Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Profil

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PROFIL, s. m. S’entend, en architecture, comme section faite sur une moulure. Le profil d’une corniche, c’est la section perpendiculaire à la face de cette corniche ; le profil d’une base de colonne, c’est la section normale à la courbe de sa circonférence. Pour faire tailler une moulure, une corniche, un bandeau, une archivolte, on en donne le profil au tailleur de pierre. On ne pourrait donner le nom de profil à la section horizontale d’un pilier, d’un pied-droit ; ce sont là des sections horizontales, des plans, non des profils, car le profil indique toujours une section verticale ou normale à la courbe d’un arc.

Les profils ont une importance majeure dans l’architecture ; ils sont, pour ainsi dire, une des expressions du style, et une des expressions les plus vives. Les architectures considérées comme des arts types ont possédé chacune des profils dont le tracé dérive d’un principe essentiellement logique, et l’on peut même dire que seules les architectures qui s’élèvent à la hauteur d’un art supérieur possèdent des profils. En effet, toutes les architectures ne peuvent être considérées comme constituant un art. Les unes ne sont qu’une structure, d’autres qu’un amas de formes dépourvues d’un sens logique. Nous ne saurions, sans sortir des limites de cet ouvrage, développer toutes les considérations qui tendent à établir cette distinction entre les architectures atteignant à l’art et celles qui ne sont qu’une expression confuse de ce besoin naturel à l’homme d’orner ses demeures ou ses monuments. Il nous suffira de dire que les profils n’ont une signification définie que chez les peuples appuyant toute expression de la pensée sur la logique. Les Grecs de l’antiquité ont été les premiers qui aient su donner aux profils de l’architecture un tracé dérivé d’un raisonnement appliqué à l’objet. Avant eux, l’architecture, chez les Égyptiens, par exemple, ne possédait pas, à proprement parler, de profils tracés en raison de l’objet et de la matière. Chez les Égyptiens, les profils, très-rares d’ailleurs, ne sont qu’une forme hiératique ; ils s’appuient sur une tradition, non sur un raisonnement. Chez les Ioniens déjà, le profil est une expression. Chez les Doriens, il est tracé pour satisfaire à une nécessité matérielle et en vue de produire un effet harmonieux ; il a ses lois propres et n’est plus le résultat d’un caprice. Aussi, à dater du développement complet de l’architecture grecque, les profils appartenant à l’architecture des peuples occidentaux ont leurs périodes qui permettent de les classer suivant un ordre méthodique. Un profil de la brillante époque grecque se reconnaît à première vue, sans qu’il soit nécessaire de savoir à quel monument il appartient. Il en est de même du profil romain de l’empire, du profil byzantin, du profil roman de l’Occident, du profil gothique. Certains profils appartenant à des architectures très-différentes peuvent avoir et ont en effet des analogies singulières : ainsi on établit des rapports entre le tracé des profils grecs et celui des profils employés au XIIe siècle en Occident. Des styles d’architectures très-voisins au contraire présentent des profils tracés sur des données absolument étrangères l’une à l’autre. Il n’y a nulle analogie entre les profils des écoles romanes qui s’éteignent au XIIe siècle et les profils de celle qui naît dans l’Île-de-France vers 1160. Le profil romain de l’empire diffère essentiellement du profil grec. L’étude des profils est donc nécessaire : 1o pour reconnaître les principes qui ont régi les styles divers d’architecture ; 2o pour classer ces styles et constater la date des monuments. Dès l’instant que l’on a étudié ces monuments avec quelque soin, il est facile de reconnaître, par exemple, que tel profil n’est qu’un dérivé de tel autre, et que par conséquent il lui est postérieur ; que telle moulure appartient à un art qui s’essaye ou qui touche à son déclin.

Dans tout profil, il y a deux éléments, l’utilité et le sentiment plus ou moins vrai de la forme et de l’effet que doit produire cette forme. Le sentiment ici n’est autre chose que le moyen de traduire un besoin sous une forme d’art ; mais ce sentiment est soumis lui-même à certaines lois dont on ne saurait s’écarter et dont on pourra tout à l’heure apprécier l’importance.

Ce qui caractérise les profils des belles époques de l’architecture, c’est l’expression vraie du besoin auquel ils doivent satisfaire et une distinction, dirons-nous, dans leur tracé, qui les signale aux regards et les grave dans le souvenir. Cette distinction dérive d’une sobriété de moyens, d’un choix dans le galbe et d’une observation fine des effets produits par la lumière. Il est tel profil dans le tracé duquel on peut reconnaître la main d’un artiste consommé, d’un esprit délicat, d’un constructeur réfléchi et savant. Aucune partie de l’architecture n’est moins soumise au caprice ou à la fantaisie que celle-là, et l’on peut dire du profil ce qu’on dit du style : « Le profil, c’est l’architecture. »

Les Romains, peu délicats en fait d’art, ne paraissent pas avoir attaché d’importance au tracé des profils, et si, dans quelques-uns de leurs monuments du commencement de l’empire, on signale l’intervention d’un certain goût dans ces détails d’architecture, il faut en savoir gré aux artistes grecs qui travaillaient pour eux. Déjà même on constate que les profils ne reproduisent que des galbes consacrés, des poncifs exécutés avec plus ou moins de soin, mais qui ne sont qu’une sorte d’exagération des types admis chez les populations grecques et étrusques, types dont évidemment on a dès lors perdu l’origine et la raison d’être. À la fin de l’empire, l’exécution fait défaut, et les profils, amollis, chargés, paraissant tracés au hasard ou abandonnés à des ouvriers affaiblissant chaque jour les types primitifs, manquent absolument de caractère ; ils ne sont reconnaissables que par la négligence même de leur tracé et de leur facture. Nous ne parlerons pas des profils, rares d’ailleurs, que l’on peut observer dans les monuments de l’époque romane primitive, dernier reflet affaibli encore de l’art de la décadence romaine. Ce n’est que vers la fin du XIe siècle, alors que l’architecture tend à s’affranchir de traditions abâtardies et à chercher de nouvelles voies, que l’on peut constater, dans la façon de tracer les profils, certaines méthodes empruntées au seul art auquel on pouvait alors recourir, l’art byzantin. Ces emprunts toutefois ne sont pas faits de la même manière sur la surface de la France actuelle. Déjà des écoles apparaissent, et chacune d’elles procède différemment quant à la manière d’interpréter les profils de l’architecture byzantine ou quant à la façon de continuer les traditions romaines locales. Ainsi, par exemple, si les gens de Périgueux bâtissent, dès la fin du Xe siècle, leur église byzantine par le plan et la donnée générale, ils conservent dans cet édifice les profils de la décadence romaine ; le sol de Vésonne étant couvert encore à cette époque d’édifices gallo-romains. Si les architectes du Berry et du haut Poitou, au commencement du XIIe siècle, conservent dans la disposition des plans et les données générales de leurs édifices, les traditions romaines de l’empire, leurs profils sont évidemment empruntés à l’architecture gréco-romaine de Syrie. En Provence, sur les bords du Rhône, de Lyon à Arles, les profils de la période romane paraissent calqués sur ceux des byzantins. En Auvergne, il s’établit dans l’architecture une sorte de compromis entre les profils des monuments gallo-romains et ceux rapportés d’Orient. En Bourgogne, les édifices, bâtis généralement de pierres dures et d’un fort échantillon, ont pendant le XIIe siècle une ampleur et une puissance que l’on ne retrouve pas dans l’Île-de-France et la Normandie, où alors on bâtissait avec de petits matériaux tendres ; et cependant, malgré ces différences marquées entre les écoles, on reconnaît, à première vue, un profil du XIIe siècle parmi ceux qui sont antérieurs ou postérieurs à cette époque. Les caractères tenant au temps sont encore plus tranchés, s’il est possible, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, bien que certaines écoles persistent. Ces faits peuvent ainsi s’expliquer : pour les profils, il y a le principe qui régit leur tracé par périodes, indépendamment des écoles ; puis il y a le goût, le sentiment dépendant de l’école.

Il est une loi générale qui régit tout d’abord le tracé des profils de l’architecture du moyen âge. Cette loi est très-sage : elle exige que tout profil soit pris dans une hauteur d’assise. Forcé de s’y soumettre, l’architecte trace ses profils à l’échelle de la construction, et non point suivant une échelle conventionnelle, un module. Il en résulte, par exemple, que si deux édifices sont bâtis avec des matériaux d’une dimension donnée, entre lits, l’un ayant 10 mètres de hauteur et l’autre 30, la corniche du premier sera, à très-peu près, de la même dimension que la corniche du second, c’est-à-dire que ces deux corniches seront prises dans une assise de même hauteur. C’est en cela que les profils de l’architecture du moyen âge diffèrent, dès le principe, des profils des architectures grecque et romaine. Pendant le moyen âge, le profil est à l’échelle de la structure comme l’architecture elle-même. Par suite de l’emploi des ordres et du module, les architectes de l’antiquité grecque et romaine devaient nécessairement tracer leurs profils suivant un rapport de proportions avec un ordre, sans tenir compte des dimensions des matériaux ; aussi voyons-nous que, dans la même contrée, s’ils peuvent profiler une corniche d’un petit ordre corinthien dans une seule assise, passant à un grand ordre corinthien, ils profileront sa corniche dans deux ou trois assises. Partant d’un principe différent, l’architecte du moyen âge donnera de la grandeur à un profil, non point au moyen du grandissement d’un tracé, mais par l’adoption d’un tracé différent. Ainsi, par exemple, ayant à placer deux bandeaux sur les parements d’un grand et d’un petit édifice, il donnera, si les matériaux l’exigent, la même hauteur à ces deux bandeaux, mais il tracera le bandeau du grand monument suivant le profil A (fig. 1), et celui du petit monument suivant le profil B. Le profil A paraîtra plus ferme, plus accentué et plus grand d’échelle que le profil B.


Il y avait donc, dans l’adoption de ce nouveau principe, ample matière aux observations de l’artiste, le sujet d’une étude très-délicate des effets ; et si un architecte du Bas-Empire pouvait, ayant donné les dimensions principales d’un ordre, ne plus avoir à s’inquiéter des profils de cet ordre, il n’était pas loisible à l’architecte du moyen âge de laisser aux ouvriers le soin de tracer les profils de son monument, puisque c’était par ce tracé qu’il pouvait donner l’échelle de l’ensemble. Ceci étant, on comprend comment des architectes habitués à ne considérer les profils que comme un tracé élastique qui diminue ou augmente en raison des dimensions données à l’ensemble, ont pu affirmer que les tracés des profils appartenant aux monuments occidentaux du moyen âge étaient dus au hasard. Or, c’est un langage qu’il faut connaître, langage qui a ses lois parfaitement définies.

Les profils ont deux raisons d’exister : la première répond simplement à une nécessité de la structure ; la seconde dérive de l’art pur. Il est clair qu’un profil extérieur de corniche est destiné à éloigner les eaux pluviales du parement qu’il recouvre ; qu’un profil de soubassement n’est autre chose qu’un empattement donnant de l’assiette à la partie inférieure d’un mur ou d’une pile. Mais il ne suffit pas que ces fonctions soient remplies, il faut encore que l’œil trouve dans le galbe de ces profils une expression saisissante de leur utilité.

Le profil d’un chapiteau dorique grec est admirablement tracé pour exprimer un support ; et si un architecte du moyen âge avait eu quelque chose à lui reprocher, c’est de ne pas porter une charge qui soit en rapport avec son galbe robuste, puisque, sur deux de ses faces en encorbellement, ce chapiteau ne porte rien. C’est à l’expression rigoureuse du besoin que les architectes du moyen âge se sont d’abord appliqués dans le tracé de leurs profils ; le besoin satisfait, ils ont cherché à en rendre l’expression sensible aux yeux les moins exercés, et il faut reconnaître qu’ils y ont réussi beaucoup mieux que ne l’ont fait les artistes de l’antiquité, les Grecs compris. Une erreur trop répandue est de croire qu’un profil est beau par lui-même, et cette erreur semble avoir été partagée par les architectes grecs et romains depuis l’empire. Un profil n’a qu’une valeur relative, et celui qui produit un effet satisfaisant ici sera fâcheux ailleurs. Jamais, par exemple, les architectes des XIIe et XIIIe siècles n’ont donné à des profils intérieurs et extérieurs d’un même édifice le même galbe, par la raison : 1o que les besoins auxquels ils avaient à satisfaire extérieurement et intérieurement diffèrent ; 2o que l’effet produit par la lumière directe ne peut être le même que celui produit par la lumière diffuse. Un profil éclairé de haut en bas par le soleil ou de bas en haut par reflet, se modifie aux yeux : c’est alors que l’art, appuyé sur une observation fine, intervient.

