Dictionnaire pratique et historique de la musique/Gamme
Gamme, n. f. Succession des sons choisis dans l’échelle générale des sons perceptibles, ordonnés en séries régulières et employés dans la composition musicale. Étant donné que l’unisson et l’octave, quel que soit le mode de production du son, restent invariablement situés dans la proportion 1 : 2, la constitution d’une gamme sera complète dans l’intervalle d’une octave. Selon les intervalles dont elle se composera, elle appartiendra, soit à l’un des 3 genres de la musique antique et moderne appelés diatonique, chromatique et enharmonique, soit à l’un des genres dissidents ou exotiques dont des études plus récentes ont procuré la connaissance et introduit partiellement l’usage. La G. diatonique, composée de 5 tons et 2 demi-tons, est le fondement de l’art européen. Elle se déduit de l’enchaînement des quintes justes ascendantes fa-ut-sol -ré-la-mi-si, ramenées par transposition à l’état le plus rapproché, qui forme la succession diatonique naturelle, ut, ré, mi, fa, sol, la, si. La détermination des rapports créés par cette transposition entre les intervalles donne lieu à des divergences qui s’expriment dans 3 formules dites G. de Pythagore, G. de Zarlino et G. tempérée. La première ou G. de Pythagore, appelée quelquefois G. des physiciens, fut pratiquée tant que l’art musical demeura purement mélodique et ne fut mélangé que de quelques consonances isolées. Les expériences de Cornu et Mercadier ont démontré en effet l’excellence de cette G. au point de vue mélodique, en même temps que sa défectuosité quant à la composition harmonique. On ne peut, en s’y conformant, produire aucun accord parfait sans battements ; mais les chanteurs et les violonistes s’en rapprochent parfois instinctivement dans le solo, parce qu’ils y trouvent une netteté, un peu dure, d’intonation, qui semble favorable à l’exécution. La G. de Zarlino, réglée au xvie s. par le théoricien et compositeur italien de ce nom, servit les intérêts nouveaux de la musique, où triomphait alors le style polyphonique vocal ; elle permettait d’obtenir, sans battements, les accords consonants en sons simultanés. Comparée à la G. de Pythagore, la G. de Zarlino présente pour la contenance, ou l’ambitus, de la tierce, de la sixte et de la septième, une différence d’un comma, petit intervalle exprimé par la fraction 8180, presque identique à l’unisson, placé à la limite de la perception auditive et appréciable seulement dans le solo ou dans l’exécution d’accords très simples et soutenus. Les musiciens accoutumés à se tenir exclusivement sur le terrain pratique ont quelque peine à comprendre que d’aussi faibles divergences aient suscité d’âpres discussions qui ne sont pas encore closes. Mais plus vives encore furent celles qu’engendra, aux xviie et xviiie s., l’établissement de la G. tempérée, sorte de compromis rendu nécessaire par les progrès de la musique instrumentale, la construction des instruments à sons fixes, la tendance à la modulation et au chromatisme. J.-S. Bach en consacra l’adoption par son recueil de 48 préludes et fugues intitulé Le Clavecin bien tempéré. En faussant systématiquement les rapports des intervalles, la G. tempérée divise l’octave en 12 demi-tons égaux, dont le rapport s’exprime par la formule , que traduit d’une manière plus lisible la division théorique de l’octave en 301 savarts et 12 demi-tons de chacun 25 savarts, ou celle du physicien anglais Ellis en 1 200 cents et 12 demi-tons de chacun 100 cents. On résume clairement la formation des 3 gammes en un tableau ainsi disposé :
unisson | seconde | tierce | quarte | quinte | sixte | septième | octave | |||
G. de Pythagore | Rapports | 1 | 2 | |||||||
Savarts | 0 | 51 | 102 | 125 | 176 | 227 | 278 | 301 | ||
G. de Zarlino | Rapports | 1 | 2 | |||||||
Savarts | 0 | 51 | 97 | 125 | 176 | 222 | 273 | 301 | ||
G. tempérée | Rapports | 1 | 2 | |||||||
Savarts | 0 | 502 | 1004 | 125 | 175 | 225 | 2759 | 301 | ||
ut | ré | mi | fa | sol | la | si | ut |
