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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Vitrail

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VITRAIL, s. m. (verrière, verrine). Nous ne sommes plus au temps où de graves personnages prétendaient que le verre était inconnu aux Grecs et aux Romains. Tous les musées de l’Europe, aujourd’hui, possèdent des objets de verre qui remontent à une haute antiquité, et qui, par la perfection de la fabrication, ne le cèdent en rien à ce que Byzance et Venise ont vendu à toute l’Europe pendant le moyen âge.

Les Asiatiques et les Égyptiens obtenaient des pâtes de verre colorées de diverses couleurs, et les tombes gauloises nous rendent des objets de cuivre ou d’or sertissant de petits morceaux de verres colorés, des bracelets, des bulles et des grains de collier en pâtes vitrifiées.

Les Romains employaient le verre pour garnir les fenêtres de leurs habitations. Garnissaient-ils des châssis de croisée de verres colorés ? Nous savons qu’ils employaient des matières naturelles translucides, des albâtres, des talcs, des gypses, qui tamisaient, dans les intérieurs des appartements ou des monuments, une lumière nuancée ; mais jusqu’à présent il n’a point été découvert de panneaux de vitrages antiques composés de verres de diverses couleurs.

Il faut dire que, dans les monuments des Romains et de la Grèce antique, les fenêtres étaient petites et rares. Dans les grands édifices, comme les thermes, par exemple, la lumière du jour était habituellement tamisée par des claires-voies de métal ou de marbre sans interposition de verres. L’immensité de ces vaisseaux, l’orientation bien choisie, permettaient l’emploi de ce procédé sans qu’on eût à souffrir de l’action de l’air extérieur ; d’autant que ces baies étaient percées à une grande hauteur, et qu’elles n’influaient sur l’air ambiant des parties inférieures que comme moyen de ventilation. Outre que les Romains, aussi bien que les Grecs, étaient habitués à vivre dehors, le climat de la Grèce et de la partie méridionale de l’Italie ne nécessitait pas des précautions habituelles contre le froid.

Mais si l’on ne peut affirmer que les Grecs et les Romains de l’antiquité aient employé les verres colorés pour les vitrages, on peut admettre que les Asiatiques possédaient ce mode de décoration translucide dès une époque reculée. C’est à dater des rapports de Rome avec l’Asie que nous voyons introduire en Italie les mosaïques composées de cubes de pâtes de verre colorées. Quand l’empire s’établit à Byzance, c’est d’Orient que viennent ces vases de verre coloré auxquels, en Occident, on attachait, dès le VIIe siècle, un si grand prix. Les choses se modifient peu en Orient, et les claires-voies de stuc ou de marbre sertissant des morceaux de verre de couleurs variées, que nous voyons attachées à des monuments des XIIIe et XIVe siècles en Asie et jusqu’en Égypte, doivent être une très-ancienne tradition dont le berceau paraît être la Perse.

Quoi qu’il en soit de ces origines plus ou moins lointaines, on fabriquait des vitraux colorés en grand nombre dès le XIIe siècle en Occident, et le moine Théophile, qui appartient à cette époque, ne présente pas les moyens de fabrication de ces objets comme étant une nouveauté. Son texte, au contraire, dénote une longue pratique de ce genre de peinture translucide, et les vitraux que nous possédons encore, datant de ce siècle, sont, comme exécution, d’une telle perfection, qu’il faut bien supposer, pour obtenir ce développement d’une industrie dont les moyens sont passablement compliqués, une longue expérience.

Il est étrange, objectera-t-on, qu’il ne reste pas un seul panneau de vitrail coloré authentique avant le XIIe siècle, tandis que nous possédons encore des objets bien antérieurs à cette époque. Mais quand on sait avec quelle facilité, chez nous, on laisse périr les choses qui ne sont plus de mode, et comment les vitraux se détruisent aisément dès qu’ils sont déplacés, cette objection perd beaucoup de sa valeur.

De toutes les verrières qui, pendant la révolution, avaient été transportées au musée des monuments français, que reste-t-il ? Une dizaine de panneaux à Saint-Denis, quelques-uns à Écouen et à Chantilly, et c’est tout[1].

Il nous faut donc prendre l’art du verrier au moment où apparaissent les monuments, c’est-à-dire vers 1100 ; et l’on peut dire que ces monuments du XIIe siècle sont les plus remarquables, si l’on considère cet art au point de vue décoratif.

L’ouvrage du moine Théophile est le plus ancien document écrit que l’on possède sur la fabrication des vitraux, et ce religieux vivait dans la seconde moitié du XIIe siècle[2] du moins les recettes qu’il donne, le goût de l’ornementation qu’il prescrit, semblent-ils indiquer cette date.

Ce n’est pas en théoricien que Théophile écrit son livre, mais en praticien ; aussi a-t-il pour nous aujourd’hui un intérêt sérieux, d’autant que les procédés qu’il indique concordent exactement avec les monuments qui nous restent de cette époque. Il nous faut donc analyser ces documents. Il commence[3] par donner la manière de composer les verrières.

« D’abord, dit-il, faites une table de bois plane et de telle largeur et longueur que vous puissiez tracer dessus deux panneaux de chaque fenêtre. » Cette table est enduite d’une couche de craie détrempée dans de l’eau et frottée avec un linge. C’est sur cette préparation bien sèche que l’artiste trace les sujets ou ornements avec un style de plomb ou d’étain ; puis, quand le trait est obtenu, avec un contour rouge ou noir, au pinceau. Entre ces linéaments, les couleurs sont marquées pour chaque pièce au moyen d’un signe ou d’une lettre.

Des morceaux de verre convenables sont successivement posés sur la table, et les linéaments principaux, qui sont ceux des plombs, sont calqués sur ces verres, lesquels alors sont coupés au moyen d’un fer chaud et du grésoir[4].

Théophile ne dit pas clairement s’il indique sur la table (que nous appellerons le carton) le modelé complet des figures ou ornements. Il ne parle que du trait ; cependant, lorsqu’il s’agit de peindre, c’est-à-dire de faire le modelé sur les verres découpés, il dit qu’il faudra suivre scrupuleusement les traits qui sont sur le carton. Ce passage s’explique naturellement, si l’on examine comment sont peints les vitraux du XIIe siècle.

Sur ces morceaux de verre, le modelé n’est autre chose qu’une suite de traits dans le sens de la forme.

Nous allons revenir tout à l’heure sur cette partie importante de l’art du verrier.

Théophile[5] indique la recette pour faire la grisaille, le modelé, le trait répété sur les verres. Tous ceux qui ont regardé de près des vitraux fabriqués pendant les XIIe et XIIIe siècles, savent que les verres employés sont colorés dans la pâte, et que le modelé n’est obtenu qu’au moyen d’une peinture noire ou noir brun appliquée au pinceau sur ces verres et vitrifiée au feu. C’est de cette couleur noire que parle Théophile dans son chapitre xix. Il la compose de cuivre mince brûlé dans un vase de fer, de verre vert et de saphir grec. Il ne nous dit pas ce qu’il entend par saphir grec. Était-ce une substance naturelle ou artificielle, un fondant, un oxyde ? Il y a tout lieu de croire que le saphir grec était un verre bleuâtre des fabriques de Venise qui avait une propriété fondante. Et en effet, les verres de Venise possèdent cette qualité à un degré très-supérieur à nos anciens verres. Ces trois substances sont broyées sur une tablette de porphyre, mêlées en parties égales ; savoir un tiers de cuivre, un tiers de saphir grec, un tiers de verre vert, et délayées avec du vin ou de l’urine. Cette couleur, placée dans un pot, est appliquée au pinceau, soit claire, soit plus sombre, soit épaisse, pour faire des traits noirs et fins ; ou bien elle est étendue sur le verre en couche mince et est enlevée avec un style de bois, de façon à former des ornements très-déliés ou des touches se détachant en lumière sur un fond obscur, mais encore translucide.

Les verres, ainsi préparés, sont mis au four afin de vitrifier cette peinture monochrome. D’après Théophile, ce serait donc à l’aide d’un oxyde de cuivre que cette couleur brune serait obtenue. Cependant les morceaux de vitraux peints des XIIe et XIIIe siècles, que nous avons pu faire analyser, n’ont donné, pour cette coloration vitrifiée noire-brune, que des oxydes de fer, et c’est encore le protoxyde de fer que l’on emploie aujourd’hui pour cet objet[6]. Du reste, un protoxyde de cuivre calciné donne une poudre brune qui, mise au four avec un fondant, peut produire un effet analogue à celui que présente le protoxyde de fer, mais avec une nuance verdâtre.

Une question importante dans la fabrication des vitraux, en dehors de celles qui concernent l’artiste, c’est la manière d’obtenir les feuilles de verre. Au XIIe siècle, d’après Théophile, les plaques de verre étaient obtenues à l’aide de deux procédés qu’on n’emploie plus de nos jours.

Avec la canne à souffler, l’ouvrier cueillait dans le creuset une masse de verre incandescent ; il soufflait de manière à obtenir une bouteille en forme de vessie allongée. Approchant l’extrémité de cette vessie de la flamme du fourneau, cette extrémité se liquéfiait et se perçait. Avec un morceau de bois, l’ouvrier dilatait cette ouverture de façon qu’elle arrivât au diamètre le plus large de la vessie.

Alors de ce cercle inférieur, en rapprochant les deux bords opposés, il formait un huit. Le verre, ainsi préparé, était détaché de la canne au moyen du frottement d’un morceau de bois humide sur le col de la bouteille. Faisant chauffer l’extrémité de la canne au four, avec les parcelles de verre incandescent qui y tenaient encore, il collait le bout de la canne au milieu du huit. L’extrémité supérieure de la bouteille était alors présentée à la flamme ; puis on opérait comme précédemment en élargissant l’ouverture. Le morceau de verre ainsi disposé, on le séparait de la canne et on le portait au four de refroidissement. Ces verres, qui avaient la forme que donne la figure 0, étaient remis au feu pour être dilatés, fendus et aplanis[7]. On employait aussi le procédé des verres en boudines, plus rapide et plus simple. L’ouvrier soufflait une vessie ; il en présentait l’extrémité inférieure à la flamme, comme il est dit plus haut ; puis, dilatant cette extrémité, il faisait pivoter très-rapidement la canne : les bords dilatés du verre, par l’effet de la force centrifuge, tendaient à s’éloigner du centre, et l’on obtenait ainsi un disque concentriquement strié, plus épais au centre que vers les bords. Les verres ainsi aplanis, soit d’après la première méthode, soit d’après la seconde, étaient primitivement colorés dans le creuset au moyen d’oxydes métalliques. Théophile ne parle pas de verres doublés ; et, en effet, les vitraux des XIIe et XIIIe siècles n’en montrent point, sauf pour le rouge. Encore voit-on des morceaux d’un beau rouge orangé du XIIe siècle, qui sont teints dans la masse[8], ou tout au moins à moitié environ de leur épaisseur. Cette fabrication du rouge doit être une tradition antique.

En effet, les cubes de verre qui composent les mosaïques de l’intérieur de l’église Sainte-Sophie de Constantinople, et sur lesquels une feuille d’or est appliquée, sont généralement d’un beau rouge chaud, translucide, avec strates d’un ton sombre opaque. Les strates rouges translucides ont 3 ou 4 millimètres d’épaisseur, et donnent une belle coloration qui rappelle celle de certains verres rouges du XIIe siècle. Mais dès cette époque on obtenait le verre rouge par un autre procédé. L’ouvrier souffleur avait deux creusets remplis de verre blanc verdâtre au four. Dans l’un des deux on jetait des raclures ou paillettes de cuivre rouge, et l’on remuait ; immédiatement le souffleur cueillait une boule de verre blanc dans l’un des creusets, et il la plongeait dans le second creuset tenant en suspension des lamelles de cuivre. Il égalisait la prise sur une pierre chaude, soufflait et opérait comme il est dit ci-dessus. Ainsi obtenait-on des verres doublés, dans la moitié, au plus, de l’épaisseur desquels la coloration rouge se présente comme fouettée. Si l’on casse un de ces morceaux de verre, la coloration rouge se montre par stries ou paillettes inégalement réparties dans cette doublure du verre blanc verdâtre, ainsi que l’indique la section (fig. 1). Ce procédé de coloration par paillettes s’entrecroisant inégalement donne au ton rouge un aspect jaspé, miroitant, d’une grande puissance. On comprendra, en effet, que la lumière passant à travers le verre et venant frapper les lamelles de rouge fouettées dans la pâle, se reflétant réciproquement, doive produire une coloration d’une intensité et d’une transparence sans égales. Chaque lamelle de pâte rouge produit l’effet d’un paillon, et l’on voit à la fois une coloration rouge translucide et un éclat rouge reflété des lamelles voisines. Plus tard, à dater du milieu du XIVe siècle, le verre rouge est obtenu au moyen d’une doublure extrêmement mince sur un verre blanc verdâtre ; le rouge n’est plus fouetté dans la pâte, mais apposé sur elle, en faisant la boudine.

Aussi ce verre rouge donne-t-il une coloration plus égale et, de près, plus puissante que celle des verres des XIIe et XIIIe siècles : mais, à distance, l’éclat de ces verres doublés est moins lumineux, moins fin ; il est souvent lourd, écrasant dans l’ensemble ; en un mot, l’effet décoratif est moins bon. Cependant l’opération de la doublure des boudines donnait encore certaines inégalités, des stries plus ou moins colorées, qui conservaient au ton une certaine transparence. Aujourd’hui, les verres rouges doublés sont parfaitement égaux de ton, et pour les employer, les peintres verriers sont obligés, s’ils veulent obtenir une coloration fine à distance, de les jasper par des moyens factices. Au XIIe siècle, on n’avait pas les jaunes obtenus avec des sels d’argent ; les jaunes étaient des verres blancs enfumés, et c’était le hasard qui les donnait, ainsi que l’indique Théophile[9].

Les jaunes de sels d’argent ne datent que du XIVe siècle ; ils ne sont qu’appliqués sur le verre blanc.

Au point de vue décoratif, les verres en boudines, ou grossièrement étendus, présentaient un avantage. Comme ces verres étaient teints dans la masse, au moins pendant les XIIe et XIIIe siècles (sauf le rouge), les différences d’épaisseur de la feuille de verre laissaient apparaître des dégradations de tons que les artistes verriers employaient avec beaucoup d’adresse, en coupant le verre de manière que la partie la plus mince se trouvât du côté du clair. Même pour les fonds unis, ces différences d’épaisseur donnaient à toute coloration un aspect chatoyant qui, à distance, augmente singulièrement l’intensité des tons. Tous les coloristes savent que pour donner à un ton toute la valeur qu’il doit avoir, il faut qu’il ne se présente à l’œil que par parcelles, par échappées, si l’on peut ainsi parler. Les Vénitiens, les Flamands, connaissaient bien cette loi, et, pour s’en convaincre, il suffit de regarder leurs peintures.