Les profils les plus anciens que nous observons dans les édifices primitifs du moyen âge en France, et particulièrement dans l’Île-de-France, dans le Valois, une partie de la Champagne, de la Bourgogne, du Nivernais et de l’Auvergne, s’ils s’adaptent à des bandeaux, des corniches, des cordons et des tailloirs de chapiteaux, consistent en un simple épannelage, un biseau (fig. 2) partant du nu du mur ou reposant sur des corbelets.
Mais on reconnut bientôt : 1o que ces profils ne garantissaient pas les parements des eaux pluviales ; 2o qu’ils produisaient peu d’effet : car si le rayon solaire est au-dessus de la ligne ab, toute la partie biseautée cb est plongée dans l’ombre ; si le rayon solaire est suivant la ligne ab, la partie cb est dans un jour frisant pâle et sans relief ; si le rayon solaire est au-dessous de la ligne ab, le biseau cb est dans la lumière et se confond presque avec le listel dc. Dès le commencement du XIe siècle on chercha à obtenir plus de relief ou plus d’effet en creusant au-dessus du grand biseau un grain d’orge e (fig. 3).


Ainsi, lorsque le rayon solaire était dans le prolongement du biseau ou même au-dessus, on obtenait un filet lumineux entre le listel et ce biseau ; puis, pour éviter la bavure des eaux pluviales, on creusa sous le biseau une mouchette g. Le biseau se trouvait compris ainsi entre deux grains d’orge plus ou moins profonds, qui faisaient ressortir la demi-teinte habituellement répandue sur ce plan incliné et donnaient du relief au profil. De là à creuser légèrement le biseau en forme de cavet, il n’y a qu’un faible effort, mais le résultat obtenu est relativement considérable.


En effet (fig. 4), en supposant le rayon solaire suivant la direction des lignes ponctuées, sous le listel supérieur on obtient d’abord une ombre vive, puis une lumière a ; sous cette ligne lumineuse, une ombre reflétée, douce par conséquent, b ; puis une ligne lumineuse c légèrement voilée par une demi-teinte ; puis l’ombre portée d. Si haut que soit le soleil, la ligne lumineuse a paraît toujours, et le grand cavet est au moins modelé par un reflet, s’il ne reçoit pas de lumière sur sa partie inférieure. Si bas que soit le soleil, il y a toujours un filet d’ombre au-dessus de a et une demi-teinte en b. Par ce procédé, avec une saillie moindre, le traceur produisait un effet de relief plus grand que dans l’exemple précédent.

Bientôt ces grands cavets parurent mous ; on divisa l’épannelage en plusieurs membres, ainsi qu’on le voit dans la figure 5, donnant le profil des tailloirs des chapiteaux du porche de l’église de Créteil près Paris (deuxième moitié du XIe siècle). En accrochant les membres moulurés dans l’épannelage du biseau, la lumière produit une succession d’ombres, de demi-teintes et de clairs qui donnent à ce profil si plat une beaucoup plus grande valeur qu’il n’en a réellement.

Les architectes du XIIe siècle, par suite de leur système de construction et la nature des matériaux qu’ils mettaient en œuvre, voulant éviter les gros blocs, ne donnèrent qu’une assez faible saillie à leurs profils extérieurs, mais ils cherchèrent par le tracé à suppléer à ce défaut de relief, et ils obtinrent ainsi des résultats remarquables. Quand on relève des monuments de cette époque, on ne peut croire que des effets aussi nets, aussi vifs et tranchés, aient pu être obtenus à l’aide de profils d’un très-faible relief. Les profils du clocher vieux de la cathédrale de Chartres, par exemple, bien que dépendant d’un monument colossal, ont des saillies à peine senties, sont visibles de loin cependant, et remplissent leur objet d’une manière absolument satisfaisante. Mais les profils extérieurs de cette époque sont rarement tracés en vue de rejeter les eaux pluviales ; les artistes qui en ont donné le galbe paraissent surtout s’être préoccupés de l’effet architectonique, de la répartition des clairs et des ombres. Ils ont observé que sur une surface, une succession d’ombres vient lui donner de l’importance en contraignant l’œil à s’y arrêter. C’est une façon d’insister sur une forme.

Les architectes du milieu du XIIe siècle ont été certainement les plus habiles traceurs de profils en raison des faibles saillies en œuvre. Ils ont adopté, si l’on peut s’exprimer ainsi, une accentuation. Dans les mots de la langue, l’accent porte sur une syllabe. Si le mot se compose de deux syllabes en français, il est, sauf de rares exceptions, sur la première ; s’il se compose de trois syllabes, il est sur la première ou la seconde ; de quatre, sur la pénultième ou l’antépénultième. Dans le vieux français, qu’il s’agisse de la langue d’oc ou de la langue d’oil, l’accentuation est parfaitement réglée ; c’est l’accentuation qui même indique invariablement les étymologies. Eh bien, dans le tracé des profils de la dernière période romane, à l’époque où l’architecture comme la langue étaient faites, l’accentuation est toujours marquée. Un profil devient ainsi comme un mot : au lieu d’être composé de syllabes, il est composé de membres distincts et son accentuation est réglée. Mais le commencement d’un profil est en raison de sa position : si le profil est une base ou un socle, son commencement est à la partie supérieure qui porte d’abord ; si le profil est un bandeau ou une corniche, son commencement, son premier membre, est à la partie inférieure, qui naît du nu d’un parement. Ainsi (fig. 6), voici en A et B deux profils de base[1] qui se composent chacun de trois membres ; l’accent est sur le second membre, et cet accent est marqué par l’ombre vive qui se projette sur la scotie en a marquera même que pour accentuer davantage ce deuxième membre, dans le profil A, la scotie a été cannelée.

En C et en D sont tracés deux profils de bandeaux et tailloirs[2] ; le premier membre est à la partie inférieure, et l’accent dans ces deux profils composés, l’un de trois membres, l’autre de deux, est sur ce premier membre, accent indiqué par l’ombre vive projetée en b. Dans l’exemple figure 5, le profil (nous allions dire le mot) n’est pas encore formé, et l’accentuation est vague. Dans la formation des mots, le français a procédé habituellement par contraction, en maintenant toujours la syllabe sur laquelle porte l’accent. De dominus il a fait dom, de vice-dominus, vidam, de dominiarium, donger, dangier et danger ; de vasseletus, vaslet, varlet ; de consobrinus, cousin ; de palus, peu, puis pieu ; du verbe cogitare, cuider ; de flebilis, fieble, aujourd’hui faible : d’augurium, heur, d’où malheur ; d’araneœ tela, arentele, vieux mot perdu et qui valait bien toile d’araignée ; de soror, suer (prononcez sœur) au sujet ; de sororem, seror au régime, comme infans donne enfe au sujet, et infantem, enfant, au régime[3], comme abbas a donné abbe au sujet, et abbatem, abbé, au régime, etc. Or, il est assez intéressant d’observer que dans la composition des profils de l’architecture, les maîtres du moyen âge ont procédé de même par contraction en conservant toujours le membre accentué et faisant tomber la plupart des autres. Revenons aux exemples donnés dans la figure 6. Nous voyons que les profils de base ont conservé le tore supérieur de la base romaine, qu’ils ont accentué plus vivement la scotie, et qu’ils ont affaibli le tore inférieur en lui ôtant son relief. L’accentuation du profil romain était bien aussi sur la scotie.

Si, en regard du profil D, nous plaçons un profil analogue romain, un profil E de bandeau ou d’imposte, nous voyons que dans le profil romain le membre accentué est bien celui e ; le maître du moyen âge, dans le bandeau D, a supprimé le membre f, a appuyé sur l’accent du membre e, mais a singulièrement réduit le membre g.

Mais pendant le XIIe siècle il se produit dans l’art, comme dans la langue, un travail de transformation. Des influences diverses agissent : d’abord et au premier rang, l’influence latine ; puis celles venues d’Orient, qui d’ailleurs sont elles-mêmes en grande partie latines : les profils se contractent, l’accentuation prend plus d’importance. Bientôt vient se mêler à ce travail de transformation un élément nouveau, l’élément logique ; les tâtonnements, les incertitudes disparaissent, et les maîtres laïques inaugurent un système entièrement neuf dans le tracé des profils. Cependant, si brusque ou si profonde que soit une transformation, on peut toujours, à l’aide de l’analyse, retrouver les éléments qui ont servi à la reproduire. Procédons en effet par l’analyse, et voyons comment d’un profil romain les maîtres du XIIIe siècle arrivent à tracer un profil qui ne semble plus rien garder de son origine.

Il est nécessaire, dans tout travail d’analyse, de connaître les éléments primitifs. Les architectes du moyen âge n’avaient pu, à l’époque dite romane, s’emparer que des éléments qu’ils avaient sous la main. Ces éléments étaient les restes des édifices gallo-romains, ceux venus d’Orient, mélanges, des arts grec et romain. Or, ne parlant que des profils, ces éléments, n’étant plus, pour la plupart, constitués logiquement, ne pouvaient donner des imitations ou fournir à des interprétations logiques. Il ne restait guère, dans le tracé des profils des monuments gréco-romains de Syrie, qu’un sentiment délicat des effets, une accentuation marquée, très-supérieure du reste à tout ce que laissait la décadence romaine en Italie et sur le sol de la Gaule. Le caractère saillant du profil grec des beaux temps, c’est l’alternance des surfaces planes et des surfaces moulurées, les premières ayant une importance relative considérable. Soit que l’on considère le profil d’un entablement comme dérivé d’une structure de bois ou d’une structure de pierre, l’apparence du bois équarri ou du bloc de pierre domine, et les moulures ne semblent être que des couvre-joints, des transitions entre les surfaces planes verticales et horizontales. Cela était, comme nous le disions en commençant cet article, très-logique ; mais les Romains, pour lesquels l’art ne s’exprimait guère que par le luxe, la profusion de la richesse, devaient nécessairement prendre cette sobriété délicate pour de la pauvreté ; les entablements, comme tous les membres de l’architecture, se couvrirent donc de moulures plus développées, relativement aux surfaces planes, plus nombreuses et décorées souvent d’ornements. Il suffit de comparer les profils des ordres grecs, dorique, ionique, corinthien, avec ceux des mêmes ordres romains depuis Auguste jusqu’à Trajan, pour constater que ces derniers ajoutent des membres moulurés ou tout au moins leur donnent une plus grande importance relative. Peu à peu les surfaces planes sont étouffées sous le développement croissant des moulures ; si bien qu’à la fin de l’empire, ces surfaces planes ont presque complètement disparu et que les frises mêmes sont tracées suivant des lignes courbes. Mais cependant, le Romain, qui, en fait de formes d’art, ne raisonne point, conserve tous les membres de l’entablement, bien que cet entablement n’ait plus de raison d’être, entre le chapiteau d’une colonne, par exemple, et un arc ou une voûte.

Lorsque le génie du Grec se trouve en possession de l’architecture et n’a plus à se soumettre au régime romain, il ne repousse pas les éléments de structure admis par ses anciens maîtres ; il s’en sert au contraire, il conserve l’arc et la voûte, mais son esprit logique le porte à modifier l’entablement de l’ordre, en raison des nouvelles fonctions auxquelles il doit satisfaire. Bien mieux, s’il adopte l’arc sur la colonne, il supprime totalement l’entablement, et comme dans les édifices romano-grecs de Syrie, le Grec renonce souvent à poser la plate-bande sur la colonne, il sépare dorénavant ces deux membres unis jusqu’alors ; les séparant, il fait de l’entablement nouveau une contraction de l’entablement antique. Personne n’ignore que l’entablement grec, et par suite l’entablement romain, posé sur un ordre, se compose de l’architrave, autrement dit du linteau, portant d’une colonne à l’autre, de la frise qui gagne l’épaisseur destinée à recevoir le plafond intérieur, et de la corniche saillante qui abrite le tout. À cette règle il n’y a guère d’exceptions jusqu’à la fin de l’empire, en tant que l’entablement est une partie de l’ordre. Les Romains, mauvais logiciens en fait d’art, posaient des entablements complets au couronnement d’un édifice, quand même il n’y avait pas au-dessous une ordonnance de colonnes ou de pilastres. Cependant si ces trois membres étaient parfaitement justifiés lorsqu’il s’agissait de franchir un entre-colonnement, ils n’avaient nulle raison d’être, la colonne étant absente ; alors la corniche seule devait suffire. Les Grecs de Syrie raisonnèrent ainsi. Au sommet de leurs monuments, dans lesquels désormais la colonne n’a plus guère pour fonctions que de porter des arcs ou des linteaux de galeries, l’entablement antique se contracte.
La frise[4] (fig. 7) n’est plus indiquée que par le gros tore a, elle se confond avec l’architrave A, et la corniche B seule persiste entière. L’architrave elle-même perd presque entièrement ses plans verticaux. Ainsi une nouvelle méthode de profiler un entablement se manifeste. N’étant plus associé à l’ordre, il tend à se soustraire aux règles imposées par la structure de l’ordre. Dans des monuments de petite dimension, comme des tombeaux, l’entablement abandonne toute tradition, il est tracé suivant une méthode nouvelle et rationnelle (fig. 8).
Le larmier, indépendant des moulures inférieures, est taillé en biseau ; c’est un abri, l’égout d’un comble, et la moulure qui le porte n’est qu’un encorbellement destiné à maintenir la bascule de l’assise saillante. Ces profils, qui proviennent des monuments du Ve siècle, relevés par M. le comte de Vogué et M. Duthoit, entre Antioche et Alep, vont nous fournir des points de départ pour nos profils romans du XIIe siècle.
En effet (fig. 9), plaçant en parallèle quelques-uns de ces profils de l’architecture romano-grecque de Syrie avec ceux de France, nous reconnaîtrons parfaitement que les derniers sont inspirés des premiers, mais que les artistes français ont, suivant leur méthode, procédé par contraction. Les profils A proviennent de bases, ceux B de socles, ceux D de linteaux et de bandeaux appartenant à des monuments de la Syrie septentrionale. Or, les profils A′ proviennent de bases, ceux B′ de socles, et ceux D′ de bandeaux appartenant à la nef de l’église de Vézelay, qui date des premières années du XIIe siècle. L’analogie entre les méthodes de tracé de ces profils est frappante ; mais les profils clunisiens de Vézelay sont tous plus ou moins contractés, bien que l’accentuation dans chacun d’eux soit sensible. Ainsi, dans les profils des bases, l’accentuation est invariablement sur la scotie a, comme dans les profils de socles elle est sur le premier membre b et dans les bandeaux sur le premier membre inférieur e.