|| De quelque manière qu’on en règle la formation arithmétique et quelle que soit la contenance en plus ou en moins des intervalles qui s’y succèdent, la G. diatonique, composée de cinq tons et deux demi-tons, donne naissance aux Modes (voy. ce mot) de l’antiquité gréco-romaine et du chant liturgique, différenciés entre eux par l’ordre de succession des intervalles et dont un seul, ayant pour gamme-type la série des sons naturels ut, ré, mi, fa, sol, la, si, préside depuis 3 siècles, sous le nom de mode majeur, aux destinées de la musique moderne :
Les transpositions, ou tons, indiquées à l’armure de la clef par les altérations constitutives, n’en modifient pas la structure, mais seulement l’emplacement dans l’échelle générale des sons. La gamme du mode mineur n’a pas cette fixité. Elle se caractérise par l’abaissement de la tierce et par la variabilité dans la position du 6e ou du 7e degré. Maintenus dans la sujétion du mode majeur, ses tons s’inscrivent sous l’armure du ton majeur dont ils sont relatifs, selon 3 formules différentes qui, énoncées dans le ton de la mineur, ton relatif d’ut majeur et noté comme celui-ci sans aucun signe d’altération à la clef, se présentent ainsi :
La G. chromatique se forme par l’intercalation, entre les 7 degrés de la G. diatonique, de 5 demi-tons chromatiques, obtenus par l’emploi des altérations accidentelles. Elle comprend donc la totalité des 12 sons de la G. tempérée ; mais les variantes de sa rédaction y font reconnaître un extrait de la G. enharmonique, qui, par la distinction du bémol et du dièse, se compose théoriquement de 17 sons, ut, ré bémol, ut dièse, ré, mi bémol, ré dièse, mi, fa, sol bémol, fa dièse, sol, la bémol, sol dièse, la, si bémol, la dièse, si. Le dièse et le bémol différenciés dans la G. pythagoricienne, ou chroma-commatique, par l’intervalle d’un comma, soit 8180, s’y « recouvrent » pour ainsi dire et chevauchent l’un sur l’autre, le ré bémol descendant d’un comma au-dessous de l’ut dièse, et réciproquement, l’ut dièse montant d’un comma au-dessus du ré bémol :
Leur assimilation dans la G. tempérée annule, sous le rapport auditif, une distinction que d’autre part la voix humaine est incapable de réaliser exactement, dans le cas où les deux sons enharmoniques se succèdent sans intermédiaire, mais qui reste obligatoire dans l’écriture ou plus précisément dans l’orthographe musicale. || L’étude des G. dissidentes achève d’élargir notre conception de la valeur respective des diverses manières pratiquées pour la division de l’octave. La G. pentaphonique ou G. de cinq sons, qui se construit selon 4 modes différents dans la musique chinoise, a existé à une époque reculée dans l’Europe occidentale et subsiste au moins partiellement dans quelques chants populaires traditionnels de l’Écosse, du Pays de Galles et de la Grande-Bretagne ; la succession qu’elle y présente, ut, ré, mi, fa, sol, si bémol, se compose de 3 tons et 2 intervalles de chacun un ton et demi. (Voy. également Exotisme.)
La G. de
six sons, ou G. par tons entiers, dont
Cl. Debussy et d’autres musiciens
contemporains ont tiré des effets
mélodiques très neufs et des combinaisons
harmoniques très hardies,
est privée de note sensible ; elle
s’écrit et sonne à l’oreille ut, ré,
mi, fa dièse, sol dièse, la dièse (voy.
Exotisme) ; on en explique la formation,
selon la doctrine antique des tétracordes,
par la jonction enharmonique
de 2 tétracordes, ut, ré, mi, fa dièse
— sol bémol, la bémol, si bémol, ut.
Elle est d’ailleurs transposée et notée
diversement par les maîtres qui en
font usage, sans sortir des limites de
la G. tempérée. Il ne suffit aucunement à celle-ci de dire que la G. chromatique
ascendante, partant de la
tonique ut, se forme par l’addition
de 5 dièses à la série des 7 notes naturelles,
et que la G. chromatique descendante
se forme pareillement par
l’intercalation de 5 bémols. Ces deux
formules représentent seulement le
premier et le dernier des six types
déterminés par Gevaert pour la constitution
de la G. chromatique dans
chacun des tons, ou transpositions,
du mode majeur diatonique, et qui
correspondent aux exigences diverses
de la construction mélodique ou harmonique.
