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Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/T

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Cramer (Tome 2p. 172-191).
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THÉISTE.



Le Théïste est un homme fermement persuadé de l’existence d’un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétans, sentans, & réfléchissans ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, & récompense avec bonté les actions vertueuses.

Le Théïste ne sait pas comment Dieu punit, comment il favorise, comment il pardonne, car il n’est pas assez téméraire pour se flatter de connaître comment Dieu agit, mais il sait que Dieu agit & qu’il est juste. Les difficultés contre la providence ne l’ébranlent point dans sa foi, parce qu’elles ne sont que des grandes difficultés & non pas des preuves ; il est soumis à cette providence, quoiqu’il n’en aperçoive que quelques effets & quelques dehors, & jugeant des choses qu’il ne voit pas par les choses qu’il voit, il pense que cette providence s’étend dans tous les lieux & dans tous les siècles.

Réuni dans ce principe avec le reste de l’univers, il n’embrasse aucune des sectes, qui toutes se contredisent ; sa religion est la plus ancienne & la plus étendue ; car l’adoration simple d’un Dieu a précédé tous les systêmes du monde. Il parle une langue que tous les peuples entendent, pendant qu’ils ne s’entendent pas entre eux. Il a des frères depuis Pékin jusqu’à la Cayenne, & il compte tous les sages pour ses frères. Il croit que la Religion ne consiste ni dans des opinions d’une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils, mais dans l’adoration & dans la justice. Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine. Le Mahométan lui crie, Prends garde à toi si tu ne fais pas le pèlerinage de la Mecque. Malheur à toi, lui dit un Récollet, si tu ne fais pas un voyage à Notre-Dame de Lorette. Il rit de Lorette & de la Mecque, mais il secourt l’indigent, & il défend l’opprimé.


THÉOLOGIEN.



J’ai connu un vrai Théologien ; il possédait les langues de l’Orient, & était instruit des anciens rites des nations autant qu’on peut l’être. Les Bracmanes, les Caldéens, les Ignicoles, les Sabéens, les Syriens, les Égyptiens lui étaient aussi connus que les Juifs ; les diverses leçons de la Bible lui étaient familières ; il avait pendant trente années essayé de concilier les Évangiles, & tâché d’accorder ensemble les Pères. Il chercha dans quel tems précisément on rédigea le symbole attribué aux Apôtres, & celui qu’on met sous le nom d’Athanase ; comment on institua les sacremens les uns après les autres, quelle fut la différence entre la Synaxe & la Messe, comment l’Église Chrétienne fut divisée depuis sa naissance en différens partis, et comment la société dominante traita toutes les autres d’hérétiques. Il sonda les profondeurs de la politique qui se mêla toûjours de ces querelles, et il distingua entre la politique et la sagesse, entre l’orgueil qui veut subjuguer les esprits et le désir de s’éclairer soi-même, entre le zèle et le fanatisme.

La difficulté d’arranger dans sa tête tant de choses, dont la nature est d’être confondues, & de jeter un peu de lumière sur tant de nuages, le rebuta souvent ; mais comme ces recherches étaient le devoir de son état, il s’y consacra malgré ses dégouts. Il parvint enfin à des connaissances ignorées de la plûpart de ses confrères. Plus il fut véritablement savant, plus il se défia de tout ce qu’il savait. Tandis qu’il vécut, il fut indulgent, et à sa mort il avoua qu’il avait consumé inutilement sa vie.


TIRANNIE.



On appelle tyran le Souverain qui ne connaît de loix que son caprice, qui prend le bien de ses sujets, & qui ensuite les enrôle pour aller prendre celui de ses voisins. Il n’y a point de ces tyrans-là en Europe.

On distingue la tyrannie d’un seul, & celle de plusieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle d’un corps qui envahirait les droits des autres corps, & qui exercerait le despotisme à la faveur des loix corrompues par lui. Il n’y a pas non plus de cette espèce de tyrans en Europe.

Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ? Sous aucune ; mais s’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toûjours quelques bons moments ; une assemblée de despotes n’en a jamais. Si un tyran me fait une injustice, je peux le désarmer par sa maîtresse, par son confesseur, ou par son page ; mais une compagnie de graves tyrans est inaccessible à toutes les séductions. Quand elle n’est pas injuste, elle est au moins dure, & jamais elle ne répand de graces.

