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Dictionnaire philosophique/portatif - 6e ed. - Londres (1767)/Bien. (Tout est)

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TOUT EST BIEN.


Ce fut un beau bruit dans les écoles, & même parmi les gens qui raisonnent, quand Leibnitz en parafrasant Platon bâtit son édifice du meilleur des mondes possibles, & qu’il imagina que tout allait au mieux. Il affirma dans le nord de l’Allemagne que Dieu ne pouvait faire qu’un seul monde. Platon lui avait au moins laissé la liberté d’en faire cinq : par la raison qu’il n’y a que cinq corps solides réguliers, le tétraèdre, ou la piramide à trois faces, avec la baze égale, le cube, l’exaèdre, le dodécaèdre, l’icosaèdre. Mais comme notre monde n’est de la forme d’aucun des cinq corps de Platon, il devait permettre à Dieu une sixième manière.

Laissons-là le divin Platon. Leibnitz, qui était assurément meilleur géomètre que lui, & plus profond métaphysicien, rendit donc le service au genre humain de lui faire voir que nous devons être très-contents, & que Dieu ne pouvait pas davantage pour nous : qu’il avait nécessairement choisi entre tous les partis possibles, le meilleur, sans contredit.

Que deviendra le péché originel ? lui criait-on. Il deviendra ce qu’il pourra, disaient Leibnitz & ses amis : mais en public il écrivait que le péché originel entrait nécessairement dans le meilleur des mondes.

Quoi ! être chassé d’un lieu de délices, où l’on aurait vécu à jamais, si on n’avait pas mangé une pomme ? Quoi ! faire dans la misère, des enfans misérables qui souffriront tout, qui feront tout souffrir aux autres ? quoi ! éprouver toutes les maladies, sentir tous les chagrins, mourir dans la douleur, & pour rafraichissement être brûlé dans l’éternité des siècles ; ce partage est-il bien ce qu’il y avait de meilleur ? Cela n’est pas trop bon pour nous ; & en quoi cela peut-il être bon pour Dieu ?

Leibnitz sentait qu’il n’y avait rien à répondre ; aussi fit-il de gros livres dans lesquels il ne s’entendait pas.

Nier qu’il y ait du mal, cela peut être dit en riant par un Lucullus qui se porte bien, & qui fait un bon diner avec ses amis & sa maîtresse dans le sallon d’Apollon ; mais, qu’il mette la tête à la fenêtre, il verra des malheureux, qu’il ait la fiévre, il le sera lui-même.

Je n’aime point à citer ; c’est d’ordinaire une besogne épineuse ; on néglige ce qui précède & ce qui suit l’endroit qu’on cite, & on s’expose à mille querelles ; il faut pourtant que je cite Lactance, père de l’Église ; qui dans son chap. 13. de la colère de Dieu, fait parler ainsi Epicure. « Ou Dieu veut ôter le mal de ce monde, & ne le peut : ou il le peut, & ne le veut pas ; ou il ne le peut, ni ne le veut ; ou enfin il le veut & le peut. S’il le veut & ne le peut pas, c’est impuissance, ce qui est contraire à la nature de Dieu, s’il le peut & ne le veut pas, c’est méchanceté, & cela est non moins contraire à sa nature, s’il ne le veut ni ne le peut, c’est à la fois méchanceté & impuissance ; s’il le veut & le peut (ce qui seul de ces parties convient à Dieu), d’où vient donc le mal sur la terre ? »

L’argument est pressant, aussi Lactance y répond fort mal, en disant que Dieu veut le mal, mais qu’il nous a donné la sagesse avec laquelle on acquiert le bien. Il faut avoüer que cette réponse est bien faible en comparaison de l’objection ; car elle suppose que Dieu ne pouvait donner la sagesse qu’en produisant le mal ; & puis, nous avons une plaisante sagesse !

L’origine du mal a toujours été un abîme dont personne n’a pû voir le fond. C’est ce qui réduisit tant d’anciens philosophes & des législateurs à recourir à deux principes, l’un bon, l’autre mauvais. Tiphon était le mauvais principe chez les Egyptiens, Arimane chez les Perses. Les Manichéens adoptèrent, comme on sçait, cette théologie ; mais comme ces gens-là n’avaient jamais parlé ni au bon, ni au mauvais principe, il ne faut pas les en croire sur leur parole.