Ce qui est vrai pour la peinture appliquée sur un panneau ou sur un mur est encore plus rigoureux, s’il s’agit de peinture translucide. Dans les vitraux, les couleurs participent de la lumière qui les traverse, et ont un éclat tel, que la moindre parcelle colorée prend, à distance, par le rayonnement, une importance prodigieuse. Mais il faut dire que les rayonnements des couleurs translucides ont des valeurs très-différentes. Ainsi, en ne prenant que les trois couleurs fondamentales, celles du prisme, le bleu, le jaune et le rouge, ces trois couleurs appliquées sur des verres, et translucides par conséquent, rayonnent plus ou moins. Le bleu est la couleur qui rayonne le plus, le rouge rayonne mal, le jaune pas du tout s’il tire vers l’orangé, un peu s’il est paille.

Ainsi, supposons un dessin de vitrail composé d’après la figure 2. Les traits noirs indiquent les plombs (voy. en A). Les compartiments R sont rouges, les compartiments L sont bleus, et les filets C, blancs. Voici l’effet qui se produira à une distance de 20 mètres environ (voy. en B).

Les compartiments circulaires l, bleus, rayonneront jusqu’à la circonférence ponctuée, et le rouge ne restera franc que dans les milieux de chacun des compartiments r. Il résultera de ceci : que toutes les surfaces o seront rouges glacées de bleu, c’est-à-dire violettes ; que les blancs isolateurs entre les tons, mais n’ayant pas de rayonnement colorant, seront glacés légèrement en bleu en v, ainsi que les plombs eux-mêmes ; que l’effet général de cette verrière sera froid et violacé dans la plus grande partie de sa surface, avec des taches r rouges, criardes si vous n’êtes pas très-éloigné de la verrière, sombres si vous êtes séparé d’elle par une grande distance. Mais si (voy. en A) nous diminuons le champ des disques bleus L par de la peinture noire, ainsi qu’on le voit en D, nous neutralisons en partie l’effet de rayonnement de ces disques. Si à la place des filets blancs C, nous mettons des filets blanc jaunâtre ou blanc verdâtre, et si nous traçons sur ces filets des lignes comme il est marqué en e, ou des perlés comme il est marqué en f, alors nous obtenons un effet beaucoup meilleur. Les bleus, ainsi puissamment entourés de dessins noirs et redessinés en noir intérieurement, perdent de leur faculté rayonnante. Les rouges sont beaucoup moins violacés par leur voisinage. Les tons jaunâtres ou blanc verdâtre des filets acquièrent de la finesse par le glacis bleu qui, mordant sur chacune de leurs extrémités, laisse entre ces extrémités une partie chaude qui s’allie avec le rouge, surtout si nous avons eu le soin d’augmenter la valeur des plombs par ces perlés ou par de simples traits intérieurs.

Admettons, au contraire, que les carrés R (voy. en A) soient bleus et les disques L rouges. À distance, le rayonnement puissant de ces grandes surfaces bleues, relativement aux taches rouges, sera tel, que ces taches rouges paraîtront noires ou violet sombre, et qu’on ne pourra soupçonner la présence du rouge. Les filets blancs paraîtront gris sale, ou verts, s’ils sont jaunes, ou vert azuré, s’ils sont blanc verdâtre. L’effet sera mauvais, sans oppositions. Le rayonnement du bleu affadissant et salissant les autres tons, ceux-ci n’auront plus la puissance de donner au bleu sa finesse et sa transparence. La coloration générale sera froide, laqueuse, d’une tonalité fausse ; car, dans les vitraux, plus encore que dans la peinture, chaque ton n’acquiert une valeur que par l’opposition d’un autre ton. Un bleu clair près d’un vert jaune devient turquoise ; ce même bleu près d’un rouge est azuré. Un rouge près d’un jaune-paille a un aspect orangé, tandis qu’il sera violacé près d’un bleu.

Ces principes élémentaires, et d’autres que nous aurons l’occasion de développer, étaient mis en pratique par les peintres verriers du XIIe siècle, avec une sûreté et une expérience telles, qu’il faut bien admettre chez ces artistes une longue suite d’observations. Nous ne pensons pas qu’ils eussent établi, sur ces relations des couleurs translucides, une théorie écrite, une sorte de traité scientifique, comme on le pourrait faire de nos jours ; ils procédaient par la méthode expérimentale, et les traditions acquises se perpétuaient dans l’atelier.

Comme style du dessin applicable à la peinture sur verre et comme entente de l’effet simultané des couleurs translucides, le XIIe siècle a sur le XIIIe une supériorité incontestable. Alors, au XIIe siècle, le dessin procède d’après la méthode grecque byzantine ; le nu impose la forme, les draperies ne font que l’envelopper, rien n’est laissé au hasard ; l’ensemble et les détails sont conçus et exécutés suivant des principes établis sur une observation profonde : tandis que plus tard on constate souvent, au milieu de belles œuvres, des négligences ou des oublis de ces principes.

Les verres employés par les artistes du XIIe siècle peuvent être classés ainsi :

Bleus[10] 
1o Bleu limpide légèrement turquoise.
2o Bleu saphir, mais verdissant.
3o Bleu indigo, intense.
4o Bleu azuré, très-clair, gris de lin.
Jaunes 
1o Jaune-paille, fumeux.
2o Jaune safran ou or bistré.
Rouges 
1o Rouge non doublé, orangé très-doux et égal de ton.
2o Rouge intense, jaspé.
3o Roux clair, fumeux.
Verts 
1o Vert jaune, limpide.
2o Vert-émeraude. Ce ton, à la main, paraît se rapprocher plutôt du gris que du vert ; il prend son éclat à distance, et surtout par l’opposition des tons bleus et rouges.
3o Vert-bouteille. À la main, ce vert paraît froid ; il prend sa qualité comme le précédent.
Pourpres 
1o Pourpre clair, chaud.
2o Pourpre limpide, azuré.
3o Pourpre sombre, vineux.
4o Pourpre très-clair, fumeux, pour les chairs.
Tons rares 
1o Mordoré, couleur vin d’Espagne.
2o Vert sombre, chaud.
Blancs 
1o Blanc jaunâtre, fumeux.
2o Blanc gris, glauque.
3o Blanc nacré.

Toutes les opérations chimiques des verriers du moyen âge étant empiriques, le compte des imprévus, des variétés, était long. Théophile laisse assez comprendre que le hasard seul donnait certains tons, dont l’artiste savait profiter. La palette du verrier était ainsi très-étendue, et il ne faudrait pas prendre la classification que nous donnons ici comme absolue. Nous n’avons fait qu’indiquer les valeurs ; mais comme tonalité, ces valeurs présentent des variétés nombreuses. Le talent des verriers consistait surtout à ne jamais juxtaposer deux valeurs égales et à profiter avec un sentiment réel de coloriste des variétés tonales.

Nous l’avons dit déjà, tous ces tons, sauf le rouge, sont répartis dans la masse du verre, et non doublés, ainsi qu’on les fabriqua plus tard.

Cette palette composée, les verriers procédaient comme l’indique le moine Théophile. Ils traçaient sur un carton les linéaments principaux des figures et ornements. Ces linéaments principaux donnaient les plombs ; ou plutôt les plombs n’étaient que le dessin scrupuleux de toutes les parties. En composant son carton, l’artiste pensait à la mise en plomb ; cela ressort clairement de l’examen attentif des verrières du XIIe siècle, puisque les contours sont toujours appuyés par un plomb qui fait ainsi le trait général. Sur ces cartons, les artistes peignaient-ils toutes les ombres, demi-teintes et linéaments intérieurs ? Nous ne le croyons pas, pour deux raisons : la première, c’est qu’il arrive parfois que des pièces de verre n’ont été que découpées, et, par manque de temps ou par oubli, elles n’ont point été achevées de peindre ; la seconde, que parfois aussi un même carton a servi pour deux figures, en pendant par exemple, et que le modelé intérieur diffère dans ces deux figures. Il y a tout lieu d’admettre que le maître traçait les contours sur le carton, avec quelques linéaments intérieurs principaux ; que les ouvriers coupaient les verres sur ce carton en calquant les linéaments principaux comme points de repère, et que les verres assemblés provisoirement sur le châssis, à l’opposé de la lumière du jour, on les peignait d’inspiration, sans recourir à un carton opaque modelé d’avance.

La figure 3[11] fera comprendre cette façon de procéder. En A, nous avons tracé le carton préparé par le maître ; en B, le modelé fait sur les verres mêmes, lorsqu’ils ont été coupés et assemblés provisoirement sur le châssis à contre-jour. On conçoit comment avec un dessin aussi précis, donnant les plombs, il n’était guère nécessaire d’indiquer sur le carton tout le modelé. Les lignes ponctuées sur la figure A donnent les plombs de jonction qui contrarient les contours. Pour éviter de trop grande, pièces de verre, le maître a tracé, sur le manteau, la bande a, qui est d’une autre couleur et que les plombs dessinent franchement.

Il fallait nécessairement que les ouvriers peintres chargés d’apposer la grisaille ou le modelé sur les morceaux de verre découpés d’après le carton, sussent dessiner. Il est vrai de dire qu’alors en Occident, comme dans les écoles byzantines, on avait de véritables procédés pour peindre une tête ou un vêtement[12] ; et ces procédés étaient, à tout prendre, établis sur une longue et profonde observation des effets décoratifs. Il suffisait donc, dès que le maître avait tracé le carton (et alors le style lui appartenait), de trouver des ouvriers habiles de la main et assez imbus des procédés traditionnels pour peindre sur les verres coupés le modelé convenable. Nous ne comprenons pas l’art de la peinture de cette façon aujourd’hui, et il ne faut pas le regretter, s’il s’agit de tableaux faits pour être placés en dehors d’un effet décoratif général, comme des objets possédant leurs qualités propres indépendamment de ce qui les entoure. Mais si la peinture participe d’un ensemble, si elle entre dans le concert d’harmonie générale que tout édifice semble devoir offrir aux yeux, elle est nécessairement soumise à des lois purement physiques que l’on ne peut méconnaître et qui sont supérieures au talent ou au génie de l’artiste. En effet, le génie d’un maître ne peut modifier les lois de la lumière, de la perspective et de l’optique. Nous savons bien qu’un assez grand nombre d’artistes de notre temps sont doués d’un sentiment trop fougueux ou indépendant pour se soumettre à d’autres lois que celles dictées par leur fantaisie ; mais nous savons avec non moins de certitude que la lumière, l’optique, la perspective, n’ont pas encore modifié les lois qui les régissent pour complaire à ces esprits insoumis. Si la lumière, l’optique et la perspective sont des conditions physiques d’un autre âge, si elles ont régné dans des temps de barbarie, elles règnent encore à l’heure qu’il est, et ne paraissent pas encore disposées à abdiquer, ni même à vieillir. Or, les artistes qui ont composé les verrières des XIe et XIIIe siècles manifestaient au contraire leur soumission absolue à ces lois, ils s’en aidaient avec autant d’intelligence que de modestie. Cette soumission nous donne un enseignement dont nous ne profitons guère, mais qui, pour cela, n’en est pas moins bon et vaut la peine d’être examiné.

Personne n’ignore les tentatives faites depuis une trentaine d’années pour rendre à la peinture sur verre un éclat nouveau. Nos verriers les plus habiles ont fait parfois d’excellents pastiches ; ils ont complété d’anciennes verrières avec une perfection d’imitation telle, qu’on ne saurait distinguer les restaurations des parties anciennes. Ils ont donc ainsi pris ample connaissance des procédés, non-seulement de fabrication matérielle, mais d’art, appliqués à ces sortes de peintures[13]. Ils ont pu reconnaître les qualités remarquables des anciens vitraux comme effet décoratif et harmonie, et la perfection, difficile à atteindre, de certains procédés d’exécution, l’habileté matérielle des ouvriers, et apprécier le style des maîtres, si bien approprié à l’objet. Cet art du verrier n’est donc pas un mystère, un secret perdu.

Ce qui a été oublié pendant plusieurs siècles, ce sont les seuls et vrais moyens qui conviennent à la peinture sur verre, moyens indiqués par l’observation des effets de la lumière et de l’optique ; moyens parfaitement connus et appliqués par les verriers des XIIe et XIIIe siècles, négligés à dater du XVe, et dédaignés depuis, en dépit, comme nous l’avons dit, de ces lois immuables imposées par la lumière et l’optique. Vouloir reproduire ce qu’on appelle un tableau, c’est-à-dire une peinture dans laquelle on cherche à rendre les effets de la perspective linéaire et de la perspective aérienne, de la lumière et des ombres avec toutes leurs transitions, sur un panneau de couleurs translucides, est une entreprise aussi téméraire que de prétendre rendre les effets des voix humaines avec des instruments à cordes. Autre procédé, autres conditions, autre branche de l’art. Il y a presque autant de distance entre la peinture dite de tableaux, la peinture opaque, cherchant à produire l’illusion, et la peinture sur verre, qu’il y en a entre cette même peinture opaque et un bas-relief. Le bas-relief serait-il peint, que jamais il ne pourrait rendre l’effet d’une peinture opaque sur un mur ou sur une toile ; ce bas-relief ainsi enluminé ne sera jamais qu’un assemblage de figures sur un seul plan. Dans une peinture opaque, dans un tableau, le rayonnement des couleurs est absolument soumis au peintre qui, par les demi-teintes, les ombres diverses d’intensité et de valeur suivant les plans, peut le diminuer ou l’augmenter à sa volonté. Le rayonnement des couleurs translucides dans les vitraux ne peut être modifié par l’artiste ; tout son talent consiste à en profiter suivant une donnée harmonique sur un seul plan, comme un tapis, mais non suivant un effet de perspective aérienne. Quoi qu’on fasse, une verrière ne représente jamais et ne peut représenter qu’une surface plane, elle n’a même ses qualités réelles qu’à cette condition ; toute tentative faite pour présenter à l’œil plusieurs plans détruit l’harmonie colorante, sans faire illusion au spectateur : tandis qu’une peinture opaque a et doit avoir pour effet de faire pénétrer l’œil dans une série de plans, de présenter une succession de solides. N’y eût-il qu’une figure dans une peinture, et cette figure fût-elle posée sur un fond uni, que le peintre prétend donner à cette figure l’apparence d’un corps ayant une épaisseur. Si le peintre n’atteint pas ce résultat dès ses premiers essais, il n’est pas moins certain que c’est le but vers lequel il tend, aussi bien dans l’antiquité, grecque que dans les temps modernes. Transposer cette propriété de la peinture opaque dans l’art de la peinture translucide est donc une idée fausse. La peinture translucide ne peut se proposer pour but que le dessin appuyant aussi énergiquement que possible une harmonie de couleurs, et le résultat est satisfaisant comme cela. Vouloir introduire les qualités propres à la peinture opaque dans la peinture translucide, c’est perdre les qualités précieuses de la peinture translucide sans compensation possible. Ce n’est point ici une question de routine ou d’affection aveugle pour un art que l’on voudrait maintenir dans son archaïsme, ainsi qu’on le prétend parfois ; c’est une de ces questions absolues, parce que (nous ne saurions trop le répéter) elles sont résolues par des lois physiques auxquelles nous ne pouvons rien changer. Vous ne ferez jamais chanter une guitare comme Rubini, et si quelques personnes prennent plaisir à entendre jouer l’ouverture de Guillaume Tell sur le flageolet, cela ne peut être du goût des amateurs de musique.

