter une plus grande attention, parce qu’on y trouve les noms de ceux qui accusèrent Jésus devant Pilate ; c’étaient les principaux de la Synagogue, Anne, Caïphe, Sommas, Datam, Gamaliel, Juda, Nephtalim. Il y a dans cette histoire des choses qui se concilient assez avec les évangiles reçus, & d’autres, qui ne se voient point ailleurs. On y lit que la femme guérie d’un flux de sang s’appelait Véronique. On y voit tout ce que Jésus fit dans les enfers quand il y descendit.

Nous avons ensuite les deux lettres qu’on suppose que Pilate écrivit à Tibère touchant le supplice de Jésus ; mais le mauvais latin dans lequel elles sont écrites découvre assez leur fausseté.

On poussa le faux zèle jusqu’à faire courir plusieurs lettres de Jésus-Christ ; on a conservé la lettre qu’on dit qu’il écrivit à Abgare roi d’Édesse ; mais alors il n’y avait plus de roi d’Édesse.

On fabriqua cinquante évangiles, qui furent ensuite déclarés apocryphes. St. Luc nous apprend lui-même que beaucoup de personnes en avaient composé. On a cru qu’il y en avait un nommé l’Évangile éternel, sur ce qu’il est dit dans l’Apocalypse chap. 14. J’ai vu un ange volant au milieu des cieux, & portant l’Évangile éternel. Les cordeliers abusant de ces paroles au 13e siècle, composèrent un Évangile éternel, par lequel le règne du St. Esprit devait être substitué à celui de Jésus-Christ ; mais il ne parut jamais dans les premiers siècles de l’Église aucun livre sous ce titre.

On supposa encor des lettres de la Vierge, écrites à Saint Ignace le martyr, aux habitans de Messine & à d’autres.

Abdias qui succéda immédiatement aux apôtres, fit leur histoire, dans laquelle il mêla des fables si absurdes que ces histoires ont été avec le tems entièrement décréditées, mais elles eurent d’abord un grand cours. C’est Abdias qui rapporte le combat de St. Pierre avec Simon le magicien. Il y avait en effet à Rome un mécanicien fort habile nommé Simon, qui non seulement faisait exécuter des vols sur les théâtres, comme on le fait aujourd’hui, mais qui lui-même renouvela le prodige attribué à Dédale ; il se fit des ailes, il vola, & il tomba comme Icare ; c’est ce que rapportent Pline & Suétone.

Abdias qui était dans l’Asie & qui écrivait en hébreu, prétend que St. Pierre & Simon se rencontrèrent à Rome du tems de Néron. Un jeune homme proche parent de l’empereur mourut ; toute la cour pria Simon de le ressusciter ; St. Pierre de son côté se présenta pour faire cette opération. Simon employa toutes les règles de son art ; il parut réussir, le mort remua la tête. Ce n’est pas assez, cria St. Pierre, il faut que le mort parle, que Simon s’éloigne du lit, & on verra si le jeune homme est en vie : Simon s’éloigna, le mort ne remua plus, & Pierre lui rendit la vie d’un seul mot.

Simon alla se plaindre à l’empereur qu’un misérable Galiléen s’avisait de faire de plus grands prodiges que lui. Pierre comparut avec Simon, & ce fut à qui l’emporterait dans son art : Di-moi ce que je pense, cria Simon à Pierre ; Que l’empereur, répondit Pierre, me donne un pain d’orge, & tu verras si je sais ce que tu as dans l’ame. On lui donne un pain. Aussitôt Simon fait paraître deux grands dogues qui veulent le dévorer, Pierre leur jette le pain, & tandis qu’ils le mangent, Eh bien, dit-il, ne savais-je pas ce que tu pensais ? tu voulais me faire dévorer par tes chiens.

Après cette première séance, on proposa à Simon & à Pierre le combat du vol, & ce fut à qui s’élèverait le plus haut dans l’air. Simon commença, St. Pierre fit le signe de la croix, & Simon se cassa les jambes. Ce conte était imité de celui qu’on trouve dans le Sepher toldos jeschut, où il est dit que Jésus lui-même vola, & que Judas qui en voulut faire autant fut précipité.

Néron irrité que Pierre eût cassé les jambes à son favori Simon, fit crucifier Pierre la tête en bas, & c’est de là que s’établit l’opinion du séjour de Pierre à Rome, de son supplice & de son sépulcre.

C’est ce même Abdias qui établit encor la créance que St. Thomas alla prêcher le Christianisme aux grandes Indes chez le roi Gondafer, & qu’il y alla en qualité d’architecte.

La quantité de livres de cette espèce écrits dans les premiers siècles du Christianisme est prodigieuse. St. Jérôme & St. Augustin même, prétendent que les lettres de Sénèque & de St. Paul sont très authentiques. Dans la première lettre Sénèque souhaite que son frère Paul se porte bien ; Bene te valere, frater, cupio. Paul ne parle pas tout à fait si bien latin que Sénèque ; J’ai reçu vos lettres hier, dit-il, avec joie : Litteras tuas hilaris accepi, & j’y aurais répondu aussitôt si j’avais eu la présence du jeune homme que je vous aurais envoyé, si praesentiam juvenis habuissem. Au reste, ces lettres qu’on croirait devoir être instructives, ne sont que des compliments.

Tant de mensonges forgés par des Chrétiens mal instruits & faussement zélés, ne portèrent point préjudice à la vérité du Christianisme, ils ne nuisirent point à son établissement ; au contraire, ils font voir que la société chrétienne augmentait tous les jours, & que chaque membre voulait servir à son accroissement.

Les Actes des apôtres ne disent point que les apôtres fussent convenus d’un symbole. Si effectivement ils avaient rédigé le symbole, le Credo, tel que nous l’avons, St. Luc n’aurait pas omis dans son histoire ce fondement essentiel de la religion chrétienne ; la substance du Credo est éparse dans les Évangiles, mais les articles ne furent réunis que longtems après.

Notre symbole, en un mot, est incontestablement la créance des apôtres, mais n’est pas une pièce écrite par eux. Rufin prêtre d’Aquilée est le premier qui en parle, & une homélie attribuée à St. Augustin est le premier monument qui suppose la manière dont ce Credo fut fait. Pierre dit dans l’assemblée, Je crois en Dieu, Père tout-puissant ; André dit, & en Jésus-Christ ; Jaques ajoute, qui a été conçu du St. Esprit ; & ainsi du reste.

Cette formule s’appelait symbolos en grec, en latin Collatio. Il est seulement à remarquer que le grec porte, Je crois en Dieu Père tout-puissant, faiseur du ciel & de la terre : Pisteo eis theon patera pantokratora poieten ouranou kai ges ; le latin traduit, faiseur, formateur, par creatorem. Mais depuis au premier concile de Nicée, on mit factorem.

Le Christianisme s’établit d’abord en Grèce. Les Chrétiens y eurent à combattre une nouvelle secte de Juifs devenus philosophes à force de fréquenter les Grecs, c’était celle de la Gnose ou des Gnostiques ; il s’y mêla de nouveaux chrétiens. Toutes ces sectes jouïssaient alors d’une entière liberté de dogmatiser, de conférer & d’écrire ; mais sous Domitien la religion chrétienne commença à donner quelque ombrage au gouvernement.

Mais ce zèle de quelques chrétiens, qui n’était pas selon la science, n’empêcha pas l’Église de faire les progrès que Dieu lui destinait. Les chrétiens célébrèrent d’abord leurs mystères dans des maisons retirées, dans des caves, pendant la nuit ; de là leur vint le titre de lucifugaces (selon Minutius Félix). Philon les appelle Gesséens. Leurs noms les plus communs, dans les quatre premiers siècles chez les Gentils, étaient ceux de Galiléens, & de Nazaréens, mais celui de Chrétiens a prévalu sur tous les autres.

Ni la hiérarchie, ni les usages ne furent établis tout d’un coup ; les tems apostoliques furent différens des tems qui les suivirent. St. Paul dans sa Ie aux Corinthiens nous apprend que les frères, soit circoncis, soit incirconcis, étant assemblés, quand plusieurs prophêtes voulaient parler, il fallait qu’il n’y en eût que deux ou trois qui parlassent, & que si quelqu’un pendant ce tems-là avait une révélation, le prophète qui avait pris la parole devait se taire.

C’est sur cet usage de l’Église primitive que se fondent encor aujourd’hui quelques communions chrétiennes, qui tiennent des assemblées sans hiérarchie. Il était permis alors à tout le monde de parler dans l’église excepté aux femmes. Il est vrai que Paul leur défend de parler dans la première aux Corinthiens ; mais il semble aussi les autoriser à prêcher, à prophétiser, dans la même épître au chapitre 11, vs. 5. Toute femme qui prie & prophétise tête nue, souille sa tête ; c’est comme si elle était rasée. Les femmes crurent donc qu’il leur était permis de parler, pourvû qu’elles fussent voilées.

Ce qui est aujourd’hui la Ste. Messe, qui se célèbre au matin, était la Cène qu’on faisait le soir ; ces usages changèrent à mesure que l’Église se fortifia. Une société plus étendue exigea plus de règlements, & la prudence des pasteurs se conforma aux tems & aux lieux.

St. Jérôme & Eusèbe rapportent que quand les Églises reçurent une forme, on y distingua peu à peu cinq ordres différens. Les surveillants, Episcopoi, d’où sont venus les Évêques : les anciens de la société, Presbyteroi, les prêtres, les servans, ou diacres ; les Pistoi, croyants, initiés ; c’est-à-dire, les batisés, qui avaient part aux soupers des Agapes, & les Catéchumènes & Énergumènes qui attendaient le batême. Aucun, dans ces cinq ordres, ne portait d’habit différent des autres ; aucun n’était contraint au célibat, témoin le livre de Tertullien dédié à sa femme, témoin l’exemple des apôtres. Aucune représentation, soit en peinture, soit en sculpture, dans leurs assemblées, pendant les trois premiers siècles. Les Chrétiens cachaient soigneusement leurs livres aux Gentils ; ils ne les confiaient qu’aux initiés ; il n’était pas même permis aux catéchumènes de réciter l’oraison dominicale.

Ce qui distinguait le plus les Chrétiens, & ce qui a duré jusqu’à nos derniers tems, était le pouvoir de chasser les diables avec le signe de la croix. Origène dans son traité contre Celse, avouë au nombre 133. qu’Antinoüs divinisé par l’empereur Adrien faisait des miracles en Égypte par la force des charmes & des prestiges ; mais il dit que les diables sortent du corps des possédés à la prononciation du seul nom de Jésus.

Tertullien va plus loin, & du fond de l’Afrique où il était, il dit dans son apologétique, au chap. 23, Si vos dieux ne confessent pas qu’ils sont des diables à la présence d’un vrai chrétien, nous voulons bien que vous répandiez le sang de ce chrétien. Y a-t-il une démonstration plus claire ?

