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Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure/CONNOISSANCE

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CONNOISSANCE, art de diſtinguer & de juger de la beauté, de la bonté d’un tableau, de la maniere des Peintres ; en conclure que le morceau eſt original ou copie, & ſorti du pinceau d’un tel maître.

Les meilleurs connoiſſeurs ſe trompent quelque-fois dans la connoiſſance des noms ; & à dire vrai, quoiqu’il ſoit toujours fort agréable de connoître l’auteur d’un beau tableau, cet article n’eſt pas des plus eſſentiels : la véritable ' connoiſſance de la Peinture conſiſte à être en état de juger ſi une peinture eſt bonne ou mauvaiſe, à faire la diſtinction de ce qui eſt excellent d’avec ce qui n’eſt que médiocre, & de ſçavoir rendre raiſon du jugement qu’on aura porté.

La connoiſſance des manieres eſt un autre article ; elle conſiſte à juger un tableau par lui-même, c’eſt-à-dire par la touche, le deſſein, l’ordonnance, le coloris. Bien des gens paſſent pour connoiſſeurs, le coloris. Bien des gens paſſent pour connoiſſeurs, parce qu’ils ſont hardis à donner des noms, ce qu’on appelle, baptiſer des tableaux ; mais dans la vérité ce baptême ſe réduit ſouvent à deviner des noms de Peintre.

On connoît l’auteur d’un tableau par ſa maniere. Voy. Maniere ; comme on connoît l’écriture de celui dont on a reçu pluſieurs lettres, & le ſtyle d’un homme dont on a lû pluſieurs Ouvrages. Ces deux connoiſſances ont des ſources différentes : l’une eſt produite par le caractere de la main, & l’autre par l’habitude & la réflexion.

Tous les tableaux portent ces deux caracteres : celui de la main eſt l’habitude que chaque Peintre a contractée dans ſa touche, & le ton de couleur. Celui de l’eſprit eſt le génie du Peintre, qui ſe diſtingue par ſa maniere de compoſer, & le plus ſouvent par ſes airs de têtes. Il ſe connoît encore par ſon deſſein plus ou moins coulant.

La connoiſſance fondée ſeulement ſur des marques aſſez ſenſibles, n’eſt cependant pas parfaite. Un médiocre connoiſſeur peut ſe laiſſer ſurprendre à quelques touches faciles, à la force ou à la foibleſſe des couleurs, à certains airs de tête que quelques grands maîtres ont affectés. Des répétitions de draperies, des manieres de coëffer & d’habiller des figures ; enfin un je ne ſçai quoi d’extérieur qui frappe de maniere à s’y méprendre au premier coup d’œil, & peut faire regarder un tableau de l’école d’un Maître pour ſon ouvrage propre. Un éleve habile prend aiſément ſa maniere, & peut l’imiter ſervilement dans ce que nous venons de rapporter ; mais le génie ne ſe communique pas, & la connoiſſance du génie eſt réſervée aux véritables & parfaits connoiſſeurs.

En fait de beaux Arts, la connoiſſance n’eſt pas à la portée de tout le monde : celle de la Peinture, ſur-tout, demande beaucoup de génie, beaucoup d’eſprit, de mémoire, du goût naturel, & comme on dit, de l’amour. Ces dons du ciel doivent avoir été entretenu & nourris par la vûe fréquente & réfléchie des beaux tableaux, & par une imagination vive, qui rappelle la vérité des objets naturels, pour en faire la comparaiſon avec les objets repréſentés. L’œil d’un homme doué de toutes ces qualités, & qui n’auroit point encore l’étude néceſſaire, ſera infailliblement ſaiſi agréablement & frappé d’un beau morceau de Peinture. S’il n’en eſt pas content, il faut en conclure que la nature n’eſt pas imitée comme elle devroit l’être. Un homme d’eſprit qui ne ſera même pas inſtruit des préceptes de l’Art, peut juger les parties de l’eſprit d’un tableau.