Nous croyons que cette discussion est ici à sa place, parce que nous avons entendu maintes fois répéter : « Que si les vitraux des XIIe et XIIIe siècles sont beaux, ce n’est pas une raison pour reproduire éternellement les meilleurs types qu’ils nous ont laissés ; qu’il faut tenir compte des progrès faits dans le domaine des arts ; que ces figures archaïques ne sont plus dans nos goûts, etc. » Certes, il n’est point nécessaire de calquer éternellement ces types des beaux temps de la peinture sur verre, de faire des pastiches en un mot ; mais ce qu’il ne faut point perdre de vue, ce sont les procédés d’art si habilement appliqués alors à cette peinture ; ce qu’il faut éviter (parce que cela n’est pas un progrès, mais bien une décadence), c’est cette transposition d’une forme de l’art dans une autre qui lui est opposée. Avec plus de persistance que de bonne foi, on affecte souvent de nous ranger parmi les fanatiques du passé, parce que nous disons : « Profitez de ce qui s’est fait ; faites mieux si vous pouvez, mais n’ignorez pas les chemins déjà parcourus, les résultats déjà obtenus dans le domaine des arts. Or, ce que vous nous donnez souvent comme une inspiration pleine d’avenir, n’est qu’un oubli de longs et utiles travaux, ou un assemblage incohérent de formes mal comprises ou de procédés faussement appliqués. »

Les vitraux du XIIe siècle sont maintenus en place, comme ceux du XIIIe siècle, par des plombs qui sertissent chaque morceau de verre, en composent des panneaux ; des vergettes on tringlettes maintiennent ces panneaux dans leur plan et les empêchent de s’affaisser sous leur propre poids. Ces panneaux sont posés dans des armatures de fer (voyez Armature).

Il est clair que ces panneaux ne peuvent dépasser certaines dimensions, puisqu’ils doivent résister à la pression du vent. La mise en plomb laisse une élasticité très-nécessaire à la conservation de ces panneaux. Le compositeur verrier doit tenir compte de ces éléments matériels de l’œuvre. Ce sont là des conditions non moins impérieuses que celles imposées par la lumière et l’optique. Ce sont des conditions de solidité, de durée, et qui, par cela même, doivent influer sur la conception de l’artiste, et dont il s’aide, s’il est habile. Les armatures de fer dessinent les grandes divisions décoratives et donnent l’échelle de l’objet, chose plus utile qu’on ne le pense généralement. Les plombs accusent le dessin et séparent les couleurs par un trait ferme, condition nécessaire à l’effet harmonieux des tons translucides. Reste le modelé intérieur. C’est là que les verriers du XIIe siècle, particulièrement, ont montré leur profonde observation des effets de la peinture translucide. Ces artistes savaient : 1o que les tons n’ont qu’une valeur relative ; 2o que le rayonnement de certaines couleurs translucides est tel, qu’il altère ou modifie même la qualité de ces couleurs ; 3o que le modelé appliqué sur le verre doit, dans les parties les plus ombrées, laisser apparaître le ton local, non à travers un glacis, mais par échappées pures ; car une ombre qui couvre un verre coloré donne à distance un ton opaque qui ne participe pas de la couleur de ce verre qu’elle couvre, mais du rayonnement des couleurs voisines, en raison de la propriété rayonnante de ces couleurs. Ainsi, pour rendre notre explication claire : supposons (fig. 4) un disque de verre rouge A entouré de verre bleu ; si nous avons posé autour de ce disque une ombre (fût-elle translucide elle-même, comme un glacis un peu opaque), cette ombre participera, non du ton local rouge du verre, mais du rayonnement bleu du verre d’entourage. Cette ombre prendra dès lors un ton faux et sale, mélange de brun et de bleu, qui fera paraître le bleu creux, sans solidité, et le ton rouge criard. Si, au contraire (voy. en B), nous avons eu le soin de poser cette ombre sur le disque, non à plat, mais par hachures et en laissant un orle rouge pur tout autour, cet orle et les interstices laissés entre les hachures donneront à l’ombre une localité rouge, et le bleu conservera sa qualité. L’orle et les interstices des hachures prendront assez de valeur, à cause de l’opposition des traits noirs, pour lutter contre le rayonnement du ton bleu et laisser à l’ombre du disque sa localité rouge.

Voyons l’application de cette formule. Voici (fig. 5) un fragment de la belle verrière de la cathédrale de Chartres[14], qui représente un arbre de Jessé.
Cette verrière date du milieu du Xe siècle[15]. Le fond est bleu, de ce bleu limpide, un peu nuancé de vert, qui appartient à la fabrication de cette époque, et qui rappelle la couleur de certains ciels d’automne, entre la bande orangée du soleil couchant et la pourpre voisine du zénith. La robe du roi est d’un ton vineux, pourpre chaud, le manteau vert d’émeraude, le pallium et la couronne sont jaune fumée, les chaussures et les parements des manches rouges. On voit que le modelé peint sur ces vêtements ne se compose que d’une succession de hachures laissant entre elles, et notamment près des bords percer le ton local ; de telle sorte que le rayonnement du verre bleu du fond est neutralisé par ces échappées des tons locaux des vêtements à travers les interstices des hachures. Ces observations, qui sembleraient contredire en partie la démonstration qui accompagne la figure 2, n’en sont cependant qu’un corollaire. Dans la figure 2, nous avons vu que pour neutraliser l’effet du rayonnement des tons bleus sur les tons rouges, nous avons diminué la surface de ces tons bleus par une peinture opaque, une sorte d’écran découpé qui soumet leur contour à des formes redentées. Or, à distance, lorsque les couleurs translucides sont très-rayonnantes, on diminue bien la propriété de ces couleurs à l’aide d’écrans découpés ; mais, par l’effet de cette propriété rayonnante, les écrans découpés paraissent diffus, et les interstices laissés purs perdent simplement de leur valeur colorante relative. L’effet contraire se produit pour les couleurs à faible rayonnement, leur intensité colorante augmente en raison du peu de surface que vous laissez pur entre les découpures d’un écran.


Exemple (fig. 6) : soit un verre bleu A, dont on a diminué la surface rayonnante par la peinture opaque ou écran B. À distance, ce verre bleu produira l’effet indiqué en C. Plus on l’éloignera, plus la peinture écran sera confuse, mais aussi plus le bleu tendra à grisonner. Soit un verre rouge peint de la même manière : plus on s’éloignera, plus la peinture écran prendra d’étendue, en perdant un peu de sa qualité opaque ; si bien qu’à une grande distance, on ne distinguera plus le rouge que par touches aiguës, ainsi qu’on les voit figurées en E, mais ces touches gagneront en intensité colorante ce qu’elles perdent en étendue. Nous admettons que le verre rouge est fouetté ; s’il était uni, à distance il paraîtrait lie de vin ou marron. D’après ce principe, chaque couleur translucide doit donc recevoir la peinture écran en raison de sa propriété rayonnante. Les verriers du XIIe siècle prouvent par les œuvres qu’ils nous ont laissées qu’ils avaient une parfaite connaissance de ces lois, et nous avouons, quant à nous, ne les connaître que par l’étude attentive de ces œuvres. Qu’ils soient arrivés à ces résultats par un empirisme prolongé ou par des observations savantes recueillies en Orient, cela, au fond, nous importe assez peu ; le fait donne raison à leurs méthodes. Car, de toutes les verrières connues, celles du XIIe siècle possèdent seules cette harmonie claire et sûre qu’on ne peut se lasser d’admirer ; harmonie si franche, qu’à une très-grande distance, et sans avoir besoin d’examiner le style des dessins, on reconnaît une de ces verrières au milieu de beaucoup d’autres[16]. Connaissant donc les propriétés plus ou moins rayonnantes des verres colorés, les verriers du XIIe siècle ont posé et peint ces verres en raison de ces propriétés, et aussi de l’influence que les couleurs translucides exercent les unes sur les autres.

Sachant, par exemple, que ce bleu limpide dont nous parlions tout à l’heure a, par-dessus toutes les autres couleurs, une qualité rayonnante, ils ne l’ont employé en grandes parties que dans des fonds ; et pour empêcher le rayonnement de ces surfaces bleues d’influer d’une manière fâcheuse sur les tons voisins (tous moins rayonnants, à des degrés différents), ils ont chargé ceux-ci de linéaments, de hachures, de détails opaques en façon d’écrans, afin de rendre à ces tons une intensité plus grande en vertu de la loi expliquée figure 6 ; mais, d’ailleurs (toujours en vertu de cette loi et de celle expliquée également figure 4), ils se sont bien gardés de salir ces tons par des ombres unies, eussent-elles été même translucides, et ont laissé toujours percer des parcelles du ton local à travers les réseaux ombres les plus chargés. Ces artistes ont encore usé des verres blancs (nacrés), comme appoint indispensable pour donner aux couleurs leurs rapports relatifs. Ainsi, dans l’exemple donné (fig. 5), le branchage de l’arbre de Jessé, quelques feuilles des bouquets, sont coupés dans du verre blanc ; mais ces parties lumineuses sont chargées de détails peints qui en atténuent l’éclat et la dureté[17].

Le fond bleu qui entoure l’arbre, sujet principal, et qui occupe tout le milieu de la fenêtre, est combattu par deux larges bordures dont voici (fig. 7) la répartition ; car c’est par l’ensemble autant que par les détails que se recommande cette composition. En A, règne le fond bleu sur lequel se détachent en vigueur les tons des personnages et en lumière les branchages de l’arbre. En B, sont des prophètes sur fond rouge. Ces prophètes sont principalement vêtus de bleu et de jaune fumée, ils tiennent des phylactères blancs. Cette tonalité chaude (car le bleu n’est plus ici le même que celui du fond, mais plus intense ou plus vert) donne une transparence lumineuse au fond bleu du centre. Pour relier ces fonds rouges des prophètes, l’artiste a drapé le Jessé couché en C d’un large manteau rouge ; il repose sur un lit tendu de blanc qui sert de point de départ, de souche à la tonalité de l’arbre. Une robe bleu sombre qui revêt le haut du corps du Jessé, ce blanc et quelques franges jaunes, donnent un éclat incomparable au rouge du manteau. Les demi-cercles rouges qui servent de champ aux prophètes sont sertis d’une bande bleue dans le ton du fond A et d’un liséré blanc chargé de détails ; puis les écoinçons G sont sur fond d’un beau vert d’émeraude chaud et limpide. Autour se développe une bordure splendide comme composition et éclat, dont nous donnons (fig. 8) le détail au sixième de l’exécution.
En A, sont les fonds rouges des prophètes ; en B, le filet bleu qui rappelle le ton du fond du Jessé, puis le liséré blanc ondé, enlevé au style sur un ton bistré apposé sur le verre ; en C, le fond vert des écoinçons. Ceux-ci sont chargés d’un carré bleu bistré de peinture, avec des détails extrêmement délicats enlevés au style, conformément à la méthode indiquée par Théophile. Ces carrés bleus sont coupés par des ornements pourpre chaud qui mordent sur le fond vert. Un liséré blanc, également bistré et enlevé, entoure le carré bleu. Le rouge apparaît de nouveau en R. Un perlé jaune fait le bord intérieur de la bordure ; il est doublé d’un filet bleu F, du même ton que le fond du Jessé. Le rouge réapparaît en G, et le bleu du fond du Jessé en L. Pour l’entrelacs perlé, il est fait sur verre blanc. Les cercles et les feuilles en lancettes sont jaune fumée ; les feuilles, vertes et pourpre ; le perlé extérieur est jaune douteux. Dans cette verrière, il n’y a donc que les verres dont voici les tons :

1o  Blanc nacré ; blanc fumeux ;
2o  Bleu limpide ;
3o  Bleu intense verdâtre, et par exception indigo ;
4o  Vert d’émeraude ;
5o  Vert se rapprochant du ton de la turquoise ;
6o  Pourpre chaud ;
7o  Rouge ;
8o  Jaune deux tons ;
9o  Les tons des chairs sont pourpre clair, fumeux.

Il était donc facile au maître, suivant ce que dit Théophile, de marquer sur son carton les couleurs par des lettres, et d’établir ses rapports harmoniques plus sûrement qu’il ne l’eût pu faire en tâtonnant avec une palette de tons. Le ton bleu du sujet principal a commandé toute la tonalité du reste. Il fallait laisser éclater la splendeur lumineuse dans ce milieu. Cette donnée a commandé les fonds rouges des prophètes, le rappel du bleu du fond principal sur les filets demi-circulaires. Pour faire valoir, et la vigueur de la coloration rouge et la transparence rayonnante du bleu, on a placé les fonds vert d’émeraude des écoinçons. Puis encore a-t-on rappelé le fond bleu, mais en lui donnant une valeur solide par l’adjonction de cette délicate ornementation des carrés. Enfin, la bordure résume tous les tons répartis dans les sujets principaux, mais par petits fragments ; de manière que cette bordure, d’un effet solide et puissant, ne rivalise pas cependant avec les larges dispositions des parties centrales. Ces entrelacs blancs perlés sont comme une marge brillante aux peintures principales ; marge qui se rattache aux sujets par ces carrés bleus délicatement niellés et sertis de lisérés blancs.

Si maintenant nous examinons les détails de cette bordure (fig. 8), nous observons que les feuillages pourpres, verts et jaunes, qui se détachent sur le fond bleu L, sont modelés conformément à la méthode indiquée par la figure 4, c’est-à-dire que ce modelé laisse toujours voir des parties pures du verre entre les hachures, et notamment sur les bords de l’ornement, afin de lutter contre le rayonnement du fond bleu, qui, d’ailleurs, n’est visible qu’en pièces relativement petites.