Parmi les absurdités dont ce monde regorge, & qu’on peut mettre au nombre de nos maux, ce n’est pas une absurdité légère, que d’avoir supposé deux êtres tout-puissants, se battant à qui des deux mettrait plus du sien dans ce monde, & faisant un traité comme les deux médecins de Molière : passez moi l’émétique, & je vous passerai la saignée.

Basilide, après les Platoniciens, prétendit, dès le premier siécle de l’Eglise, que Dieu avait donné notre monde à faire à ses derniers anges ; & que ceux-ci n’étant pas habiles, firent les choses telles que nous les voyons. Cette fable théologique tombe en poussiére par l’objection terrible, qu’il n’est pas dans la nature d’un Dieu tout-puissant & tout sage, de faire bâtir un monde par des architectes qui n’y entendent rien.

Simon qui a senti l’objection, la prévient en disant, que l’ange qui présidait à l’attelier est damné pour avoir si mal fait son ouvrage ; mais la brulure de cet ange ne nous guérit pas.

L’avanture de Pandore chez les Grecs, ne répond pas mieux à l’objection. La boête où se trouvent tous les maux, & au fond de laquelle reste l’espérance, est à la vérité une allégorie charmante ; mais cette Pandore ne fut faite par Vulcain que pour se venger de Prométhée, qui avait fait un homme avec de la bouë.

Les Indiens n’ont pas mieux rencontré ; Dieu ayant créé l’homme, il lui donna une drogue qui lui assurait une santé permanente ; l’homme chargea son âne de la drogue, l’âne eut soif, le serpent lui enseigna une fontaine, & pendant que l’âne bûvait, le serpent prit la drogue pour lui.

Les Syriens imaginèrent que l’homme & la femme ayant été créés dans le quatriéme ciel, ils s’avisèrent de manger d’une galette, au lieu de l’ambroisie qui était leur mêts naturel. L’ambroisie s’exhalait par les pores, mais après avoir mangé de la galette, il falait aller à la selle. L’homme & la femme prièrent un ange de leur enseigner où était la garderobe. Voyez-vous, leur dit l’ange, cette petite planète, grande comme rien, qui est à quelque soixante millions de lieües d’ici, c’est-là le privé de l’univers, allez y au plus vite : ils y allèrent, on les y laissa ; & c’est depuis ce temps que notre monde fut ce qu’il est.

On demandera toujours aux Syriens, pourquoi Dieu permit que l’homme mangeât la galette, & qu’il nous en arrivât une foule de maux si épouvantables ?

Je passe vîte de ce quatriéme ciel à Mylord Bolingbroke, pour ne pas m’ennuïer. Cet homme, qui avait sans doute un grand génie, donna au célébre Pope son plan du tout est bien, qu’on retrouve en effet mot pour mot dans les œuvres posthumes de Mylord Bolingbroke, & que Mylord Shaftsbury avait auparavant inséré dans ses caractéristiques. Lisez dans Shaftsbury le chapitre des moralistes, vous y verrez ces paroles.

« On a beaucoup à répondre à ces plaintes des défauts de la nature. Comment est-elle sortie si impuissante & si défectueuse des mains d’un être parfait ? mais je nie qu’elle soit défectueuse… sa beauté résulte des contrariétés, & la concorde universelle naît d’un combat perpétuel… Il faut que chaque être soit immolé à d’autres ; les végétaux aux animaux, les animaux à la terre… & les loix du pouvoir central & de la gravitation, qui donnent aux corps célestes leur poids & leur mouvement, ne seront point dérangées pour l’amour d’un chétif animal, qui tout protégé qu’il est par ces mêmes loix, sera bientôt par elles réduit en poussiére. »

Bolingbroke, Shaftsbury, & Pope, leur metteur en œuvre, ne résolvent pas mieux la question que les autres : leur tout est bien, ne veut dire autre chose, sinon que le tout est dirigé par des loix immuables ; qui ne le sçait pas ? vous ne nous aprenez rien quand vous remarquez après tous les petits enfans, que les mouches sont nées pour être mangées par des araignées, les araignées par les hirondelles, les hirondelles par les pigrièches, les pigrièches par les aigles, les aigles pour être tués par les hommes, les hommes pour se tuer les uns les autres, & pour être mangés par les vers, & ensuite par les Diables, au moins mille sur un.