Si, dans les profils romano-grecs, les surfaces planes ont presque totalement disparu entre les membres moulurés, elles n’existent plus dans les profils de Vézelay, ou se réduisent à des filets de quelques millièmes de largeur. C’est qu’en effet, dans une transformation procédant par contraction, les surfaces g, par exemple, devaient être les premières à disparaître ; mais aussi, par cela même que le profil se contracte, l’accentuation prend plus d’importance, et, de fait, les profils français paraissent plus accentués que ceux dont ils sont dérivés. Si l’on trouve des exceptions à cette règle de l’accentuation, c’est au moment où l’architecture romane tend à se transformer de nouveau et à laisser la place au style dit gothique. Alors parfois, comme dans l’exemple C, provenant d’une base des colonnes du sanctuaire de l’église de Vézelay (fin du XIIe siècle), il y a tâtonnement, incertitude. Cet état transitoire ne dure qu’un instant, car dans les constructions de ce sanctuaire, sauf ces bases qui naturellement ont dû être taillées et posées les premières, tous les autres profils accusent un art très-franc et un tracé de profils établi sur des données nouvelles.

Cette transformation par contraction ne cesse de se produire dans le tracé des profils du XIIe siècle à la fin du XIIIe. Ainsi, pour n’en donner ici qu’un exemple bien sensible, voici (fig. 10) le tracé d’un bandeau A très-fréquemment employé dans les édifices du milieu du XIIe siècle, comme l’église de Saint-Denis, la cathédrale de Noyon, l’église Saint-Martin de Laon, etc. Le profil A, pris dans un épannelage abc, se compose d’une pente ae, d’un grain d’orge f, d’un large cavet g, d’un tore et d’un élégissement h. C’est le tore avec son cavet qui est le membre accentué. Observant que ce profil n’est pas de nature à rejeter les eaux de e en c, l’architecte du commencement du XIIIe siècle, tout en maintenant les mêmes saillies données par l’épannelage, trace le profil B. Il augmente sensiblement la pente supérieure, la retourne d’équerre, creuse en l une mouchette prononcée pour rejeter les eaux pluviales, et contracte le profil inférieur. Un peu plus tard, l’architecte augmente encore la pente, conserve la mouchette (voy. le tracé D), et contracte davantage la moulure inférieure en ne lui laissant plus que son accentuation, le tore m. Vers la fin du XIIIe siècle, le traceur augmentera encore la pente (voy. le tracé E) et ne conservera qu’une mouchette qui se confondra avec l’ancien cavet g. Du tore m il ne subsistera que le listel o. Ainsi, du profil roman dérivé d’un art étranger, l’architecte gothique, par une suite de déductions logiques, aura obtenu une section très-différente de celle qui avait servi de point de départ. En augmentant peu à peu la pente du membre supérieur de ce profil, en terminant cette pente par un larmier bien autrement accusé que ne l’est le larmier antique, en contractant, jusqu’à la supprimer presque complètement, la moulure inférieure, le traceur de l’école du XIIIe siècle a fait d’un bandeau qui n’avait qu’une signification décorative, un membre utile, un moyen d’éloigner des parements les eaux pluviales, sans avoir à craindre même l’effet de leur rejaillissement sur une surface horizontale ou même sur une pente peu prononcée.

S’il s’agit cependant de couronner un édifice important, il faut une saillie prononcée. Une seule assise ne saurait suffire ; l’architecte de l’école laïque naissante procède toujours par contraction. Du profil de corniche romano-grec devenu profil roman, il ne prend que des rudiments. Dans l’exemple figure 7, nous avons vu que les membres de l’architecture antique sont à peu près complets. Les deux faces b, d, quoique bien amoindries, subsistent encore ; par compensation, le profil supérieur c s’est développé aux dépens de ces faces. La frise a n’est plus qu’un tore écrasé entre la corniche et l’architrave. Le traceur de la fin du XIIe siècle (fig. 11)[5], supprime la frise dont on soupçonne encore l’existence dans quelques monuments d’architecture romane ; de l’architrave, il ne conserve que le membre développé, en abandonnant les autres, et de la corniche il ne fait qu’un larmier, comme dans l’exemple précédent.

Cependant les architectes romans, pendant le XIe siècle et le commencement du XIIe, composaient habituellement les corniches au moyen d’une suite de corbeaux portant une tablette[6]. Ce mode, simple comme structure, permettait de donner à peu de frais, à ce membre de l’architecture, une apparence très-riche. Si nombreuses et bien tracées que fussent les moulures horizontales, elles ne pouvaient produire ce jeu brillant d’ombres et de lumière d’une corniche à corbeaux. Dans le tracé de leurs corniches de couronnement, les architectes du commencement du XIIIe siècle, renonçant aux corbeaux, qui ne pouvaient convenir pour de grands monuments, reconnaissant l’effet insuffisant des moulures, même saillantes et multipliées sous le larmier, firent de la première assise une grande gorge qu’ils décorèrent de larges feuilles ou de crochets[7], et de la deuxième assise un larmier. Mais alors des méthodes de tracé s’établissent. Jusqu’alors les architectes semblent avoir suivi leur sentiment dans le tracé des profils, ce que leur indiquaient le besoin, l’effet ou le goût ; ils cherchaient, par des moyens empiriques, dirons-nous, à profiter de la lumière pour donner une expression à leurs profils. Si nombreux que soient les exemples de profils romans que nous avons pu recueillir et comparer, on ne peut les soumettre qu’à certains principes généraux dont nous avons fait ressortir la valeur, mais qui ne dérivent pas de procédés purement géométriques. Il en est tout autrement lorsqu’on aborde l’architecture de l’école laïque du XIIIe siècle. Alors la géométrie s’établit en maîtresse, et les profils sont dorénavant tracés d’après des lois fixes dérivées des angles et des cercles.

Il nous faudrait ici fournir une quantité d’exemples pour démontrer l’universalité de ces méthodes géométriques. Nous devons nous borner et choisir ceux qui sont les plus sensibles.

Prenons ces larmiers qui, extérieurement, remplacent la corniche antique, et qui couronnent toutes les ordonnances de nos édifices du commencement du XIIIe siècle. Ces larmiers, dont la figure 11 donne un des premiers types, sont tracés suivant certains angles. S’ils sont très-inclinés, l’angle de pente a 60º (fig. 12, en A), qui est l’inclinaison d’un côté d’un triangle équilatéral (n’oublions pas ce point).


Le carré de la mouchette a, se retournant à angle droit, donne un angle de 30º avec l’horizon. La face cd de la mouchette étant déterminée en raison de la résistance de la pierre et de l’effet qu’on veut obtenir. Ces faces étant d’autant plus larges que le larmier est placé plus haut, on a pris les deux tiers de cette face, lesquels, répartis sur la ligne cd prolongée en b, donnent le rayon fd : la mouchette est ainsi tracée. Du point f élevant une verticale, du point d traçant une horizontale, du point f une ligne à 45º avec l’horizon, on a obtenu le point e, centre d’un cercle dont le rayon est eg. Du point e, traçant une ligne eh, suivant un angle de 60º, on obtient sur la ligne db le centre h d’un cercle dont hi est le rayon. Du point h, traçant une ligne horizontale, et du point k, arête inférieure du profil, élevant une ligne à 30º au-dessus de l’horizon, on obtient le point l, centre d’un cercle dont lm est le rayon. Ainsi le profil du larmier est-il tracé, inscrit dans l’épannelage cok.

Si le larmier doit être moins incliné, sa pente est donnée par une ligne suivant un angle de 45º (voy. le tracé B) ; la face cd de la mouchette est par conséquent inclinée à 45º. Prenant les deux tiers de cette face comme précédemment, et reportant cette longueur sur le prolongement de la ligne cd, on obtient le point f. De ce point, élevant une ligne à 45º, une verticale fp ; de la rencontre de cette verticale avec l’arc de cercle mouchette dp, tirant une ligne ps à 45º, on obtient le point s, centre du cercle dont le rayon est st. De ce point t abaissant une ligne à 45º et du centre s une ligne à 60º, on obtient le point de rencontre v, centre d’un cercle dont vq est le rayon. Du centre v, tirant une ligne horizontale, abaissant une verticale jusqu’à la ligne cd prolongée, on obtient x. De ce point x, traçant une ligne à 30º au-dessus de l’horizon, on obtient par la rencontre de cette ligne avec l’horizontale le point y, centre d’un cercle dont le rayon est yn, le congé z est un quart de cercle dont le centre est en u.

Si le larmier doit encore être moins incliné, sa pente est donnée par une ligne suivant un angle de 30º (voy. le tracé D). La face cd de la mouchette est par conséquent inclinée suivant un angle de 60º. Du point d, tirant une horizontale, prenant sur le prolongement de la ligne cd le tiers de la face de la mouchette, on obtient le point f. De ce point, élevant une ligne à 30º, perpendiculaire par conséquent à la ligne cf, la rencontre de cette ligne avec l’horizontale donne le point g, centre d’un cercle dont gh est le rayon. Du centre g, abaissant une ligne à 60º, et du point tangent o une verticale, on obtient le point de rencontre p, centre d’un cercle dont pq est le rayon. Du centre p, tirant une ligne horizontale, on y place le centre s du dernier cercle, dont le diamètre est plus ou moins grand, suivant que l’on veut obtenir le congé extrême plus ou moins prononcé. Dans ces larmiers peu inclinés, la mouchette n’est pas habituellement tracée au moyen d’un arc de cercle, par la raison que ce tracé (tel qu’il est indiqué en C) ne donnerait pas un angle assez prononcé pour assurer l’écoulement brusque de la goutte d’eau.

Dans ces trois exemples on observera que le profil le plus saillant est celui du larmier dont la pente a la plus forte inclinaison : c’est qu’en effet ces larmiers sont ceux qui, placés à la base de grands combles, doivent porter un large chéneau et même parfois une balustrade. La pente prononcée du larmier prend ainsi peu de place. Dans le second exemple, la corniche est faite pour ne laisser au-dessus d’elle qu’un passage étroit ; aussi la pente du larmier prend de la place et le profil est moins saillant. Dans le troisième, la pente du larmier va rejoindre un nu supérieur, et se rapproche de l’horizontale pour ne pas donner une pente trop longue. Tels sont tracés, par exemple, les larmiers des corniches de l’ordonnance inférieure de l’abside de Notre-Dame de Reims, qui vont se marier au nu des contreforts supérieurs.

Mais ces trois larmiers surmontent une frise feuillue, comme autour du chœur et de la grande nef de Notre-Dame de Paris. Si les larmiers ne forment que de simples bandeaux entre deux nus, s’ils ne remplissent pas la fonction de couronnements, s’ils ne surmontent pas une frise, ils portent moins de saillie et sont généralement très-inclinés, variant entre 50º et 70º (voy. même fig. 12). Celui donné en G est tracé par la méthode suivante : les centres des cercles sont posés sur les lignes horizontales tirées de l’arête a et de celle b, et obtenus au moyen de lignes parallèles à la pente et verticales. Si le bandeau-larmier a moins de saillie encore, comme celui H, sa mouchette n’est qu’un demi-cercle dont le centre est posé sur le prolongement de la face inférieure du larmier. Parfois aussi, comme dans l’exemple donné en P, le profil du larmier se compose d’un cavet et d’un tore. Ou le cavet se marie avec le tore, ou le centre de ce cavet est reculé en a, de façon à donner un ressaut en g qui détache le tore. Alors, comme on le voit en i, une portion de cercle marie les deux courbes.