Un connoiſſeur ne devroit avoir ni préjugé ni prévention pour les morts & les vivans : il peut avoir ſon goût particulier pour celui qui le flate ; mais en général il ne doit aimer que l’art, & ne voir que par lui.

Pour s’inſtruire, il faut ſe rendre les principes de l’Art familiers par la lecture des bons livres ; examiner comment ils ſont réduits en pratique dans les plus beaux tableaux, s’entretenir ſouvent avec ceux qui paſſent pour les plus intelligens ; cependant ſans avoir trop de prévention pour leur capacité.

Le Poëme de Dufreſnoy ſur la Peinture, les Vies des Peintres de M. Félibien, les ouvrages de M. de Piles & ceux d’Antoine Coypel, ſont les meilleurs pour donner quelques ouvertures.

Il n’y eut peut-être jamais dans le monde un tableau ſans défauts ; & il eſt extrêmement rare d’en trouver un qui ne péche viſiblement contre quelque précepte de la Peinture, aux yeux des Connoiſſeurs : Raphaël lui-même n’eſt point parfait dans ſes meilleurs tableaux. La perfection n’eſt pas faite pour l’humanité ; il faut donc proportionner ſon jugement ſur la bonté d’un tableau, au dégré de ſa beauté & de ſa perfection.

Qu’un tableau ou un deſſein ait été, ou ſoit encore eſtimé de ceux que l’on regarde comme bons connoiſſeurs ; qu’il faſſe ou qu’il ait fait partie d’une collection fameuſe ; qu’il ait coûté cher ; que l’ouvrage ſoit Italien ou non, ancien ou moderne, tout cela doit être de peu de poids, puiſque dans l’ancien comme dans le moderne, dans les Ecoles d’Italie comme dans celles des autres pays, il y a eu de mauvais Peintres, par conſéquent de mauvais tableaux. Les plus grands Maîtres eux-mêmes ont été inégaux, & ont eu des tons différens. Suppoſer donc qu’un ouvrage eſt bon, préciſément parce qu’il eſt ou qu’on le dit d’un des plus grands Maîtres, c’eſt une erreur : il faut juger de la bonté des choſes, par leurs qualités intrinſeques. On peut néanmoins avoir quelquefois égard à l’intention que l’auteur avoit, ou a pû avoir en le faiſant ; car un deſſein, une eſquiſſe, par exemple, fait pour une coupole ou autre choſe, acquiert ſouvent du mérite pour le lieu, & même pour mille autres circonſtances.

Bien d’autres choſes ſont requiſes, pour conſtituer la bonté & le dégré de perfection d’un tableau ou d’un deſſein. La Peinture ayant pour objet, non-ſeulement de plaire, mais d’inſtruire, les tableaux qui réuniſſent ces deux qualités, ſeront toujours d’un mérite ſupérieur à ceux qui ne les auront pas, ou qui n’auront que l’une ou l’autre. Un payſan qui porte des fruits, peut être auſſi-bien exécuté qu’un héros, qu’un Saint Paul prêchant : mais tous deux également bien peints, il n’eſt pas douteux que les tableaux du héros & de l’Apôtre, ſont préférables à celui du payſan. De même entre deux tableaux, dans l’un deſquels on admire le moëlleux, le gras & le délicat du pinceau ſeulement, & dans l’autre un peu moins de ces qualités, mais une belle invention & une ordonnance bien entendue, ce dernier mérite la préférence.

Il en eſt de même quand il s’agit de concurrence entre un ſujet d’hiſtoire & un tableau de fleurs, ou d’animaux, ou un payſage, ou une bambochade, lorſque les uns & les autres ſont bien exécutés : la raiſon en eſt, que ces derniers peuvent plaire ; mais ils n’ont pas le mérite du premier, qui eſt de plaire & d’inſtruire à la fois.

On doit enſuite examiner l’invention, la compoſition, le deſſein, l’expreſſion, le coloris, la touche, le coſtume, la grace & la grandeur.

