Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Matière

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Cramer (Tome 2p. 35-39).

MATIÈRE.



Les sages à qui on demande ce que c’est que l’ame, répondent qu’ils n’en savent rien. Si on leur demande ce que c’est que la matière, ils font la même réponse. Il est vrai que des professeurs, & surtout des écoliers, savent parfaitement tout cela ; & quand ils ont répété que la matière est étendue & divisible, ils croient avoir tout dit ; mais quand ils sont priés de dire ce que c’est que cette chose étendue, ils se trouvent embarrassés. Cela est composé de parties, disent-ils ; & ces parties de quoi sont-elles composées ? Les élémens de ces parties sont-ils divisibles ? Alors ou ils sont muets, ou ils parlent beaucoup, ce qui est également suspect. Cet être presque inconnu qu’on nomme matière, est-il éternel ? Toute l’antiquité l’a cru. A-t-il par lui-même la force active ? Plusieurs philosophes l’ont pensé. Ceux qui le nient sont-ils en droit de le nier ? Vous ne concevez pas que la matière puisse avoir rien par elle-même. Mais comment pouvez-vous assurer qu’elle n’a pas par elle-même les propriétés qui lui sont nécessaires ? Vous ignorez quelle est sa nature, & vous lui refusez des modes qui sont pourtant dans sa nature ; car enfin, dès qu’elle est, il faut bien qu’elle soit d’une certaine façon, qu’elle soit figurée ; & dès qu’elle est nécessairement figurée, est-il impossible qu’il n’y ait d’autres modes attachées à sa configuration ? La matière existe, vous ne la connaissez que par vos sensations. Hélas ! de quoi servent toutes les subtilités de l’esprit depuis qu’on raisonne ? La géométrie nous a appris bien des vérités, la métaphysique bien peu. Nous pesons la matière, nous la mesurons, nous la décomposons & au-delà de ces opérations grossières, si nous voulons faire un pas, nous trouvons dans nous l’impuissance, & devant nous un abîme.

Pardonnez de grace à l’univers entier qui s’est trompé en croyant la matière existante par elle-même. Pouvait-il faire autrement ? comment imaginer que ce qui est sans succession n’a pas toûjours été ? S’il n’était pas nécessaire que la matière existât, pourquoi existe-t-elle ? Et s’il fallait qu’elle fût, pourquoi n’aurait-elle pas été toûjours ? Nul axiome n’a jamais été plus universellement reçu que celui-ci : Rien ne se fait de rien. En effet le contraire est incompréhensible. Le chaos a chez tous les peuples précédé l’arrangement qu’une main divine a fait du monde entier. L’éternité de la matière n’a nui chez aucun peuple au culte de la Divinité. La Religion ne fut jamais effarouchée qu’un Dieu éternel fût reconnu comme le maître d’une matière éternelle. Nous sommes assez heureux pour savoir aujourd’hui par la foi, que Dieu tira la matière du néant ; mais aucune nation n’avait été instruite de ce dogme ; les Juifs même l’ignorèrent. Le premier verset de la Genèse dit que les dieux Éloïm, non pas Éloï, firent le ciel & la terre ; il ne dit pas que le ciel & la terre furent créés de rien.

Philon qui est venu dans le seul tems où les Juifs aient eu quelque érudition, dit dans son chapitre de la création : « Dieu étant bon par sa nature n’a point porté envie à la substance, à la matière, qui par elle-même n’avait rien de bon, qui n’a de sa nature, qu’inertie, confusion, désordre. Il daigna la rendre bonne de mauvaise qu’elle était. »

L’idée du chaos débrouillé par un Dieu se trouve dans toutes les anciennes théogonies, Hésiode répétait ce que pensait l’Orient, quand il disait dans sa théogonie : « Le chaos est ce qui a existé le premier. » Ovide était l’interprète de tout l’empire romain, quand il disait :

Sic ubi dispositam quisquis fuit ille deorum
Congeriem secuit…

La matière était donc regardée entre les mains de Dieu, comme l’argile sous la rouë du potier, s’il est permis de se servir de ces faibles images pour en exprimer la divine puissance.

La matière étant éternelle devait avoir des propriétés éternelles, comme la configuration, la force d’inertie, le mouvement & la divisibilité. Mais cette divisibilité n’est que la suite du mouvement ; car sans mouvement rien ne se divise, ne se sépare, ni ne s’arrange. On regardait donc le mouvement comme essentiel à la matière. Le chaos avait été un mouvement confus ; & l’arrangement de l’univers un mouvement régulier imprimé à tous les corps par le maître du monde. Mais comment la matière aurait-elle le mouvement par elle-même ? Comme elle a, selon tous les anciens, l’étenduë & l’impénétrabilité.

Mais on ne la peut concevoir sans étendue, & on peut la concevoir sans mouvement ? À cela on répondait ; Il est impossible que la matière ne soit pas perméable ; or étant perméable, il faut bien que quelque chose passe continuellement dans ses pores ; à quoi bon des passages si rien n’y passe ?

De réplique en réplique on ne finirait jamais ; le systême de la matière éternelle a de très grandes difficultés comme tous les systêmes. Celui de la matière formée de rien n’est pas moins incompréhensible. Il faut l’admettre & ne pas se flatter d’en rendre raison ; la philosophie ne rend point raison de tout. Que de choses incompréhensibles n’est-on pas obligé d’admettre, même en géométrie ! Conçoit-on deux lignes qui s’approcheront toûjours, & qui ne se rencontreront jamais ?

Les géomètres à la vérité nous diront ; Les propriétés des asymptotes vous sont démontrées ; vous ne pouvez vous empêcher de les admettre ; mais la création ne l’est pas, pourquoi l’admettez-vous ? Quelle difficulté trouvez-vous à croire comme toute l’antiquité la matière éternelle ? D’un autre côté le théologien vous pressera & vous dira, Si vous croyez la matière éternelle, vous reconnaissez donc deux principes, Dieu & la matière, vous tombez dans l’erreur de Zoroastre, de Manés.

On ne répondra rien aux géomètres, parce que ces gens-là ne connaissent que leurs lignes, leurs surfaces & leurs solides ; mais on pourra dire au théologien : En quoi suis-je Manichéen ? voilà des pierres qu’un architecte n’a point faites ; il en a élevé un bâtiment immense ; je n’admets point deux architectes ; les pierres brutes ont obéi au pouvoir & au génie.

Heureusement quelque systême qu’on embrasse, aucun ne nuit à la morale ; car qu’importe que la matière soit faite ou arrangée ? Dieu est également notre maître absolu. Nous devons être également vertueux sur un chaos débrouillé, ou sur un chaos créé de rien, presque aucune de ces questions métaphysiques n’influe sur la conduite de la vie ; il en est des disputes comme des vains discours qu’on tient à table ; chacun oublie après dîner ce qu’il a dit, & va où son intérêt & son goût l’appellent.