Les exemples qui précèdent suffisent à démontrer : 1o que les profils du commencement du XIIIe siècle sont tracés au moyen de portions de cercle ; 2o que les centres de ces cercles sont donnés par des méthodes géométriques consistant principalement en des intersections de lignes horizontales, verticales et inclinées à 30º, 45º et 60º. Il ne s’ensuit pas que tous les profils des monuments de cette époque soient identiques, mais ils procèdent toujours des mêmes méthodes. Ainsi, prenant la grande corniche de couronnement de la nef de la cathédrale d’Amiens, dans les parties où elle n’a pas été remaniée, notamment sur la façade (partie primitive datant de 1225 environ), nous trouvons le tracé ci-contre (fig. 13, en A).
Les pentes du larmier sont à 45º. Ici le centre du cercle supérieur est obtenu en reportant la largeur de la face de la mouchette ab de b en c sur la ligne ab prolongée. Le point c est le centre de l’arc de la mouchette dont le rayon est cb. Du point c, élevant une verticale et une perpendiculaire sur la ligne ac (laquelle perpendiculaire donne un angle de 45º avec l’horizon), la rencontre de cette perpendiculaire avec l’arc de la mouchette donne le point d, centre du cercle dont de est le rayon. La ligne à 45º d f rencontre l’arête inférieure f du profil. Sur cette ligne est pris le centre g du dernier membre circulaire. Le centre h du cavet de jonction est pris également sur une ligne à 45º tangente au cercle supérieur ; quant à la frise à crochets et à feuilles que recouvre ce larmier, elle consiste en un listel supérieur, une large gorge et un boudin inférieur. Le centre de ce boudin est posé sur une ligne à 45º partant de l’arête m inférieure du profil. La largeur du listel p étant connue, le point o est réuni au centre du boudin par une ligne ; la longueur os est divisée en deux par une perpendiculaire kl, sur laquelle est pris le centre de la grande gorge. Ici le centre de cette gorge est pris sur la rencontre de cette perpendiculaire avec la ligne verticale d’épannelage de la sculpture en n. Si la gorge doit être moins concave, on recule le centre ; si plus, on le rapproche ; mais jamais le point v ne dépasse le nu du mur inférieur. Ce profil étant donné au dixième de l’exécution, on remarquera que la frise a 0m,60 de hauteur, le larmier 0m,30, et que la saillie de ce larmier, sur le listel, est de 0m,33 (un pied). À la fin du XIIIe siècle, plusieurs parties de ces larmiers furent refaites, et le profil fut modifié comme l’indique le tracé B. Nos lecteurs sont assez familiers maintenant avec ces méthodes pour qu’il ne soit pas nécessaire d’expliquer celle employée pour le dessin de ce profil. On observera cependant que le système de contraction est toujours adopté, et que dans ce dernier profil le membre circulaire inférieur est remplacé par un simple biseau.

Est-il besoin de faire ressortir le sens logique de ces traces ? Ne voit-on pas au premier coup d’œil qu’ils sont conçus autant pour satisfaire à des besoins bien marqués qu’en vue de la solidité et de l’effet ? Ces profils, placés à de grandes hauteurs, présentent leurs moulures aux yeux du spectateur ; aucune ne perd de son importance par l’effet de la perspective, aucune n’est diminuée ni masquée par un membre voisin. Comme solidité (le premier résultat obtenu, celui qui consiste à se débarrasser promptement des eaux pluviales), l’architecte a tout de suite voulu rendre à la pierre de la résistance par l’adoption de ce membre circulaire supérieur. Aussi a-t-il pu creuser dans le larmier un chéneau. Au droit de l’angle interne de la cuvette il n’y a pas de démaigrissement. Puis, pour obtenir un jeu d’ombres, vient le cavet intermédiaire, et le boudin inférieur plus grêle, mais qui suffit pour arrêter l’ensemble du profil. Au-dessous s’épanouissent ces grandes feuilles, ces crochets, dans une gorge large qui conquit l’œil de la forte saillie du larmier, par une transition, au nu vertical du mur. La saillie de ces feuilles et crochets arrête des rayons lumineux sous l’ombre large et modelée du larmier.

Cette composition de corniche ne rappelle en aucune façon les formes de l’antiquité grecque ou romaine, mais elle est belle, produit un grand effet, couronne admirablement un édifice, est sagement raisonnée. Que peut-on lui reprocher ? Son originalité ?

Il serait à souhaiter que ce même reproche pût être adressé à nos profils modernes.

Vers le commencement du XIVe siècle, l’architecture tend à s’amaigrir, le système de contraction continue à dominer, les corniches extérieures ne présentent plus que rarement deux assises, la frise disparaît et se confond avec le larmier. Ainsi, dans le même édifice, à Notre-Dame d’Amiens, la tour nord, qui ne fut terminée que vers 1325, possède une corniche d’une seule assise (fig. 14, en A).
La sculpture a quitté la frise du XIIIe siècle pour se réfugier dans la gorge B du larmier ; mais comme la mouchette de ce larmier aurait laissé baver l’eau pluviale sur les sculptures, le traceur a ajouté le contre-larmier a, composé d’un boudin terminant une pente. Du larmier primitif il reste la face b, qui peu à peu s’amoindrit pour disparaître entièrement vers la fin du XIVe siècle ; mais alors, pour mieux écouler les eaux, le boudin s’arme d’un coupe-larme c. Dans l’exemple A, le boudin inférieur est réduit d’épaisseur, et il est surmonté d’un listel pour arrêter nettement la sculpture. Nous trouvons d’autres profils de larmiers de la même époque sans sculpture, dont la méthode de tracé se simplifie, comme par exemple pour le larmier D. On cherche les procédés rapides, on diminue les membres secondaires. Ainsi le grand coupe-larme G, si souvent usité pendant le XIIIe siècle, est remplacé par le maigre cavet H, s’il s’agit de bandeaux destinés à bien abriter les murs. Laissons les profils extérieurs pour nous occuper des tracés et des transformations des profils intérieurs pendant les XIIe et XIIIe siècles. Revenons en arrière, et analysons les profils des arcs des voûtes, au moment ou le système de la structure dite gothique est adopté, vers 1140, dans l’Île-de-France. S’il est aujourd’hui un fait incontesté, c’est que l’église abbatiale de Saint-Denis ouvre, du temps de Suger, la période de la transformation de l’architecture romane en architecture réellement française. C’est au XIIe siècle que se forme définitivement la langue française, en abandonnant les débris de la basse latinité, pour composer un langage ayant désormais sa grammaire et sa syntaxe propres. C’est aussi au XIIe siècle que l’abâtardissement de plus en plus complet des traditions gallo-romaines en architecture fait place à un art nouveau. La transformation est palpable dans les constructions dues à l’abbé Suger à Saint-Denis, de 1140 à 1145. Le système des voûtes romanes fait place à un principe entièrement neuf, qui n’a d’analogues ni dans l’antiquité, ni dans l’Italie et l’Allemagne du moyen âge. Nous avons fait ressortir l’importance de cette transformation à l’article Construction. Désormais les voûtes en berceau ou d’arête romaines sont remplacées par des voûtes en arcs d’ogive, possédant des nerfs principaux, des arcs-doubleaux, des formerets et des arcs ogives. Ces arcs sont déjà profilés à Saint-Denis, et présentent les sections A pour les arcs formerets, B pour les arcs ogives (fig. 15).
Quant aux arcs-doubleaux, ils prennent le même profil que les formerets, avec un listel inférieur large (la ligne ponctuée ab étant le milieu du profil de ces arcs-doubleaux).

Ces exemples sont fournis par les voûtes des chapelles du chœur. Dans la tour nord de cette église, qui date de la même époque, les arcs ogives présentent déjà une arête à l’intrados, ainsi que l’indique le profil C. Il n’y a plus rien dans ces profils qui rappelle les moulures décorant parfois les arcs-doubleaux des monuments de la période romane. Le traceur prétend évidemment obtenir des élégissements, diminuer à l’œil la force de ces arcs, tout en accusant leur courbure et leur nerf par un certain nombre de cavets. C’est qu’en effet un arc prend d’autant plus de résistance aux yeux, paraît d’autant mieux remplir sa fonction de cintre, que des traits concentriques plus nombreux accusent sa courbure.

Vers la même époque, l’école clunisienne de Bourgogne cherchait de son côté à obtenir le même résultat, mais n’osait pas aussi complètement s’affranchir des traditions romanes. Dans les salles capitulaires de Vézelay, dont la construction remonte à 1140 environ, les arcs-doubleaux donnent la section E (le milieu de l’arc étant la ligne cd), les arcs ogives la section F, et les formerets la section G, fig. 15 ; ou encore les arcs-doubleaux la section H (le milieu de l’arc étant la ligne gh), les arcs ogives la section I, et les formerets la section K. Ces derniers exemples accusent des réminiscences des profils romans ; ces profils sont beaux, produisent un bel effet, mais n’ont pas la franchise du parti pris qui frappe déjà dans les profils de l’église abbatiale de Saint-Denis. Il y a des tentatives, mais non un système arrêté.

À Saint-Denis, l’architecte considère l’arc ogive comme un nerf, une baguette, il trace un gros tore ; pour lui, le formeret n’est qu’un arc-doubleau engagé, aussi prend-il la section de cet arc-doubleau. À Vézelay, l’architecte cherche, tâtonne. Il veut élégir les arcs ogives, il leur donne des membres fins ; l’arc-doubleau et le formeret prennent chacun leurs profils distincts.

La méthode n’existe pas, elle ne peut être suivie d’après une donnée logique. C’est une affaire de sentiment, non de raisonnement ; la preuve, c’est qu’en prenant dix édifices bourguignons de la même époque, nous trouverions dans chacun d’eux des profils d’arcs très-adroitement tracés, très-beaux même, mais qui n’ouvrent pas une voie nouvelle, qui n’accusent pas l’intervention d’un principe rigoureux, fertile en déductions. Au contraire, les trois ou quatre profils d’arcs de voûtes de l’église de Saint-Denis, si simples qu’ils soient, et précisément parce qu’ils sont très-simples, sont bien le commencement d’un système dont on ne se départira plus jusqu’au XVe siècle, en l’étendant aux dernières conséquences.

Comme il arrive toujours lorsque dès l’abord s’impose une méthode, bientôt on tend à simplifier les moyens. L’architecte de Saint-Denis, encore voisin des formes romanes, donne à l’arc ogive un autre profil qu’à l’arc-doubleau et qu’au formeret ; cependant il adopte le boudin, le tore cylindrique pour les tracer tous deux (le profil de l’arc-doubleau étant le même que celui du formeret). Mais il reconnaît bientôt que l’arc qui doit paraître le plus léger à l’œil, l’arc ogive, composé d’un gros boudin, est lourd, et semble offrir plus de résistance que l’arc-doubleau possédant deux boudins d’un diamètre inférieur pris dans les deux arêtes d’intrados. Quelques années plus tard, vers 1165, l’architecte de la cathédrale de Paris adopte franchement les conséquences de la méthode admise. La section des arcs-doubleaux, arcs ogives et formerets étant donnée, il soumet ces trois arcs à un même système de profils, faisant dériver leur apparence plus ou moins légère des différences données par les sections.
Ainsi (fig. 16), A étant l’arc-doubleau, B l’arc ogive, C le formeret, le mode de tracé des profils est le même pour tous trois. Dans l’épannelage de l’intrados, il dégage de chaque arête un boudin de 0m,10 à 0m,12 de diamètre (4 pouces à 4 pouces  1/2) ; abaissant du centre a une perpendiculaire sur l’intrados, il obtient le point b, centre de l’arc de cercle dont bc est le rayon de 0m,08 (3 pouces). Du point d, rencontre de la ligne à 45º gd avec le cercle, il mène la ligne à 45º de. Il élève du centre la perpendiculaire af, pour éviter l’amaigrissement, comme il a tracé la ligne horizontale ai du même centre pour couper l’angle aigu formé par la rencontre des deux sections de cercle. Le même tracé est adopté pour les trois arcs, comme l’indique notre figure 16. Outre l’avantage de la simplicité, ce procédé avait encore un mérite : les membres de moulures, étant les mêmes pour les trois arcs d’une voûte, donnaient l’échelle, c’est-à-dire faisaient paraître les différents arcs dans les rapports de force qu’ils avaient réellement entre eux. Aucun architecte, tant soit peu familier avec la pratique, n’ignore qu’il est facile de donner à un membre d’architecture une apparence plus ou moins robuste par les profils dont on le décore. Les arcs ayant chacun leur dimension vraie, nécessaire, adoptant pour tous une même moulure, ces arcs présentaient aux yeux l’apparence de leur force réelle ; et cette force étant dans des rapports exacts en raison de la fonction de ces arcs, il en résultait que l’œil était satisfait, autant que la solidité y trouvait son compte. Alors, le système des voûtes gothiques admis, les arcs formerets n’avaient pas la volée des arcs-doubleaux, puisque les voûtes étaient croisées, et que les formerets ne franchissaient que la moitié de l’espace au plus franchi par les arcs-doubleaux : d’ailleurs les formerets n’étaient qu’un tracé de la voûte le long du mur et n’avaient pas à porter une charge ; il était naturel de ne leur donner que la section d’un demi-arc ogive.