Si je n’ai qu’un despote, j’en suis quitte pour me ranger contre un mur, lorsque je le vois passer, ou pour me prosterner, ou pour frapper la terre de mon front selon la coutume du pays ; mais s’il y a une compagnie de cent despotes, je suis exposé à répéter cette cérémonie cent fois par jour, ce qui est très ennuyeux à la longue quand on n’a pas les jarrets souples. Si j’ai une métairie dans le voisinage de l’un de nos Seigneurs, je suis écrasé ; si je plaide contre un parent des parents d’un de nos Seigneurs, je suis ruiné. Comment faire ? J’ai peur que dans ce monde on ne soit réduit à être enclume ou marteau ; heureux qui échappe à cette alternative !

TOLÉRANCE.



Qu’est-ce que la tolérance ? c’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous paitris de faiblesses, & d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature.

Qu’à la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate, ou de Bassora, le Guèbre, le Banian, le Juif, le Mahométan, le Déïcole Chinois, le Bramin, le Chrétien Grec, le Chrétien Romain, le Chrétien Protestant, le Chrétien Quaker, trafiquent ensemble, ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des ames à leur Religion. Pourquoi donc nous sommes-nous égorgés presque sans interruption depuis le premier Concile de Nicée ?

Constantin commença par donner un édit qui permettait toutes les religions ; il finit par persécuter. Avant lui on ne s’éleva contre les Chrétiens que parce qu’ils commençaient à faire un parti dans l’État. Les Romains permettaient tous les cultes, jusqu’à celui des Juifs, jusqu’à celui des Égyptiens, pour lesquels ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-elle ces cultes ? C’est que ni les Égyptiens, ni même les Juifs ne cherchaient à exterminer l’ancienne religion de l’Empire, ne couraient point la terre & les mers pour faire des prosélytes ; ils ne songeaient qu’à gagner de l’argent ; mais il est incontestable que les Chrétiens voulaient que leur religion fût la dominante. Les Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à Jérusalem ; mais les Chrétiens ne voulaient pas qu’elle fût au Capitole. St. Thomas a la bonne foi d’avouer, que si les Chrétiens ne détrônèrent pas les Empereurs, c’est qu’ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient donc nécessairement ennemis de toute la terre, jusqu’à ce qu’elle fût convertie.

Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur tous les points de leur controverse. Faut-il d’abord regarder Jésus-Christ comme Dieu ? ceux qui le nient sont anathématisés sous le nom d’Ébionites qui anathématisent les adorateurs de Jésus.

Quelques-uns d’entre eux veulent-ils que tous les biens soient communs, comme on prétend qu’ils l’étaient du tems des Apôtres ? Leurs adversaires les appellent Nicolaïtes, & les accusent des crimes les plus infâmes. D’autres prétendent-ils à une dévotion mystique ? on les appelle Gnostiques, & on s’élève contre eux avec fureur. Marcion dispute-t-il sur la Trinité ? On le traite d’idolâtre.

Tertullien, Praxéas, Origène, Novat, Novatien, Sabellius, Donat sont tous persécutés par leurs frères avant Constantin : & à peine Constantin a-t-il fait régner la Religion Chrétienne, que les Athanasiens & les Eusébiens se déchirent, & depuis ce tems l’Église Chrétienne est inondée de sang jusqu’à nos jours.

Le peuple Juif était, je l’avouë, un peuple bien barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitans d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris & sur Londres. Cependant quand Naaman est guéri de sa lèpre pour s’être plongé sept fois dans le Jourdain, quand pour témoigner sa gratitude à Élisée qui lui a enseigné ce secret, il lui dit qu’il adorera le Dieu des Juifs par reconnaissance, il se réserve la liberté d’adorer aussi le Dieu de son Roi. Il en demande permission à Élisée, & le prophète n’hésite pas à la lui donner. Les Juifs adoraient leur Dieu ; mais ils n’étaient jamais étonnés que chaque peuple eût le sien. Ils trouvaient bon que Chamos eût donné un certain district aux Moabites, pourvu que leur Dieu leur en donnât aussi un. Jacob n’hésita pas à épouser les filles d’un idolâtre. Laban avait son Dieu, comme Jacob avait le sien. Voilà des exemples de tolérance chez le peuple le plus intolérant & le plus cruel de toute l’antiquité ; nous l’avons imité dans ses fureurs absurdes, & non dans son indulgence.

Il est clair que tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu’il n’est pas de son opinion, est un monstre. Cela ne souffre pas de difficulté. Mais le Gouvernement ! mais les Magistrats ! mais les Princes ! comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers puissants, il est certain qu’un Prince fera alliance avec eux. François I très Chrétien s’unira avec les Musulmans contre Charles-Quint très Catholique. François I donnera de l’argent aux Luthériens d’Allemagne, pour les soutenir dans leur révolte contre l’Empereur ; mais il commencera, selon l’usage, par faire brûler les Luthériens chez lui. Il les paye en Saxe par politique ; il les brûle par politique à Paris. Mais qu’arrivera-t-il ? Les persécutions font des prosélytes. Bientôt la France sera pleine de nouveaux Protestans. D’abord ils se laisseront pendre, & puis ils pendront à leur tour. Il y aura des guerres civiles. Puis viendra la St. Barthélemi, & ce coin du monde sera pire que tout ce que les anciens & les modernes ont jamais dit de l’enfer.