On croit trop facilement que les peintures sur verre anciennes doivent en partie leur harmonie à la salissure que le temps a déposée sur leur surface ; et nous avons souvent entendu des peintres verriers mêmes prétendre que ces vitraux des XIIe et XIIIe siècles devaient produire un effet criard lorsqu’ils étaient neufs. Cette opinion peut être soutenue s’il s’agit de certaines verrières de pacotille, comme on en a fabriqué dans tous les temps, et surtout pendant le XIIIe siècle ; elle nous semble erronée s’il s’agit des verrières du XIIe siècle que nous possédons encore, en trop petit nombre malheureusement, et des bonnes verrières du XIIIe. En examinant les figures 3, 5 et 8, il est facile de reconnaître que les peintres ont parfaitement paré aux effets criards par la multiplicité et la disposition des traits ou hachures composant le modelé. En laissant les fonds limpides, et choisissant pour ces fonds des tons francs, mais d’une belle qualité colorante, lumineuse, ils ont eu le soin d’occuper tous les tons entrant dans la composition des figures et ornements, par un modelé serré ou des détails délicats qui donnent à ces tons la valeur relative convenable. On remplace habituellement aujourd’hui ce travail délicat et si bien entendu pour faire valoir la qualité de chaque ton, par une salissure factice mise de façon à laisser apparaître par échappées les tons purs, et l’on obtient ainsi parfois une harmonie à bon compte. Mais il faut avouer que ce procédé est barbare, et permet de supposer que nos verriers n’ont pas une théorie bien nette des conditions de l’harmonie des vitraux. C’est à peu près comme si, pour dissimuler le défaut d’accord entre des instrumentistes exécutant une symphonie, on faisait dominer, du commencement à la fin, une basse continue, une sorte de ronflement neutre, avec quelques rares intervalles laissant entendre par échappées une ou deux mesures débarrassées de cet accompagnement monotone. Faire de la peinture, translucide surtout, c’est-à-dire d’un éclat sans rival, pour la salir sous prétexte de l’harmoniser, est une idée qui peut entrer dans le cerveau d’amateurs passionnés de la patine des objets d’art plutôt que de ces objets mêmes, mais ne pouvait venir à l’esprit d’artistes qui cherchaient par tous les moyens sincères et profondément étudiés à rendre leurs conceptions. Il est évident toutefois que déjà au XIIIe siècle, on apposait certains glacis par parties sur des verrières communes[18] ; mais ces légers glacis apposés à froid, et probablement sur la verrière mise en place, ont des expédients pour obtenir un effet d’ensemble, et non une salissure mise au hasard sur les panneaux.

Les verrières du XIIe siècle des cathédrales de Chartres et du Mans, de l’église abbatiale de Saint-Denis, de Vendôme et d’Angers, pouvaient et peuvent se passer de cette patine, puisque (sauf les fonds qui, ne l’oublions pas, sont faits avec des verres d’une qualité harmonieuse incomparable) tous les détails de l’ornementation et des figures sont couverts d’un travail au pinceau. Il y avait donc alors pour les artistes verriers deux opérations distinctes propres à obtenir l’harmonie générale d’un vitrail quand le carton était dessiné : 1o la désignation des tons des verres sur ce carton ; 2o le travail au pinceau sur ces verres, qui complétait l’harmonie en donnant à chaque ton l’importance relative convenable.

La méthode adoptée par les artistes du XIIe siècle pour la première partie de ce travail est donnée par Théophile ; c’était au moyen de lettres que le maître indiquait les couleurs sur le carton.

Or, cette méthode devait se rapprocher de celle que nous allons indiquer en nous appuyant sur les exemples de verrières de cette époque. En supposant les cinq voyelles exprimant :

A = le blanc.  
E =
le pourpre foncé 
couleurs composées.
I =
le pourpre clair 
O =
le vert d’émeraude 
U =
le vert bleu turquoise 


les consonnes exprimant :

B =
le bleu. 
couleurs simples[19].
J =
le jaune. 
R =
le rouge. 


nous partons de cette première loi : que toute couleur simple dominant dans un sujet, formant le fond, par exemple, il faut, avec elle, employer en majorité les couleurs composées ; que si, avec cette couleur simple du fond, on met d’autres couleurs simples, il faut, ou que ces couleurs soient en petites parties, ou isolées par un appoint blanc important. Exemple : dans la figure 5 de l’arbre de Jessé de Chartres (premier roi), le fond étant B, les voyelles doivent dominer dans la composition. En effet, l’artiste a mis : manteau, O ; robe, I ; branchage, A ; fleurs, E, U, I, O. Les consonnes n’apparaissent plus que pour de petites parties : couronne, pallium, deux feuilles inférieures dans les bouquets du haut, feuille centrale dans les bouquets du bas, J ; agrafe, manchettes, souliers du roi, R. Si nous prenons les autres rois au-dessus du premier et la Vierge du sommet, la loi est la même, c’est-à-dire que le fond étant la consonne B, ce sont les voyelles qui composent les personnages et ornements. Dans le bas, le Jessé est couvert d’un ample manteau rouge, pour une raison d’harmonie indiquée plus haut, mais ce manteau est entièrement entouré de la consonne A, c’est-à-dire de blanc. Même règle pour la bordure : le fond des bouquets est B, les bouquets sont I, O, la lancette centrale et la rouelle sont J ; mais la lancette centrale est très-menue, se rattache au blanc, ainsi que la rouelle. Cependant les fonds des prophètes sont R, et le B entre pour une forte part dans les vêtements de ces prophètes, ainsi que le J ; mais c’est là un de ces procédés d’harmonie fréquents à cette époque et qui confirme la règle ci-dessus donnée. D’abord le B ou le bleu employé est, dans la plupart de ces vêtements, ou verdâtre ou azuré clair, ce qui n’en fait plus une couleur simple ; le J est ou paille ou très-fumeux. Il y a ici un cas particulier, la donnée harmonique de l’artiste était celle-ci : obtenir un milieu brillant, limpide, léger, doux à l’œil. Pour arriver à ce résultat, il fallait avoir autour de cette partie centrale une coloration vigoureuse, un peu dure même, une sorte de dissonance qui fît repoussoir. De là ces alliances de rouge et de bleu. Mais si l’on regarde cette belle verrière, avec quel art de coloriste cet effet est-il obtenu ! Dans ces vêtements bleus des prophètes passent des bandes pourpres ; puis, sur des parties voisines d’un bleu azuré, des tons vert d’émeraude très-lumineux ; de longs phylactères blancs, même des robes blanches, viennent détruire ce qu’il y aurait de trop forcé dans les tons de ces deux bordures des prophètes. La puissance du fond vert d’émeraude des écoinçons, séparé du fond rouge des prophètes par un filet blanc et un filet B pur qui est le B du fond des rois, ajoute encore à l’effet solide de la tonalité, et ce vert d’émeraude est rendu fin et doux cependant par les larges feuilles pourpres qui mordent dessus et qui partent des carrés bleus niellés (voy. la fig. 8).

Les peintres verriers du XIIe siècle ont employé parfois ces fonds verts, mais seulement pour des parties accessoires, des ornements, et pour faire participer ces fonds à un système de bordure dans le genre de celui que nous venons de décrire. D’ailleurs, pour les sujets, pendant les XIIe et XIIIe siècles, les fonds bleus et rouges ; c’est-à-dire des couleurs simples d’une coloration puissante, sont seuls employés, et cela se conçoit. Dès l’instant que les verriers avaient reconnu qu’avec une couleur dominante, comme un fond, il ne faut plus qu’exceptionnellement des couleurs de même ordre, c’est-à-dire qu’avec une couleur consonne dominante (pour en revenir à notre théorie), il ne faut employer que des couleurs voyelles, et vice versa, force était de prendre pour les fonds les couleurs simples ; car, en supposant qu’on eût pris un fond pourpre (couleur composée) ; par exemple, les objets compris dans ce fond ne pouvaient être que le bleu, le rouge et le jaune (couleurs simples). Cela diminuait les ressources de la palette du verrier à trois couleurs et au blanc, pour tous les vêtements, nus et ornements du sujet, ce qui présentait une harmonie monotone et bornée. En adoptant les fonds bleus et rouges, bleus surtout, le peintre verrier avait, pour colorer les sujets et ornements, deux verts, deux pourpres, le bleu gris de lin et le bleu turquoise, c’est-à-dire six couleurs, sans compter le blanc et les blancs rompus. D’ailleurs, avec le fond bleu, il pouvait, au moyen de quelques artifices, employer encore le rouge et le jaune, et avec le fond rouge, le bleu et le jaune. Il est encore une autre considération : le bleu et le rouge seuls peuvent, comme ton de fond, se passer de peinture, sans paraître creux. Le jaune est trop absorbant, non par son rayonnement, puisqu’il n’en a pas, mais par son éclat ; quant aux tons composés et rompus, s’ils ne sont pas chargés de peinture, c’est-à-dire modelés, ils ne se soutiennent pas : le regard, pour ainsi parler, passe à travers et cherche quelque chose au delà. Le bleu et le rouge translucides seuls, dépourvus de peinture, de modelé, offrent à l’œil une surface colorée solide, intense, sur laquelle il s’arrête.

Nous avons vu (fig. 2 et 6) que les peintres atténuaient le rayonnement du bleu par l’apposition, sur le bleu, d’une peinture écran qui en diminuait la surface et qui altérait sa tonalité au profit des couleurs voisines moins rayonnantes. Mais pour les fonds des sujets, au XIIe et au XIIIe siècle, il était très-rare que les fonds bleus fussent chargés d’une peinture écran ; aussi, pour lutter contre le rayonnement de ces fonds bleus, les verriers avaient-ils le soin de placer beaucoup de filets ou de détails blancs ou bleu gris très-clair dans les sujets enveloppés par ces fonds. En effet, le blanc gris bleu, qui a un rayonnement égal au bleu saphir, conserve auprès de ce bleu saphir toute sa valeur ; il en est de même, ou à peu près, de certains pourpres pâles et lilas, de certains verts glauques. Aussi ces tons sont-ils très-fréquemment employés dans les sujets ou ornements se détachant sur fond bleu franc. Pour empêcher les fonds bleus de rayonner en dehors de leur périmètre, les artistes des XIIe et XIIIe siècles ont usé d’un moyen qui ne manque jamais son effet. Ils plaçaient autour de ce fond un filet rouge, puis un filet blanc. Voici le phénomène qui se produit alors : la présence du filet blanc empêche le rouge d’être violacé par le rayonnement du bleu.


Soit (fig. 9) un sujet A sur fond bleu ; si ce fond bleu est entouré d’un filet rouge B, et celui-ci enveloppé d’un filet blanc C, le rayonnement du bleu n’a pas d’action sur le filet rouge, ne le rend pas violet ; ce rouge conserve toute sa pureté et fait d’autant mieux valoir la finesse du ton bleu. L’action du filet blanc sera encore plus efficace, si ce filet est perlé, comme il est indiqué en P, parce que le blanc, réduit à des touches répétées, prend d’autant plus de fermeté. Mais si l’on fait le contraire, c’est-à-dire si l’on met le filet blanc en B, à l’intérieur, et le filet rouge en C, à l’extérieur, le blanc sera quelque peu azuré par le voisinage du bleu, et ne présentera plus, pour le rouge, une opposition qui fera ressortir son éclat ; partant le rouge sera terni par le rayonnement du bleu passant à travers le blanc.

Il est facile, par une expérience que chacun peut faire, de se rendre compte de cet effet. Si le filet rouge est compris entre deux filets blancs (perlés surtout), il conserve de même sa valeur, et l’on obtient une harmonie d’une extrême délicatesse ; car alors entre le rouge, qui ne perd rien de sa qualité, et le bleu, il s’interpose un orle nacré qui fait une transition des plus heureuses entre le rouge et le bleu. En effet, la juxtaposition du rouge et du bleu est périlleuse ; elle est une véritable dissonance, et c’est avec beaucoup d’adresse que les peintres verriers des XIIe et XIIIe siècles s’en sont servis. Si par l’extraposition du blanc, le rouge conserve sa qualité et n’est plus soumis au rayonnement du bleu, l’harmonie est dure ; si le blanc fait défaut, le rouge est violacé et prend une qualité fausse : l’interposition d’un blanc verdâtre ou jaunâtre entre le rouge et le bleu (à la condition d’avoir du blanc également à l’extérieur du rouge) produit l’effet le plus heureux. Les peintres qui ont fait les belles verrières de Chartres, de Bourges, etc., ont usé largement de ce moyen de sertir les fonds bleus.

Après avoir étudié nos plus belles verrières françaises, on pourrait établir qu’au point de vue de l’harmonie des tons, la première condition pour un artiste verrier est de savoir régler le bleu. Le bleu est la lumière dans les vitraux, et la lumière n’a de valeur que par les oppositions. Mais c’est aussi cette couleur lumineuse qui donne à tous les tons une valeur. Composez une verrière dans laquelle il n’entrerait pas de bleu, vous n’aurez qu’une surface blafarde ou crue, que l’œil cherchera à éviter ; répandez quelques touches bleues au milieu de tous ces tons, vous aurez immédiatement des effets piquants, sinon une harmonie savamment conçue. Aussi la composition des verres bleus a-t-elle singulièrement préoccupé les verriers des XIIe et XIIIe siècles. S’il n’y a qu’un rouge, que deux jaunes, que deux ou trois pourpres et deux ou trois verts au plus, il y a des nuances infinies de bleu, depuis le bleu clair gris de lin jusqu’au bleu foncé violacé, et depuis le bleu glauque et le bleu turquoise jusqu’au bleu saphir verdissant ; or, ces bleus sont posés avec une très-délicate observation des effets qu’ils doivent produire sur les autres tons et que les autres tons doivent produire sur eux. Il y a, par exemple, des harmonies très-heureuses produites avec des tons bleus glauques et des rouges (le rouge comme fond, bien entendu), avec ces mêmes bleus, et des bleus indigo et avec des verts d’émeraude. L’association du vert et du bleu, si périlleuse, donne à ces artistes coloristes des tonalités d’une finesse extraordinaire, et dont on ne peut trouver d’exemples que dans certains émaux persans et dans les fleurs de nos champs. Tout le monde a pu reposer ses regards sur l’harmonie si douce de la fleur du lin sur la verdure. Mais de même que la nature a mis toujours des verts assortis à chaque coloration de fleur, de même ont fait ces artistes, et peut-être s’inspiraient-ils de ces modèles. Toujours est-il que, dans les grands vitraux ou dans les vitraux à sujets légendaires des XIIe et XIIIe siècles, jamais le regard n’est heurté par ces taches qui apparaissent dans les verrières des époques postérieures. L’harmonie n’est jamais dérangée par une touche mise mal à propos ; tout se tient, se lie, comme dans les beaux tapis d’Orient.

Il y a évidemment, pour chaque composition, pour chaque vitrail, une tonalité admise par le compositeur ; on pourrait presque dire qu’il y a des verrières en ton mineur, des verrières en ton majeur. Cela est sensible dans les édifices où il existe un grand nombre de ces verrières, comme les cathédrales de Sens, de Bourges, du Mans, de Chartres, de Tours, de Troyes, d’Auxerre.