Voyons comme au même moment, dans une province où le système de la structure dite gothique arrivait à l’état d’importation, procédaient les architectes. Le chœur de l’église abbatiale de Vézelay est bâti peu après celui de Notre-Dame de Paris, c’est-à-dire vers 1190 : là, dans le tracé des arcs des voûtes, les tâtonnements sont encore sensibles ; les méthodes ne sont pas franches et sûres comme à Paris. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur la figure 17, qui donne en A deux arcs doubleaux des chapelles du chœur, et en B un arc ogive de ces mêmes chapelles[8].

Ces tracés indiquent un sentiment fin de l’effet (et ces arcs en produisent beaucoup) ; mais la méthode est absente. Les deux arcs ogives et doubleaux provenant des voûtes hautes du chœur (car, ainsi que dans beaucoup de grandes voûtes de la fin du XIIe siècle, les arcs ogives et doubleaux donnent la même section), tracés en D, accusent une étude plus complète de l’architecture de l’Île-de-France, et reproduisent à peu près les profils des voûtes de Notre-Dame de Paris. Mais ces voûtes étaient élevées en effet quelques années après celles des chapelles, et les tâtonnements ont à peu près disparu. Il se manifeste dans ces derniers profils une tendance qui appartient à l’école bourguignonne gothique : c’est la prédominance des courbes sur les lignes droites dans le tracé des moulures. La nature des matériaux employés était bien pour quelque chose dans cette prédominance des courbes, mais aussi le goût de cette école pour la largeur des formes. Pendant que les architectes romans de l’Île-de-France, du Berry, du Poitou, de la Saintonge et de la Provence taillaient des profils fins et détaillés jusqu’à l’excès, ceux de Bourgogne traçaient déjà des profils d’une ampleur et d’une hardiesse de galbe extraordinaires. En adoptant le système de la structure gothique, les architectes de l’école bourguignonne conservèrent cette qualité de terroir ; nous aurons tout à l’heure l’occasion de le reconnaître.

Nous ne saurions trop le répéter, on ne peut pas plus étudier l’architecture française en s’en tenant à une seule province, qu’on ne saurait étudier la langue, si l’on ne tenait compte des diverses formes du langage qui sont devenues des patois de nos jours, mais qui étaient bien réellement, au XIIe siècle, des dialectes ayant des grammaires, des syntaxes et des tournures variées. Aucune partie de l’architecture n’est plus propre à faire saisir ces différences d’écoles que les profils, qui sont l’expression la plus sensible du génie appartenant à chacune de ces écoles, si bien que certains monuments bâtis dans une province par un architecte étranger, tout en adoptant les méthodes de bâtir et les dispositions générales admises dans la localité, manifestent clairement l’origine de l’artiste par les profils, qui sont en réalité le langage usuel de l’architecte. On peut faire l’observation contraire. Il est, par exemple, des monuments gothiques bâtis en Auvergne (province dans laquelle l’architecture gothique n’a jamais pu être qu’à l’état d’importation), dont les profils sont auvergnats. L’architecte a voulu parler un langage qu’il ne comprenait pas. Il est d’autres édifices, comme la salle synodale de Sens, bâtie dans une province subissant l’influence champenoise, où la disposition générale, le système de structure est local, et où les profils appartiennent, la plupart, à l’Île-de-France. Comme le chœur de l’église Saint-Nazaire de Carcassonne, où le plan, les données, les formes des piliers, l’apparence extérieure, sont tout méridionaux, et où les profils dénotent la présence d’un artiste du domaine royal. Cet artiste a exprimé les idées admises dans la localité au moyen de son langage à lui. Cette partie de notre architecture nationale mérite donc une étude attentive, délicate, car elle donne le moyen, non-seulement de fixer des dates positives, mais aussi d’indiquer les écoles. Cette étude doit être faite dans chaque province, car tel profil que l’on voit adopter en 1200, à Paris, n’apparaîtra en Poitou qu’en 1230, avec quelques modifications apportées par le génie provincial. Nous pourrions citer des monuments de Champagne de 1250, qui, dans l’Île-de-France, seraient classés à l’aide des profils, par des yeux peu exercés, au commencement du XIVe siècle. Aussi doit-on étudier les profils dans les seuls édifices vraiment originaux et dus à des artistes du premier ordre, et ne pas tenir plus de compte de certaines bizarreries ou exceptions qu’on ne tient compte, pour avoir la connaissance parfaite d’un dialecte, de manuscrits mal copiés ou d’œuvres grossières. Toutes les époques, même la nôtre, ont produit des œuvres barbares ; ce n’est pas sur celles-là qu’il faut juger un art, ni à plus forte raison l’étudier. Cette étude, faite avec les yeux du critique, nous démontre encore que dans cet art, si longtemps et injustement dédaigné, il existe des lois aussi bien établies que dans les arts de l’architecture grecque et romaine ; que ces lois s’appuient sur des principes non moins impérieux : car, s’il en était autrement, comment expliquer certaines similitudes ; ou des dissemblances ne s’écartant jamais du principe dominant ?

Voici maintenant des profils d’arcs des voûtes du tour du chœur de la cathédrale d’Amiens, qui date de 1240 environ (fig. 18).
A est le profil des arcs-doubleaux, B celui des arcs ogives, au dixième de l’exécution. À dater de cette époque, les méthodes employées pour tracer les profils sont de plus en plus soumises à des lois géométriques et à des mesures régulières. Ainsi, dans le profil A d’arc-doubleau, le boudin inférieur a 0m,215 de diamètre (8 pouces). Du centre de ce boudin, tirant une ligne à 45º ab, la rencontre de cette ligne avec la verticale cb donne en b l’arête du cavet supérieur. Le boudin est engagé au douzième de son diamètre par l’horizontale ef. La ligne gh à 45º, tangente au boudin inférieur, est également tangente au boudin supérieur l, dont le diamètre a 0m,108 (4 pouces). Ce boudin est également tangent à la verticale cb prolongée. Le rayon du cavet supérieur est égal au rayon du boudin l, son centre étant en i. Le centre m du cavet inférieur est placé à la rencontre de la ligne ef avec une verticale tangente au boudin supérieur, et le rayon de ce cavet est de 2 pouces-1/2. Le listel bc a 0m,162 (6 pouces). Le filet saillant p se marie avec le gros boudin au moyen de deux contre-courbes dont les centres sont placés en r. On conçoit combien ces méthodes de tracés facilitaient l’épannelage. La verticale co a un pied juste. Cette base prise et la ligne og étant tirée à 45º, on inscrivait ainsi tous les membres du profil dans un épannelage très-simple. Quant au profil B de l’arc ogive, sa largeur est d’un pied. La face st a 10 pouces, et la ligne w est tirée à 45º. Le diamètre du boudin inférieur de ce profil a 5 pouces 1/2. Du point x, élevant une ligne xy à 60º, on obtient le point y, arête du cavet supérieur. Le boudin supérieur a 2 pouces 1/2 de diamètre. Il est facile de reconnaître que ces tracés sont faits en vue de donner aux profils l’aspect léger qui convient à des arcs de voûtes, en laissant à la pierre le plus de résistance possible. L’arête inférieure ménagée dans l’axe, sous les gros boudins, dessine nettement la courbe, ce que ne pouvait faire un cylindre, car les architectes, dès le commencement du XIIIe siècle, ainsi que nous l’avons vu dans les exemples précédents, avaient senti la nécessité, lorsqu’ils terminaient l’arc par un boudin, d’arrêter la lumière (diffuse dans un intérieur) sur ce boudin par un nerf saillant, d’abord composé de deux lignes droites, puis bientôt de courbes avec filet plat. En effet, pour qui a observé les effets de la lumière sur des cylindres courbés, sans nerfs, il se fait un passage de demi-teintes, de clairs et d’ombres formant une spirale très-allongée, détruisant la forme cylindrique et laissant des surfaces indécises ; de sorte que les moulures secondaires, avec leurs cavets, prenaient plus d’importance à l’œil que le membre principal. Il fallait nerver celui-ci pour lui donner toute sa valeur et le faire paraître résistant, saillant et léger en même temps. Ainsi pouvait-on dorénavant renoncer aux profils d’arcs avec boudins latéraux et large listel plat entre eux, comme ceux donnés figure 16, qui avaient l’inconvénient de laisser au milieu même du profil un membre en apparence faible, parce qu’il restait dans la demi-teinte et n’accrochait jamais vivement la lumière. C’était donc une étude profonde des effets qui conduisait ainsi peu à peu à modifier les profils si importants des arcs de voûtes, non point une mode ou un désir capricieux de changement.

Les architectes de l’Île-de-France, toutefois, semblent avoir répugné à adopter les nerfs saillants sous les boudins principaux des arcs des voûtes, jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Ils essayèrent de donner à ces arcs une apparence de fermeté par d’autres moyens.

Les parties de l’église abbatiale de Saint-Denis, qui datent de 1240 environ, nous fournissent un exemple de ces tentatives (fig. 19).


En A est tracé le profil des archivoltes des bas côtés ; en B, celui des arcs-doubleaux ; en C et D, ceux des arcs ogives. Les profils d’archivoltes A, dont nous ne donnons ici qu’une moitié, participent encore, à cause de leur épaisseur, des tracés antérieurs, avec boudins sur les arêtes et méplat intermédiaire. En a, nous indiquons une variante, c’est-à-dire le cavet dont le centre est en c avec une partie droite, et le cavet dont le centre est en b. Le profil d’arc-doubleau B présente un tracé très-étudié ; la ligne ab est inclinée à 60º. Ainsi que le montre notre figure, c’est sur cette ligne que sont posés les centres du boudin supérieur c et du cavet intermédiaire e. Du centre c une ligne à 45º ayant été tirée, c’est sur cette ligne que se trouvent placés les centres du boudin inférieur g et des baguettes h et i. De plus, le boudin g est tangent à la ligne inclinée à 60º ab. Or, ce gros boudin a 4 pouces de diamètre et le boudin C 3 pouces.

Le tracé est devenu plus méthodique que dans l’exemple précédent, et le traceur a donné au boudin inférieur de la fermeté en le flanquant des deux baguettes qui le redessinent vivement au moyen des noirs k. Le centre du cavet supérieur est en l, c’est-à-dire au point de rencontre de la verticale bl avec l’horizontale tirée du centre c. Pour les profils des arcs ogives C et D, le système de tracé n’est pas moins géométrique. Ici la ligne ab inclinée à 60º donne le centre b du boudin inférieur, dont le diamètre est égal à celui des arcs-doubleaux. De ce centre b, la ligne be tangente au boudin supérieur reçoit le centre de la baguette f et celui g du cavet. Bien que les membres soient de diamètres différents dans les deux exemples C et D, on voit que la méthode de tracé est la même. Sur les détails E et F des boudins principaux, nous avons donné deux des méthodes employées dès cette époque pour nerver ces cylindres. Dans l’exemple E, le tracé donne l’arête vive obtenue au moyen de tangentes à 30º (cette arête étant parfois dégagée, pour plus de netteté, au moyen d’une ligne concave dont le centre est en h sur une perpendiculaire abaissée de la ligne à 30º)[9]. Dans l’exemple F, les centres des arcs ik sont pris sur les angles d’un triangle équilatéral, dont le côté est deux fois le rayon du boudin.

Suivant qu’on a voulu obtenir un filet plus ou moins large, on a fait la section o plus haut ou plus bas, sur les arcs de cercle. Les tâtonnements arrivent ici à des formules. Désormais les angles à 30º, 60º et 45º, vont nous servir pour les tracés de ces profils, en employant des méthodes de plus en plus simples. Les architectes bourguignons, qui, ainsi que nous l’avons dit, sont si bons traceurs de profils, nous démontreront comment la méthode peut s’allier avec la liberté de l’artiste, et devient pour lui, s’il sait l’appliquer, non point une gêne, mais au contraire un moyen d’éviter les pertes de temps, les tâtonnements sans fin. Nous arrivons au moment où l’art de l’architecture, désormais affranchi des traditions romanes, livré aux mains laïques, n’en est plus réduit à copier avec plus ou moins de bonheur des formes consacrées, mais s’appuie sur le raisonnement, cherche et trouve des méthodes qui, n’étant point une entrave pour l’artiste de génie, empêchent l’artiste vulgaire de s’égarer.

