Dictionnaire pratique et historique de la musique/Piano
Piano, n. m., et autrefois piano-forte ou forte-piano, des deux adj. ital. piano et forte, sous entendu clavecin.
Instrument à cordes frappées, à clavier, muni de dispositions mécaniques permettant d’obtenir les diverses nuances, d’où le nom de piano-forte, qui ne fut d’abord que le qualificatif du « clavecin à marteaux ». Celui-ci fut le développement du clavicorde, par l’application au clavecin des marteaux du clavicorde. Il fut inventé presque simultanément au commencement du xviiie s. par Bartolomeo Cristofori, à Florence, par Marius, à Paris, par Gottlob Schroeter en Saxe. On s’accorde à considérer Cristofori comme le premier facteur qui ait substitué les marteaux aux sautereaux, d’après le principe du clavicorde, mais frappant les cordes en dessus, et qui ait inventé l’étouffoir. Il fit connaître son invention en 1711 sous le nom de gravicembalo col piano e forte. Marius, qui, en 1716, présenta à l’Académie des Sciences quatre plans d’instruments du même genre, les appelait clavecins à maillets. Schroeter en 1721, présenta à l’électeur de Saxe un système particulier de marteaux appliqué par lui dès 1717 : l’essai de Schroeter fut repris et perfectionné par Gottfried Silbermann († 1753), facteur d’orgues à Freyberg, en Saxe, qui, à dater de 1720, fabriqua les premiers Hammerclavier, mais qui n’eurent point l’approbation de J.-S. Bach : il fut le premier et principal propagateur de cet ancêtre du piano moderne en Allemagne où les pianos carrés apparurent en 1758. Zumpe, un des ouvriers de Silbermann, apporta en Angleterre, en 1760, les procédés de son maître. On entendit pour la première fois le piano-forte à Londres en 1767, à Drury Lane theatre, où un certain M. Dibdin accompagna un air de Judith « sur le nouvel instrument appelé le Forte Piano ». L’instrument fut bien accueilli et imité : en 1768, un concert est donné par Harry Walsh en Irlande, à Dublin, pour présenter « l’instrument très admiré, appelé le Forte Piano », et le facteur d’orgues et de clavecins Ferd. Weber, l’ami de Hændel, y établit en 1770, la première manufacture de pianos. L’instrument nouveau devint rapidement d’un usage général en Angleterre, où il commença à remplacer le clavecin dans l’orchestre. On signale qu’il existe encore un piano de Weber, daté de 1774. C’est à Londres qu’en 1765 on fit essayer au jeune Mozart un piano à deux claviers, du facteur Tschudi, essai qui ne fut suivi d’aucun succès. Le piano pénétra en France vers 1760, par Londres où sa fabrication fut très active. M. de Briqueville a même cité une mention de vente d’un piano à Paris en 1759. En 1769-1770, Virbès fils, âgé de neuf ans, se faisait entendre à Paris, au Concert spirituel, sur un nouvel instrument à marteaux, espèce de clavecin, « de la forme de ceux d’Angleterre », et qui a été « exécuté en Allemagne suivant les principes de M. Virbès » : celui-ci était organiste à Saint-Germain-l’Auxerrois ; il s’occupait activement de facture et il travaillait à cet instrument depuis 1766. En 1772, le célèbre organiste Balbastre présenta lui-même, aux auditeurs du « Concert spirituel », un « nouveau forte-piano augmenté d’un jeu de flûte ». (Voy. Clavecin et Organiser.) Les annonces de journaux français proposent souvent des pianos depuis 1772 environ ; en 1776, ce n’était plus un objet rare. La suprématie dans la facture en France fut promptement acquise par l’Alsacien Sébastien Érard, établi à Paris en 1775, et qui commença, en travaillant avec son frère, par construire ses pianos à deux cordes et à cinq octaves. Il construisit son premier piano en 1777, et ses instruments avaient en peu d’années surpassé tous ceux de France, d’Angleterre et d’Allemagne. Vers 1786, la vogue du piano-forte se trouvant établie, Érard donna plus d’essor à ses inventions ; il construisit des pianos carrés à trois cordes, modifia le calibre des cordes, ajouta un double pilote au mécanisme des marteaux, produisit en 1790, des pianos carrés de grand format, en 1796 des pianos à queue à trois cordes et à cinq octaves. Pascal Taskin fabriqua aussi quelques pianos, vers 1786-1790.