Voilà un ordre net & constant parmi les animaux de toute espèce ; il y a de l’ordre partout. Quand une pierre se forme dans ma vessie, c’est une mécanique admirable, des sucs pierreux passent petit à petit dans mon sang, ils se filtrent dans les reins, passent par les urètres, se déposent dans ma vessie, s’y assemblent par une excellente attraction Newtonienne ; le caillou se forme, se grossit, je souffre des maux mille fois pires que la mort, par le plus bel arrangement du monde ; un chirurgien ayant perfectionné l’art inventé par Tubal-Caïn, vient m’enfoncer un fer aigu & tranchant dans le périnée, saisit ma pierre avec ses pincettes, elle se brise sous ses efforts par un mécanisme nécessaire ; & par le même mécanisme je meurs dans des tourments affreux ; tout cela est bien, tout cela est la suite évidente des principes physiques inaltérables, j’en tombe d’accord, & je le savais comme vous.

Si nous étions insensibles, il n’y aurait rien à dire à cette physique. Mais ce n’est pas cela dont il s’agit ; nous vous demandons s’il n’y a point de maux sensibles, & d’où ils viennent ? Il n’y a point de maux, dit Pope dans sa quatriéme épitre sur le tout est bien ; s’il y a des maux particuliers, ils composent le bien général.

Voilà un singulier bien général, composé de la pierre, de la goute, de tous les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, & de la damnation.

La chûte de l’homme est l’emplâtre que nous mettons à toutes ces maladies particulières du corps & de l’ame, que vous appelez santé générale ; mais Shaftsbury & Bolingbroke se moquent du péché originel ; Pope n’en parle point ; il est clair que leur systême sappe la religion chrêtienne par ses fondements, & n’explique rien du tout.

Cependant, ce systême a été approuvé depuis peu par plusieurs théologiens, qui admettent volontiers les contraires ; à la bonne heure, il ne faut envier à personne la consolation de raisonner comme il peut sur le déluge de maux qui nous inonde. Il est juste d’accorder aux malades désespérés, de manger de ce qu’ils veulent. On a été jusqu’à prétendre que ce systême est consolant. Dieu, dit Pope, voit d’un même œil périr le héros & le moineau, un atôme, ou mille planètes précipitées dans la ruine, une boule de savon, ou un monde se former.

Voilà, je vous l’avouë, une plaisante consolation ; ne trouvez-vous pas un grand lénitif dans l’ordonnance de milord Shaftsbury, qui dit que Dieu n’ira pas déranger ses loix éternelles pour un animal aussi chétif que l’homme ? Il faut avoüer du moins que ce chétif animal a droit de crier humblement, & de chercher à comprendre en criant, pourquoi ces loix éternelles ne sont pas faites pour le bien-être de chaque individu ? Ce systême du tout est bien, ne représente l’auteur de toute la nature, que comme un roi puissant & mal-faisant, qui ne s’embarrasse pas qu’il en coute la vie à quatre ou cinq cent mille hommes, & que les autres traînent leurs jours dans la disette & dans les larmes, pourvû qu’il vienne à bout de ses desseins.

Loin donc que l’opinion du meilleur des mondes possibles console, elle est désespérante pour les philosophes qui l’embrassent. La question du bien & du mal, demeure un cahos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent ; ils sont des forçats qui joüent avec leurs chaines. Pour le peuple non pensant, il ressemble assez à des poissons qu’on a transportés d’une rivière dans un réservoir ; ils ne se doutent pas qu’ils sont là pour être mangés le carême ; aussi ne sçavons-nous rien du tout par nous-mêmes des causes de notre destinée.

Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique les deux lettres des juges Romains quand ils n’entendaient pas une cause, N. L. non liquet, Cela n’est pas clair.