Insensés ! qui n’avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits ! Malheureux que l’exemple des Noachides, des Lettrés Chinois, des Parsis & de tous les sages n’ont jamais pu conduire ! Monstres, qui avez besoin de superstitions comme le gésier des corbeaux a besoin de charognes. On vous l’a déjà dit & on n’a autre chose à vous dire ; si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc, il gouverne des Guèbres, des Banians, des Chrétiens Grecs, des Nestoriens, des Romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé, & tout le monde est tranquille.

TOLÉRANCE.

Section seconde


De toutes les Religions, la Chrétienne est sans doute celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les Chrétiens aient été les plus intolérans de tous les hommes.

Jésus ayant daigné naître dans la pauvreté & dans la bassesse, ainsi que ses frères, ne daigna jamais pratiquer l’art d’écrire. Les Juifs avaient une loi écrite avec le plus grand détail, & nous n’avons pas une seule ligne de la main de Jésus. Les Apôtres se divisèrent sur plusieurs points. St. Pierre & St. Barnabé mangeaient des viandes défendues avec les nouveaux Chrétiens étrangers, & s’en abstenaient avec les Chrétiens Juifs. St. Paul leur reprochait cette conduite, & ce même St. Paul pharisien, disciple du pharisien Gamaliel, ce même St. Paul qui avait persécuté les Chrétiens avec fureur, & qui ayant rompu avec Gamaliel se fit chrétien lui-même, alla pourtant ensuite sacrifier dans le temple de Jérusalem, dans le tems de son apostolat. Il observa publiquement pendant huit jours toutes les cérémonies de la loi Judaïque à laquelle il avait renoncé, il y ajouta même des dévotions, des purifications qui étaient de surabondance, il judaïsa entièrement. Le plus grand Apôtre des Chrétiens fit pendant huit jours les mêmes choses pour lesquelles on condamne les hommes au bûcher chez une grande partie des peuples chrétiens.

Theudas, Judas, s’étaient dits Messies avant Jésus. Dosithée, Simon, Ménandre, se dirent Messies après Jésus. Il y eut dès le premier siècle de l’Église, & avant même que le nom de Chrétien fût connu, une vingtaine de sectes dans la Judée.

Les Gnostiques contemplatifs, les Dosithéens, les Cérinthiens, existaient avant que les disciples de Jésus eussent pris le nom de Chrétien. Il y eut bientôt trente Évangiles, dont chacun appartenait à une société différente ; & dès la fin du premier siècle on peut compter trente sectes de chrétiens dans l’Asie mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, & même dans Rome.

Toutes ces sectes méprisées du gouvernement Romain, & cachées dans leur obscurité, se persécutaient cependant les unes les autres dans les souterrains où elles rampaient ; c’est-à-dire, elles se disaient des injures. C’est tout ce qu’elles pouvaient faire dans leur abjection. Elles n’étaient presque toutes composées que de gens de la lie du peuple.

Lorsque enfin quelques Chrétiens eurent embrassé les dogmes de Platon, & mêlé un peu de philosophie à leur Religion qu’ils séparèrent de la Juive, ils devinrent insensiblement plus considérables, mais toûjours divisés en plusieurs sectes, sans que jamais il y ait eu un seul tems où l’Église Chrétienne ait été réunie. Elle a pris sa naissance au milieu des divisions des Juifs, des Samaritains, des Pharisiens, des Saducéens, des Esséniens, des Judaïtes, des Disciples de Jean, des Thérapeutes. Elle a été divisée dans son berceau, elle l’a été dans les persécutions mêmes qu’elle essuya quelquefois sous les premiers Empereurs. Souvent le martyr était regardé comme un apostat par ses frères, & le Chrétien Carpocratien expirait sous le glaive des bourreaux Romains excommunié par le Chrétien Ébionite, lequel Ébionite était anathématisé par le Sabellier.

Cette horrible discorde qui dure depuis tant de siècles est une leçon bien frappante que nous devons mutuellement nous pardonner nos erreurs, la discorde est le grand mal du genre humain, & la tolérance en est le seul remède.