![Piano carré.](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/46/Dictionnaire_pratique_et_historique_de_la_musique_%28page_356_crop%29.jpg/400px-Dictionnaire_pratique_et_historique_de_la_musique_%28page_356_crop%29.jpg)
À cette époque, la mécanique ne comportait aucun système d’échappement, quoique le principe en fût connu depuis longtemps. Les marteaux étaient garnis de cuir : c’est le facteur Pape, d’origine allemande, mais fixé à Paris, qui revêtit le premier les marteaux de feutre, vers la même époque. Dans un piano de Tsakin conservé au musée de Berlin, chaque son est fourni par une seule corde repliée à l’une de ses extrémités, au lieu de deux cordes voisines et séparées ; cette corde unique est retenue à son pli par un crochet à vis qui en règle la tension. C’était une invention de Taskin, qui fut reproduite depuis, mais peu répandue. En 1789, Southwell, de Dublin, qui avait succédé à Weber, inventait le piano droit, et l’étendait à six octaves, de fa à fa’, en l’augmentant à l’aigu : il lançait son instrument à Londres, en 1793, et s’attirait bientôt les félicitations de Haydn. Backer et Broadwood, importants facteurs londoniens, rivalisèrent avec leurs confrères d’Irlande : ce dernier, qui perfectionna le système de mécanisme suivi par Cristofori et Silbermann, (origine de la mécanique dite « anglaise » ) lança à son tour un piano de six octaves, mais de do à do. Dès 1795 ou 1796, l’illustre pianiste Clementi entreprenait de perfectionner l’instrument et, pendant six ans, il se consacra exclusivement à la construction de pianos ; il existe encore des pianos de sa marque, dont la firme continua longtemps son exploitation, et l’on vante « l’élégance discrète de leur forme et l’admirable netteté de leur chant », dont « les quelques échantillons survivants ont de quoi nous ravir, aujourd’hui encore » (T. de Wyzewa). À la même époque l’excellent maître de chapelle de la cathédrale de Strasbourg, Ignace Pleyel, dont le poste était supprimé par la Révolution, vint à Paris, attiré peut-être par Séb. Érard (1795), et, après avoir fondé tout d’abord un magasin de musique, se livra, à partir de 1805-1807, à la facture du piano.
I. Pleyel apporte à la construction
de cet instrument des perfectionnements
en partie personnels, en
partie empruntés à l’Anglais Broadwood.
En 1810, il fait annoncer son
piano à tambourin, dans lequel une
pédale frappe une membrane avec
ou sans grelots ; on assurait alors
qu’ « on ne peut se faire une idée du
charme que cette addition prête au
piano ». Mais c’est Érard, en 1822,
qui atteignit le point de perfection
de la facture, par l’invention du
mécanisme « à double échappement »
qu’il cherchait depuis plus de quarante
ans. Dès lors, les factures de Pleyel
et d’Érard rivalisèrent, et les maisons
de ce nom constituent encore les
premières marques du monde. || Dans
la fabrication d’un piano moderne,
entrent plusieurs bois différents : chêne,
hêtre, sapin, noyer d’Amérique, pour
le châssis sur lequel sont tendues les
cordes ; poirier, cormier, charme, érable,
pour la mécanique ; tilleul, pour
le clavier ; bois exotiques, pour l’ébénisterie ;
plusieurs métaux : acier
coulé pour le cadre d’une seule pièce
qui est l’ossature du piano, fer forgé
ou acier pour les barrages, fil d’acier
entouré d’un fil de cuivre enroulé pour
les grosses cordes, etc. ; plus ébène,
ivoire, pour les touches, peau de buffle,
drap, pour la mécanique. La tension
de toutes les cordes réunies d’un
piano peut atteindre une force de
24 tonnes. La justesse du son et la
qualité de son timbre dépendent de
la tension de la corde et de la distance
où le marteau vient la frapper. La
qualité du toucher se fait sentir grâce
à la sensibilité que donne à la mécanique
le système du double échappement.
C’est après 1870 que des ouvriers
allemands, employés dans les
manufactures françaises, transportèrent
en Allemagne et en Amérique les
secrets d’Érard et de Pleyel, et c’est
de cette époque seulement que date
la renommée de la facture de piano
allemande et américaine. || Le piano,
dérivé du clavicorde, influa à son tour
sur celui-ci : vers 1720, on construisit
des clavicordes « indépendants », à
une corde par touche ; on leur appliqua
ensuite le système des étouffoirs.