En effet, Jésus-Christ envoya ses apôtres pour chasser les démons. Les Juifs avaient aussi de son tems le don de les chasser ; car lorsque Jésus eut délivré des possédés, & eut envoyé les diables dans les corps d’un troupeau de deux mille cochons, & qu’il eut opéré d’autres guérisons pareilles, les Pharisiens dirent, il chasse les démons par la puissance de Belzébut. Si c’est par Belzébut que je les chasse, répondit Jésus, par qui vos fils les chassent-ils ? Il est incontestable que les Juifs se vantaient de ce pouvoir, ils avaient des exorcistes, & des exorcismes. On invoquait le nom du Dieu de Jacob & d’Abraham. On mettait des herbes consacrées dans le nez des démoniaques (Joseph rapporte une partie de ces cérémonies.) Ce pouvoir sur les diables, que les Juifs ont perdu, fut transmis aux Chrétiens, qui semblent aussi l’avoir perdu depuis quelque tems.

Dans le pouvoir de chasser les démons, était compris celui de détruire les opérations de la magie ; car la magie fut toûjours en vigueur chez toutes les nations. Tous les Pères de l’Église rendent témoignage à la magie. St. Justin avoüe dans son apologétique au livre 3, qu’on évoque souvent les ames des morts, & en tire un argument en faveur de l’immortalité de l’ame. Lactance, au liv. 7 de ses institutions divines, dit, que si on osait nier l’existence des ames après la mort, le magicien vous en convaincrait bientôt en les faisant paraître. Irénée, Clément Alexandrin, Tertullien, l’évêque Cyprien, tous affirment la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est changé, & qu’il n’y a pas plus de magiciens que de démoniaques, mais il s’en trouvera quand il plaira à Dieu.

Quand les sociétés chrétiennes devinrent un peu nombreuses, & que plusieurs s’élevèrent contre le culte de l’Empire Romain, les magistrats sévirent contre elles, & les peuples, surtout, les persécutèrent. On ne persécutait point les Juifs qui avaient des privilèges particuliers, & qui se renfermaient dans leurs synagogues ; on leur permettait l’exercice de leur religion, comme on fait encor aujourd’hui à Rome ; on souffrait tous les cultes divers répandus dans l’Empire, quoique le sénat ne les adoptât pas.

Mais les chrétiens se déclarant ennemis de tous ces cultes, & surtout de celui de l’Empire, furent exposés plusieurs fois à ces cruelles épreuves.

Un des premiers, & des plus célèbres martyrs, fut Ignace, évêque d’Antioche, condamné par l’empereur Trajan lui-même, alors en Asie, & envoyé par ses ordres à Rome, pour être exposé aux bêtes, dans un tems où l’on ne massacrait point à Rome les autres Chrétiens. On ne sait point de quoi il était accusé auprès de cet empereur, renommé d’ailleurs pour sa clémence ; il fallait que St. Ignace eût de bien violents ennemis. Quoi qu’il en soit, l’histoire de son martyre rapporte qu’on lui trouva le nom de Jésus-Christ gravé sur le cœur, en caractères d’or ; & c’est de là que les chrétiens prirent en quelques endroits le nom de Théophores, qu’Ignace s’était donné à lui-même.

On nous a conservé une lettre de lui, par laquelle il prie les Évêques & les Chrétiens de ne point s’opposer à son martyre ; soit que dès lors les Chrétiens fussent assez puissants pour le délivrer, soit que parmi eux quelques-uns eussent assez de crédit pour obtenir sa grace. Ce qui est encor très remarquable, c’est qu’on souffrit que les Chrétiens de Rome vinssent au-devant de lui quand il fut amené dans cette capitale ; ce qui prouve évidemment qu’on punissait en lui la personne, & non pas la secte.

Les persécutions ne furent pas continuées. Origène dans son livre 3e contre Celse, dit, On peut compter facilement les chrétiens qui sont morts pour leur religion, parce qu’il en est mort peu, & seulement de tems en tems, & par intervalle.

Dieu eut un si grand soin de son Église, que malgré ses ennemis, il fit en sorte qu’elle tînt cinq conciles dans le premier siècle, seize dans le second, & trente dans le troisième ; c’est-à-dire, des assemblées tolérées. Ces assemblées furent quelquefois défendues, quand la fausse prudence des magistrats craignit qu’elles ne devinssent tumultueuses. Il nous est resté peu de procès verbaux des Pro-consuls & des Préteurs qui condamnèrent les Chrétiens à mort. Ce serait les seuls actes sur lesquels on pût constater les accusations portées contr’eux, & leurs supplices.

Nous avons un fragment de Denys d’Alexandrie, dans lequel il rapporte l’extrait du greffe d’un pro-consul d’Égypte, sous l’empereur Valérien ; le voici.

« Denys, Fauste, Maxime, Marcel, & Cherémon, ayant été introduits à l’audience, le préfet Émilien leur a dit : Vous avez pu connaître par les entretiens que j’ai eus avec vous, & par tout ce que je vous en ai écrit, combien nos princes ont témoigné de bonté à votre égard ; je veux bien encor vous le redire : ils font dépendre votre conservation & votre salut de vous-mêmes, & votre destinée est entre vos mains : ils ne demandent de vous qu’une seule chose, que la raison exige de toute personne raisonnable, c’est que vous adoriez les dieux protecteurs de leur Empire, & que vous abandonniez cet autre culte si contraire à la nature & au bon sens.

« Denys a répondu : Chacun n’a pas les mêmes dieux, & chacun adore ceux qu’il croit l’être véritablement.

« Le préfet Émilien a repris : Je vois bien que vous êtes des ingrats, qui abusez des bontés que les empereurs ont pour vous. Eh bien, vous ne demeurerez pas davantage dans cette ville, & je vous envoie à Cephro dans le fond de la Lybie ; ce sera là le lieu de votre bannissement, selon l’ordre que j’en ai reçu de nos Empereurs : au reste, ne pensez pas y tenir vos assemblées, ni aller faire vos prières dans ces lieux que vous nommez des cimetières, cela vous est absolument défendu, & je ne le permettrai à personne. »

Rien ne porte plus les caractères de vérité, que ce procès-verbal. On voit par là qu’il y avait des tems où les assemblées étaient prohibées. C’est ainsi que parmi nous il est défendu aux Calvinistes de s’assembler dans le Languedoc ; nous avons même quelquefois fait pendre & rouer des ministres, ou prédicants, qui tenaient des assemblées malgré les loix. C’est ainsi qu’en Angleterre & en Irlande, les assemblées sont défendues aux catholiques romains ; & il y a eu des occasions, où les délinquants ont été condamnés à la mort.

Malgré ces défenses portées par les loix Romaines, Dieu inspira à plusieurs Empereurs de l’indulgence pour les Chrétiens. Dioclétien même, qui passe chez les ignorans pour un persécuteur ; Dioclétien dont la première année de règne est encor l’époque de l’ère des martyrs, fut, pendant plus de dix-huit ans, le protecteur déclaré du Christianisme, au point que plusieurs chrétiens eurent des charges principales auprès de sa personne. Il épousa même une chrétienne, il souffrit que dans Nicomédie sa résidence, il y eût une superbe église, élevée vis-à-vis son palais. Enfin il épousa une Chrétienne.

Le César Galérius ayant malheureusement été prévenu contre les Chrétiens, dont il croyait avoir à se plaindre, engagea Dioclétien à faire détruire la cathédrale de Nicomédie. Un Chrétien plus zélé que sage, mit en pièces l’édit de l’Empereur, & de là vint cette persécution si fameuse, dans laquelle il y eut plus de deux cents personnes condamnées à la mort, dans toute l’étendüe de l’Empire Romain, sans compter ceux que la fureur du petit peuple, toûjours fanatique, & toûjours barbare, put faire périr, contre les formes juridiques.

Il y eut en divers tems un si grand nombre de martyrs, qu’il faut bien se donner de garde d’ébranler la vérité de l’histoire de ces véritables confesseurs de notre sainte religion, par un mélange dangereux de fables, & de faux martyrs.

Le bénédictin Dom Ruinart, par exemple, homme d’ailleurs aussi instruit qu’estimable & zélé, aurait dû choisir avec plus de discrétion ses actes sincères. Ce n’est pas assez qu’un manuscrit soit tiré de l’abbaye de St. Benoît sur Loire, ou d’un couvent de célestins de Paris, conforme à un manuscrit des feuillans, pour que cet acte soit authentique ; il faut que cet acte soit ancien, écrit par des contemporains, & qu’il porte d’ailleurs tous les caractères de la vérité.

Il aurait pû se passer de rapporter l’avanture du jeune Romanus, arrivée en 303. Ce jeune Romain avait obtenu son pardon de Dioclétien dans Antioche. Cependant, il dit que le juge Asclépiade le condamna à être brûlé. Des Juifs présens à ce spectacle, se moquèrent du jeune St. Romanus, & reprochèrent aux Chrétiens que leur Dieu les laissait brûler, lui qui avait délivré Sidrac, Misac, & Abdenago de la fournaise ; qu’aussi-tôt il s’éleva, dans le tems le plus serein, un orage qui éteignit le feu ; qu’alors le juge ordonna qu’on coupât la langue au jeune Romanus ; que le premier médecin de l’empereur se trouvant là, fit officieusement la fonction de bourreau, & lui coupa la langue dans la racine ; qu’aussi-tôt le jeune homme qui était bègue auparavant, parla avec beaucoup de liberté ; que l’empereur fut étonné que l’on parlât si bien sans langue ; que le médecin pour réitérer cette expérience coupa sur-le-champ la langue à un passant, lequel en mourut subitement.

Eusèbe, dont le bénédictin Ruinart a tiré ce conte, devait respecter assez les vrais miracles, opérés dans l’ancien & dans le nouveau testament (desquels personne ne doutera jamais) pour ne pas leur associer des histoires si suspectes, lesquelles pourraient scandaliser les faibles.

Cette dernière persécution ne s’étendit pas dans tout l’empire. Il y avait alors en Angleterre quelque christianisme, qui s’éclipsa bientôt pour reparaître ensuite sous les rois saxons. Les Gaules méridionales & l’Espagne, étaient remplies de Chrétiens. Le césar Constance Clore les protégea beaucoup dans toutes ces provinces. Il avait une concubine, qui était chrétienne, c’est la mère de Constantin, connue sous le nom de Ste. Hélène ; car il n’y eut jamais de mariage avéré entre elle & lui, & il la renvoya même dès l’an 292, quand il épousa la fille de Maximien-Hercule ; mais elle avait conservé sur lui beaucoup d’ascendant, & lui avait inspiré une grande affection pour notre sainte religion.

