Dictionnaire pratique et historique de la musique/Chanson

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Chanson, n. f. En littérature, petite pièce de poésie légère, destinée au chant, divisée en couplets qui se chantent sur le même air, avec ou sans refrain. En musique, petite composition profane, à une ou plusieurs voix, avec ou sans accompagnement, dont le plan se conforme à celui du texte. On réunit, sous le nom générique de Ch., toutes les formes du chant populaire et la plupart des formes élémentaires du chant artistique en langue française. Selon les sujets traités, la coupe des vers, le style musical, la Ch. peut se diviser en genres divers dont la ligne de démarcation reste flottante et dont les dénominations varient suivant l’époque. D’une façon générale, la Ch. est aussi vieille que le monde ; de tous temps elle a été, selon le jugement de J.-J. Rousseau, « la manière d’éloigner pour quelques instants l’ennui, si l’on est riche, et de supporter plus doucement la misère et le travail, si l’on est pauvre » ; mais elle a été plus et mieux que cela : le reflet de tous les sentiments, de toutes les passions qui pénètrent ou agitent l’âme d’un peuple, et la source où l’art moderne a puisé la sève nourricière de sa première floraison. La plus ancienne mention que l’on connaisse d’une Ch. devenue populaire en France se trouve dans la Vie de saint Faron (ixe s.) et se rapporte à un chant relatif à une victoire de Clotaire sur les Saxons, qui « volait de bouche en bouche ». Mais déjà auparavant saint Augustin († 430), saint Césaire, d’Arles († 542), le Concile d’Agde (506) s’étaient élevés contre les Ch. impudiques que le peuple répétait en dansant et qu’il introduisait jusque dans les églises. Charlemagne les défendit, et des auteurs tentèrent de les remplacer par des cantiques, des complaintes, des tropes en langue vulgaire. Les jongleurs, cependant, portaient de ville en ville et de château en château un répertoire condamné, maintenu par la tradition orale, et auquel, vers les xie et xiie s., les troubadours et les trouvères donnèrent des formes artistiques, fixées par la notation. On a classé leurs Ch. en deux genres et plusieurs variétés : A, les Ch. personnelles, savoir : 1o  la Ch. d’amour ou canço, cançon ; 2o  la Ch. politique ou morale, ou sirventés ; — B, les Ch. narratives ou dramatiques, qui sont : 1o  Ch. d’aube, sur des sujets d’amour ; 2o  Ch. d’histoire, dites Ch. de toile, parce qu’elles sont supposées chantées par une femme qui brode ou file ; 3o  romances, sortes de Ch. amoureuses, légères et piquantes ; 4o  pastourelles, Ch. libertines. Continuée pendant le xiiie s. par des poètes-chanteurs chez lesquels s’annonce la séparation des deux arts, littérature et musique, la Ch. donne naissance au motet, qui est à l’origine une petite mélodie profane et qui donne bientôt son nom à une forme de la composition harmonique, parce qu’elle a servi tout d’abord à en constituer l’une des parties. En s’associant ainsi à d’autres voix, la Ch. doit se soumettre à des obligations de coïncidence. N’ayant connu, tant qu’elle se chantait à voix seule, d’autres lois de durée que celles de la scansion du vers et de l’alternance des pieds métriques selon la formule, ou mode choisi, elle doit désormais, ou bien superposer dans les différentes parties différents rythmes poétiques, ou bien les plier tous à un rythme purement musical. Ce dernier parti s’impose dans les Ch. à danser, qui s’accompagnent du jeu des instruments. Au xive s., les raffinements poétiques des troubadours sont oubliés. Les ménestrels et ménestriers, « de bouche » ou d’instruments, qui leur ont succédé, sont avant tout des musiciens. Ils chantent et jouent, chez les princes ou dans les carrefours, les airs nouveaux et les couplets d’actualité. Charles vi reçoit en 1396 une supplique des « chifrineurs et chanteurs demourans à Paris, povre gens chargez de femmes et de plusieurs petits enfans », qui demandent l’autorisation de chanter des Ch. relatives au mariage d’Isabelle de France et de Richard ii d’Angleterre, ainsi que « d’autres nobles fais qui pourroient survenir ». Comme aujourd’hui, les textes de ce genre se chantaient sur des timbres connus, dont les échos ont dû longtemps retentir et peuvent retentir encore en des mélodies populaires. La Ch. populaire n’est pas un produit spontané. Celles auxquelles on donne ce nom, parce que la mémoire du peuple les a conservées et parce qu’elles sont anonymes, forment assurément un des trésors musicaux de la France. Il est extrêmement délicat de leur assigner une origine et une date. L’exemple le plus frappant des erreurs commises en pareille matière est celui de la Ch. basque d’Altabiscar, entendue près de Roncevaux, notée comme traditionnelle, rattachée au cycle de Roland, reproduite, entre autres, par Henri Martin, et que l’on a reconnue n’être qu’une assez misérable composition, éclose en 1834. Certains genres de Ch., auxquels leur simplicité donne un aspect populaire, sont, au contraire, des « œuvres de lettres ». Tels sont les Noëls et aussi les Ch. à boire, dont on ne trouve dans les campagnes et dans la tradition orale que des spécimens transmis par l’impression et apportés de la ville. Les Ch. traitées en contrepoint par les maîtres du xve et