Les profils, comme le système de construction, de proportion et d’ornementation, procèdent suivant une marche logique favorisant le progrès, la recherche du mieux. C’est qu’en effet, les architectures dignes d’être considérées comme un art, chez les Égyptiens, chez les Grecs, comme chez nous pendant le moyen âge, ont procédé de la même façon : cherchant de sentiment ou d’instinct, si l’on veut, les formes qui semblent le mieux s’approprier aux nécessités ; arrivant, par une suite d’expériences, à donner à ces formes une certaine fixité, puis établissant peu à peu des méthodes, et enfin des formules, des lois fondées sur ce sentiment vrai et cette expérience. Alors l’architecte, en prenant son crayon, son compas et ses équerres, ne travaille plus dans le vide à la recherche de formes que sa fantaisie lui suggérera ; il part d’un système établi, procède méthodiquement.

Nous savons tout ce qu’on peut dire contre l’adoption des formules ; mais nous devons constater qu’il n’y a pas eu d’architecture digne de ce nom qui n’ait fatalement abouti à un formulaire. Plus qu’aucun autre peuple, les Grecs ont eu des méthodes conduisant aux formules, et si quelqu’un en doutait, nous l’engagerions à consulter les travaux si remarquables de M. Aurès sur ce sujet[10]. Mais le formulaire architectonique des Grecs ne s’appuie que sur un système harmonique des proportions, développé sous l’influence du sentiment délicat de ce peuple. Ce formulaire, qui commence par une simple méthode empirique, établie par l’expérience, n’est pas une déduction logique d’un raisonnement, c’est un canon, c’est le beau chiffré ; aussi ne peut-il se maintenir plus longtemps que ne se maintiendrait une loi établie sous l’empire d’un sentiment ; il est renversé, ce formulaire, à chaque génération d’artistes. Il n’en est pas de même, en France, sous l’empire des écoles laïques : la méthode, dès l’abord, s’appuie moins sur un sentiment de la forme que sur le raisonnement ; étant logique dans sa marche, elle n’aboutit à une formule que la veille du jour où l’art se perd définitivement. Car, du moment que la méthode atteignait à la formule, toute déduction devenait impossible ; dès lors, au sein d’un art dont l’élément était le progrès incessant, la formule était la mort.

Les exemples de profils déjà présentés à nos lecteurs indiquent une tendance, vague d’abord, puis plus accentuée, vers une méthode géométrique, pour le tracé des divers membres qui les composent.

Le sentiment, mais un sentiment raisonné, a évidemment fait trouver les profils donnés dans les figures 15, 16 et 17. Il s’agissait d’allégir, pour l’œil, des arcs supportant des voûtes élevées, en leur laissant cependant la plus grande résistance possible. Dans les deux figures 16 et 17, il est évident que ces boudins ménagés, comme autant de nerfs, entre des cavets, et ménagés dans les angles saillants, tendent à laisser à la pierre toute résistance en la faisant paraître légère comme le serait un faisceau de baguettes. Le raisonnement est donc intervenu pour beaucoup dans le tracé de ces profils. D’ailleurs, il est non moins évident que l’architecte a soumis son raisonnement à un certain sentiment de la forme, des rapports entre les pleins et les vides, des effets ; mais la méthode géométrique pour tracer ces profils est encore incertaine. Dans l’exemple (fig. 18), déjà cette méthode géométrique se développe. On voit que dans cette figure, le tracé A établit la ligne à 45°, et le tracé B la ligne à 60, comme limites de la partie résistante de la pierre ; les boudins n’étant plus alors qu’un supplément de résistance en même temps qu’une apparence d’allégissement.

Dans la figure 19, la méthode géométrique du tracé se complète, se perfectionne ; les lignes à 45° et à 60° reçoivent, sans exception, tous les centres des boudins, et le principe de résistance de l’arc-doubleau comme des arcs ogives est le même cependant que celui admis dans l’exemple (fig. 18). Les évidements, trop prononcés peut-être pour ne pas altérer la force de la pierre dans l’exemple (fig. 18), sont, dans la figure 19, remplis par des baguettes qui, tout en produisant à l’œil un effet très-vif, laissent à la pierre tout son nerf.

Voyons maintenant comment, vers 1230, les architectes bourguignons procédaient dans le tracé de profils d’arcs de voûtes remplissant le même objet que les précédents ; comment la différence de qualité des matériaux employés, le sentiment propre à cette province, faisaient interpréter les méthodes déjà admises dans l’Île-de-France.
Voici (fig. 20), en A, un arc-doubleau de bas côté ; en B, une archivolte ; en C, un arc-doubleau de grande voûte ; en DD′, des arcs ogives, et en E, un formeret de l’église de Semur en Auxois[11].

Pour l’arc-doubleau A, la ligne ab est à 45°, la ligne cd à 30°. Tous les centres sont posés sur ces lignes. La ligne de base du profil ef ayant été divisée en cinq parties, une de ces parties a donné le diamètre du cavet inférieur et du boudin inférieur a. Ici, les courbes sont larges, les évidements prononcés, les matériaux très-résistants (pierre de Pouillenay), se prêtant à des tailles profondes et puissantes. Dans l’archivolte B, les centres des cavets et boudins sont posés sur des lignes à 60°. Dans l’arc-doubleau C et les arcs ogives DD′, les centres sont posés sur des lignes à 45°. Dans le formeret E, sur une ligne à 60°. La largeur de ces profils contraste avec la délicatesse et la recherche de ceux adoptés dans l’église de Saint-Denis, bien que l’église de Semur en Auxois soit d’une dimension petite, relativement à celle de l’abbaye du domaine royal. La méthode des tracés est encore incertaine quant aux détails, et procède beaucoup du sentiment, quoique, pour la donnée générale, elle se conforme aux éléments établis dans l’Île-de-France ; mais dans l’architecture de Bourgogne, soit qu’il s’agisse de la structure, de la composition des masses, des profils ou de l’ornementation, on remarque toujours une certaine liberté, une hardiesse et une part considérable laissée au sentiment, qui donnaient à cette école un caractère particulier.

Les architectes bourguignons reconnaissent les règles et les méthodes de l’école laïque de l’Île-de-France, mais ils les soumettent à leur caractère local. Ils admettent la grammaire et la syntaxe, mais ils conservent des tournures et une prononciation qui leur sont propres.

La grande école clunisienne et la nature des matériaux calcaires du pays laissaient une trace ineffaçable de leur influence sur les formes de l’architecture bourguignonne du XIIIe siècle. Il en est tout autrement en Champagne : dans cette province, les matériaux sont d’une faible résistance, rares sur une grande partie du territoire, et ne pouvant permettre des hardiesses de tracés. Aussi les profils de l’architecture de Champagne, dès l’époque romane et à dater du commencement du XIIIe siècle, sont bas, petits d’échelle, timides, si l’on peut ainsi parler, s’encombrent de membres secondaires et redoutent les évidements. Il est intéressant d’observer comme, dans une partie de cette province qui est située sur les lisières de la Bourgogne et de la Champagne, à Sens, l’architecte de la salle synodale a cherché à concilier les tracés de l’Île-de-France avec ceux de la Champagne. La salle synodale, bâtie vers 1245, par un architecte du domaine royal, emprunte à la Champagne certaines dispositions de structure propres à cette province, à la Bourgogne certaines parties de l’ornementation, à l’Île-de-France les profils, mais en les modifiant cependant quelque peu d’après les données champenoises. Cette tendance vers une fusion le fait hésiter ; il prétend continuer les profils français en leur donnant plus de plénitude, suivant la méthode champenoise.


Ainsi (fig. 21) il trace les arcs-doubleaux et les arcs ogives des voûtes de la grande salle du premier étage A, en renforçant le boudin inférieur[12]. Ce boudin inférieur est tracé, comme le montre notre figure, au moyen de deux centres aa′. Pour dissimuler la rencontre obtuse des deux cercles, il fait saillir le filet b. Du point a', élevant une ligne a′c à 45º, il pose sur cette ligne le centre c du second boudin. Du centre c, tirant une ligne cd à 30º, et du point e fixé, abaissant une ligne ed à 60º, il obtient le point d, centre du cavet supérieur. Du même centre c, abaissant une ligne cf à 60º, il obtient le filet g, et sur cette ligne le centre f du cavet inférieur, dont la courbe vient mordre celle du gros boudin. Il rachète l’angle h par un arc de cercle dont le centre est posé en i. Ce profil prend un galbe trapu qui n’appartient pas à l’architecture de l’Île-de-France, mais il est d’ailleurs étudié avec soin, et prend, en exécution, un aspect résistant et ferme. Grâce au filet b qui détruit la jonction des deux cercles aa′, ces deux courbes ne paraissent être qu’une portion de cercle ; mais pour ne pas trop développer à l’œil ce membre important, le cavet inférieur l’entame et lui enlève sa lourdeur. Le traceur a ainsi obtenu plus de force, sans donner à son profil un aspect moins léger.

Mais tous les traceurs ne procèdent pas avec cette finesse. En Normandie et dans le Maine, les profils, tout en étant tracés suivant les méthodes que nous venons d’indiquer, accusent une tendance vers l’exagération des effets et un défaut dans les rapports de proportion. Un artiste du Maine tracerait ce profil d’arc ainsi qu’il est indiqué en B. Il accuserait l’intersection k ; il donnerait une courbe au filet l ; il exagérerait la saillie du filet inférieur m, ou bien, comme l’indique le profil C, il flanquerait le gros boudin inférieur d’une baguette n, ou même d’un filet latéral o, et retrouverait des arrêts, des listels et des angles en pq, en diminuant le rayon du second boudin. Cette tendance à l’exagération des cavets, à la multiplicité des membres anguleux, se développe surtout en Angleterre dès le milieu du XIIIe siècle. Les profils de cette contrée et de cette époque se chargent d’une quantité de tores, de listels, d’évidements profonds ; mais les méthodes de tracés ne varient guère : ce qui prouve qu’une méthode en architecture est un moyen qui permet à chacun, d’ailleurs, de suivre son goût et son sentiment. Supprimez la méthode dans le tracé des profils de l’architecture dite gothique, et l’on tombe dans un chaos d’incertitudes et de tâtonnements. La fantaisie est maîtresse, et la fantaisie dans un art qui doit tant emprunter à la géométrie ne peut produire que des formes sans nom. N’est-ce pas la méthode qui donne aux profils de l’architecture, à dater du XIIe siècle, en France, une physionomie si saisissante, un style si particulier, qu’on ne saurait prendre un tracé de 1200 pour un tracé de 1220, qu’on ne pourrait confondre une moulure bourguignonne avec une moulure champenoise ? Supposons qu’une méthode géométrique n’existe pas, comment tracer un de ces profils, à quel point s’attacher, où commencer, où finir ? Comment donner à tous ces membres un rapport, une harmonie ? Comment les souder entre eux ? et que de temps perdu à tâter le mieux dans le vague ! Nous avons vu souvent de nos confrères chercher des tracés de profils à l’aide du sentiment seul, sans, au préalable, s’enquérir d’une méthode ; s’ils étaient soigneux, combien ne revenaient-ils pas sur un trait, sans jamais être assuré d’avoir rencontré le bon ?

Voyons maintenant comment, en Champagne, les architectes, toujours en suivant la méthode des angles à 45º, à 60º ou 30º, pour le tracé des profils d’arcs, arrivent à donner à ces profils un caractère qui appartient à leur génie et qui s’accorde avec la nature des matériaux employés.