La divine Providence prépara par des voies qui semblent humaines le triomphe de son Église. Constance Clore mourut en 306 à Yorck en Angleterre, dans un tems où les enfans qu’il avait de la fille d’un César étaient en bas âge, & ne pouvaient prétendre à l’Empire. Constantin eut la confiance de se faire élire à Yorck par cinq ou six mille soldats Allemands, Gaulois & Anglais pour la plupart. Il n’y avait pas d’apparence que cette élection faite sans le consentement de Rome, du Sénat, & des armées, pût prévaloir ; mais Dieu lui donna la victoire sur Maxentius élu à Rome, & le délivra enfin de tous ses collègues. On ne peut dissimuler qu’il ne se rendît d’abord indigne des faveurs du ciel, par le meurtre de tous ses proches, de sa femme & de son fils.

On peut douter de ce que Zozime rapporte à ce sujet. Il dit que Constantin agité de remords, après tant de crimes, demanda aux pontifes de l’Empire, s’il y avait quelques expiations pour lui, & qu’ils lui dirent qu’ils n’en connaissaient pas. Il est bien vrai qu’il n’y en avait point eu pour Néron, & qu’il n’avait osé assister aux sacrés mystères en Grèce. Cependant, les Tauroboles étaient en usage ; & il est bien difficile de croire qu’un Empereur tout-puissant n’ait pu trouver un prêtre qui voulût lui accorder des sacrifices expiatoires. Peut-être même est-il encor moins croyable que Constantin occupé de la guerre, de son ambition, de ses projets, & environné de flatteurs, ait eu le tems d’avoir des remords. Zozime ajoute qu’un prêtre Égyptien arrivé d’Espagne, qui avait accès à sa porte, lui promit l’expiation de tous ses crimes dans la Religion Chrétienne. On a soupçonné que ce prêtre était Ozius évêque de Cordoue.

Quoi qu’il en soit, Constantin communia avec les Chrétiens, bien qu’il ne fût jamais que catéchumène, & réserva son batême pour le moment de sa mort. Il fit bâtir sa ville de Constantinople, qui devint le centre de l’empire & de la Religion Chrétienne. Alors l’Église prit une forme auguste.

Il est à remarquer que dès l’an 314, avant que Constantin résidât dans sa nouvelle ville, ceux qui avaient persécuté les chrétiens furent punis par eux de leurs cruautés. Les Chrétiens jetèrent la femme de Maximien dans l’Oronte ; ils égorgèrent tous ses parens ; ils massacrèrent dans l’Égypte & dans la Palestine, les magistrats qui s’étaient le plus déclarés contre le christianisme. La veuve & la fille de Dioclétien s’étant cachées à Thessalonique, furent reconnües, et leur corps fut jeté dans la mer. Il eût été à souhaiter que les Chrétiens eussent moins écouté l’esprit de vengeance ; mais Dieu qui punit selon sa justice, voulut que les mains des Chrétiens fussent teintes du sang de leurs persécuteurs, sitôt que ces Chrétiens furent en liberté d’agir.

Constantin convoqua, assembla dans Nicée, vis-à-vis de Constantinople, le premier concile œcuménique, auquel présida Ozius. On y décida la grande question qui agitait l’Église, touchant la divinité de Jésus-Christ ; les uns se prévalaient de l’opinion d’Origène, qui dit au chap. 6 contre Celse, Nous présentons nos prières à Dieu par Jésus, qui tient le milieu entre les natures créées, & la nature incréée, qui nous apporte la grace de son père, & présente nos prières au grand Dieu en qualité de notre pontife. Ils s’appuyaient aussi sur plusieurs passages de St. Paul, dont on a rapporté quelques-uns. Ils se fondaient surtout sur ces paroles de Jésus-Christ, Mon père est plus grand que moi ; & ils regardaient Jésus comme le premier né de la création, comme la plus pure émanation de l’Être suprême, mais non pas précisément comme Dieu.

Les autres qui étaient orthodoxes, alléguaient des passages plus conformes à la divinité éternelle de Jésus, comme celui-ci : Mon père & moi, nous sommes la même chose ; paroles que les adversaires interprétaient comme signifiant ; mon père & moi avons le même dessein, la même volonté ; je n’ai point d’autres désirs que ceux de mon père. Alexandre, évêque d’Alexandrie, & après lui Athanase, étaient à la tête des orthodoxes, & Eusèbe évêque de Nicomédie avec dix-sept autres évêques, le prêtre Arius, & plusieurs prêtres, étaient dans le parti opposé. La querelle fut d’abord envenimée, parce que St. Alexandre traita ses adversaires d’Antéchrists.

Enfin, après bien des disputes, le St. Esprit décida ainsi dans le concile, par la bouche de 299 évêques, contre dix-huit : Jésus est fils unique de Dieu, engendré du Père, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, consubstantiel au Père ; nous croyons aussi au St. Esprit, &c. Ce fut la formule du Concile. On voit par cet exemple combien les évêques l’emportaient sur les simples prêtres. Deux mille personnes du second ordre étaient de l’avis d’Arius, au rapport de deux patriarches d’Alexandrie qui ont écrit la chronique d’Alexandrie en arabe. Arius fut exilé par Constantin, mais Athanase le fut aussi bientôt après, & Arius fut rappelé à Constantinople ; mais St. Macaire pria Dieu si ardemment de faire mourir Arius, avant que ce prêtre pût entrer dans la cathédrale, que Dieu exauça sa prière. Arius mourut en allant à l’église en 330. L’empereur Constantin finit sa vie en 337. Il mit son testament entre les mains d’un prêtre Arien, & mourut entre les bras du chef des Ariens Eusèbe, évêque de Nicomédie, ne s’étant fait baptiser qu’au lit de mort, & laissant l’Église triomphante, mais divisée.

Les partisans d’Athanase & ceux d’Eusèbe se firent une guerre cruelle ; & ce qu’on appelle l’Arianisme fut longtems établi dans toutes les provinces de l’Empire.

Julien le philosophe, surnommé l’apostat, voulut étouffer ces divisions, & ne put y parvenir.

Le second Concile général fut tenu à Constantinople en 381. On y expliqua ce que le concile de Nicée n’avait pas jugé à propos de dire sur le St. Esprit, & on ajouta à la formule de Nicée, que le St. Esprit est Seigneur vivifiant, qui procède du père, & qu’il est adoré & glorifié avec le père & le fils.

Ce ne fut que vers le neuvième siècle que l’Église latine statua par degrés que le St. Esprit procède du Père & du Fils.

En 431 le 3e concile général tenu à Éphèse décida que Marie était véritablement mère de Dieu, & que Jésus avait deux natures & une personne. Nestorius évêque de Constantinople qui voulait que la St. Vierge fût appelée mère de Christ, fut déclaré Judas par le concile, & les deux natures furent encor confirmées par le concile de Calcédoine.

Je passerai légèrement sur les siècles suivants qui sont assez connus. Malheureusement, il n’y eut aucune de ces disputes qui ne causât des guerres, & l’Église fut toûjours obligée de combattre. Dieu permit encor, pour exercer la patience des fidèles, que les Grecs & les Latins rompissent sans retour au neuvième siècle : il permit encor qu’en Occident il y eût 29 schismes sanglants pour la chaire de Rome.

Cependant l’Église Grecque presque tout entière, & toute l’Église d’Afrique devinrent esclaves sous les Arabes, & ensuite sous les Turcs, qui élevèrent la religion Mahométane sur les ruines de la Chrétienne ; l’Église Romaine subsista, mais toûjours souillée de sang par plus de six cents ans de dîscorde, entre l’Empire d’Occident & le sacerdoce. Ces querelles mêmes la rendirent très puissante. Les évêques, les abbés en Allemagne se firent tous princes, & les Papes acquirent peu à peu la domination absolue dans Rome & dans un pays de cent lieues. Ainsi Dieu éprouva son Église par les humiliations, par les troubles, par les crimes, & par la splendeur.

Cette Église Latine perdit au seizième siècle la moitié de l’Allemagne, le Dannemarck, la Suêde, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la meilleure partie de la Suisse, la Hollande ; elle a gagné plus de terrain en Amérique par les conquêtes des Espagnols, qu’elle n’en a perdu en Europe, mais avec plus de territoire elle a bien moins de sujets.

La Providence divine semblait destiner le Japon, Siam, l’Inde & la Chine, à se ranger sous l’obéissance du Pape, pour le récompenser de l’Asie mineure, de la Syrie, de la Grèce, de l’Égypte, de l’Afrique, de la Russie, & des autres États perdus, dont nous avons parlé. St. François Xavier qui porta le St. Évangile aux Indes orientales, & au Japon quand les Portugais y allèrent chercher des marchandises, fit un très grand nombre de miracles, tous attestés par les RR. PP. Jésuites ; quelques-uns disent qu’il ressuscita neuf morts ; mais le R. P. Ribadeneira, dans sa fleur des saints, se borne à dire qu’il n’en ressuscita que quatre ; c’est bien assez. La Providence voulut qu’en moins de cent années il y eût des milliers de catholiques romains dans les îles du Japon. Mais le diable sema son ivraie au milieu du bon grain. Les Chrétiens formèrent une conjuration suivie d’une guerre civile, dans laquelle ils furent tous exterminés en 1638. Alors la nation ferma ses ports à tous les étrangers, excepté aux Hollandais qu’on regardait comme des marchands, & non pas comme des chrétiens, & qui furent d’abord obligés de marcher sur la croix pour obtenir la permission de vendre leurs denrées dans la prison où on les renferme lorsqu’ils abordent à Nangazaki.

La Religion Catholique, Apostolique & Romaine fut proscrite à la Chine dans nos derniers tems, mais d’une manière moins cruelle. Les RR. PP. jésuites n’avaient pas à la vérité ressuscité des morts à la Cour de Pékin, ils s’étaient contentés d’enseigner l’astronomie, de fondre du canon, & d’être mandarins. Leurs malheureuses disputes avec des Dominicains & d’autres, scandalisèrent à tel point le grand Empereur Yontchin, que ce prince qui était la justice & la bonté même, fut assez aveugle pour ne plus permettre qu’on enseignât notre sainte religion, dans laquelle nos missionnaires ne s’accordaient pas. Il les chassa avec une bonté paternelle, leur fournissant des subsistances & des voitures jusqu’aux confins de son empire.

Toute l’Asie, toute l’Afrique, la moitié de l’Europe, tout ce qui appartient aux Anglais, aux Hollandais dans l’Amérique, toutes les hordes Américaines non domptées, toutes les terres australes, qui sont une cinquième partie du globe, sont demeurées la proye du démon, pour vérifier cette sainte parole : il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus ; s’il y a environ seize cents millions d’hommes sur la terre, comme quelques doctes le prétendent, la sainte Église Romaine catholique universelle en possède à peu près soixante millions, ce qui fait plus de la vingt-sixième partie des habitans du monde connu.