Jamais cependant ces verrières anciennes n’affectent ces colorations rousses, revêtues d’un glacis ambré que l’on a donné parfois à certains vitraux du XVIe siècle, que nos verriers modernes prennent pour une coloration chaude, mais qui a le grand inconvénient de manquer de lumière et de donner aux intérieurs un ton faux, sans air et sans profondeur ; si bien que dans un vaisseau tamisant cette coloration de lampe, il semble qu’on étouffe et que tous les objets se rapprochent de l’œil.

C’est en partie au judicieux emploi des bleus dans leurs vitraux que les artistes des XIIe et XIIIe siècles doivent de donner aux vaisseaux vitrés une profondeur et une atmosphère nacrée qui les font paraître plus élevés et plus vastes qu’ils ne le sont réellement. Le bleu est donc la base de la coloration des vitraux ; mais c’en est aussi l’écueil, écueil sur lequel les artistes du XIIIe siècle ont parfois échoué en donnant à quelques-unes de leurs verrières une tonalité violette désagréable ou une tonalité froide à l’excès, qui affecte le sens de la vue comme un acide affecte le palais[20].

Dans les vitraux du XIIe siècle ; les bordures prennent beaucoup d’importance, comme on peut le reconnaître par l’exemple que nous avons donné (fig. 7 et 8) ; quant aux fonds entre les sujets, ils sont réduits autant que possible, et se composent d’ornements plutôt que de semis ou quadrillés, ainsi qu’on le pratiqua au XIIIe siècle. À cette époque, où l’on multiplia les vitraux légendaires, c’est-à-dire composés de petits sujets compris dans un même vitrail et jetés sur une sorte de tapisserie uniforme, on prétendit donner à cette tapisserie formant fond, et sur laquelle brochaient les panneaux à sujets, un ton qui ne pût rivaliser avec les couleurs dont ces sujets étaient composés. Pour ces sujets légendaires, le rouge ne convenait guère. Son intensité absorbait les détails répandus dans ces sujets ; il rendait l’emploi des pourpres très-difficile, sinon impossible, et s’alliait mal avec le jaune ; de telle sorte que pour colorer sur les fonds rouges les vêtements des personnages, les peintres en étaient réduits aux nuances du bleu, à certains verts et au blanc. Ils adoptèrent donc, sauf de très-rares exceptions, pour les sujets légendaires, les fonds bleus, qui permettaient l’emploi de tous les tons composés, et même du jaune et du rouge, quand on les posait avec adresse pour la tapisserie sur laquelle brochaient les sujets, il fallait donc trouver une coloration relativement neutre, qui laissât briller les médaillons. Voulant atteindre cet effet, la coloration ne pouvait que chercher une tonalité relativement sourde, mais en même temps veloutée, pleine. Le rouge et le bleu étaient les couleurs qui devaient remplir le mieux cet objet par leur mélange, mais en évitant les tons violacés, lesquels détruisent toute harmonie. Voici donc quelques-uns de ces fonds du commencement du XIIIe siècle, choisis parmi ceux qui sont les mieux réussis (fig. 10)[21].
Le premier, A, présente une alternance égale de verres rouges et bleus, c’est-à-dire que les carrés r sont rouges et les carrés b bleus. Le verrier a laissé en contact les rouges purs et les bleus purs, séparés seulement par les plombs ; il a obtenu ainsi un rayonnement du bleu sur le rouge et un ton violacé, mais il a peint au milieu de chacun des carrés un ornement écran dont les noirs sont assez puissants pour arrêter le rayonnement, de sorte que les touches rouges vues à l’intérieur des écrans restent très-franchement rouges et que le rayonnement du bleu est diminué. À distance, la teinte violacée des bords des carrés est rendue neutre, sourde, par l’éclat vif des verres rouges réduits au moyen des peintures écrans, et par la fraîcheur des tons bleus également réduits. Ainsi, l’effet général est celui-ci : ton neutre, pourpré, tenant du bleu et du rouge, sur lequel étincellent des touches rouges et bleues très-pures. Comme ce ton neutre pourpré n’est que le produit des deux couleurs juxtaposées dont on retrouve l’éclat pur sur quelques points, il en résulte un ton général harmonieux et velouté (quoique un peu sombre) d’un bon effet. Le second exemple, B, présente des carrés bleus séparés par des bandes rouges. Les rouges sont laissés purs, tandis que les carrés bleus sont couverts d’une grisaille écran qui atténue beaucoup leur rayonnement. Grâce à cette peinture, le bleu prend lui-même un ton sourd, et ce sont les bandes rouges seules qui conservent un éclat quelque peu pourpré sur les bords par le voisinage des lisérés bleus laissés le long des plombs. La bordure du premier exemple, A, est composée de fleurs bleues au sommet, et blanches ou jaunes alternées, pour la partie inférieure, se détachant sur un fond rouge. On observera que le rouge est pur ; que le bleu, le blanc ou le jaune sont couverts d’ornements. Les filets a sont blancs, et les filets b bleus. La bordure du second exemple présente des losanges blanches et jaunes alternées, séparées par des disques bleus sur fond rouge ; les filets sont de même qu’au-dessus. Le rouge, dans ces bordures, par la présence du blanc et du jaune, est complètement soustrait au rayonnement du bleu, lequel, d’ailleurs, est atténué par la peinture écran. Ces bordures prennent ainsi un éclat très-vif qui assourdit encore les fonds et les relègue au second plan de l’harmonie générale. Présentons encore deux autres exemples de ces fonds (fig. 11), dans lesquels le blanc et le jaune interviennent.
Dans le premier exemple, A, les écailles peintes sont bleues, leur naissance est jaune et leur cerné rouge ; le rouge n’est éteint que par un simple trait. Quant au bleu, la grisaille écran atténue son rayonnement, pas assez cependant pour que le rouge ne soit point pourpré. Mais les touches jaune-paille, voisines de la réunion des bordés rouges, rendent à ceux-ci leur éclat près de ces rencontres. L’effet est singulièrement harmonieux et chaud.

Dans le second exemple, B, les écailles sont également bleues, les bordés rouges et les petits disques fleuronnés blanc verdâtre ; toujours les bleus sont peints, et ce sont ces points blancs qui atténuent, avec cette peinture, le rayonnement du bleu.

On observera donc que les principes de coloration posés plus haut sont suivis avec un tact parfait dans ces fonds. Les grisailles sur les bleus laissent toujours un cerné bleu pur près du plomb, afin de profiter du rayonnement d’une valeur suffisante pour adoucir les bords du rouge. Mais pour que ce ronge, à distance, ne paraisse point trop pourpré par les bleus, ou le rouge est occupé par un dessin noir, comme dans l’exemple A (fig. 10), ou le blanc et le jaune-paille viennent lutter contre le rayonnement du bleu, comme dans la figure 11.

Mais si, dans la composition des vitraux, comme dans toutes les branches de l’architecture du moyen âge, il est des principes dont les artistes ne s’écartent pas, lorsqu’il s’agit d’appliquer ces principes, ils font preuve d’une grande liberté et d’une fertilité peu ordinaire. Ces fonds entre les sujets légendaires, ces tapisseries, ne se composent pas seulement de ces semis, de ces quadrillés, de ces squamatures, mais aussi d’enroulements, d’entrelacs disposés, comme dessin et couleur, de manière à laisser les sujets se détacher nettement. Voici (fig. 12) un exemple de ces sortes de fonds[22]. Le bleu sert de fond aux sujets, le rouge à la tapisserie, les médaillons A sont jaunes éteints par une grisaille, entourés d’un orle blanc également atténué par de la grisaille.


Pour les enroulements, ils se composent de verres blanc verdâtre, bleu (cendre bleu), bleu verdâtre, blanc, blanc bleuté, jaune, bleu intense, et vert d’émeraude, ces trois derniers tons en petite quantité. Ces bleus de diverses nuances rayonnent d’une manière suffisante, malgré la peinture qui les couvre, pour violacer un peu le rouge sur les bords, ce qui donne à cette tapisserie l’éclat velouté nécessaire, tout en restant brillant. Les sujets sont entourés d’un filet rouge cerné de deux perlés blancs. Le perlé qui sépare la bordure de la tapisserie est vert pâle, la bordure est sur fond bleu, les feuillages alternativement blancs et pourpre sombre. Le filet d’entourage, suivant l’usage, est blanc. Ici, la bordure est dans une tonalité froide, nacrée, et fait briller les tapisseries à fond rouge. Les sujets sont généralement tenus aussi dans une tonalité froide et nacrée, de sorte qu’ils se détachent par la délicatesse de leur coloration sur le fond puissant de la tapisserie qui leur sert de fond ; et cette délicatesse de coloration des sujets est rappelée par la bordure. Les médaillons jaunes servent de liaison entre la puissance de coloration de la tapisserie et l’éclat fin des sujets et bordures.

Nous voudrions abréger ces détails infinis de l’art du verrier, mais il est difficile d’être plus court, si l’on prétend en faire une critique pouvant conduire à un résultat pratique. Nous sommes assez porté à croire que dans ces questions de coloration, l’instinct joue le principal rôle ; il peut être utile de faire connaître que l’observation et la connaissance de certaines lois sont non moins essentielles à l’artiste, d’autant que jamais cette connaissance n’a été une gêne pour ceux qui, étant naturellement doués des qualités du coloriste, sont appelés à décorer les édifices.

Avant de pousser plus avant l’étude des transformations des procédés de coloration des vitraux, il paraît nécessaire de revenir sur la partie si essentielle de la composition et du dessin des cartons.

Le peu que nous avons dit à ce propos suffit cependant, pensons-nous, à faire ressortir un point important, savoir : que les procédés de composition et de dessin des vitraux s’écartent des procédés de composition et de dessin de la peinture opaque. L’art dit verrier diffère essentiellement de l’art du peintre. La lumière passant à travers des surfaces colorées a, sur les rapports de ces couleurs entre elles, une influence différente de celle qu’elle exerce sur des surfaces opaques ; la lumière passant à travers un dessin modifie également ses contours, fait qui ne se produit pas, si elle frappe directement une surface dessinée. Supposons, par exemple, deux inscriptions identiques comme dimension et forme, l’une enlevée en blanc dans un écran noir, l’autre tracée en noir sur un verre blanc ou bleu très-clair. Si la lumière du jour passe à travers ces deux inscriptions juxtaposées, la distance qui permettra de lire encore l’inscription se détachant en clair sur un fond noir ne permettra plus de déchiffrer l’inscription tracée en noir sur un fond clair. La différence sera telle, que si l’inscription tracée en noir se lit (comme dernière limite de distance) à 10 mètres, l’inscription claire sur fond noir se lira encore à 15 mètres. Si l’on s’éloigne davantage, l’inscription noire disparaîtra tout à fait, et l’inscription claire tracera une lueur blanche sur le fond noir, mais ne disparaîtra point entièrement tant que l’objet sur lequel elle se détache sera visible. C’est l’effet du rayonnement de la lumière, dont nous avons indiqué déjà les effets, lorsqu’elle traverse des surfaces colorées. À propos du dessin, il nous faut revenir un instant sur ces effets.

Le rayonnement de la lumière, passant à travers un verre blanc sur lequel on appose un écran, fait paraître les parties réservées à travers cet écran plus grandes qu’elles ne le sont réellement, et cela aux dépens des bords du vide. Passant à travers un verre bleu, le rayonnement de la lumière rend les bords de l’écran confus et bleuit une zone de la surface opaque environnante. Passant à travers un verre rouge jaspé, le rayonnement se manifeste par étincelles très-vives, mais sans colorer les bords opaques d’une manière diffuse ; si ce verre rouge est d’un ton uni et intense, la teinte réelle disparaît presque entièrement à distance et semble être une tache d’un brun livide. Passant à travers un verre jaune, le rayonnement détache les contours du vide bien nets, sans bavures, ne modifie pas sa dimension à l’œil, mais la teinte jaune paraît plus obscure au centre que sur les bords. Suivant que les tons verts et pourpres se rapprochent du bleu, du jaune ou du rouge, l’espace vide laissé dans l’écran participera plus ou moins à ces trois qualités.

La figure 13 donne une idée de ce phénomène. Le carré C est le vide réel laissé au milieu de l’écran. Le blanc et les trois couleurs simples produiront dans ce vide, à une certaine distance, les apparences que nous présentons ici. Ces apparences ont donc sur le dessin une influence dont il faut tenir compte, et dont les artistes verriers des XIIe et XIIIe siècles se sont fort préoccupés. Ainsi ont-ils employé le blanc et le jaune pour cerner, rendre nettes, les formes principales du vitrail, et notamment pour faire autour des verrières une marge de 2 ou 3 centimètres de largeur qui les détache des tableaux ou meneaux de maçonnerie ; ainsi ont-ils procédé autour des panneaux, des vitraux légendaires. S’ils peignent les traits de dessin et d’ombres sur un bleu, ils ont le soin de les tenir plus larges et plus fermes que sur un rouge, et surtout que sur un jaune ou un blanc. D’ailleurs, ils se servent des influences des tons les uns sur les autres pour neutraliser les effets du rayonnement trop puissants. Sur les filets blancs, ils peindront des perles ou un filet noir droit ou trembloté. Pour les vêtements des figures, ils se garderont d’employer les qualités du bleu limpide des fonds ; qui, par son rayonnement, fait disparaître les traits que l’on appose dessus ; ils emploieront des bleus gris, des bleus turquoise ou verdâtres. Le plus ou moins de fermeté à donner aux hachures peintes produisant les ombres, n’étant pas indiqué sur le carton ; si, comme nous l’avons expliqué plus haut, le maître faisait couper le verre sur un trait avant l’indication de ces hachures, les verres étant coupés et assemblés sur le châssis à peindre opposé à la lumière du jour, le peintre forçait ou diminuait le modelé en raison de la qualité plus ou moins rayonnante de chaque pièce.

L’influence des tons sur le dessin étant ainsi reconnue, nous allons examiner comment les maîtres procédaient pour composer, tracer et modeler les figures et les ornements des verrières.

Dans leurs compositions, ils évitaient, autant que faire se pouvait, les agglomérations de personnages ou de parties d’ornement, afin de laisser deviner le fond dans toute l’étendue d’un motif. En cela la composition du vitrail diffère de celle de la peinture opaque. Autant il convient, dans cette dernière, de grouper les personnages d’une scène de manière à les détacher, le plus souvent, les uns sur les autres, autant il est nécessaire, dans un vitrail, de distinguer ces personnages en faisant apparaître fréquemment le fond autour de chacun d’eux. À distance, par suite de la vivacité des tons translucides, si des personnages sont groupés en assez grand nombre, il devient difficile, pour l’œil, de les comprendre séparément. L’absence de toute perspective linéaire ou aérienne, l’impossibilité d’éteindre les tons, à moins de les pousser à l’opacité, ce qui fait tache, produisent la confusion, si l’on ne retrouve pas, au moins par échappées, le fond qui dessine le contour de chaque figure. De même pour les ornements ; non-seulement le plomb doit les dessiner nettement, mais aussi le ton de fond. Les peintres verriers des XIIe et XIIIe siècles n’ont guère failli à cette règle élémentaire.