La G. orientale, sur laquelle
Aug. Chapuis a composé une Suite
pour le piano, est formée de 1 ton,
4 demi-tons et 2 intervalles de un
ton et demi, que l’auteur note ré, mi,
fa, sol dièse, la, si bémol, ut dièse, ré
(soit avec ut pour tonique, ut, ré, mi
bémol, fa dièse, sol, sol dièse, si, ut).
|| La G. enigmatique énoncée par
Verdi comme thème d’un Ave Maria
à 4 voix (1901) et formée de 2 tons,
2 demi-tons et 2 intervalles de un ton
et demi, ut, ré bémol, mi, fa dièse,
sol dièse, la dièse, si, ut, est une
succession arbitraire, née de la fantaisie
de l’artiste et qui amenait d’assez
grandes difficultés d’exécution pour
faire reculer l’Académie Sainte-Cécile,
de Rome, lorsqu’elle entreprit
de faire entendre le morceau :
|| L’exécution des G. diatoniques et
chromatiques, montantes et descendantes,
est un des principaux exercices
de mécanisme vocal et instrumental
imposés aux élèves, pour
l’acquisition d’un chant ou d’un jeu
coulant, souple et agile ; aussi ne
compte-t-on plus les recueils de G.
dans tous les tons et toutes les positions
qui ont été publiés depuis un
siècle pour la voix ou pour chaque
instrument. L’exécution brillante et
nuancée de « roulades » embrassant
toutes les meilleures notes de leur
voix procurait aux grands chanteurs
italiens des succès assurés ; les G. en
staccato ou en octaves, et jusqu’à
celles qu’on obtenait déjà au xviiie s.
sur le clavecin et la harpe par le procédé
empirique du glissando, ne
manquaient pas davantage leur effet.
En dehors de cette utilisation matérielle
pour l’enseignement ou la virtuosité,
les G. entières ou par fragments
offrent en composition des
ressources qui les ont fait employer
de tout temps dans le travail thématique
comme élément mélodique, agent
de modulation, formule ornementale
ou épisodique, moyen de variation
et d’enrichissement dans la texture des
parties. Plusieurs musiciens des anciennes
écoles ont pris la G. par hexacordes,
ut, ré, mi, fa, sol, la, pour
thème de grandes compositions contrepointiques :
c’est le « sujet » d’une
messe de Josquin Després († 1521),
d’une Fantaisie instrumentale
à 5 parties, de du
Caurroy (1600), d’une
Fantaisie, pour la virginale,
de J. Bull, d’un
caprice de Frescobaldi (1624).
À l’époque classique, les maîtres ont usé
des G. montantes et descendantes
comme d’un dessin mélodique, les
disposant en réponses entre différents
groupes d’instruments (Symphonie
Jupiter, de Mozart ; Symphonie
en la, de Beethoven), en « rentrées »
véhémentes ou gracieuses (Symphonie
héroïques, de Beethoven, scherzo du
Songe d’une nuit d’été, de Mendelssohn),
en dessins accessoires servant
de liaison entre deux fragments thématiques,
etc. Mais c’est surtout dans
le style descriptif que le mouvement
ascendant ou descendant d’une gamme
rapide ou solennelle vient faire image
et souligner clairement une intention précise. L’Invocation à la nature de La
Damnation de Faust de Berlioz (1848)
est déclamée parmi la rumeur magnifique
de gammes qui se précipitent vers
les profondeurs de l’échelle sonore :
Invocation à la Nature.)
la lecture d’un seul des drames
de Wagner, et notamment
du 2e acte de La
Walkyrie, montre l’usage
qu’a fait constamment ce
maître des séries empruntées
aux G. diatoniques ou chromatiques
pour la constitution de ses leit-motive
et leurs rattachements. ||
Pour les noms des notes de
la G., voy Notation alphabétique,
Solmisation.