LE CIEL DES ANCIENS.



Si un ver à soye donnait le nom de Ciel au petit duvet qui entoure sa coque, il raisonnerait aussi bien que firent tous les anciens, en donnant le nom de Ciel à l’atmosphère, qui est, comme dit très-bien M. de Fontenelle dans ses mondes, le duvet de notre coque.

Les vapeurs qui sortent de nos mers & de notre terre, & qui forment les nuages, les météores & les tonnerres, furent pris d’abord pour la demeure des dieux. Les dieux descendent toûjours dans des nuages d’or chez Homère ; c’est de là que les peintres les peignent encor aujourd’hui assis sur une nuée ; mais comme il était bien juste que le maître des dieux fût plus à son aise que les autres, on lui donna un aigle pour le porter, parce que l’aigle vole plus haut que les autres oiseaux.

Les anciens Grecs voyant que les maîtres des villes demeuraient dans des citadelles, au haut de quelque montagne, jugèrent que les dieux pouvaient avoir une citadelle aussi, & la placèrent en Thessalie sur le mont Olimpe, dont le sommet est quelquefois caché dans les nuës, de sorte que leur palais était de plain-pied à leur ciel.

Les étoiles & les planètes qui semblent attachées à la voûte bleüe de notre atmosphère, devinrent ensuite les demeures des dieux ; sept d’entr’eux eurent chacun leur planète, les autres logèrent où ils purent ; le conseil général des dieux se tenait dans une grande salle, à laquelle on allait par la voye lactée ; car il fallait bien que les dieux eussent une salle en l’air, puisque les hommes avaient des hôtels-de-ville sur la terre.

Quand les titans, espèce d’animaux entre les dieux & les hommes, déclarèrent une guerre assez juste à ces dieux-là, pour réclamer une partie de leur héritage du côté paternel, étant fils du ciel & de la terre, ils ne mirent que deux ou trois montagnes les unes sur les autres, comptant que c’en était bien assez pour se rendre maîtres du ciel, & du château de l’Olimpe.

Neve foret terris securior arduus aether,
Affectasse ferunt regnum coeleste gigantes,
Altaque congestos struxisse ad sidera montes.

Cette physique d’enfans & de vieilles, était prodigieusement ancienne ; cependant il est très sûr que les Caldéens avaient des idées aussi saines que nous de ce qu’on appelle le Ciel ; ils plaçaient le soleil au centre de notre monde planétaire, à-peu-près à la distance de notre globe que nous avons reconnüe ; ils faisaient tourner la terre, & toutes les planètes autour de cet astre ; c’est ce que nous apprend Aristarque de Samos : c’est le véritable systême du monde que Copernic a renouvelé depuis ; mais les philosophes gardaient le secret pour eux, afin d’être plus respectés des rois & du peuple, ou plutôt pour n’être pas persécutés.

Le langage de l’erreur est si familier aux hommes, que nous appelons encor nos vapeurs, & l’espace de la terre à la lune, du nom de Ciel ; nous disons, monter au ciel, comme nous disons que le soleil tourne, quoiqu’on sache bien qu’il ne tourne pas ; nous sommes probablement le ciel pour les habitans de la lune, & chaque planète place son ciel dans la planète voisine.

Si on avait demandé à Homère dans quel ciel était allée l’ame de Sarpedon, & où était celle d’Hercule, Homère eût été bien embarrassé, il eût répondu par des vers harmonieux.

Quelle sûreté avait-on que l’ame aërienne d’Hercule se fût trouvée plus à son aise dans Vénus, dans Saturne, que sur notre globe ? Aurait-elle été dans le soleil ? la place ne paraît pas tenable dans cette fournaise. Enfin, qu’entendaient les anciens par le ciel ? ils n’en savaient rien, ils criaient toûjours le ciel & la terre ; c’est comme si on criait l’infini & un atôme. Il n’y a point, à proprement parler, de ciel, il y a une quantité prodigieuse de globes qui roulent dans l’espace vide, & notre globe roule comme les autres.

Les anciens croyaient qu’aller dans les cieux c’était monter ; mais on ne monte point d’un globe à un autre ; les globes célestes sont tantôt au-dessus de notre horizon, tantôt au-dessous. Ainsi, supposons que Vénus étant venue à Paphos, retournât dans sa planète quand cette planète était couchée, la déesse Vénus ne montait point alors par rapport à notre horizon ; elle descendait, & on devait dire en ce cas descendre au ciel. Mais les anciens n’y entendaient pas tant de finesse ; ils avaient des notions vagues, incertaines, contradictoires sur tout ce qui tenait à la physique. On a fait des volumes immenses pour savoir ce qu’ils pensaient sur bien des questions de cette sorte. Quatre mots auraient suffi, ils ne pensaient pas.

Il faut toûjours en excepter un petit nombre de sages, mais ils sont venus tard ; peu ont expliqué leurs pensées, & quand ils l’ont fait, les charlatans de la terre les ont envoyés au ciel par le plus court chemin.

Un écrivain qu’on nomme, je crois, Pluche, a prétendu faire de Moïse un grand physicien ; un autre avait auparavant concilié Moïse avec Descartes, & avait imprimé le Cartesius mozaizans ; selon lui, Moïse avait inventé le premier les tourbillons & la matière subtile ; mais on sait assez que Dieu qui fit de Moïse un grand législateur, un grand prophète, ne voulut point du tout en faire un professeur de physique ; il instruisit les Juifs de leur devoir, & ne leur enseigna pas un mot de philosophie. Calmet qui a beaucoup compilé & qui n’a raisonné jamais, parle du systême des Hébreux ; mais ce peuple grossier était bien loin d’avoir un systême ; il n’avait pas même d’école de géométrie, le nom leur en était inconnu ; leur seule science était le métier de courtier & l’usure.

On trouve dans leurs livres quelques idées louches, incohérentes, & dignes en tout d’un peuple barbare sur la structure du ciel. Leur premier ciel était l’air, le second le firmament, où étaient attachées les étoiles ; ce firmament était solide & de glace, & portait les eaux supérieures, qui s’échappèrent de ce réservoir par des portes, des écluses, des cataractes, au tems du déluge.

Au-dessus de ce firmament ou de ces eaux supérieures, était le troisième ciel ou l’empyrée, où St. Paul fut ravi. Le firmament était une espèce de demi-voûte, qui embrassait la terre. Le soleil ne faisait point le tour d’un globe qu’ils ne connaissaient pas. Quand il était parvenu à l’occident, il revenait à l’orient par un chemin inconnu ; & si on ne le voyait pas, c’était comme le dit le Baron de Feneste, parce qu’il revenait de nuit.

Encore les Hébreux avaient-ils pris ces rêveries des autres peuples. La plupart des nations, excepté l’école des Caldéens, regardaient le ciel comme solide ; la terre fixe & immobile, était plus longue d’orient en occident que du midi au nord d’un grand tiers ; de là viennent ces expressions de longitude & de latitude que nous avons adoptées. On voit que dans cette opinion il était impossible qu’il y eût des antipodes. Aussi St. Augustin traite l’idée des antipodes d’absurdité, & Lactance dit expressément, Y a-t-il des gens assez fous pour croire qu’il y ait des hommes dont la tête soit plus basse que les pieds ? &c.

St. Chrysostome s’écrie dans sa quatorzième homélie, Où sont ceux qui prétendent que les cieux sont mobiles, & que leur forme est circulaire ?

Lactance dit encor au Liv. III. de ses institutions, Je pourrais vous prouver par beaucoup d’arguments qu’il est impossible que le ciel entoure la terre.

L’auteur du Spectacle de la nature pourra dire à M. le chevalier tant qu’il voudra, que Lactance & St. Chrysostome étaient de grands philosophes, on lui répondra qu’ils étaient de grands saints, & qu’il n’est point du tout nécessaire pour être un saint, d’être un bon astronome. On croira qu’ils sont au ciel, mais on avouera qu’on ne sait pas dans quelle partie du ciel précisément.

CIRCONCISION.



Lors qu’Hérodote raconte ce que lui ont dit les barbares chez lesquels il a voyagé, il raconte des sottises, & c’est ce que font la plûpart de nos voyageurs. Aussi n’exige-t-il pas qu’on le croie, quand il parle de l’avanture de Gigès & de Candaule, d’Arion porté sur un dauphin, & de l’oracle consulté pour savoir ce que faisait Crésus, qui répondit qu’il faisait cuire alors une tortue dans un pot couvert ; & du cheval de Darius qui ayant henni le premier de tous, déclara son maître Roi, & de cent autres fables propres à amuser des enfans & à être compilées par des rhéteurs ; mais quand il parle de ce qu’il a vû, des coutumes des peuples qu’il a examinées, de leurs antiquités, qu’il a consultées, il parle alors à des hommes.

Il semble, dit-il au livre d’Euterpe, que les habitans de la Colchide sont originaires d’Égypte, j’en juge par moi-même plutôt que par ouï-dire ; car j’ai trouvé qu’en Colchide on se souvenait bien plus des anciens Égyptiens qu’on ne se ressouvenait des anciennes coutumes de Colcos en Égypte.

Ces habitans des bords du Pont-Euxin prétendaient être une colonie établie par Sésostris ; pour moi je le conjecturais non-seulement parce qu’ils sont bazanés, & qu’ils ont les cheveux frisés, mais parce que les peuples de Colchide, d’Égypte, & d’Éthiopie, sont les seuls sur la terre qui se sont fait circoncire de tout tems, car les Phéniciens et ceux de la Palestine avouent qu’ils ont pris la circoncision des Égyptiens. Les Syriens qui habitent aujourd’hui sur les rivages du Thermodon, & de Pathenie, & les Macrons leurs voisins, avouent qu’il n’y a pas longtems qu’ils se sont conformés à cette coutume d’Égypte ; c’est par là principalement qu’ils sont reconnus pour Égyptiens d’origine.

À l’égard de l’Éthiopie & de l’Égypte, comme cette cérémonie est très ancienne chez ces deux nations, je ne saurais dire qui des deux tient la circoncision de l’autre ; il est toutefois vraisemblable que les Éthiopiens la prirent des Égyptiens ; comme, au contraire, les Phéniciens ont aboli l’usage de circoncire les enfans nouveau-nés, depuis qu’ils ont eu plus de commerce avec les Grecs.

Il est évident, par ce passage d’Hérodote, que plusieurs peuples avaient pris la circoncision de l’Égypte ; mais aucune nation n’a jamais prétendu avoir reçu la circoncision des Juifs. À qui peut-on donc attribuer l’origine de cette coutume, ou à la nation de qui cinq ou six autres confessent la tenir, ou à une autre nation bien moins puissante, moins commerçante, moins guerrière, cachée dans un coin de l’Arabie pétrée, qui n’a jamais communiqué le moindre de ses usages à aucun peuple ?