Par une raison analogue, les mouvements, les gestes des personnages sont vivement accentués, exagérés, les formes des ornements très-vigoureusement dessinées. La translucidité des tons tend à amollir les contours ; à les brouiller : il fallait donc parer à cet effet par un dessin très-ferme, exagéré, détaché ; il fallait augmenter souvent le trait vigoureux du plomb par un cerné noir ; et, afin d’éviter la lourdeur, laisser entre ce cerné noir et le plomb un filet pur du ton local, ainsi que nous l’avons vu pratiquer dans les exemples du XIIe siècle (fig. 5 et 8).

Le procédé de dessin adopté au XIIe siècle, tout empreint encore des traditions de l’école grecque-byzantine, procédé qui convient d’ailleurs si bien à la peinture sur verre, ne pouvait se perpétuer en France à une époque où se développaient les écoles laïques, qui, en peinture comme en sculpture, penchaient vers le naturalisme.

Les peintres verriers du XIIe siècle, comme les gréco-byzantins dans leurs peintures, cherchaient toujours à faire apparaître le nu en dépit des draperies qui le couvrent ; les vêtements les plus amples paraissaient, dans ces œuvres, collés sur les parties saillantes du corps, et se développaient en dehors de la forme humaine comme entraînés par le vent. On sent, dans cette manière de traduire la nature, une tradition antique, un souvenir de l’importance que les Grecs donnaient au nu dans leurs ouvrages d’art. Les idées chrétiennes ne permettaient plus la reproduction du nu ; on le recouvrait d’étoffes, mais de manière à faire comprendre qu’on n’oubliait pas entièrement ce qui avait fait la gloire de l’art grec antique. Les artistes verriers, comme les sculpteurs du XIIIe siècle, étudiaient la nature telle qu’elle se présentait à leurs yeux, et n’avaient pas de raisons pour conserver l’hiératisme si cher aux byzantins. Dès le commencement de ce siècle, on reconnaît, dans les peintures sur verre, l’influence de l’étude de la nature par la manière dont sont traitées les draperies, dans la physionomie des têtes, l’expression vraie du geste. Ces modifications apportées dans l’art du verrier par l’école laïque ont une telle valeur, que nous croyons nécessaire d’insister par des exemples. La figure 3 a fait voir un fragment d’un vitrail de la première moitié du XIIe siècle tout empreint du faire grec-byzantin. La figure 5 montre déjà un progrès accompli, une tendance vers l’observation de la nature, dans la manière dont les draperies sont tracées. Or, ce roi de Juda représenté figure 5 ne peut avoir été peint avant 1145, puisqu’il appartient à la partie de la cathédrale de Chartres qui date de 1140. Voici maintenant (fig. 14) un panneau d’un vitrail de la cathédrale de Bourges, replacé dans les verrières du XIIIe siècle, mais qui provient évidemment de l’église bâtie pendant la seconde moitié du XIIe siècle[23].
Le dessin de ce panneau, qui représente les deux apôtres Pierre et Paul, affecte encore de soumettre les plis des draperies aux nus ; cependant il y a, dans les poses, les gestes et le faire des draperies, une tendance à s’affranchir de l’archaïsme gréco-byzantin. Cette tendance vers l’étude de la nature, en abandonnant les traditions grecques, est marquée d’une manière définitive dans les figures d’anges qui accompagnent la représentation de la sainte Vierge du vitrail de la cathédrale de Chartres, dit Notre-Dame de la belle verrière. Ce vitrail nous montre la figure de la Vierge assise, appartenant à l’école du XIIe siècle. Mais ce sujet a été entouré de bordures et d’anges qui datent d’une restauration faite pendant les premières années du XIIIe siècle. Les tentatives vers le naturalisme sont évidentes dans ces restaurations ou adjonctions. Nous prenons, de cette verrière, un panneau (fig. 15), représentant un des anges qui tiennent des flambeaux aux pieds de la Vierge toute empreinte du style archaïque du XIIe siècle[24].
Les plis du vêtement de cet ange ne sont plus traités suivant la tradition hiératique de l’école byzantine ; il n’y a plus l’affectation à faire apparaître le nu en dépit du mouvement naturel des draperies. L’artiste d’ailleurs s’est efforcé de laisser voir le fond, afin de profiler nettement la silhouette de la figure. Les jambes, les bras, les ailes, se détachent autant que possible.

Avec le style du dessin, le mode d’exécution change également.

Dans les vitraux du XIIe siècle, les plus anciens, les demi-teintes sont employées ; et cette partie essentielle du modelé des vitraux mérite un examen attentif, d’autant qu’elle a été le sujet de discussions plus étendues que concluantes. Théophile[25] indique clairement le procédé employé pour poser les demi-teintes. Il dit : « Lorsque vous aurez fait les ombres principales (priores umbras) sur les draperies de ce genre, et qu’elles seront sèches, tout ce qui reste de verre sera couvert d’une teinte légère, non aussi dense que la seconde ombre, non aussi claire que la troisième, mais qui tienne le milieu entre deux. Cela sec, avec la hampe du pinceau, vous ferez, de chaque côté des premières ombres posées, des traits fins (enlevés), de sorte qu’il reste des linéaments délicats (clairs) entre les premières ombres et la seconde teinte. » Théophile admet donc trois opérations pour faire le modelé : une première, qui consiste à tracer avec le pinceau les premières ombres ou plutôt les ombres principales, une seconde, qui consiste à passer une légère demi-teinte comme un glacis ; puis une troisième, qui consiste à poser une demi-teinte lavée assez intense à côté de ces ombres, en enlevant des clairs, pour laisser entre cette demi-teinte et l’ombre des traits déliés, aussi pour obtenir les grandes lumières. Voilà le procédé sommairement indiqué ; voyons, en examinant les vitraux du XIIe siècle, comment on obtenait ce résultat. Sur ces vitraux, on remarque en effet un premier travail d’ombres fait par hachures, non absolument opaques, très-fines et transparentes à leur naissance, très-pleines aux points où l’ombre prend de l’importance, mais encore transparentes. Après ce premier travail, le verre a dû subir une première cuisson, ce que ne dit pas Théophile, mais ce qu’indiquent parfaitement les anciens verres. Cette première ombre, étant ainsi vitrifiée, ne pouvait se délayer par l’apposition d’une deuxième teinte. Le peintre posait donc cette seconde teinte, qui faisait la demi-teinte forte, et il avait le soin de limiter son étendue, de dessiner son contour, en grattant le verre avec la hampe du pinceau, notamment entre cette demi-teinte forte et l’ombre. Il n’avait pas à craindre d’enlever celle-ci déjà vitrifiée, ce qui facilitait l’exécution de ce travail délicat. Posait-il la demi-teinte la plus légère avant celle plus intense ? Cela est probable, rien ne l’empêchait de le faire ; mais ce qui est important, et ce dont Théophile ne dit mot, c’est que, par-dessus l’ombre principale cuite, sombre, mais transparente, le peintre posait des traits opaques, le pinceau étant chargé d’une couleur épaisse, pour obtenir des renforts d’ombres sans aucune translucidité. Les verres étaient de nouveau remis au four, et les demi-teintes, ainsi que les traits de force, se vitrifiaient[26]. Ceux-ci ont une saillie très-sensible au toucher, sont empâtés ; en un mot, parfaitement nets, sans bavures ni fusion avec la première ombre. C’est ainsi que sont modelés les beaux vitraux du XIIe siècle, de Notre-Dame de Chartres, de l’église abbatiale de Saint-Denis, de la cathédrale de Bourges (anciens). Prenons (fig. 16) un morceau d’un vitrail du XIIe siècle que nous reproduisons grandeur d’exécution.
Avec la couleur brune, sombre, mais encore translucide, le peintre a tracé les plis principaux de cette manche, puis la pièce a été mise au four. Cette première préparation vitrifiée, il a posé les demi-teintes en enlevant les clairs avec un style, et sur l’ombre vitrifiée les traits opaques épais, empâtés. À la partie inférieure du coude, le peintre a posé une demi-teinte par hachures fondues par-dessus la première ombre évidemment vitrifiée, car autrement les linéaments déliés de cette première ombre auraient été détrempés et brouillés par le liquide tenant la demi-teinte en suspension. On voit que, suivant l’indication de Théophile, des filets clairs ont été enlevés parfois entre la demi-teinte et l’ombre pour retrouver la localité du ton, ainsi qu’il est dit ci-dessus. La pose des demi-teintes sur les vitraux du XIIe siècle avait donc une grande importance ; elle exigeait deux cuissons et augmentait d’autant le prix de ces ouvrages. Aussi, dès le commencement du XIIIe siècle, lorsque la dimension plus grande des fenêtres donna aux artistes verriers des surfaces énormes à couvrir, on chercha des procédés à la fois plus rapides et moins dispendieux. Les verres ne sont cuits au four qu’une fois ; les demi-teintes se posent à côté et sur les ombres, et se fondent un peu avec elles, parce que le pinceau, si légèrement manié qu’il soit, entraîne des parcelles de cette ombre en posant cette demi-teinte. On se sert toujours d’ailleurs du style ou de la hampe du pinceau pour nettoyer les bords des demi-teintes et pour obtenir des filets purs, mais ils ne peuvent plus avoir la netteté de ceux qui sont tracés sur les verres du XIIe siècle. C’est ainsi qu’est modelé l’ange de la belle verrière de Chartres (fig. 15). Le détail A (fig. 16) explique ce procédé. Plus tard la demi-teinte est posée à plat, le trait d’ombre étant sec, comme on ferait un lavis rapidement passé avec le pinceau peu chargé de ton. L’ombre se fond à peine avec ce lavis léger. Ces moyens matériels se modifient encore vers la fin du XIVe siècle et pendant le XVe, comme nous le verrons tout à l’heure. Il n’est pas besoin d’avoir vu beaucoup de peintures gréco-byzantines, soit dans des manuscrits, soit dans des monuments de l’Orient, pour constater les rapports intimes qui existent entre les procédés employés par les artistes grecs et ceux d’Occident au XIIe siècle. C’est le même mode archaïque de tracé des plis, c’est le même faire. On peut donc facilement constater la différence profonde qui sépare ces procédés de peinture de ceux adoptés au commencement du XIIIe siècle pour les vitraux. Le style du dessin subit de même une transformation complète ; la tendance vers l’idée dramatique, vers l’expression, vers l’étude de la nature, apparaît dans l’art du verrier lorsque cet art est pratiqué par les écoles laïques. Le geste perd son allure archaïque, les têtes ne sont plus dessinées suivant un type de convention, les vêtements sont ceux du temps et fidèlement rendus ; l’exécution est plus libre, moins sévère, moins fine et serrée, elle vise à l’effet. Elle dénote une expérience approfondie des moyens pratiques pour obtenir le résultat le plus complet à l’aide des moyens les plus simples. La préoccupation dramatique est surtout marquée chez les artistes du commencement du XIIIe siècle. La cathédrale de Bourges, si riche en très-beaux vitraux de cette époque, est, à ce point de vue, une mine inépuisable. Plusieurs de ces vitraux sont exécutés avec perfection, d’autres à la hâte, évidemment, mais sur des cartons de maîtres habiles. Prenons un de ces panneaux (fig. 17), qui représente les enfants de Jacob apportant les vêtements ensanglantés de Joseph à leur père.
On retrouve bien ici quelques traces du faire byzantin ; les draperies accusent encore les nus sur quelques points. Mais le naturalisme occidental, l’intention dramatique, percent dans cette composition. La figure de Jacob notamment n’a plus rien d’archaïque ; elle est tout entière inspirée par un sentiment vrai, l’observation de la nature prise sur le fait ; plus de réminiscences de l’antiquité. Si nous examinons les détails de ces derniers vitraux, nous serons plus vivement convaincus encore des changements que le XIIIe siècle apportait dans l’art du verrier comme dans l’architecture même.


La figure 18 est une tête de femme provenant d’une verrière du milieu du XIIe siècle[27]. Dans cet exemple, on ne peut méconnaître l’influence antique transmise par la tradition byzantine. La ressemblance entre cette image et certaines peintures des catacombes de Rome est frappante. Ce sont des arts frères. La figure 19 est le calque, grandeur d’exécution, de la tête du saint Paul du panneau (fig. 14).
Ces deux exemples montrent une exécution cherchée pour obtenir un effet en raison de la distance du spectateur et du rayonnement du verre pourpre clair bistré. Mais, quand les verriers du XIIe siècle voulaient atteindre à une plus grande perfection, soit parce que les vitraux étaient vus de près, soit parce que ces verriers tenaient à employer toutes les ressources de leur art, ils sont arrivés à des résultats qui, jusqu’à présent, n’ont pas été dépassés ; car, sans abandonner les principes de la peinture sur verres colorés et le style large du dessin qui convient à ce genre de peinture, ils ont obtenu des finesses de modelé qui rivalisent avec les œuvres les plus délicates.M. A. Gérente, dont les amateurs connaissent la collection choisie, possède une tête provenant d’un vitrail du XIIe siècle, qui est un véritable chef-d’œuvre. Il a bien voulu nous la confier, et nous en donnons ici (fig. 19 bis) un calque fait avec le soin le plus scrupuleux.
On constate parfaitement dans cette pièce le procédé de la double cuisson. Le peintre a posé d’abord les demi-teintes les plus fortes, comme un camaïeu léger, qui indiquait les masses du modelé ; on a passé la pièce au four ; puis on est revenu avec de la peinture épaisse, empâtée, pour former les traits principaux, les ombres noires des cheveux, de la barbe, et des enlevures très-fines ont été faites au style. Les plus délicates parmi ces enlevures ont à peine l’épaisseur d’un cheveu. On en voit sur les sourcils, sur la barbe et même sur le sommet de la tête. Il est certain que ces ombres épaisses, empâtées, très-appréciables au toucher, ont été posées après une première cuisson ; car, sur quelques points, cet émail opaque s’est écaillé, et dessous on aperçoit la première couche de demi-teinte qui adhère au verre. Les demi-teintes les plus légères ont dû être posées de même après la première cuisson ; car, passées sur la première demi-teinte en quelques points, elles n’ont pas délayé cette première demi-teinte. Du reste, avec les moyens de peinture actuellement en usage, nous ne pouvons obtenir de pareils résultats, ces demi-teintes lavées, fondues, dont le grain n’est pas appréciable, même à la loupe ; nos grisailles d’oxyde de fer sont toujours un peu graveleuses, si bien broyées qu’elles soient. La grisaille posée sur cette tête (19 bis) est transparente, chaude, ton de bistre, et ne refroidit pas le ton local pourpre clair bistré du verre, comme le ferait la grisaille du XIIIe siècle, ou celle qu’emploient nos verriers. Il n’est pas besoin, pensons-nous, de faire ressortir la grandeur de style de cette peinture, qui, à une distance de 10 mètres, conserve toute son énergie. On ne voit plus trace, dans cette tête, des formes de convention de l’école byzantine. La bouche, les yeux, sont dessinés par un maître avec une savante observation de la nature, non plus avec les procédés ou recettes que nous avait transmis l’école grecque dégénérée. Aussi regardons-nous cette œuvre comme appartenant à la fin du XIIe siècle, à l’époque où l’art tendait à s’affranchir de l’hiératisme, sans abandonner complètement les moyens d’exécution si parfaits employés pendant la première moitié de ce siècle. Dans cette image, comme dans celle du saint Paul, l’artiste cherche l’expression personnelle, il s’affranchit (surtout dans la dernière, figure 19 bis) des types consacrés par les Byzantins. Cependant, entre cette image et celle que nous donnons (fig. 20), qui est calquée sur la tête du Jacob du panneau fig. 17, il y a toute une révolution dans l’art.
Ici l’expression atteint l’exagération. Ce dessin est évidemment conçu de manière à produire l’effet cherché en raison de la distance et de la lumière translucide[28]. Ce trait hardi, puissant, étrangement vrai dans son exagération, n’a plus rien de l’art byzantin, et rappellerait bien plutôt certaines peintures de vases grecs de la haute antiquité. C’est là le moment de l’apogée de la peinture sur verre, le point de contact entre les derniers vestiges des arts inspirés par les Byzantins, et les tendances vers le naturalisme.