À Troyes, la pierre mise en œuvre dans l’église de Saint-Urbain, qui date de la fin du XIIIe siècle, est du calcaire de Tonnerre, fin, compacte, résistant, mais fier, comme disent les tailleurs de pierre, c’est-à-dire qui se brise facilement, soit en le travaillant, soit lorsqu’il est posé avec des évidements profonds. L’habile architecte de l’église de Saint-Urbain, si souvent mentionnée dans le Dictionnaire, connaît bien la nature des matériaux qu’il emploie. Il sait qu’il ne faut point trop les évider, s’ils ont une charge à porter ; que pour les boudins des arcs, par exemple, il ne faut pas les détacher par des cavets trop creux ; cependant il prétend élever un édifice d’un aspect léger, remarquable par la délicatesse de ses membres. Voici donc comme il tracera en A (fig. 22), les archivoltes de la nef[13].
Comme dans l’exemple précédent, il donnera au boudin inférieur deux centres a et a′, un nerf b dont les contre-courbes auront leurs centres posés sur les lignes ac, a′c′, tracées à 60º ; le rayon cb étant égal au rayon ab. De l’un des centres a, il élèvera une ligne ad à 45º. Sur cette ligne, il posera le centre e du deuxième boudin. Mais observons que l’architecte doit bander ces archivoltes au moyen de deux rangs de claveaux, plus un formeret pour la voûte du collatéral. Le deuxième boudin, de 0m,108 de diamètre (4 pouces), est tangent aux lignes d’épannelage du second claveau ; sa position est donc fixée. Du centre e, tirant deux lignes à 30º et 60º, la rencontre de ces deux lignes avec celles d’épannelage lui donne les centres des contre-courbes du filet f. L’horizontale tirée de ce centre, et rencontrant la ligne verticale d’épannelage, lui donne en g le centre du cavet h. La verticale fg prolongée lui donne le filet surmontant ce cavet. Il trace alors le cavet supérieur i, dont le centre est sur la verticale dj. Ce centre est au niveau de celui de la baguette k. Sur le claveau inférieur de 0m,31 de largeur, pour obtenir le listel l assez fort pour résister à la pression, il élève du centre a′ une ligne à 45º ao. Du point de rencontre de cette ligne avec le cercle du boudin, tirant une horizontale, il pose le centre de la baguette p sur cette horizontale, en prenant la ligne à 45º comme tangente. Cette baguette remplit l’évidement qui serait trop prononcé en q, et même, dans la crainte que l’évidement restant s ne soit trop aigre, il trace la deuxième baguette s, dont le centre est posé sur la ligne à 45º. C’est la même crainte des évidements qui lui fait tracer, sur le deuxième claveau, la baguette t. Les baguettes k, t, p, ont de diamètre 0m,04 (1 pouce 1/2) ; celle s, 1 pouce. Le tracé du formeret s’explique de lui-même. À l’aide de ces baguettes, le traceur a supprimé les évidements dangereux, et il a cependant obtenu l’effet désirable en ce que les membres principaux, les boudins, nervés d’ailleurs par les filets saillants, prennent leur saillie et leur importance par la proximité des membres grêles et des lignes noires qui les cernent. Placer une moulure très-fine, une baguette d’un faible diamètre à côté d’un tore ou d’un boudin, c’est donner à celui-ci une valeur qu’il n’aurait pas s’il était isolé. Les Grecs, dans le tracé de leurs profils, avaient bien compris cette règle et l’avaient appliquée. C’est par les contrastes qu’ils donnaient de la valeur aux moulures, bien plus que par leur dimension réelle.

Le tracé des arcs ogives de l’église de Saint-Urbain, donné en B et en C, n’est pas moins remarquable. Celui B devait être résistant, les évidements sont remplacés par des baguettes ; celui C, ne recevant aucune charge, pouvait être plus évidé. On voit comme la méthode de tracé de ces deux profils est simple, obtenue entièrement par l’intersection des lignes à 30º, 60º et 45º. Dans l’exemple C, les deux lignes à 60º donnent exactement la résistance de la pierre, les membres laissés tous en dehors. Dans la même église et dans d’autres édifices de la même époque, en Champagne, on voit apparaître le tracé D pour les boudins inférieurs des arcs. Le triangle abc étant équilatéral, et par conséquent les lignes ba, ca, à 60º.

Dans le profil de l’archivolte A, non-seulement le boudin inférieur est nervé, mais les boudins latéraux le sont également. En multipliant les membres, en remplaçant les évidements par des baguettes, on sentait la nécessité de donner plus d’énergie aux membres principaux, et les filets formant nerfs, en arrêtant vivement la lumière, permettent d’obtenir ce résultat.

Les architectes de l’Île-de-France ne se décident pas volontiers à recourir à ces nerfs saillants ; s’ils les emploient pour les boudins inférieurs, dès la fin du XIIe siècle, anguleux d’abord, puis à contre-courbes et à filets plus tard, ils ne les adoptent pour les boudins latéraux des arcs que fort rarement avant le milieu du XIVe siècle. Ces architectes semblent prendre à tâche de simplifier les méthodes géométriques qu’ils ont les premiers appliquées. L’église de Saint-Nazaire de Carcassonne nous fournit un exemple bien frappant de ce fait. Cette église, dont la construction est élevée entre les années 1320 et 1325, donne des tracés d’arcs-doubleaux et d’arcs ogives, procédant toujours du système développé plus haut, mais avec des simplifications notables.

Dans le profil A d’arc-doubleau (fig. 23), le boudin inférieur (5 pouces-1/2 de diamètre) étant tracé, de son centre a, la ligne à 45º ab a été élevée jusqu’à sa rencontre avec la verticale cb, limite du profil. L’angle cba a été divisé en deux parties par la ligne be. Tenant compte de la saillie du nerf, sur cette ligne a été posé le centre f du boudin (4 pouces de diamètre) ; le rayon du cavet est égal à celui du boudin et est placé en g. Le centre h du grand cavet est posé sur la ligne à 45º. Pour tracer les nerfs à contre-courbes, on a tracé les triangles équilatéraux aij ; flm. La même méthode, avec des différences sensibles que la figure fait assez comprendre, a été employée pour le tracé des arcs ogives et des arcs-doubleaux B, C, E, F. N’oublions pas que cette église fut construite après que la ville de Carcassonne fut comprise dans le domaine royal, et par un architecte de la province de l’Île-de-France très-certainement, ainsi que tous les détails de l’architecture le prouvent. Ici les nerfs saillants apparaissent sur les boudins latéraux, mais seulement dans les deux exemples A et F.

Toute architecture établie sur des principes logiques et sur des méthodes dérivées de ces principes, ne saurait s’arrêter en chemin ; il faut nécessairement qu’elle procède par une suite de déductions. Ce phénomène s’observe chez les Grecs, comme chez nous pendant le moyen âge.

Toute découverte découlant de l’application méthodique d’un principe est le point de départ de nouvelles formes.

Il semble que l’art de l’architecture, qui est une création du second ordre, procède comme la nature elle-même, qui, sans se départir jamais du principe primitif, développe les conséquences en conservant toujours une trace de son point de départ. Si nous avons été saisis d’un profond sentiment de curiosité et d’intérêt philosophique en étudiant peu à peu l’architecture du moyen âge en France, c’est que nous avons reconnu, dans les développements de cet art, un système créateur qui nous reporte à ces tâtonnements logiques de la nature en travail de ses œuvres. Cet art, si étrangement méconnu, et dont le premier tort est de s’être développé chez nous, le second d’exiger, pour être compris, une tension de l’esprit, ne procède point, comme de nos jours, par une succession de modes ; mais par une filiation non interrompue dans l’application des principes admis. Si bien qu’en décomposant un édifice du XVe siècle, on peut y retrouver le développement de ce que ceux du XIIe siècle donnent en germe, et que, en présentant une suite d’exemples choisis entre ces deux époques extrêmes, on ne saurait, en aucun point, marquer une interruption. De même, dans l’ordre de la création, l’anatomie comparée présente, dans la succession des êtres organisés, une échelle dont les degrés sont à peine sensibles, et qui nous conduit, sans soubresauts, du reptile à l’homme. C’est pour cela que nous donnons réellement à cette architecture, comme à celle de la Grèce, le nom d’art, c’est-à-dire que nous la considérons comme une véritable création, non comme un accident.

Ne perdons pas de vue les exemples précédents. Dans ces exemples, la même méthode de tracé est adoptée ; l’expérience, le besoin auquel il faut satisfaire, le sentiment d’un mieux, d’une perfection absolue, guident évidemment l’artiste. Il s’agit de soumettre la matière à une forme appropriée à l’objet, en la dégageant de tout le superflu, en lui donnant l’apparence qui indique le mieux sa fonction. Les architectes ne se contentent pas encore des résultats obtenus, car l’hiératisme est l’opposé de cet art, toujours en quête de nouvelles applications, toujours cherchant, mais sans abandonner le principe créateur. Dans ces derniers exemples, la matière a été réduite déjà à son minimum de force ; amoindrir encore les résistances, c’était se soumettre aux éventualités les plus désastreuses. Mais le minimum de force obtenu, il s’agit de donner à ces membres une apparence plus légère, sans inquiéter le regard. Les architectes ont observé que les nerfs saillants ajoutés aux boudins, donnent à ceux-ci une apparence de fermeté, de résistance qui, loin de détruire l’effet de légèreté, l’augmente encore. Ils observent que les corps soumis à une pression, comme les arcs de pierre, résistent en raison, non de leur surface réelle, mais de la figure donnée à cette surface. Le principe que nos ingénieurs modernes ont appliqué avec l’exacte connaissance des lois de résistance des corps, à la fonte de fer, par exemple, les architectes du moyen âge cherchent à l’appliquer à la pierre, mais en tenant compte des qualités propres à cette matière, qui est loin d’avoir la force de cohésion du métal.
En effet, si une colonne de fonte dont la section horizontale (fig. 24) est A résiste à une pression beaucoup plus considérable que celle dont la section est B (ces deux sections ayant d’ailleurs la même surface), il est évident qu’on ne peut donner à une colonne de pierre la section A, parce qu’il y aurait rupture sous la charge en a. Mais si une pile de pierre, au lieu d’être taillée suivant la section horizontale C, est taillée sur le panneau D (à surfaces égales d’ailleurs), la pile D devra résister à une pression plus forte que celle C, les évidements n’étant pas assez prononcés pour qu’on ait à redouter des ruptures en b. À l’œil, la pile D paraîtra et plus légère et plus résistante que celle C. Ajoutons encore que la pierre à bâtir, étant extraite en parallélipipèdes, à surfaces égales de lits, le morceau D est plus voisin, taillé, de l’équarrissement du bloc que le morceau C. Le panneau D profite mieux de la forme naturelle de la pierre que le panneau C. Mais pourquoi la pile D résistera-t-elle mieux à une charge, à une pression, que la pile C, puisque, après tout, le développement de la paroi externe ne donne pas pour les pierres, comme pour le métal, une croûte d’autant plus résistante qu’elle est plus étendue, les sections étant égales ? C’est que la section D, présentant plus d’assiette, est moins sujette à subir une déviation, et, par suite, un surcroît de charge sur un point. De même, dans le tracé des arcs, la résistance à la pression étant exactement résolue par la section def (voy. en E), nous augmenterons, non pas tant cette force de résistance par les appendices ghi, que nous empêcherons la déviation des claveaux de l’arc, déviation qui, en portant un surcroît de pression sur un point, pourrait causer une rupture.

Nous avons fait assez ressortir ailleurs[14] comment les architectes de l’école laïque avaient adopté un principe de structure basé sur l’équilibre, et, par suite, comment ils avaient admis l’élasticité des bâtisses comme un moyen de stabilité. Admettant l’élasticité dans la structure, il fallait nécessairement en admettre les conséquences dans les détails ; c’est-à-dire, dans le tracé des arcs, un système d’étrésillonnements, de butées latérales. Les boudins des arcs n’ont pas d’autre fonction. Nous avons vu (fig. 19) comment, lorsque ces architectes se défiaient de la qualité des pierres, lorsqu’ils les trouvaient fières, les évidements étaient engraissés et même remplacés par des baguettes formant, par la multiplicité des noirs et des membres grêles, une opposition avec les boudins, afin de laisser à ceux-ci toute leur valeur. Mais ces boudins, souvent très-détachés, comme dans les exemples (fig. 20 et 23), si les matériaux n’avaient pas une force de cohésion et de résistance considérable[15], se fêlaient dans la gorge par l’effet d’une pression inégale. Les architectes, vers la fin du XIVe siècle, ayant eu l’occasion de remarquer ces ruptures, prétendirent y remédier, sans toutefois diminuer l’apparence légère des profils d’arcs, et même en appuyant sur cette apparence de légèreté.


Aussi les voyons-nous (fig. 25) adopter des profils d’arcs dans lesquels les membres, moins détachés de la masse, acquièrent cependant une apparence d’extrême délicatesse. La méthode pour tracer ces arcs est la même que celle admise dans les exemples derniers. La surface aa′, bc (voy. le profil d’arc-doubleau A) est la surface de résistance minimum, les deux lignes ac, a′b étant à 60º. Aucun évidement ne vient entamer cette surface, mais les membres supplémentaires, les boudins nervés, donnent du roide au claveau et s’opposent à sa déviation. Bien que larges, les cavets laissent de fortes attaches aux boudins, et ceux-ci prennent une apparence à la fois plus légère et plus ferme par l’adjonction des nerfs saillants très-prononcés. Le tracé A, après toutes nos définitions précédentes, n’a pas besoin d’être décrit.

C’est toujours par des sections de lignes à 60º, 45º et 30º que les centres sont obtenus. On voudra bien jeter les yeux sur le tracé B d’un boudin inférieur et sur la manière de trouver les centres des contre-courbes du nerf, les lignes ef étant à 60º. Mais les boudins inférieurs, d’un diamètre plus fort que les autres, présentent latéralement des surfaces molles en regard des autres boudins nervés d’un diamètre plus faible. Alors on prétend aussi nerver latéralement ces gros boudins inférieurs (voy. en C) ; on leur donne ainsi plus de résistance, et on les fait paraître plus détachés et plus légers ; cependant la courbe originaire se voit encore en ij, comme pour ne pas laisser périr le principe de tracé. Ces nerfs latéraux donnent une apparence trop prismatique à ces boudins inférieurs : on y renonce promptement, et on relève le nerf latéral sur un axe à 30º (voy. l’exemple D en k). Alors la forme génératrice du boudin inférieur reparaît moins altérée, et c’est à ce parti que les architectes s’arrêtent au commencement du XVe siècle.