Les Juifs disent qu’ils ont été reçus autrefois par charité dans l’Égypte ; n’est-il pas bien vraisemblable que le petit peuple a imité un usage du grand peuple, & que les Juifs ont pris quelques coutumes de leurs maîtres ?

Clément d’Alexandrie rapporte que Pythagore voyageant chez les Égyptiens, fut obligé de se faire circoncire, pour être admis à leurs mystères ; il fallait donc absolument être circoncis pour être au nombre des prêtres d’Égypte. Ces prêtres existaient lorsque Joseph arriva en Égypte ; le gouvernement était très ancien, & les cérémonies antiques de l’Égypte observées avec la plus scrupuleuse exactitude.

Les Juifs avouent qu’ils demeurèrent pendant deux cent cinq ans en Égypte ; ils disent qu’ils ne se firent point circoncire dans cet espace de tems ; il est donc clair que pendant ces deux cent cinq ans, les Égyptiens n’ont pas reçu la circoncision des Juifs ; l’auraient-ils prise d’eux, après que les Juifs leur eurent volé tous les vases qu’on leur avait prêtés, & se furent enfuis dans le désert avec leur proie, selon leur propre témoignage ? Un maître adoptera-t-il la principale marque de la religion de son esclave voleur & fugitif ? cela n’est pas dans la nature humaine.

Il est dit dans le livre de Josué, que les Juifs furent circoncis dans le désert. Je vous ai délivrés de ce qui faisait votre opprobre chez les Égyptiens. Or, quel pouvait être cet opprobre pour des gens qui se trouvaient entre les peuples de Phénicie, les Arabes, & les Égyptiens, si ce n’est ce qui les rendait méprisables à ces trois nations ? comment leur ôte-t-on cet opprobre ? en leur ôtant un peu de prépuce ? n’est-ce pas là le sens naturel de ce passage ?

La Genèse dit qu’Abraham avait été circoncis auparavant, mais Abraham voyagea en Égypte, qui était depuis longtems un royaume florissant, gouverné par un puissant Roi, rien n’empêche que dans ce royaume si ancien, la circoncision ne fût dès longtems en usage avant que la nation Juive fût formée. De plus, la circoncision d’Abraham n’eut point de suite ; sa postérité ne fut circoncise que du tems de Josué.

Or avant Josué, les Israëlites, de leur aveu même, prirent beaucoup de coutumes des Égyptiens ; ils les imitèrent dans plusieurs sacrifices, dans plusieurs cérémonies, comme dans les jeûnes qu’on observait les veilles des fêtes d’Isis, dans les ablutions, dans la coutume de raser la tête des prêtres : l’encens, le candélabre, le sacrifice de la vache rousse, la purification avec de l’hysope, l’abstinence du cochon, l’horreur des ustensiles de cuisine des étrangers, tout atteste que le petit peuple hébreu, malgré son aversion pour la grande nation Égyptienne, avait retenu une infinité d’usages de ses anciens maîtres. Ce bouc Hazazel qu’on envoyait dans le désert, chargé des péchés du peuple, était une imitation visible d’une pratique égyptienne, les rabbins conviennent même que le mot d’Hazazel n’est point hébreu. Rien n’empêche donc que les Hébreux aient imité les Égyptiens dans la circoncision, comme faisaient les Arabes leurs voisins.

Il n’est point extraordinaire que Dieu, qui a sanctifié le baptême si ancien chez les Asiatiques, ait sanctifié aussi la circoncision non moins ancienne chez les Africains. On a déjà remarqué qu’il est le maître d’attacher ses graces aux signes qu’il daigne choisir.

Au reste, depuis que sous Josué, le peuple Juif eut été circoncis, il a conservé cet usage jusqu’à nos jours ; les Arabes y ont aussi toûjours été fidèles, mais les Égyptiens, qui dans les premiers tems circoncisaient les garçons & les filles, cessèrent avec le tems de faire aux filles cette opération, & enfin la restreignirent aux prêtres, aux astrologues, & aux prophètes. C’est ce que Clément d’Alexandrie & Origène nous apprennent. En effet, on ne voit point que les Ptolomées aient jamais reçu la circoncision.

Les auteurs Latins, qui traitent les Juifs avec un si profond mépris, qu’ils les appellent, Curtus Appella, par dérision, Credat Judaeus Apella, Curti Judæi, ne donnent point de ces épithètes aux Égyptiens. Tout le peuple d’Égypte est aujourd’hui circoncis, mais par une autre raison, parce que le Mahométisme adopta l’ancienne circoncision de l’Arabie.

C’est cette circoncision arabe qui a passé chez les Éthiopiens, où l’on circoncit encor les garçons & les filles.

Il faut avouer que cette cérémonie de la circoncision paraît d’abord bien étrange ; mais on doit remarquer que de tout tems les prêtres de l’Orient se consacraient à leurs divinités par des marques particulières. On gravait avec un poinçon une feuille de lierre sur les prêtres de Bacchus. Lucien nous dit que les dévots à la déesse Isis s’imprimaient des caractères sur le poignet, & sur le cou. Les prêtres de Cibèle se rendaient eunuques.

Il y a grande apparence que les Égyptiens, qui révéraient l’instrument de la génération, & qui en portaient l’image en pompe dans leurs processions, imaginèrent d’offrir à Isis & Osiris, par qui tout s’engendrait sur la terre, une partie légère du membre par qui ces dieux avaient voulu que le genre humain se perpétuât. Les anciennes mœurs orientales sont si prodigieusement différentes des nôtres, que rien ne doit paraître extraordinaire à quiconque a un peu de lecture. Un Parisien est tout surpris quand on lui dit que les Hottentots font couper à leurs enfans mâles un testicule. Les Hottentots sont peut-être surpris que les Parisiens en gardent deux.


CONCILES.



Tous les conciles sont infaillibles, sans doute ; car ils sont composés d’hommes.

Il est impossible que jamais les passions, les intrigues, l’esprit de dispute, la haine, la jalousie, le préjugé, l’ignorance règnent dans ces assemblées.

Mais pourquoi, dira-t-on, tant de Conciles ont-ils été opposés les uns aux autres ? C’est pour exercer notre foi ; ils ont tous eu raison chacun dans leur tems.

On ne croit aujourd’hui, chez les Catholiques Romains, qu’aux Conciles approuvés dans le Vatican, & on ne croit, chez les Catholiques grecs, qu’à ceux approuvés dans Constantinople. Les Protestants se moquent des uns & des autres, ainsi tout le monde doit être content.

Nous ne parlerons ici que des grands Conciles ; les petits n’en valent pas la peine.

Le premier est celui de Nicée. Il fut assemblé en 325 de l’ère vulgaire, après que Constantin eut écrit & envoyé par Ozius cette belle lettre au Clergé un peu brouillon d’Alexandrie : Vous vous querellez pour un sujet bien mince. Ces subtilités sont indignes de gens raisonnables. Il s’agissait de savoir si Jésus était créé, ou incréé. Cela ne touchait en rien la morale, qui est l’essentiel. Que Jésus ait été dans le tems, ou avant le tems, il n’en faut pas moins être homme de bien. Après beaucoup d’altercations, il fut enfin décidé que le fils était aussi ancien que le Père, & consubstantiel au Père. Cette décision ne s’entend guère ; mais elle n’en est que plus sublime. Dix-sept évêques protestent contre l’arrêt, & une ancienne chronique d’Alexandrie, conservée à Oxford, dit que deux mille prêtres protestèrent aussi ; mais les prélats ne font pas grand cas des simples prêtres, qui sont d’ordinaire pauvres. Quoiqu’il en soit, il ne fut point du tout question de la Trinité dans ce premier concile. La formule porte : Nous croyons Jésus consubstantiel au Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, engendré & non fait ; nous croyons aussi au St. Esprit. Le St. Esprit, il faut l’avouer, fut traité bien cavalièrement.

Il est rapporté dans le supplément du Concile de Nicée, que les Pères, étant fort embarrassés pour savoir quels étaient les livres cryphes, ou apocryphes de l’Ancien & du Nouveau Testament, les mirent tous pêle-mêle sur un autel, & les livres à rejeter tombèrent par terre. C’est dommage que cette belle recette soit perdue de nos jours.

Après le premier concile de Nicée, composé de 317 évêques infaillibles, il s’en tint un autre à Rimini, & le nombre des infaillibles fut cette fois de 400, sans compter un gros détachement à Seleucie d’environ 200. Ces six cents évêques après quatre mois de querelles, ôtèrent unanimement à Jésus sa consubstantialité. Elle lui a été rendue depuis, excepté chez les Sociniens, ainsi tout va bien.

Un des grands conciles est celui d’Éphèse en 431 ; l’évêque de Constantinople, Nestorius, grand persécuteur d’hérétiques, fut condamné lui-même, comme hérétique, pour avoir soutenu qu’à la vérité Jésus était bien Dieu, mais que sa mère n’était pas absolument mère de Dieu, mais mère de Jésus. Ce fut St. Cyrille, qui fit condamner St. Nestorius ; mais aussi les partisans de Nestorius firent déposer St. Cyrille dans le même Concile ; ce qui embarrassa fort le St. Esprit.

Remarquez ici, lecteur, bien soigneusement que l’Évangile n’a jamais dit un mot, ni de la consubstantialité du Verbe, ni de l’honneur qu’avait eu Marie d’être mère de Dieu, non plus que des autres disputes qui ont fait assembler des Conciles infaillibles.

Eutichès était un moine, qui avait beaucoup crié contre Nestorius, dont l’hérésie n’allait pas à moins qu’à supposer deux personnes en Jésus ; ce qui est épouvantable. Le moine, pour mieux contredire son adversaire, assure que Jésus n’avait qu’une nature. Un Flavien évêque de Constantinople, lui soutint qu’il fallait absolument qu’il y eût deux natures en Jésus. On assemble un Concile nombreux à Éphèse, en 449 ; celui-là se tint à coups de bâtons, comme le petit Concile de Cirthe en 355, & certaine conférence à Carthage. La nature de Flavien fut moulue de coups, & deux natures furent assignées à Jésus. Au Concile de Calcedoine en 451, Jésus fut réduit à une nature.

Je passe des Conciles tenus pour des minuties, & je viens au sixième Concile général de Constantinople, assemblé pour savoir au juste si Jésus n’ayant qu’une nature, avait deux volontés. On sent combien cela est important pour plaire à Dieu.