Déjà (fig. 21) cette tête calquée sur un vitrail de la sainte Chapelle, de Paris (1240 environ) indique l’abandon du vrai style décoratif, et celle-ci (fig. 22), provenant du vitrail de la légende de saint Thomas de la cathédrale de Tours (1250 environ)[29], incline visiblement vers le dramatique.


Il est évident que pendant cette période comprise entre 1190 et 1250, les artistes abandonnent les types admis, et bientôt les procédés décoratifs inhérents à la peinture sur verre. Ils procèdent toujours par traits, la sertissure en plomb accusant le dessin des contours, mais la touche remplace le modelé large qui seul donne de la solidité à ces images translucides. Parfois même, comme dans l’exemple fig. 22, lorsque les vitraux étaient exécutés très-rapidement, la demi-teinte fait défaut. Pour mieux faire saisir la différence d’exécution entre les vitraux du milieu du XIIIe siècle et ceux du XIIe, nous donnons (fig. 22 bis, en A) une tête copiée aux deux cinquièmes de la grandeur, sur un fragment de 1180 environ, qui se trouve compris dans la rose septentrionale de la cathédrale de Paris, et qui appartenait très-probablement aux verrières de l’ancien transsept commencé sous l’épiscopat de Maurice de Sully.cenrté Comme l’exemple figure 22, cette tête dépendait d’une verrière placée à une grande hauteur, destinée par conséquent à être vue de loin et se détachant en plein sur le ciel. On voit comme les procédés employés par les peintres diffèrent dans ces deux exemples. De près, la tête A (fig. 22 bis) est d’une brutalité d’exécution qui dépasse tout ce qu’on pourrait oser en ce genre. Cependant cette tête, vue à une distance de 10 mètres, se traduit par l’apparence B. Le verre employé est un pourpre clair bistré. Ce ton, dont le rayonnement est faible, produit, avec les ombres opaques qui y sont apposées, un effet singulier que nous laissons à expliquer aux savants compétents. Ces ombres, à distance, se fondent en gagnant sur les clairs minces et en perdant dans le voisinage des clairs larges. On peut se rendre compte de ce fait en décalquant la tête 22 bis sur l’original, et en reportant ce décalque, ainsi que M. Gérente a bien voulu le faire pour faciliter cette étude, sur un verre de la nuance indiquée ci-dessus ; on apposera ce fragment contre une vitre, en ayant soin qu’il se détache sur la partie moyenne du ciel. À 4 ou 5 mètres de distance, déjà les plombs ont disparu et se sont fondus avec les ombres ; les ombres du côté de fuite du masque ont influé sur la demi-teinte, la bouche est déjà modifiée. À 10 mètres de distance, l’apparence est exactement celle que donne l’image B. Ainsi le plomb qui dessine l’os maxillaire, compris entre les deux grands clairs de la joue et du cou, est réduit à un trait léger, tandis qu’il prend une grande largeur sous le menton, là où les clairs voisins ont peu d’étendue. De même le plomb qui sépare les cheveux du front gagne sur celui-ci et se change en une ombre portée, ce clair du front étant étroit. Une partie du clair des paupières se fond dans l’ombre des sourcils, de même que l’extrémité claire fuyante de la lèvre inférieure, tout entourée d’ombres, se fond entièrement dans cette ombre. Les demi-teintes aident à produire ces illusions, car si on les fait disparaître et qu’on se borne aux ombres opaques, l’effet n’est plus le même ; tous les clairs rongent les ombres, qui se réduisent simplement d’épaisseur et ne se fondent plus. Il faut nécessairement que dans le voisinage de l’ombre, le verre soit moins translucide, par l’apposition d’une demi-teinte, afin que la lumière rayonne avec moins de vivacité, ou que son rayonnement éclaircisse les ombres sans leur rien faire perdre de leur largeur. Nous ne savons si les études récemment faites sur la lumière peuvent donner sur ces phénomènes des explications scientifiques, mais les expériences sont pour nous des démonstrations auxquelles chacun peut recourir. Il est certain que ces artistes tant dédaignés avaient acquis une longue pratique de ces propriétés lumineuses des verres colorés, et que sous ce rapport, comme sous quelques autres, ils pourraient en remontrer à ceux qui, aujourd’hui, semblent faire si peu de cas de leurs œuvres. Voilà en quoi consiste ces secrets perdus de la peinture sur verre ; perdus parce qu’on ne prend pas la peine d’analyser les moyens et procédés employés par les anciens maîtres.

C’est surtout dans les peintures sur verre représentant des personnages d’une grande dimension qu’apparaît d’une manière évidente la science d’observation des peintres verriers. Il ne nous reste pas, malheureusement, de figures du XIIe siècle à une échelle au-dessus de la taille humaine ; mais, du XIIIe siècle, on en possède un grand nombre dans les verrières de Bourges, de Chartres, d’Auxerre, de Reims, et ces figures sont traitées avec cette connaissance approfondie des effets de la lumière sur des surfaces translucides colorées. Souvent dans ces personnages de dimension colossale, pour les nus comme pour les draperies, les demi-teintes n’existent pas. La grisaille est presque opaque, et n’acquiert un peu de transparence que vers les bords des touches d’ombre. On peut citer parmi les plus anciennes figures d’une grande dimension, un certain nombre de fragments du chœur de l’église abbatiale de Saint-Remi de Reims. Beaucoup de ces vitraux datent de l’époque de la construction du chœur, c’est-à-dire de la fin du XIIe siècle ou des premières années du XIIIe. Ces verrières, qui, à plusieurs reprises, ont été fort maladroitement remises en plomb avec des interpositions de panneaux, furent exécutées évidemment par des maîtres d’un talent consommé. Plusieurs fragments sont d’un beau caractère et conçus avec une adresse rare pour produire à distance un effet complètement satisfaisant. Nous avons eu entre les mains une de ces têtes, qui était déposée avec d’autres panneaux dans les greniers du presbytère, et nous en donnons la copie (fig. 22 ter, A), au cinquième de l’exécution.
Le masque est composé de huit morceaux pris dans un verre pourpre chaud. Les yeux sont coupés dans du vert blanc verdâtre ; les cheveux, dans un verre pourpre violacé. La couronne est jaune, avec pierres bleues et rouges. Elle est complètement couverte d’une teinte de grisaille, et les clairs sont enlevés au style, conformément au procédé du XIIe siècle. À la distance de 20 mètres, cette tête, d’une exécution si brutale, prend un tout autre caractère. Ce sont les traits d’un jeune homme à la barbe naissante. Nous présentons cette apparence, figure 22 ter, B.


Le plomb qui, du coin de l’œil droit, rejoint l’aile du nez, disparaît entièrement en passant sur les grandes lumières, et ne fournit qu’une légère demi-teinte à ses points de contact avec les ombres. La touche violente du nez du côté du clair passe à l’état de demi-teinte se perdant vers l’extrémité inférieure. Le sourcil de l’œil droit s’adoucit grâce au filet clair qui passe dans l’ombre. La bouche se modèle avec une douceur toute juvénile, ainsi que le menton. Quant à la couronne, elle semble, grâce à ces enlevures déliées, un joyau modelé avec la plus exquise délicatesse. Les grands personnages représentés sur les verrières du XIIIe siècle, comme ceux de Notre-Dame de Chartres, présentent souvent ces phénomènes, bien qu’ils soient généralement d’une exécution très-inférieure à celle de l’exemple que nous venons de donner : cependant le principe est le même. Le sentiment décoratif ne fait jamais défaut, jusque vers le milieu du XIIIe siècle ; quant à la composition du dessin, au geste, les artistes inclinent vers la donnée dramatique. Cette tendance nouvelle alors est bien sensible dans les compositions des vitraux de la sainte Chapelle de Paris, de Notre-Dame de Chartres, des cathédrales de Tours et de Bourges, qui datent de la fin de la première moitié du XIIIe siècle. Voici (fig. 23) un panneau tiré d’une des verrières de cette cathédrale de Bourges, et qui représente le martyre de saint Étienne.
Il est difficile, dans un petit espace, de mieux exprimer, par la composition, la scène de la lapidation du saint. Les gestes sont exprimés avec une vérité absolue. Les personnages, cependant, conformément à notre précédente observation, se détachent autant que possible sur le fond, tout en formant groupe. Le dessinateur ne s’est pas astreint d’ailleurs à rester dans les limites du cadre, il les franchit ; ce qui contribue encore à donner plus de vivacité à la scène. Plus rien d’archaïque dans les plis ; leur dessin est fidèlement interprété d’après la nature. Les vêtements sont ceux du temps, et abandonnent les traditions byzantines encore si marquées dans les draperies des personnages sculptés et peints vers la fin du XIIe siècle. Ces qualités nouvelles sont surtout appréciables dans les vitraux de notre école de l’Île-de-France, toujours contenue, même dans les œuvres les plus ordinaires. Les vitraux de la sainte Chapelle de Paris, si remarquables comme effet d’ensemble, ont dû être exécutés avec une grande rapidité ; y découvre-t-on aussi bien des négligences : verres mal cuits, sujets tronqués, exécution souvent abandonnée à des mains peu exercées. Cependant on peut reconnaître partout la conception d’un maître dans la composition des cartons. Les scènes sont clairement écrites, les personnages adroitement groupés ; le dessin est parfois pur et le geste toujours vrai. Ce guerrier assis (fig. 24) en fournit la preuve, bien que l’exécution des détails soit insuffisante.
Il faut avoir eu entre les mains un grand nombre de vitraux, les avoir analysés, pour ainsi dire, pièce par pièce, pour se rendre un compte exact des procédés de cet art. La lumière translucide dévore si facilement les parties opaques, comme les fers, les plombs, et les traits chargés, que le peintre doit tenir grand compte de ce phénomène. Or, ce n’est pas en élargissant les ombres outre mesure qu’il peut combattre cette influence de la lumière, car alors il n’arrive qu’à faire des taches obscures qui détruisent la forme, au lieu de l’accuser[30]. Cependant, malgré cette l’acuité dévorante de la lumière, le moindre trait faux, à côté de la forme, choque plus les yeux qu’il ne le ferait sur une peinture opaque. Ce qui démontre que si délicats qu’ils soient, les traits, dans la peinture sur verre, ont leur valeur. S’ils sont à leur place, à peine les aperçoit-on ; s’ils sont posés contrairement à la forme, ils tourmentent l’œil. Souvent les vitraux du XIIIe siècle, exécutés avec précipitation et négligence, laissent voir un travail insuffisant ou grossier, mais jamais ce travail n’est inintelligent ; chaque trait porte coup, accuse la forme, et cela avec les procédés qui sont inhérents à ce genre de peinture. Ce n’est pas sans motifs que les peintres donnent, par exemple, aux extrémités des membres, une maigreur exagérée ; la lumière se charge de parer à ce défaut, qui est apparent lorsqu’on tient le morceau de verre près de l’œil, mais qui disparaît si ce morceau est à sa place. Exemple : voici une main (fig. 25, en A) calquée sur un panneau du XIIIe siècle.
La main dessinée sur la nature donnerait le trait B. Si le peintre s’était contenté de la tracer ainsi sur le verre avec le modelé, à distance ce dessin, admettant qu’il fût parfait, ne présenterait qu’une masse confuse, molle, sans forme ; toute la délicatesse mise dans le trait et le modelé serait peine perdue. En accentuant la forme, en amaigrissant la lumière, en exagérant certains détails, l’artiste du XIIIe siècle obtenait l’effet voulu à distance, le geste et la silhouette étaient compris. Encore cet exemple, que nous avons choisi exprès, est-il de ceux qui se rapprochent le plus de la forme réelle. Mais en voici un autre (fig. 26) qui est bien mieux dans la donnée de la peinture translucide.
La courbure exagérée de l’index, la grosseur de l’extrémité du pouce, sont observées pour accuser le geste et pour contraindre la lumière à faciliter la compréhension de la forme. C’est grâce à l’emploi de ces procédés que les sujets de nos vitraux légendaires du XIIIe siècle, généralement d’une très-petite dimension, sont si visibles, que les scènes se peuvent lire, et que les personnages qui les composent semblent prendre vie, qu’ils sont en action. Il nous est arrivé fréquemment de toucher du doigt des panneaux qui, à distance, produisent un excellent effet, et d’être surpris des moyens employés par les artistes verriers pour obtenir cet effet, des exagérations, des tricheries qu’ils se sont permises. Les figures qui paraissent les plus parfaites sont, vues de près, d’une étrangeté singulière, au point de vue du dessin rigoureux. Des parties de ces figures sont d’une maigreur hors de toute proportion, d’autres sont dessinées avec exagération ; des gestes sont forcés jusqu’à l’impossibilité, des traits accusés jusqu’à la charge. Le panneau de Bourges que nous donnons fig. 17 et 20, et dont l’aspect est excellent à distance, présente de près tous les moyens d’exécution forcés que nous signalons. La tête, figure 20, est, sous ce rapport, une des œuvres les plus intéressantes à étudier. Il fallait une longue pratique de ces effets de la lumière et de la distance pour en arriver à cette exagération de la forme, à ces hardiesses justifiées par l’effet obtenu. Il est clair que plus les sujets sont compliqués et les scènes vives, plus les artistes ont dû recourir à ces procédés qui consistent à jouer avec la lumière pour obtenir un effet voulu ; car dans les figures d’une composition simple ils sont restés bien plus près de la réalité. Le personnage que nous donnons ici (fig. 27) est dans ce dernier cas[31].
La peinture sur verre est le tracé A, l’apparence à distance est le tracé B. Les plombs se fondent dans la lumière ; la dureté des traits disparaît et compose un modelé doux et clair. Cependant les demi-teintes comme les ombres sont posées à plat, sans être fondues ; mais le voisinage des parties laissées pures de tout travail, le voisinage des lumières, influent sur ces teintes et en dévorent les bords, si bien qu’à distance, on supposerait un modelé très-délicat, une succession de nuances entre l’ombre et le clair, qui, de fait, n’existe pas. Si, au contraire, ce modelé était fondu ; si, au lieu de se composer de touches d’ombres d’une même valeur et d’une très-petite quantité de demi-teintes égales d’intensité, le peintre avait suivi toutes les transitions que la nature donne entre l’ombre et la lumière, cette figure, à distance, ne présenterait qu’une masse confuse, ou plutôt des formes émoussées, molles, rondes, sans accent. Or, ce défaut choque dans les vitraux qui, beaucoup plus tard, furent traités comme on traite la peinture opaque. Les traditions du XIIe siècle persistèrent dans certaines provinces jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Si, dans l’Île-de-France et en Champagne, l’art du verrier penche vers l’étude plus attentive de la nature, en Bourgogne, par exemple, on retrouve encore, au milieu du XIIIe siècle, des traces de ce dessin et de ce modelé gréco-byzantin. Les vitraux de Notre-Dame de Dijon, ceux de Notre-Dame de Semur, qui datent de 1240 à 1250, qui, par conséquent, sont contemporains de ceux de la sainte Chapelle de Paris, ont un caractère archaïque perdu déjà dans les provinces françaises. Ce saint Pierre (fig. 28) tiré d’un vitrail de la chapelle de la Vierge de Notre-Dame de Semur (Côte-d’Or) nous fournit un exemple de la continuation peu altérée des procédés de dessin du XIIe siècle.


