Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Vertu

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Cramer (Tome 2p. 191-193).

VERTU.



Qu’est-ce que vertu ? Bienfaisance envers le prochain. Puis-je appeler vertu autre chose que ce qui me fait du bien ? Je suis indigent, tu es libéral. Je suis en danger, tu me secours. On me trompe, tu me dis la vérité. On me néglige, tu me consoles. Je suis ignorant, tu m’instruis. Je t’appellerai sans difficulté vertueux. Mais que deviendront les vertus cardinales & théologales ? Quelques-unes resteront dans les écoles.

Que m’importe que tu sois tempérant ? c’est un précepte de santé que tu observes ; tu t’en porteras mieux, & je t’en félicite. Tu as la foi & l’espérance, je t’en félicite encor davantage ; elles te procureront la vie éternelle. Tes vertus théologales sont des dons célestes ; tes cardinales sont d’excellentes qualités qui servent à te conduire : mais elles ne sont point vertus par rapport à ton prochain. Le prudent se fait du bien, le vertueux en fait aux hommes. St. Paul a eu raison de te dire que la charité l’emporte sur la foi, sur l’espérance.

Mais quoi, n’admettra-t-on de vertus que celles qui sont utiles au prochain ! Eh comment puis-je en admettre ? Nous vivons en société ; il n’y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux ; il sera revêtu d’un cilice ; eh bien, il sera saint ; mais je ne l’appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Tant qu’il est seul, il n’est ni bienfaisant ni malfaisant ; il n’est rien pour nous. Si St. Bruno a mis la paix dans les familles, s’il a secouru l’indigence, il a été vertueux ; s’il a jeûné, prié dans la solitude, il a été un saint. La vertu entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n’a nulle part à ce commerce ne doit point être compté. Si ce saint était dans le monde, il y ferait du bien sans doute ; mais tant qu’il n’y sera pas, le monde aura raison de ne lui pas donner le nom de vertueux ; il sera bon pour lui, & non pour nous.

Mais, me dites-vous, si un solitaire est gourmand, yvrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, il est donc vertueux s’il a les qualités contraires. C’est de quoi je ne peux convenir ; c’est un très vilain homme s’il a les défauts dont vous parlez : mais il n’est point vicieux, méchant, punissable par rapport à la société à qui ses infamies ne font aucun mal. Il est à présumer que s’il rentre dans la société il y fera du mal, qu’il y sera très vicieux ; & il est même bien plus probable que ce sera un méchant homme, qu’il n’est sûr que l’autre solitaire tempérant & chaste, sera un homme de bien ; car dans la société les défauts augmentent, & les bonnes qualités diminuent.

On fait une objection bien plus forte ; Néron, le Pape Alexandre six, & d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là.

Quelques théologiens disent que le divin Empereur Antonin n’était pas vertueux, que c’était un Stoïcien entêté, qui non content de commander aux hommes voulait encor être estimé d’eux, qu’il rapportait à lui-même le bien qu’il faisait au genre humain, qu’il fut toute sa vie juste, laborieux, bienfaisant par vanité, & qu’il ne fit que tromper les hommes par ses vertus, je m’écrie alors, Mon Dieu, donnez-nous souvent de pareils fripons !