Ce Concile fut convoqué par Constantin le barbu, comme tous les autres l’avaient été par les Empereurs précédents, les légats de l’Évêque de Rome eurent la gauche. Les Patriarches de Constantinople & d’Antioche eurent la droite. Je ne sais si les Caudataires à Rome, prétendent que la gauche est la place d’honneur. Quoi qu’il en soit, Jésus, de cette affaire-là obtint deux volontés.

La loi Mosaïque avait défendu les images. Les peintres, & les sculpteurs n’avaient pas fait fortune chez les Juifs. On ne voit pas que Jésus ait jamais eu de tableaux, excepté peut-être celui de Marie, peinte par Luc. Mais enfin Jésus-Christ ne recommande nulle part qu’on adore les images. Les Chrétiens les adorèrent pourtant vers la fin du quatrième siècle, quand ils se furent familiarisés avec les beaux-arts. L’abus fut porté si loin au huitième siècle, que Constantin Copronyme assembla à Constantinople un Concile de trois cent vingt évêques, qui anathématisa le culte des images, & qui le traita d’idolâtrie.

L’impératrice Irène, la même, qui depuis fit arracher les yeux à son fils, convoqua le second Concile de Nicée en 787 : l’adoration des images y fut rétablie. On veut aujourd’hui justifier ce Concile, en disant que cette adoration était un culte de dulie, & non pas de latrie.

Mais soit de latrie, soit de dulie, Charlemagne en 794 fit tenir à Francfort un autre Concile, qui traita le second de Nicée d’idolâtrie. Le pape Adrien I. y envoya deux légats, & ne le convoqua pas.

Le premier grand Concile, convoqué par un pape, fut le premier de Latran en 1139 ; il y eut environ mille évêques, mais on n’y fit presque rien, sinon qu’on anathématisa ceux qui disaient que l’Église était trop riche.

Autre Concile de Latran en 1179, tenu par le pape Alexandre III, où les Cardinaux, pour la première fois, prirent le pas sur les Évêques ; il ne fut question que de discipline.

Autre grand Concile de Latran en 1215. Le pape Innocent III. y dépouilla le Comte de Toulouse de tous ses biens, en vertu de l’excommunication. C’est le premier Concile, qui ait parlé de transsubstantiation.

En 1245, Concile général de Lyon, ville alors Impériale, dans laquelle le Pape Innocent IV. excommunia l’Empereur Frédéric II. & par conséquent le déposa & lui interdit le feu & l’eau : c’est dans ce Concile qu’on donna aux Cardinaux un chapeau rouge, pour les faire souvenir qu’il faut se baigner dans le sang des partisans de l’Empereur. Ce Concile fut la cause de la destruction de la maison de Suabe, & de trente ans d’anarchie dans l’Italie & dans l’Allemagne.

Concile général à Vienne en Dauphiné en 1311, où l’on abolit l’ordre des Templiers, dont les principaux membres avaient été condamnés au plus horrible supplice, sur les accusations les moins prouvées.

En 1414, le grand Concile de Constance, où l’on se contenta de démettre le pape Jean XXIII. convaincu de mille crimes ; & où on brûla Jean Hus, & Jérôme de Prague, pour avoir été opiniâtres, attendu que l’opiniâtreté est un bien plus grand crime, que le meurtre, le rapt, la simonie, & la sodomie.

En 1430, le grand Concile de Bâle, non reconnu à Rome, parce qu’on y déposa le pape Eugène IV. qui ne se laissa point déposer.

Les Romains comptent pour concile général le cinquième Concile de Latran en 1512, convoqué contre Louïs XII roi de France, par le pape Jules II ; mais ce Pape guerrier étant mort, ce Concile s’en alla en fumée.

Enfin nous avons le grand Concile de Trente, qui n’est pas reçu en France pour la discipline : mais le dogme en est incontestable, puisque le St. Esprit arrivait de Rome à Trente, toutes les semaines dans la malle du courrier, à ce que dit Fra-Paolo Sarpi ; mais Fra-Paolo Sarpi sentait un peu l’hérésie.

(par Mr. Abausit le cadet.)

CONFESSION.



C’est encor un problème si la confession, à ne la considérer qu’en politique, a fait plus de bien que de mal. On se confessait dans les mystères d’Isis, d’Orphée & de Cérès, devant l’Hiérophante & les initiés ; car puisque ces mystères étaient des expiations, il fallait bien avoüer qu’on avait des crimes à expier. Les Chrétiens adoptèrent la confession dans les premiers siècles de l’Église, ainsi qu’ils prirent à peu près les rites de l’antiquité, comme les temples, les autels, l’encens, les cierges, les processions, l’eau lustrale, les habits sacerdotaux, plusieurs formules des mystères ; le sursum corda, l’ite missa est, & tant d’autres. Le scandale de la confession publique d’une femme arrivé à Constantinople au quatrième siècle, fit abolir la confession.

La confession secrète qu’un homme fait à un autre homme, ne fut admise dans notre Occident que vers le septième siècle. Les Abbés commencèrent par exiger que leurs moines vinssent deux fois par an leur avouer toutes leurs fautes. Ce furent ces Abbés qui inventèrent cette formule, je t’absous autant que je le peux & que tu en as besoin. Il semble qu’il eût été plus respectueux pour l’Être suprême, & plus juste, de dire, Puisse-t-il pardonner à tes fautes & aux miennes !

Le bien que la confession a fait, est d’avoir quelquefois obtenu des restitutions des petits voleurs. Le mal est d’avoir quelquefois dans les troubles des États forcé les pénitens à être rebelles & sanguinaires en conscience. Les prêtres Guelfes refusaient l’absolution aux Gibelins, & les prêtres Gibelins se gardaient bien d’absoudre les Guelfes. Les assassins des Sforces, des Médicis, des Princes d’Orange, des Rois de France, se préparèrent aux parricides par le sacrement de la confession.

Louis XI., la Brinvilliers se confessaient dès qu’ils avaient commis un grand crime, & se confessaient souvent comme les gourmands prennent médecine, pour avoir plus d’appétit.

Si on pouvait être étonné de quelque chose, on le serait d’une bulle du pape Grégoire XV. émanée de sa Sainteté le 30 août 1622, par laquelle il ordonne de révéler les confessions en certains cas.

La réponse du jésuite Coton à Henri IV. durera plus que l’ordre des Jésuites. Révéleriez-vous la confession d’un homme résolu de m’assassiner ? Non, mais je me mettrais entre vous & lui.


CONVULSIONS.



On dansa vers l’an 1724 sur le cimetière de St. Médard ; il s’y fit beaucoup de miracles : en voici un rapporté dans une chanson de Mad. la duchesse du Maine :

Un décrotteur à la royale
Du talon gauche estropié,
Obtint pour grace spéciale
D’être boiteux de l’autre pied.

Les convulsions miraculeuses, comme on sait, continuèrent jusqu’à ce qu’on eût mis une garde au cimetière.

De par le Roi, défense à Dieu
De plus fréquenter en ce lieu.

Les Jésuites, comme on le sait encor, ne pouvant plus faire de tels miracles depuis que leur Xavier avait épuisé les graces de la Compagnie à ressusciter neuf morts de compte fait, s’avisèrent, pour balancer le crédit des Jansénistes, de faire graver une estampe de Jésus-Christ habillé en Jésuite. Un plaisant du parti Janséniste, comme on le sait encor, mit au bas de l’estampe :

Admirez l’artifice extrême
De ces moines ingénieux ;
Ils vous ont habillé comme eux,
Mon Dieu, de peur qu’on ne vous aime.

Les Jansénistes pour mieux prouver que jamais Jésus-Christ n’avait pu prendre l’habit de Jésuite, remplirent Paris de convulsions, & attirèrent le monde à leur préau. Le Conseiller au Parlement, Carré de Montgeron, alla présenter au roi un recueil in-4o de tous ces miracles, attestés par mille témoins ; il fut mis, comme de raison, dans un château, où l’on tâcha de rétablir son cerveau par le régime ; mais la vérité l’emporte toûjours sur les persécutions, les miracles se perpétuèrent trente ans de suite, sans discontinuer. On faisait venir chez soi sieur Rose, sœur Illuminée, sœur Promise, sœur Confite ; elles se faisaient fouëtter, sans qu’il y parût le lendemain ; on leur donnait des coups de bûches sur leur estomac bien cuirassé, bien rembourré, sans leur faire de mal ; on les couchait devant un grand feu, le visage frotté de pommade, sans qu’elles brulassent ; enfin, comme tous les arts se perfectionnent, on a fini par leur enfoncer des épées dans les chairs, & par les crucifier. Un fameux théologien même a eu aussi l’avantage d’être mis en croix : tout cela pour convaincre le monde qu’une certaine bulle était ridicule, ce qu’on aurait pu prouver sans tant de frais. Cependant, & Jésuites & Jansénistes, se réunirent tous contre l’Esprit des loix, & contre… & contre… & contre… & contre… Et nous osons après cela nous moquer des Lapons, des Samoyèdes & des Nègres !


CORPS.



De même que nous ne savons ce que c’est qu’un esprit, nous ignorons ce que c’est qu’un corps : nous voyons quelques propriétés, mais quel est ce sujet en qui ces propriétés résident ? il n’y a que des corps, disaient Démocrite & Épicure ; il n’y a point de corps, disaient les disciples de Zénon d’Élée.

L’Évêque de Cloine, Berklay, est le dernier, qui par cent sophismes captieux a prétendu prouver que les corps n’existent pas ; ils n’ont, dit-il, ni couleurs, ni odeurs, ni chaleur ; ces modalités sont dans vos sensations, & non dans les objets : il pouvait s’épargner la peine de prouver cette vérité, elle était assez connue ; mais de là il passe à l’étenduë, à la solidité qui sont des essences du corps, & il croit prouver qu’il n’y a pas l’étenduë dans une pièce de drap vert, parce que ce drap n’est pas verd en effet ; cette sensation du verd n’est qu’en vous, donc cette sensation de l’étenduë n’est aussi qu’en vous. Et après avoir ainsi détruit l’étenduë, il conclut que la solidité qui y est attachée tombe d’elle-même ; & qu’ainsi il n’y a rien au monde que nos idées. De sorte que, selon ce docteur, dix mille hommes tués par dix mille coups de canon, ne sont dans le fond que dix mille appréhensions de notre âme.

Il ne tenait qu’à M. l’Évêque de Cloine de ne point tomber dans l’excès de ce ridicule ; il croit montrer qu’il n’y a point d’étenduë, parce qu’un corps lui a paru avec sa lunette quatre fois plus gros qu’il ne l’était à ses yeux, & quatre fois plus petit à l’aide d’un autre verre. De là il conclut qu’un corps ne pouvant à la fois avoir quatre pieds, seize pieds, & un seul pied d’étendue, cette étenduë n’existe pas ; donc il n’y a rien ; il n’avait qu’à prendre une mesure, & dire, De quelque étenduë qu’un corps me paraisse, il est étendu de tant de ces mesures.