Mais cela ne suffit pas à sauver le
vieil instrument. D’autre part, c’est,
dit-on, à l’épinette, que le piano aurait
emprunté la pédale de sourdine, dont
on fait honneur au facteur Pietro
Prosperi, de Sienne, vers 1700. Mais
il ne semble pas qu’elle ait été d’un
emploi courant. C’est elle sans doute
qui forme la caractéristique des
clavecins « célestes » de Southwell,
en 1779, et on la retrouve sous le
même vocable dans les pianos, vers
1830. La pédale senza sordini, qui
lève les étouffoirs, n’apparaît pas
dans les partitions d’œuvres de
piano avant l’op. 40 de Clementi
(1795), dans le finale, en pp, et encore
la 1re édition de ses Œuvres complètes. Elle apparaît ensuite chez Beethoven dans l’op. 10, no 1 (1797) dans le pp de la fin de l’adagio, puis dans l’op. 26 (1801) à partir de la variation v, mais le maître ne l’emploie couramment qu’avec son op. 31, no 2 (1802). La pédale unicorde avec ou sans étouffoir, déplace la mécanique des marteaux, de telle manière que ceux-ci ne frappent plus qu’une seule corde à la fois : on ne la fabrique plus guère, ou on y supplée par la sourdine. Enfin, la pédale de tambourin n’a eu qu’une durée éphémère. Les pianos n’ont plus que deux pédales : la pédale senza sordini à droite, la pédale de sourdine (ou quelquefois, à sa place, la pédale unicorde) à gauche.
|| Enfin, comme pour un
certain nombre d’anciens
clavecins, on a fabriqué
pour le piano des claviers
à pédales, ou pédaliers.
Schumann, en Allemagne
(en 1845), et Boëly, en
France, tout au cours de
sa carrière, ont écrit des pièces
pour piano à clavier de
pédales (dernière édit. de
Boëly, op. 18, 1855). || Il est
inutile de souligner la faveur
grandissante du piano-forte,
dès l’époque de son
perfectionnement à partir
de 1770 environ. Alors que
Voltaire en comparait encore
dédaigneusement les
sons à ceux d’un chaudron
(1774), en les mettant en
opposition avec l’exquise
sonorité des bons clavecins,
les virtuoses prirent peu à
peu l’usage du nouvel instrument.
Les premières sonates
de Haydn, de Mozart,
de Clementi, sont encore
composées pour le clavecin ;
à dater de 1777, on les voit
ordinairement
porter le
titre de « pour le clavecin
ou le piano-forte » ; peu à
peu, le mot clavecin passe
en dernier lieu. Beethoven
écrit uniquement pour le
piano (sa 1re Sonate est de
1795). || En 1822, Cherubini,
directeur du Conservatoire
de Paris, se montrait déjà
effrayé du trop grand nombre
d’élèves de piano (41
femmes et 32 hommes)
présents à son arrivée ; il
trouve cette abondance
« abusive et pernicieuse »,
et propose de réduire à 15
ou 20 pour les femmes et autant pour
les hommes le nombre des admissions.
Un arrêté rendu quelques jours après
la date de sa lettre fixa le nombre à 15
élèves et 3 auditeurs femmes, et autant
d’hommes (31 mai 1822). La musique
de piano se note sur 2 portées, habituellement
affectées chacune à une
main et se partageant à la fois l’étendue
du clavier et le rôle des deux
mains. Soit la clef de sol 2e ligne pour
la main droite et la clef de fa 4e ligne
pour la main gauche. Boëly, dans la
1re édition de ses Caprices (1812), faisait
encore usage de la clef d’ut 4e ligne
pour certains passages de la main gauche
dépassant à l’aigu l’étendue de la
clef de fa. Mais l’usage de la clef d’ut
chez les pianistes se perdant, il dut,
dans la 2e édition du même ouvrage,
usuelles. Pour remplacer la clef d’ut
et surtout pour rendre plus claire la
disposition harmonique des parties et
celle d’une mélodie centrale essentielle,
quelques pianistes romantiques
commencèrent vers 1830 d’écrire en
certains cas quelques mesures sur trois
portées : Liszt, Schumann, Henselt.
De nos jours, l’écriture de la musique
de piano sur trois portées est de plus
en plus fréquente, tant pour distinguer
le mouvement des parties, faire ressortir
un thème, que pour éviter les
lignes supplémentaires à la clef de fa,
et faciliter la lecture des passages
qui exigent un croisement de mains.
Exemples de disposition sur trois
portées, dans les Goyescas, de Granados
(1912), nos 2 et 4. — Sonate, de
d’Indy, op. 63 (1907). (Voy. page 351.)
Sur quatre portées, Prélude de Rachmaninoff.
(Voy. page 352.)