L’invention plaît & inſtruit, l’expreſſion plaît & émeut, le deſſein ou la ſimple imitation des contours & des formes plaît ſeulement, de même que la touche & le coloris : la compoſition a cela de plus, qu’elle facilite l’inſtruction, en diſpoſant les parties où elles doivent être : le coſtume inſtruit & plaît ordinairement : la grace & la grandeur plaiſent & inſtruiſent. Ces deux dernieres qualités ne ſont pas particulieres à l’Hiſtoire, ni à quelque ſujet que ce puiſſe être : elles relevent l’idée de chaque eſpece, elles contribuent à l’impreſſion que le tableau fait ſur notre eſprit ; elles allument dans nous cette émulation noble & vertueuſe, que le Peintre a ſçu donner aux objets & aux figures humaines.

Pour qu’un tableau ſoit un morceau capital, il doit, dans tous les genres, être bien imaginé, de bon goût, du meilleur choix & bien compoſé. Il faut que l’expreſſion conviennent au ſujet & aux caracteres propres des acteurs de la ſcene, qu’elle ait aſſez de force & de netteté pour faire appercevoir au premier coup d’œil l’intention du Peintre. Les attitudes, le coloris, les airs de têtes particulierement, les draperies mêmes, enfin tous les accompagnemens doivent concourir à cette expreſſion générale ou particuliere. Il faut que les différentes parties ſoient bien contraſtées, qu’elles ſe ſoutiennent, & ſe faſſent valoir réciproquement ; qu’il n’y ait qu’un jour principal, qui avec les jours ſubordonnés, les réflets, les clairs & les bruns, compoſent une harmonie & un tout-enſemble, qui faſſe ſur l’œil & ſur l’eſprit un effet auſſi agréable qu’une bonne piece de muſique le fait ſur l’oreille.

Il faut que le deſſein ſoit correct, les proportions & l’expreſſion des figures, exprimées & variées ſuivant l’âge & le ſexe des perſonnes ; que le coloris ſoit conforme au moment du jour où ſe paſſe l’action, gai, brillant, ſombre ou triſte, ſuivant le ſujet ; mais toujours naturel, beau & diſpoſé de façon qu’il plaiſe.

Quant aux couleurs, qu’elles ſoient couchées & fondues avec délicateſſe & ſuavité ou d’une maniere épaiſſe, brute & ferme, il faut que la légereté & l’aſſurance de la main s’y faſſent remarquer.

C’eſt ſur le plus ou le moins de ces parties, dans leſquelles un Peintre aura excellé, qu’il faut meſurer le dégré de ſon mérite. Ainſi l’exactitude ſéche & la correction du deſſein d’Albert Durer ne peuvent entrer en concurrence avec la divinité, les graces du pinceau & l’harmonie ſublime du Correge.

“ Mais pour faire cette juſte comparaiſon, il faut, dit M. de Piles, avoir le goût & les yeux épurés. J’entends par le goût épuré, un eſprit vuide non ſeulement de cette prévention groſſiere qui s’empare ſi facilement des eſprits médiocres, mais encore de celle qui ſe gliſſant inſenſiblement dans les meilleurs, par l’éducation ou par une créance trop facile, ne montre les choſes que par un côté, & ne laiſſe plus de liberté, pour voir & pour examiner. “ L’amour de la gloire de la patrie en aveugle auſſi quelques-uns. ” Telle a été la prévention des Romains, qui n’eſtimoient que Raphaël ; des Florentins, qui lui préféroient Michel-Ange, & de l’Ecole de Veniſe qui tenoit pour le Titien, comme celle de Bologne a depuis fait pour les Caraches. Par des yeux épurés, j’entends cette pénétration naturelle, ou acquiſe, qui ne laiſſe rien échapper, & qui voit tout ce qu’il y a à voir dans un ouvrage, par les yeux du corps & par ceux de l’eſprit, ſans s’arrêter aux épithetes de divin, d’admirable, & aux éloges dont la plûpart des curieux & des faiſeurs de catalogues de leurs cabinets, ſont ordinairement trop prodigues.