Il lui était bien aisé de voir qu’il n’en est pas de l’étenduë & de la solidité comme des sons, des couleurs, des saveurs, des odeurs, &c. Il est clair que ce sont en nous des sentimens excités par la configuration des parties ; mais l’étenduë n’est point un sentiment. Que ce bois allumé s’éteigne, je n’ai plus chaud ; que cet air ne soit plus frappé, je n’entends plus ; que cette rose se fane, je n’ai plus d’odorat pour elle ; mais ce bois, cet air, cette rose, sont étendus sans moi. Le paradoxe de Berklay ne vaut pas la peine d’être réfuté.

Il est bon de savoir ce qui l’avait entraîné dans ce paradoxe. J’eus, il y a longtems, quelques conversations avec lui ; il me dit que l’origine de son opinion venait de ce qu’on ne peut concevoir ce que c’est que ce sujet qui reçoit l’étenduë. Et en effet, il triomphe dans son livre, quand il demande à Hilas ce que c’est que ce sujet, ce substratum, cette substance ; C’est le corps étendu, répond Hilas ; alors l’évêque, sous le nom de Philonoüs, se moque de lui ; & le pauvre Hilas voyant qu’il a dit que l’étenduë est le sujet de l’étenduë, & qu’il a dit une sottise, demeure tout confus & avoüe qu’il n’y comprend rien, qu’il n’y a point de corps, que le monde matériel n’existe pas, qu’il n’y a qu’un monde intellectuel.

Philonoüs devait dire seulement à Hilas, Nous ne savons rien sur le fond de ce sujet, de cette substance étenduë, solide, divisible, mobile, figurée, &c. Je ne la connais pas plus que le sujet pensant, sentant & voulant ; mais ce sujet n’en existe pas moins, puisqu’il a des propriétés essentielles dont il ne peut être dépouillé.

Nous sommes tous comme la plûpart des dames de Paris ; elles font grande chère sans savoir ce qui entre dans les ragoûts ; de même nous jouissons des corps, sans savoir ce qui les compose. De quoi est fait le corps ? de parties, & ces parties se résolvent en d’autres parties. Que sont ces dernières parties ? Toujours des corps ; vous divisez sans cesse, & vous n’avancez jamais.

Enfin, un subtil philosophe remarquant qu’un tableau est fait d’ingrédiens, dont aucun n’est un tableau, & une maison de matériaux dont aucun n’est une maison, il imagina (d’une façon un peu différente) que les corps sont bâtis d’une infinité de petits êtres qui ne sont pas corps ; & cela s’appelle des monades. Ce systême ne laisse pas d’avoir son bon ; & s’il était révélé, je le croirais très possible ; tous ces petits êtres seraient des points mathématiques, des espèces d’âmes qui n’attendraient qu’un habit pour se mettre dedans. Ce serait une métempsicose continuelle ; une monade irait tantôt dans une baleine, tantôt dans un arbre, tantôt dans un joueur de gobelets. Ce systême en vaut bien un autre ; je l’aime bien autant que la déclinaison des atomes, les formes substantielles, la grâce versatile, & les vampires de dom Calmet.


CRÉDO.



Je récite mon Pater & mon Crédo tous les matins, je ne ressemble point à Broussin dont Réminiac disait :

Broussin, dès l’âge le plus tendre,
Posséda la sauce Robert,
Sans que son précepteur lui pût jamais apprendre
Ni son crédo ni son pater.

Le Symbole ou la collation, vient du mot Symbolein, et l’Église Latine adopte ce mot comme elle a tout pris de l’Église Grecque. Les théologiens un peu instruits savent que ce symbole qu’on nomme des apôtres, n’est point du tout des apôtres.

On appelait symbole chez les Grecs, les paroles, les signes auxquels les initiés aux mystères de Cérès, de Cibèle, de Mithra se reconnaissaient[14] ; les chrétiens avec le tems eurent leur symbole. S’il avait existé du tems des apôtres, il est à croire que Saint Luc en aurait parlé.

On attribue à St. Augustin une histoire du symbole dans son sermon 115. on lui fait dire dans ce sermon que Pierre avait commencé le symbole en disant, Je crois en Dieu père tout-puissant ; Jean ajouta, créateur du ciel & de la terre ; Jaques ajouta, Je crois en Jésus-Christ son fils unique notre Seigneur ; & ainsi du reste. On a retranché cette fable dans la dernière édition d’Augustin. Je m’en rapporte aux révérends pères Bénédictins, pour savoir au juste s’il fallait retrancher ou non ce petit morceau qui est curieux.

Le fait est que personne n’entendit parler de ce Crédo pendant plus de quatre cents années. Le peuple dit que Paris n’a pas été bâti en un jour, le peuple a souvent raison dans ses proverbes. Les apôtres eurent notre symbole dans le cœur, mais ils ne le mirent point par écrit. On en forma un du tems de St. Irénée, qui ne ressemble point à celui que nous récitons. Notre symbole tel qu’il est aujourd’hui est constamment du cinquième siècle. Il est postérieur à celui de Nicée. L’article qui dit que Jésus descendit aux enfers, celui qui parle de la communion des saints, ne se trouvent dans aucun des symboles qui précédèrent le nôtre. Et en effet, ni les Évangiles, ni les Actes des apôtres ne disent que Jésus descendit dans l’enfer. Mais c’était une opinion établie dès le troisième siècle que Jésus était descendu dans l’Hadès, dans le Tartare, mots que nous traduisons par celui d’enfer. L’enfer en ce sens n’est pas le mot hébreu Scheol, qui veut dire le souterrain, la fosse. Et c’est pourquoi St. Athanase nous apprit depuis comment notre Sauveur était descendu dans les enfers. Son humanité, dit-il, ne fut ni tout entière dans le sépulcre, ni tout entière dans l’enfer. Elle fut dans le sépulcre selon la chair, & dans l’enfer selon l’ame.

St. Thomas assure que les saints qui ressuscitèrent à la mort de Jésus-Christ, moururent de nouveau pour ressusciter ensuite avec lui ; c’est le sentiment le plus suivi. Toutes ces opinions sont absolument étrangères à la morale ; il faut être homme de bien soit que les saints soient ressuscités deux fois, soit que Dieu ne les ait ressuscités qu’une. Notre symbole a été fait tard, je l’avoue, mais la vertu est de toute éternité.

S’il est permis de citer des modernes dans une matière si grave, je rapporterai ici le Credo de l’abbé de St. Pierre, tel qu’il est écrit de sa main dans son livre sur la pureté de la religion, lequel n’a point été imprimé, & que j’ai copié fidèlement.

« Je crois en un seul Dieu & je l’aime. Je crois qu’il illumine toute ame venant au monde ainsi que le dit Saint Jean. J’entends par là toute ame qui le cherche de bonne foi.

« Je crois en un seul Dieu, parce qu’il ne peut y avoir qu’une seule ame du grand tout ; un seul être vivifiant ; un formateur unique.

« Je crois en Dieu le père puissant, parce qu’il est père commun de la nature, de tous les hommes qui sont également ses enfans. Je crois que celui qui les fait tous naître également, qui arrangea les ressorts de notre vie de la même manière, leur a donné les mêmes principes de morale, aperçue par eux dès qu’ils réfléchissent, n’a mis aucune différence entre ses enfans que celle du crime & de la vertu.

« Je crois que le Chinois juste & bienfaisant est plus précieux devant lui qu’un docteur pointilleux & arrogant.

« Je crois que Dieu étant notre père commun, nous sommes tenus de regarder tous les hommes comme nos frères.

« Je crois que le persécuteur est abominable, & qu’il marche immédiatement après l’empoisonneur & le parricide.

« Je crois que les disputes théologiques sont à la fois la farce la plus ridicule & le fléau le plus affreux de la terre, immédiatement après la guerre, la peste, la famine & la vérole.

« Je crois que les ecclésiastiques doivent être payés, & bien payés, comme serviteurs du public, précepteurs de morale, teneurs des registres des enfans & des morts ; mais qu’on ne doit leur donner ni les richesses des fermiers généraux, ni le rang des princes, parce que l’un & l’autre corrompent l’ame, & que rien n’est plus révoltant que de voir des hommes si riches & si fiers, faire prêcher l’humilité, & l’amour de la pauvreté par des gens qui n’ont que cent écus de gages.

« Je crois que tous les prêtres qui desservent une paroisse doivent être mariés, non seulement pour avoir une femme honnête qui prenne soin de leur ménage, mais pour être meilleurs citoyens, donner de bons sujets à l’État, & pour avoir beaucoup d’enfans bien élevés.

« Je crois qu’il faut absolument extirper les moines, que c’est rendre un très grand service à la patrie & à eux-mêmes. Ce sont des hommes que Circé a changés en pourceaux, le sage Ulysse doit leur rendre la forme humaine. »

Paradis aux bienfaisants !

CRITIQUE.



Je ne prétends point parler ici de cette critique de scholiastes, qui restitue mal un mot d’un ancien auteur qu’auparavant on entendait très bien. Je ne touche point à ces vraies critiques qui ont débrouillé ce qu’on peut de l’histoire & de la philosophie ancienne. J’ai en vüe les critiques qui tiennent à la satyre.

Un amateur des lettres lisait un jour le Tasse avec moi ; il tomba sur cette stance.

Chiama gli habitator dell ombre eterne,
Il rauco suon della tartarea tromba,
Treman le spazioze atre caverne,
E l’aer ceco a quel rumor rimbomba,
Ne stridendo cosi dalle superne
Regioni del cielo il fulgor piomba ;
Ne si scossa giamai trema la terra,
Quando i vapori in sen gravida serra.

Il lut ensuite au hazard plusieurs stances de cette force & de cette harmonie. « Ah ! c’est donc là, s’écria-t-il, ce que votre Boileau appelle du clinquant ? c’est donc ainsi qu’il veut rabaisser un grand homme qui vivait cent ans avant lui, pour mieux élever un autre grand homme qui vivait seize cents ans auparavant ; & qui eût lui-même rendu justice au Tasse ?

Consolez-vous, lui dis-je, prenons les opéras de Quinaut. : nous trouvâmes à l’ouverture du livre, de quoi nous mettre en colère contre la critique ; l’admirable poëme d’Armide se présenta, nous trouvâmes ces mots :


SIDONIE.

La haine est affreuse & barbare,

L’amour contraint les cœurs dont il s’empare,
À souffrir des maux rigoureux.
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l’indifférence,
Elle assure un sort plus heureux.

ARMIDE.

Non, non, il ne m’est pas possible
De passer de mon trouble en un état paisible,
Mon cœur ne se peut plus calmer ;
Renaud m’offense trop, il n’est que trop aimable,
C’est pour moi désormais un choix indispensable
De le haïr ou de l’aimer.