Les constructeurs avaient reconnu encore que la force de résistance des claveaux réside en contre-bas de l’extrados, c’est-à-dire en m (voy. le profil D). D’autre part, si nous nous enquérons du moyen de construire les triangles de remplissage des voûtes gothiques, nous voyons que ces triangles sont construits non point à l’aide de couchis et de formes, mais au moyen de courbes mobiles de bois (voy. Construction, fig. 57, 58, 59 et 60) ; que ces courbes de bois étaient calées sur l’extrados des arcs-doubleaux, des arcs ogives et des formerets, et qu’il était nécessaire dès lors, soit de pratiquer des entailles biaises sur l’arête des extrados de ces arcs, soit de laisser un petit intervalle entre ces extrados et les remplissages. Les architectes du XVe siècle prennent cette nécessité de construction comme prétexte pour modifier le profil des arcs à leur point de contact avec les remplissages des voûtes ; ils pratiquent l’évidement indiqué en o (voy. le profil D) pour recevoir l’about des courbes de bois) et cela contribue à donner encore une apparence de légèreté extrême à leurs arcs en les détachant des remplissages et en donnant plus d’importance aux membres latéraux nervés p.

Nous atteignons les dernières expressions de la méthode adoptée pour le tracé des profils d’arcs, pendant la première moitié du XVe siècle.
Soit (fig. 26[16]) en A un arc-doubleau, composé de deux claveaux superposés. Le boudin inférieur a est tracé d’abord au moyen de deux cercles ; abc étant un triangle équilatéral, c’est-à-dire les lignes ab, ac, étant à 60º; le rayon de la contre-courbe du filet eb étant égal au diamètre ae. En f, est posé le centre de la courbe du nerf latéral, plus ou moins éloigné suivant que l’on veut avoir ce nerf plus ou moins accentué. Du centre g est élevée la ligne gh à 30º; de ce même centre g, la ligne gi à 60º. Sur cette ligne gh est placé le centre h du grand cavet, de telle sorte que son arc soit tangent à la ligne gi, pour ne pas affamer le triangle de résistance. Du point h est élevée la verticale hk. La demi-largeur du claveau lm étant fixée, le second boudin aura pour diamètre l’intervalle entre les deux verticales kh, ln.

Le nerf de ce boudin sera sur l’axe op à 60º ; de telle sorte que la saillie du nerf ne déborde pas l’épannelage donné par la ligne ln prolongée. Du centre p une ligne pq est élevée à 60º. Sur cette ligne est posé le centre r du petit cavet dont le rayon est égal à celui du boudin p. La verticale ln donne le filet supérieur. Le centre du boudin du deuxième claveau est posé sur la ligne pq à 60º ; le nerf de ce boudin sur un axe à 60º partant de ce centre ; le centre du cavet inférieur sur une ligne à 30º, et le centre du congé supérieur sur la ligne pq, le chanfrein s restant pour poser les courbes de bois. Le mode de tracé se simplifie ; on renonce décidément à laisser voir la courbe originaire du gros boudin inférieur (voy. le tracé B) ; on ne laisse plus voir de la courbe originaire des boudins secondaires que celle externe. On pose les nerfs de ces boudins sur des axes verticaux, et on les trace comme l’indique le détail C, en n’employant pour placer les centres que les lignes à 30º et 60º. Notre figure s’explique d’ailleurs d’elle-même. Il faut remarquer que si, dans ce dernier exemple, le triangle de résistance a été affamé en t par la courbe du grand cavet dont le centre est en v, on a augmenté la résistance du boudin inférieur devenu un prisme concave. Ainsi a-t-on donné du champ à la résistance. L’effet de légèreté et de fermeté en même temps est accusé par les boudins à nerfs verticaux et par les cavets qui suppriment la partie interne de la courbe des boudins. La taille est moins compliquée et la forme plus compréhensible.

Ainsi sommes-nous arrivés, par une suite de transitions presque insensibles et toutes dérivées d’une méthode uniforme, des exemples donnés figures 18 et 19 à celui-ci ; et cependant, si l’on ne tenait compte des intermédiaires, il serait difficile d’admettre que le dernier de ces profils n’est qu’une déduction des premiers.

Peut-être pensera-t-on que nous nous sommes trop étendu sur ces détails de l’architecture du moyen âge ; mais nous trouvions là une occasion de faire ressortir l’esprit de méthode, le sens logique qui guident les architectes de l’école laïque naissant au XIIe siècle.

Le travail d’analyse auquel nous nous sommes livrés à propos des profils d’arcs pourrait être fait sur toutes les parties qui constituent l’architecture de ces temps ; on suivrait ainsi pas à pas, par province, les tâtonnements, l’établissement des méthodes et les perfectionnements incessants de cette architecture française, qu’il est permis de ne point admirer (c’est là une affaire de goût), mais à laquelle on ne saurait refuser l’unité, la science, la profondeur logique, des principes arrêtés et bien définis, la souplesse et des éléments de perfectibilité.

En fait d’architecture, les fantaisistes de notre temps n’ont pas toujours été heureux dans leurs essais, nos monuments récents trahissent leurs efforts ; ce qui tendrait à prouver que l’art de l’architecture ne peut se passer d’une méthode jointe aux qualités que nous venons d’énumérer ; et qu’au lieu de repousser l’étude de l’art du moyen âge, il y aurait de fortes raisons de la cultiver, ne serait-ce que pour connaître par quels moyens les maîtres de ces temps sont arrivés à produire de si grands effets, et aussi pour ne pas rester au-dessous de leurs œuvres. Cela, nous en convenons, exigerait du travail, beaucoup de travail ; et il est si facile de nier l’utilité d’une chose qu’on ne veut pas se donner la peine d’apprendre !

Certaines personnes ne pouvant parvenir à faire une équation, prétendent bien que l’algèbre n’est qu’un grimoire ! Pourquoi serions-nous surpris d’entendre nier le sens logique, la cohésion et l’utilité pratique de cet art que nous avons laissé perdre et dont nous ne savons comprendre ni utiliser les ressources !

Les méthodes suivies pour le tracé des profils d’arcs sont invariables, parce qu’un arc est toujours vu suivant tous les angles possibles. Quelle que soit la hauteur à laquelle il est placé, sa courbure présente à l’œil, ses côtés, son intrados sous tous les aspects ; mais il n’en est pas ainsi d’un bandeau, d’une base, d’un tailloir, d’un profil horizontal en un mot, dont la position peut, par l’effet de la perspective, masquer, ou tout au moins diminuer une partie des membres. Les Grecs avaient évidemment tenu compte de la place dans le tracé des profils ; mais leurs édifices étant relativement de petite dimension, les déformations perspectives ne pouvaient avoir une grande importance. Les Romains ne paraissent pas s’être préoccupés de l’influence de la perspective sur les profils. Ceux-ci sont tracés d’une manière absolue, suivant un mode admis, sans tenir compte de la position qu’ils occupent au-dessus de l’œil. Il ne paraît pas que pendant la période romane on ait modifié le tracé des profils en raison de leur place ; mais à dater du commencement du XIIIe siècle, l’étude des effets de la perspective sur les profils apparaît clairement. Nous en trouvons un exemple remarquable dans la cathédrale d’Amiens élevée de 1225 à 1230. Les bandeaux intérieurs, les bases et tailloirs du triforium sont tracés en raison du point de vue pris du pavé de l’église (voy. Triforium).

Voici comment a procédé l’architecte de la nef de Notre-Dame d’Amiens pour le tracé des tailloirs et des bases des colonnettes de la galerie (fig. 27).
L’angle visuel le plus fermé, perpendiculaire à la nef, permettant d’apercevoir les tailloirs, est de 60º. Le profil a été tracé suivant la méthode indiquée en A, méthode qui n’a pas besoin d’être décrite après les démonstrations précédentes.

D’après cet angle visuel, le tailloir se trouve réduit, par la perspective, au profil A′. En s’éloignant dans le sens longitudinal, c’est-à-dire en regardant les chapiteaux des travées au delà de celle en face de laquelle on se trouve, il est évident que l’on voit le profil se développer sans qu’il prenne jamais cependant l’importance en hauteur, par rapport aux saillies, que lui donne le géométral. Pour les bases, le profil est celui indiqué en B. Les regardant suivant l’angle de 60º qui a servi à les tracer, on ne peut voir que les membres indiqués en B′ ; mais en prenant un peu plus de champ, de manière à les voir suivant un angle de 45º, le profil donné par la perspective est celui B″, qui est satisfaisant et en rapport de proportions avec les colonnettes.

En général, dans les édifices gothiques, l’inclinaison de l’angle visuel influe sur le tracé des profils ; il est donc important, lorsqu’on relève ceux-ci, de mentionner leur place. Nous ne saurions trop insister sur les différences de tracé des profils intérieurs et des profils extérieurs dans l’architecture gothique. Sur la façade de la cathédrale de Paris, les profils se développent en hauteur par rapport à leur saillie, en raison de l’élévation à laquelle ils sont placés ; si bien que les tailloirs des chapiteaux de la grande galerie à jour sont pris dans une assise égale à celle du chapiteau. De la place du parvis, cependant, ces tailloirs ne paraissent pas avoir plus du quart de la hauteur du chapiteau.

Dans les intérieurs, les profils horizontaux, afin de ne pas perdre de leur importance, et de ne point interrompre les lignes verticales qui dominent, n’ont qu’une faible saillie. Mais à l’extérieur, force était autant pour abriter les parements que pour obtenir de grands effets d’ombres de donner aux profils une saillie prononcée ; on observera dans ce cas qu’ils sont toujours amortis à leur partie supérieure par le glacis, plus ou moins incliné au-dessus de 45º, qui les relie aux nus supérieurs, en évitant ainsi l’effet toujours fâcheux des saillies horizontales qui masquent une portion des élévations et diminuent d’autant la hauteur des édifices.


Il est clair, par exemple, que si l’on décore une façade de profils tels que ceux indiqués en A (fig. 28), les rayons visuels étant suivant les lignes ab, les parties verticales cd sont entièrement perdues pour l’œil, qui ne peut les deviner ; le monument paraît s’abaisser d’autant. Mais si les profils sont tracés suivant le dessin B, les rayons visuels suivant et découvrant les glacis, ceux-ci ne masquent aucune portion des parements, qui conservent leur élévation réelle, et par conséquent leurs rapports de proportions.

Cela est élémentaire, et il semblerait qu’il fût inutile de le démontrer ; cependant on ne semble pas se préoccuper dans notre architecture moderne de ces lois si simples, et chaque jour nous voyons les artistes eux-mêmes être fort surpris qu’une élévation bien mise en proportion en géométral, ne produise plus, à l’exécution, l’effet auquel on s’attendait.

Dans le cours de cet ouvrage, nous avons eu maintes occasions de présenter des tracés de profils, nous ne croyons donc pas nécessaire de nous étendre plus longtemps sur cet objet. Ce que nous tenions à démontrer ici, c’est que le hasard ou la fantaisie n’ont été pour rien dans le tracé des profils de l’architecture du moyen âge, que ceux-ci sont soumis à des lois établies par les nécessités de la structure et sur une entente judicieuse des effets.

  1. Le profil A provient du portail de Notre-Dame de Chartres, XIIe siècle ; le profil B, du vieux clocher de la même église.
  2. Du clocher vieux de la cathédrale de Chartres.
  3. Le langage jusqu’au XIIIe siècle, en français, conserve deux cas : le sujet et le régime (voyez l’Histoire de langue française par M. Littré). De ces deux cas, le français moderne n’a conservé que le régime.
  4. Du grand tombeau de Kebet-Hass.
  5. Du transsept nord de la cathédrale de Noyon, 1170 environ.
  6. Voyez Corniche, fig. 1 à 12.
  7. Voyez Corniche.
  8. Tous ces profils sont tracés au dixième de l’exécution.
  9. Pour les boudins inférieurs des arcs-doubleaux de la sainte Chapelle de Paris, par exemple.
  10. Théorie du module, par M. Aurès, ingénieur en chef des ponts et chaussées. — Études des dimensions de la colonne Trajane, par le même ; etc.
  11. Ces profils sont, comme les précédents, tracés au dixième de l’exécution.
  12. Ce tracé est au cinquième de l’exécution.
  13. Au dixième de l’exécution.
  14. Voyez l’article Construction.
  15. Observons que les arcs tracés dans la figure 23 sont taillés dans un grès très-compacte, de même que ceux tracés dans la figure 20 sont en pierre de Pouillenay, qui est presque aussi résistante que du granit.
  16. Du chœur de l’église d’Eu.