Il n’y a personne qui ne convienne de cette vérité, soit qu’il médite de sang-froid dans son cabinet, soit qu’il examine paisiblement la vérité avec ses amis. Pourquoi donc les mêmes hommes qui admettent en particulier l’indulgence, la bienfaisance, la justice, s’élèvent-ils en public avec tant de fureur contre ces vertus ? pourquoi ? c’est que leur intérêt est leur Dieu, c’est qu’ils sacrifient tout à ce monstre qu’ils adorent.

Je possède une dignité & une puissance que l’ignorance & la crédulité ont fondée ; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds : s’ils se relèvent & me regardent en face, je suis perdu, il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer.

Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendus puissans. Ils ont d’autres puissans sous eux, & ceux-ci en ont d’autres encor, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre, s’engraissent de son sang, & rient de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes, & comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble, enfin, ils soudoient des fanatiques qui crient à haute voix, Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez, & taisez-vous.

C’est ainsi qu’on en usa longtems dans une grande partie de la terre ; mais aujourd’hui que tant de sectes se balancent par leur pouvoir, quel parti prendre avec elles ? toute secte, comme on sait, est un titre d’erreur, il n’y a point de secte de géomètres, d’algébristes, d’arithméticiens, parce que toutes les propositions de géométrie, d’algèbre, d’arithmétique sont vraies. Dans toutes les autres sciences on peut se tromper. Quel théologien Thomiste ou Scotiste oserait dire sérieusement qu’il est sûr de son fait ?

S’il est une secte qui rappelle les tems des premiers Chrétiens, c’est sans contredit celle des Quakers. Rien ne ressemble plus aux Apôtres. Les Apôtres recevaient l’esprit, & les Quakers reçoivent l’esprit. Les Apôtres & les Disciples parlaient trois ou quatre à la fois dans l’assemblée au troisième étage, les quakers en font autant au rez-de-chaussée. Il était permis, selon St. Paul, aux femmes de prêcher, & selon le même St. Paul il leur était défendu. Les Quakresses prêchent en vertu de la première permission.

Les Apôtres & les Disciples juraient par oui & par non, les Quakers ne jurent pas autrement.

Point de dignité, point de parure différente parmi les Disciples & les Apôtres. Les Quakers ont des manches sans boutons, & sont tous vêtus de la même manière.

Jésus-Christ ne batisa aucun de ses Apôtres, les Quakers ne sont point baptisés.

Il serait aisé de pousser plus loin le parallèle ; il serait encor plus aisé de faire voir combien la Religion Chrétienne d’aujourd’hui diffère de la Religion que Jésus a pratiquée. Jésus était Juif, & nous ne sommes point Juifs. Jésus s’abstenait de porc parce qu’il est immonde, & du lapin parce qu’il rumine & qu’il n’a point le pied fendu ; nous mangeons hardiment du porc parce qu’il n’est point pour nous immonde, & nous mangeons du lapin qui a le pied fendu, & qui ne rumine pas.

Jésus était circoncis, & nous gardons notre prépuce. Jésus mangeait l’agneau Pascal avec des laitues, il célébrait la fête des Tabernacles ; & nous n’en faisons rien. Il observait le Sabbat, & nous l’avons changé ; il sacrifiait ; & nous ne sacrifions point.

Jésus cacha toûjours le mystère de son incarnation & de sa dignité, il ne dit point qu’il était égal à Dieu. St. Paul dit expressément dans son épître aux Hébreux que Dieu a créé Jésus inférieur aux Anges, & malgré toutes les paroles de St. Paul Jésus a été reconnu Dieu au concile de Nicée.

Jésus n’a donné au Pape ni la Marche d’Ancône, ni le Duché de Spolette, & cependant le Pape les possède de droit divin.

Jésus n’a point fait un sacrement du mariage ni du diaconat, & chez nous le diaconat & le mariage sont des sacremens.

Si l’on veut bien y faire attention, la Religion Catholique Apostolique & Romaine, est dans toutes ses cérémonies & dans tous ses dogmes, l’opposé de la Religion de Jésus.

Mais quoi ! faudra-t-il que nous judaïsions tous parce que Jésus a judaïsé toute sa vie ?

S’il était permis de raisonner conséquemment en fait de Religion, il est clair que nous devrions tous nous faire Juifs, puisque Jésus-Christ notre Sauveur est né Juif, a vécu Juif, est mort Juif, & qu’il a dit expressément qu’il accomplissait, qu’il remplissait la Religion Juive. Mais il est plus clair encor que nous devons nous tolérer mutuellement parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité, à l’erreur : un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire, rampe à ma façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu’on t’arrache & qu’on te brûle ?

TORTURE.



Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la Torture, autrement nommée Question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée ; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation, doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encor dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds & de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.

Les conquérans ayant succédé à ces voleurs trouvèrent l’invention fort utile à leurs intérêts, ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu’on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d’être libre ; c’était un crime de lèze-majesté divine & humaine. Il fallait connaître les complices, & pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu’on soupçonnait, parce que selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d’avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu’on a mérité ainsi la mort il importe peu qu’on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, & même de plusieurs semaines ; cela même tient je ne sais quoi de la divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d’entrailles, les convulsions des nerfs & autres exécuteurs des vengeances de la Providence.

Or, comme les premiers despotes furent de l’aveu de tous leurs courtisans des images de la Divinité, ils l’imitèrent tant qu’ils purent.

Ce qui est très singulier, c’est qu’il n’est jamais parlé de question, de torture dans les livres juifs. C’est bien dommage qu’une nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin, Dieu la leur faisait toûjours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux trois dés, & le coupable qu’on soupçonnait avait toûjours rafle de six. Tantôt on allait au grand-Prêtre, qui consultait Dieu sur le champ par l’urim & le tummim. Tantôt on s’adressait au Voyant, au Prophète, & vous croyez bien que le Voyant & le Prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’Urim & le Tummim du grand-Prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer ; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux mœurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus, qu’un Conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue & sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande & à la petite torture en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; & comme dit très bien la comédie des plaideurs, cela fait toûjours passer une heure ou deux.

Le grave Magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois Madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses : & ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui, Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne ?

Les Français qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.

Lorsque le Chevalier de la Barre, petit-fils d’un Lieutenant-Général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit & d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, & même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les Juges d’Abbeville, gens comparables aux Sénateurs Romains, ordonnèrent non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main & qu’on brûlât son corps à petit feu, mais ils l’appliquèrent encor à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chanté, & combien de processions il avait vû passer le chapeau sur la tête.

Ce n’est pas dans le treizième ou dans le quatorzième siècle que cette avanture est arrivée, c’est dans le dix-huitième. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d’opéra qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d’opéra qui ont de la grace, par Mademoiselle Clairon qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la Française.

Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769 ; une impératrice vient de donner à ce vaste État des loix qui auraient fait honneur à Minos, à Numa & à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice & l’humanité ont conduit sa plume ; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui étant depuis longtems civilisée est encor conduite par d’anciens usages atroces ! Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle ; l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers, donc nos loix sont bonnes.

TRANSUBSTANTATION.



Les Protestants, et surtout les philosophes Protestans, regardent la Transubstantiation comme le dernier terme de l’impudence des moines, & de l’imbécillité des laïques. Ils ne gardent aucune mesure sur cette croyance qu’ils appellent monstrueuse ; ils ne pensent pas même qu’il y ait un seul homme de bon sens, qui, après y avoir réfléchi, ait pu l’embrasser sérieusement. Elle est, disent-ils, si absurde, si contraire à toutes les loix de la physique, si contradictoire, que Dieu même ne pourrait pas faire cette opération ; parce que c’est en effet anéantir Dieu que de supposer qu’il fait les contradictoires. Non-seulement un Dieu dans un pain ; mais un Dieu à la place du pain ; cent mille miettes de pain, devenues en un instant autant de Dieux ; cette foule innombrable de Dieux, ne faisant qu’un seul Dieu ; de la blancheur, sans un corps blanc, de la rondeur, sans un corps rond ; du vin, changé en sang, & qui a le goût du vin ; du pain, qui est changé en chair & en fibres, & qui a le goût du pain ; tout cela inspire tant d’horreur & de mépris aux ennemis de la religion catholique, apostolique & romaine, que cet excès d’horreur & de mépris, s’est quelquefois changé en fureur.

Leur horreur augmente, quand on leur dit qu’on voit tous les jours dans les pays catholiques, des prêtres, des moines qui, sortant d’un lit incestueux, & n’ayant pas encor lavé leurs mains souillées d’impuretés, vont faire des Dieux par centaines ; mangent & boivent leur Dieu ; chient & pissent leur Dieu. Mais quand ils réfléchissent que cette superstition, cent fois plus absurde & plus sacrilège que toutes celles des Égyptiens, a valu à un prêtre italien quinze à vingt millions de rente, & la domination d’un pays de cent milles d’étendue en long & en large, ils voudraient tous aller, à main armée, chasser ce prêtre qui s’est emparé du palais des Césars. Je ne sais si je serai du voyage ; car j’aime la paix ; mais quand ils seront établis à Rome, j’irai sûrement leur rendre visite.

(Par Mr. Guillaume, ministre protestant.)