Nous lûmes toute la pièce d’Armide, dans laquelle le génie du Tasse reçoit encor de nouveaux charmes par les mains de Quinaut ; Eh bien, dis-je à mon ami, c’est pourtant ce Quinaut que Boileau s’efforça toûjours de faire regarder comme l’écrivain le plus méprisable ; il persuada même à Louis XIV, que cet écrivain gracieux, touchant, pathétique, élégant, n’avait d’autre mérite que celui qu’il empruntait du musicien Lully. Je conçois cela très aisément, me répondit mon ami ; Boileau n’était pas jaloux du musicien, il l’était du poëte. Quel fond devons-nous faire sur le jugement d’un homme, qui pour rimer à un vers qui finissait en aut, dénigrait tantôt Boursaut, tantôt Hainaut, tantôt Quinaut, selon qu’il était bien ou mal avec ces messieurs-là ?

Mais pour ne pas laisser refroidir votre zèle contre l’injustice, mettez seulement la tête à la fenêtre, regardez cette belle façade du Louvre, par laquelle Perraut s’est immortalisé : cet habile homme était frère d’un académicien très savant, avec qui Boileau avait eu quelque dispute ; en voilà assez pour être traité d’architecte ignorant.

Mon ami après avoir un peu rêvé reprit en soupirant : La nature humaine est ainsi faite. Le duc de Sully dans ses mémoires, trouve le cardinal d’Ossat, & le secrétaire de Villeroi, de mauvais ministres ; Louvois faisait ce qu’il pouvait pour ne pas estimer le grand Colbert ; Ils n’imprimaient rien l’un contre l’autre de leur vivant, répondis-je, c’est une sottise qui n’est guère attachée qu’à la littérature, à la chicane, & à la théologie.

Nous avons eu un homme de mérite, c’est Lamotte, qui a fait de très belles stances.

Quelquefois au feu qui la charme
Résiste une jeune beauté,
Et contre elle-même elle s’arme
D’une pénible fermeté.
Hélas cette contrainte extrême
La prive du vice qu’elle aime,
Pour fuir la honte qu’elle hait.
Sa sévérité n’est que faste,
Et l’honneur de passer pour chaste
La résout à l’être en effet.

En vain ce sévère stoïque

Sous mille défauts abattu
Se vante d’une ame héroïque
Toute voüée à la vertu ;
Ce n’est point la vertu qu’il aime,
Mais son cœur yvre de lui-même
Voudrait usurper les autels ;
Et par sa sagesse frivole
Il ne veut que parer l’idole
Qu’il offre au culte des mortels.

Les champs de Pharsale & d’Arbelle
Ont vû triompher deux vainqueurs,
L’un & l’autre digne modèle
Que se proposent les grands cœurs.
Mais le succès a fait leur gloire ;
Et si le sceau de la victoire
N’eût consacré ces demi-dieux,
Alexandre aux yeux du vulgaire,
N’aurait été qu’un téméraire,
Et César qu’un séditieux.


Cet auteur, dit-il, était un sage qui prêta plus d’une fois le charme des vers à la philosophie. S’il avait toûjours écrit de pareilles stances, il serait le premier des poëtes lyriques, cependant c’est alors qu’il donnait ces beaux morceaux, que l’un de ses contemporains l’appelait :

Certain oison gibier de basse-cour.

Il dit de Lamotte en un autre endroit :

De ses discours l’ennuïeuse beauté.

Il dit dans un autre :

… Je n’y vois qu’un défaut,
C’est que l’auteur les devait faire en prose.
Ces odes-là sentent bien le Quinaut.

Il le poursuit partout ; il lui reproche partout la sécheresse, & le défaut d’harmonie.

Seriez-vous curieux de voir les odes que fit quelques années après ce même censeur qui jugeait Lamotte en maître, & qui le décriait en ennemi ? Lisez :

Cette influence souveraine
N’est pour lui qu’une illustre chaîne
Qui l’attache au bonheur d’autrui ;
Tous les brillants qui l’embellissent,
Tous les talents qui l’ennoblissent
Sont en lui, mais non pas à lui.
Il n’est rien que le tems n’absorbe, ne dévore,
Et les faits qu’on ignore
Sont bien peu différens des faits non avenus.

La bonté qui brille en elle
De ses charmes les plus doux,
Est une image de celle
Qu’elle voit briller en vous.
Et par vous seule enrichie
Sa politesse affranchie
Des moindres obscurités,
Est la lueur réfléchie
De vos sublimes clartés.

Ils ont vu par ta bonne foi
De leurs peuples troublés d’effroi
La crainte heureusement déçue,
Et déracinée à jamais
La haine si souvent reçue
En survivance de la paix.
Dévoile à ma vüe empressée
Ces Déïtés d’adoption,
Synonymes de la pensée,
Symboles de l’abstraction.

N’est-ce pas une fortune,
Quand d’une charge commune
Deux moitiés portent le faix ?
Que la moindre le réclame ;
Et que du bonheur de l’ame,
Le corps seul fasse les frais ?


Il ne fallait pas, dit alors mon judicieux amateur de lettres, il ne falait pas sans doute donner de si détestables ouvrages pour modèles à celui qu’on critiquait avec tant d’amertume ; il eût mieux valu laisser jouïr en paix son adversaire de son mérite, & conserver celui qu’on avait ; mais que voulez-vous ? le genus irritabile vatum, est malade de la même bile qui le tourmentait autrefois. Le public pardonne ces pauvretés aux gens à talent, parce que le public ne songe qu’à s’amuser ; il voit dans une allégorie intitulée Pluton, des juges condamnés à être écorchés, & à s’asseoir aux enfers, sur un siège couvert de leur peau, au lieu de fleurs de lys ; le lecteur ne s’embarrasse pas si ces juges le méritent, ou non ; si le complaignant qui les cite devant Pluton a tort ou raison. Il dit ces vers uniquement pour son plaisir ; s’ils lui en donnent, il n’en veut pas davantage ; s’ils lui déplaisent, il laisse là l’allégorie, & ne ferait pas un seul pas pour faire confirmer ou casser la sentence.

Les inimitables tragédies de Racine ont toutes été critiquées, & très mal ; c’est qu’elles l’étaient par des rivaux. Les artistes sont les juges compétents de l’art, il est vrai, mais ces juges compétents sont presque toûjours corrompus.

Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science & de goût, sans préjugés & sans envie. Cela est difficile à trouver.



  1. Voyez l’article du Ciel.
  2. Voyez l’article Ame.
  3. Ce sont les Juifs des dix tribus, qui dans leur dispersion, pénétrèrent jusqu’à la Chine ; ils y sont appelés Sinous.
  4. Eh bien ! tristes ennemis de la raison & de la vérité, direz-vous encor que cet ouvrage enseigne la mortalité de l’ame ? Ce morceau a été imprimé dans toutes les éditions. De quel front osez-vous donc le calomnier ? Hélas, si vos ames conservent leur caractère pendant l’éternité, elles seront éternellement des ames bien sottes & bien injustes. Non, les auteurs de cet ouvrage raisonnable & utile ne vous disent point que l’ame meurt avec le corps ; ils vous disent seulement que vous êtes des ignorans. N’en rougissez pas ; tous les sages ont avoué leur ignorance, aucun d’eux n’a été assez impertinent pour connaître la nature de l’ame. Gassendi en résumant tout ce qu’a dit l’antiquité, vous parle ainsi. Vous savez que vous pensez, mais vous ignorez quelle espèce de substance vous êtes, vous qui pensez. Vous ressemblez à un aveugle qui sentant la chaleur du soleil, croirait avoir une idée distincte de cet astre. Lisez le reste de cette admirable lettre à Descartes, lisez Locke ; relisez cet ouvrage-ci attentivement, & vous verrez qu’il est impossible que nous ayons la moindre notion de la nature de l’ame, par la raison qu’il est impossible que la créature connaisse les secrets ressorts du Créateur ; vous verrez que sans connaître le principe de nos pensées, il faut tâcher de penser avec justesse, & avec justice, qu’il faut être tout ce que vous n’êtes pas, modeste, doux, bienfaisant, indulgent ; ressembler à Cu-su et à Kou, et non pas à Thomas d’Aquin ou à Scot, dont les ames étaient fort ténébreuses, ou à Calvin ou à Luther, dont les ames étaient bien dures et bien emportées. Tâchez que vos ames tiennent un peu de la nôtre ; alors vous vous moquerez prodigieusement de vous-mêmes.
  5. Stelca isant Erepi, signifie en chinois, l’abbé Castel de Saint Pierre.
  6. C’est une chose remarquable, qu’en retournant Décon & Vis-Brunk, qui sont des noms chinois, on retrouve Condé & Brunswik, tant les grands hommes sont célèbres dans toute la terre.
  7. Les Canusi sont les anciens prêtres du Japon.
  8. Pauxcospie, anagramme d’épiscopaux.
  9. On voit assez que les Breuxch sont les Hébreux, et sic de cæteris.
  10. Racine, probablement, Louis Racine, fils de l’admirable Racine.
  11. N. B. Cet Indien Recina, sur la fois des rêveurs de son pays, a cru qu’on ne pouvait faire de bonnes sausses que quand Brama par une volonté toute particulière enseignait lui-même la sausse à ses favoris, qu’il y avait un nombre infini de cuisiniers auxquels il était impossible de faire un ragoût avec la ferme volonté d’y réussir, & que Brama leur en ôtait les moyens par pure malice. On ne croit pas au Japon une pareille impertinence, & on y tient pour une vérité incontestable cette sentence Japonoise. God never acts by partial will, but by general Laws.
  12. Voyez l’article Certitude, Dictionnaire encyclopédique.
  13. Les chrétiens, par une de ces fraudes qu’on appelle pieuses, falsifièrent grossièrement un passage de Joseph. Ils supposent à ce Juif si entêté de sa religion, quatre lignes ridiculement interpolées, & au bout de ce passage ils ajoutent, Il était le Christ. Quoi ! si Joseph avait entendu parler de tant d’événements qui étonnent la nature, Joseph n’en aurait dit que la valeur de quatre lignes dans l’histoire de son pays ! Quoi ! ce Juif obstiné aurait dit, Jésus était le Christ. Eh ! si tu l’avais cru Christ, tu aurais donc été chrétien. Quelle absurdité de faire parler Joseph en chrétien ! comment se trouve-t-il encor des théologiens assez imbéciles ou assez insolents pour essayer de justifier cette imposture des premiers chrétiens reconnus pour fabricateurs d’impostures cent fois plus fortes !
  14. Arnobe liv. 5. Simbola quæ rogata sacrorum &c. Voyez aussi Clément d’Alexandrie dans son sermon protreptique, ou cohortatio ad gentes.