du xvie s., soit sous la forme de Ch. polyphonique, soit comme thèmes de messes ou de motets, sont pour la plupart d’origine nettement artistique et non pas populaire, ainsi que le prouvent déjà leurs textes, empruntés aux poètes. Un même texte, avec une même mélodie, sont repris tour à tour par des maîtres rivaux, qui les placent au ténor ou dans une autre partie et les enveloppent de deux ou trois autres voix, sur les mêmes paroles, en imitations canoniques ou librement inventées. Il arrive qu’une Ch. célèbre engendre une ou plusieurs variantes poétiques, à leur tour devenues le soutien de nouvelles mélodies et de nouvelles combinaisons polyphoniques. C’est ainsi que, de la Ch. Fors seulement l’attente que je meure, dérivent celles-ci : Fors seulement contre ce qu’ay promis et Fors seulement vostre grace acquerir, et que de ces trois versions poétiques surgissent plus de quinze œuvres musicales à 3 et à 4 voix. Ainsi se forme un répertoire d’une richesse inouïe, distinct de toutes les autres expressions artistiques, essentiellement français et cultivé sans mélange d’éléments étrangers par les musiciens de l’école franco-belge et exceptionnellement par quelques musiciens des écoles voisines. Après Dufay, Binchois, Busnois, Ockeghem, Pierre de la Rue, Compère, le grand Josquin Després († 1521) illustre cette période. En avançant dans le xvie s., Claudin de Sermisy, Certon, Janequin, Gombert, Créquillon rendent le style de la Ch. de plus en plus personnel et cessent de se reprendre les uns aux autres des thèmes traités comme par gageure. Orlando de Lassus († 1594) se montre particulièrement fécond en ce genre, que Costeley († 1606) et Claudin Le Jeune († vers 1600) achèvent d’enrichir. La Ch. spirituelle, que fit éclore, sous l’influence de la Réforme, un désir justifié de réaction contre l’immoralité d’un grand nombre de textes de Ch., ne s’éloigna que par le contenu poétique des formes habituelles de la Ch. profane et ne fut même quelquefois qu’une adaptation de compositions mondaines à des paroles expurgées ou renouvelées selon les procédés du cantique. La Ch. polyphonique disparut au xviie s. devant l’avènement de la cantate et de l’opéra, mais la Ch. à voix seule continua de traduire en formes élémentaires les passions de l’heure et le besoin de poésie et de musique qui est inné chez les foules. À la diversité de ses aspects s’ajoutaient successivement des variétés engendrées par le cours des événements, puis repoussées par les fluctuations de la mode. Les villanelles importées d’Italie furent en faveur sous Henri iv et servirent de trait d’union entre les anciennes pastourelles et les brunettes du xviie s. La vogue des voix-de-ville ou vaudevilles fut plus longue, et, après avoir constitué tout l’élément musical des premiers opéras-comiques, on les vit, dans le xixe s., donner leur nom à un genre de comédie mêlée de couplets. Les airs que l’on chantait sous Louis xiii et Louis xiv, quelquefois à plusieurs voix, mais plus souvent à la cavalière, sans aucun accompagnement, étaient d’un style plus recherché et pénétraient rarement dans les milieux populaires. À ceux-ci s’adressaient les Ch. du Pont-Neuf, que leurs auteurs chantaient et vendaient en plein vent, tandis que les « beaux-esprits » rassemblés dans les salons et dans les cafés littéraires rimaient à profusion de nouveaux couplets, grivois, bachiques, satiriques ou politiques sur des timbres puisés à toutes les sources, indéfiniment utilisés et dont on publiait à leur usage des recueils commodes, la Clef des Chansonniers, la Clef du Caveau. En présence de cette adaptation continue des mêmes mélodies à des textes d’actualité, il est souvent impossible à l’historien d’en déterminer avec certitude la destination première. Le centre de gravité de la Ch. se trouvait déplacé, et le côté littéraire l’emportait sur la musique, simple véhicule des paroles. Le plus célèbre des chansonniers, au xixe s., Béranger, n’en usait pas autrement. Au contraire, Pierre Dupont († 1870) et Gustave Nadaud († 1893) imaginaient la musique aussi bien que le texte de leurs Ch. Parmi les variétés du genre Ch., la romance occupa, depuis la fin de l’ancien régime jusqu’à l’époque Louis-Philippe, une place prépondérante ; c’était une Ch. élégiaque ou sentimentale dont les auteurs visaient un niveau d’art relativement élevé et préparaient le terrain à la mélodie des écoles modernes. La Ch. française, de nos jours, est aussi vivante, aussi abondante et aussi variée qu’à aucun moment de son histoire. Sa production annuelle se chiffre par des milliers de volumes, de journaux ou de feuilles volantes. Elle couvre de son nom d’ineptes refrains de café-concert ; elle prête l’ascendant du rythme musical aux productions de la basse littérature ; mais, au pôle opposé, elle revêt les formes d’art les plus délicates et les plus raffinées. C’est ainsi que, sur des vers de Richepin, de Verlaine, de Pierre Louys, on a vu Alexandre Georges composer les Chansons de Miarka (1895), Fauré, La Bonne Chanson (1891), et Debussy, les Chansons de Bilitis (1898). Nos maîtres modernes reviennent heureusement aujourd’hui à ce vocable français de Chanson, trop longtemps dédaigné et qui, vieux de huit ou neuf siècles, embrasse toutes les acceptions de notre lyrisme musical.