D’ailleurs ces vitraux sont exécutés avec un soin minutieux. Les artistes redoutent les grandes surfaces des lumières ; ils multiplient le travail des plis des draperies, les traits, pour atténuer l’effet de la coloration translucide ; il en résulte une harmonie un peu sourde, mais d’une valeur soutenue. Les verres choisis par cette école sont particulièrement beaux et épais, d’une coloration veloutée. Malheureusement il ne reste pas un grand nombre de ces vitraux bourguignons du XIIIe siècle, car les verrières de la cathédrale d’Auxerre n’appartiennent pas franchement à cette école, et se rapprochent plutôt de la facture champenoise. Disons aussi que dans les vitraux d’un même édifice et d’une même époque, on observe le travail de mains très-différentes. Des artistes vieux et des jeunes travaillaient en même temps, et si les jeunes introduisaient dans ces ouvrages une exécution avancée, nouvelle, les peintres appartenant aux écoles du passé continuaient à employer leurs procédés. C’est ainsi, par exemple, qu’à la sainte Chapelle de Paris, on signale des panneaux qui ont encore conservé des traces de la facture du commencement du XIIIe siècle. Peut-être au XIIe siècle fabriquait-on des vitraux de pacotille d’une exécution hâtive et négligée. De ces sortes de vitraux il ne reste pas trace. Il est vrai que les verrières de cette époque qui sont conservées furent replacées au XIIIe siècle ou laissées en place exceptionnellement[32], ce qui ferait supposer que cette conservation est due à leur perfection, tandis que les œuvres d’un ordre inférieur auraient été remplacées. Toujours est-il que nous ne connaissons du XIIe siècle que des vitraux d’une beauté incomparable, soit comme choix de verre, soit comme composition ou exécution des sujets d’ornements, soit comme mise en plomb ; on n’en peut dire autant des vitraux fabriqués pendant le XIIIe siècle, et surtout de ceux qui appartiennent à la seconde moitié de ce siècle. Leur harmonie n’est pas toujours heureuse, leur composition est souvent négligée et l’exécution défectueuse ; les verres peints sont irrégulièrement cuits et grossièrement mis en plomb. Ces négligences s’expliquent, si l’on a égard à la quantité prodigieuse des vitraux demandés alors aux peintres verriers.

Il ne faut pas croire d’ailleurs que ce procédé décoratif fût obtenu à bas prix, les vitraux devaient coûter fort cher. Telle corporation réunissait des ressources pour fournir une verrière[33], et généralement ces verrières données par un corps de métier sont les plus belles comme exécution parmi celles qui décorent les fenêtres de nos grandes cathédrales. Un prince donnait une verrière, ou un chanoine, ou un abbé. C’étaient donc là des objets de prix. La valeur de la matière première était considérable, et l’on attachait beaucoup d’importance, non sans raison, à la bonne qualité et à la beauté des verres. La mise en plomb devait naturellement atteindre des prix élevés. Les plombs étaient obtenus, non à la filière, comme on les obtient aujourd’hui, mais au rabot, ce qui exigeait beaucoup de temps et de soin. Or, quand on suppute la quantité de mètres linéaires de plombs qui entrent dans un panneau de vitrail légendaire, par exemple, on reconnaît qu’il y a là, comme matière et main-d’œuvre, une valeur assez considérable. Aujourd’hui, la mise en plomb d’un mètre superficiel de vitraux légendaires bien faits, avec des verres épais, coûte environ 50 francs. Les verres étant, pendant les XIIe et XIIIe siècles, beaucoup moins égaux que les nôtres, ce prix, eu égard à la valeur de l’argent, ne pouvait être au-dessous de cette somme. Ainsi que nous l’avons dit, cette inégalité d’épaisseur des verres, qui rend la mise en plomb si difficile, est une des conditions d’harmonie et de vivacité des tons. Quand les verres sont plans et égaux comme épaisseur, la lumière les frappe tous, sur une verrière, suivant un même angle, d’où résulte une réfraction uniforme ; mais quand, au contraire, ces verres sont bossués et inégaux comme épaisseur, ils présentent, extérieurement à la lumière, des surfaces qui ne sont pas toutes sur un même plan vertical ; d’où résulte une réfraction variée qui ajoute singulièrement à l’éclat relatif des tons, et qui contribue à l’harmonie. C’est ainsi que la perfection des produits est souvent en raison inverse de la qualité de l’effet, en matière d’art.

Pour sertir ces verres inégaux d’épaisseur et bossués, les verriers des XIIe et XIIIe siècles employaient des plombs peu larges, mais ayant beaucoup de champ (fig. 29), poussés au rabot sur lingots. Les ailes de ces plombs, épaisses, permettaient à l’ouvrier metteur en plomb de les rabattre sur les inégalités du verre, de manière à maintenir parfaitement leurs bords, comme on fait de la bâte qui sertit un chaton. La section de ces plombs, quelquefois très-fins, donne ou des plans droits, ou des surfaces externes convexes (voy. en B). Leur champ, prononcé relativement à l’épaisseur, permettait de les contourner facilement pour suivre toutes les sinuosités des pièces de verre. Ils étaient réunis par des points de soudure. Les plombs que nous possédons encore, datant du XIIe siècle, sont très-étroits ; ils deviennent généralement plus larges au XIIIe siècle, surtout dans les verrières à grands sujets, et, entre eux et le verre, on constate souvent la présence d’un corps gras résineux, qui était destiné à calfeutrer les interstices.

Si les artistes de la seconde moitié du XIIIe siècle ont exécuté parfois des verrières avec négligence, il faut reconnaître cependant qu’ils en ont produit une grande quantité dont l’aspect, au point de vue de l’harmonie des tons, du dessin et de l’exécution, ne laisse rien à désirer. Parmi ces dernières, nous citerons les panneaux de fenêtres de la galerie du chœur de l’église de Saint-Urbain de Troyes (1295 environ). Trois de ces panneaux placés du côté du nord sont exécutés avec une rare perfection. Ils se détachent sur une grisaille ; leurs fonds rouge, vert et bleu sont damasquinés de dessins d’une délicatesse extrême, enlevés sur une teinte posée en dehors du vitrail, et non du côté de la peinture, ce qui donne un flou particulier à ces dessins. Les trois sujets représentés sont : l’entrée de Jésus à Jérusalem, le lavement des pieds, et Jésus discutant dans la synagogue. Voici (fig. 30) une copie de ce dernier sujet.


Ce panneau n’a que 0m,55 de largeur ; les figures sont modelées avec des demi-teintes en partie posées en dehors et les traits peints à l’intérieur, suivant l’usage. Les têtes cherchent l’expression individuelle et dramatique, mais manquent de la grandeur et du style que l’on trouve dans les vitraux antérieurs à cette époque ; les draperies sont évidemment étudiées sur la nature et ne laissent plus apercevoir trace de la recherche du nu encore apparente au milieu du XIIIe siècle.
La figure 31 reproduit la tête du Christ grandeur d’exécution : on croirait difficilement qu’un siècle à peine sépare cette peinture de celle donnée figure 20. Il est vrai de dire que ces trois panneaux de l’église de Saint-Urbain sont exceptionnels, que ce sont des miniatures sur verre. Ils n’en constatent pas moins le degré d’avancement de l’art du verrier, l’abandon complet de traditions du XIIe siècle, les tendances de la nouvelle école vers le naturalisme et même le maniéré. Jusqu’alors il était peu ordinaire que les panneaux colorés fussent entourés par des fonds en grisaille. M. Steinhel, dont les connaissances en peinture sur verre sont connues, signale cependant des panneaux colorés de la fin du XIIe siècle se détachant sur des ornements également colorés, mais sur fond blanc. Ces vitraux appartiennent à la cathédrale de Châlons, qui, bien que datant en presque totalité du XIIIe siècle, conserve d’assez nombreux fragments de vitraux du XIIe siècle, entre autres de fort belles bordures. Nous reproduisons ici le dessin de ces ornements sur fond blanc qui entourent des panneaux à sujets légendaires sur fond bleu. L’ensemble de la verrière donne les compartiments présentés en A (fig. 32).
Les sujets sont répartis dans les quarts du cercle C. En B, est tracé un détail des écoinçons d. Nous avons indiqué par des lettres, conformément à la méthode précédemment donnée, les tons des verres dans ce détail : c’est-à-dire que les lettres b, r et j indiquent le bleu, le rouge et le jaune ; les lettres a, e, i, o, u, le blanc, le pourpre foncé, le pourpre clair, le vert d’émeraude et le vert bleu turquoise ; le jaune du cercle est paille celui j de l’ornement est plus chaud. L’harmonie est sévère, nacrée, et fait ressortir puissamment les médaillons à sujets. Ce fait rare aujourd’hui, — les vitraux du XIIe siècle étant peu communs, — devait, pensons-nous, se présenter assez fréquemment à cette époque, la tendance des peintres verriers du XIIe siècle étant de trouver les harmonies claires et limpides d’aspect. Il existe à la cathédrale d’Augsbourg des vitraux dont les grandes figures, qui paraissent dater de la fin du XIIe siècle, se détachent sur des fonds blancs damasquinés de grisailles. Les vitraux légendaires ou à grandes figures du XIIIe siècle sont au contraire d’une tonalité puissante, et les artistes de cette époque ne pensaient pas que cette coloration montée pût s’allier à la clarté des grisailles. Cependant, si étendues que fussent les surfaces vitrées dans les monuments, leur coloration rendait les intérieurs des vaisseaux très-sombres. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, on songea donc à donner plus de lumière dans l’intérieur des édifices en composant des verrières partie en grisailles, partie en panneaux colorés. On conçoit sans peine que cette innovation dut changer complètement les conditions d’harmonie. Les surfaces blanc nacré des parties en grisailles devaient faire paraître lourdes et obscures les surfaces colorées-voisines. On introduisit donc dans ces dernières de grandes parties claires, des bleus limpides et verdâtres, des jaunes, des rouges et pourpres très-clairs, des blancs verdâtres ou rosés. D’ailleurs les panneaux légendaires ou les grandes figures isolées étaient toujours entourés d’un fond bleu, le plus souvent avec filets d’encadrement. Outre la plus grande masse de lumière, on obtenait ainsi une économie notable sur la vitrerie des grands édifices, car les grisailles, même les plus chargées, ne coûtent pas la moitié du prix de revient des vitraux colorés. Dans les fenêtres hautes de la cathédrale d’Auxerre, qui datent de la seconde moitié du XIIIe siècle, on avait déjà tenté l’emploi de ce moyen ; mais là les grisailles sont d’un dessin très-large et ferme qui combat la trop grande lucidité de ces surfaces claires, incolores, opposées, dans une même fenêtre, à des surfaces colorées. La grisaille n’occupe qu’une faible partie du vitrail, et compose comme une marge entre le sujet principal et la bordure toujours colorée. Voici un exemple tiré des hautes fenêtres du chœur de cette cathédrale (fig. 33)[34].
Le fond de la figure et du dais qui la surmonte est bleu ; les tons du dais sont : le blanc, le jaune, le vert pâle avec touches rouges dans les deux petites baies latérales. Cette harmonie très-claire sert de liaison entre les deux bandes B de la grisaille. Il en était de même du socle, détruit aujourd’hui et remplacé par un panneau du XVIe siècle ; le personnage porte une robe vert d’émeraude, un manteau pourpre clair, un bonnet vert, un phylactère blanc. La bordure est composée de feuilles vert bleuâtre et jaunes sur fond rouge. La lumière donnée par ces sortes de verrières est d’autant plus brillante, qu’elles se détachent sur la partie supérieure du ciel. Pour combattre l’effet dévorant de cette lumière dans les bandes en grisailles, celles-ci sont peintes en traits épais avec treillissé très-fourni entre les ornements, si bien que, près de l’œil, la surface des lumières est moins importante que celle occupée par la grisaille opaque. Dans le même fenestrage du chœur de la cathédrale d’Auxerre, des grisailles occupant la même place sont mêlées de touches et de filets en couleur. L’effet est moins franc, moins compréhensible. C’est cependant à ce dernier parti que les peintres verriers de la fin du XIIIe siècle s’attachèrent dans la composition de beaucoup de fenêtres à grands sujets ou personnages. Les charmants panneaux des fenêtres de la galerie du chœur de l’église de Saint-Urbain de Troyes, dont nous avons donné un échantillon (fig. 30), sont compris entre des compartiments de grisailles avec filets colorés. Les fenêtres hautes du chœur de cette même église présentent une série de grandes figures de prophètes surmontées de dais, se détachant sur un fond bleu et comprises entre des panneaux de grisailles avec filets colorés (voyez fig. 34). Les vêtements de ces grandes figures sont généralement clairs et vifs. Les bordures sont larges et solides de ton. Celle de la verrière que nous donnons ici se compose des armes de France ; c’est-à-dire d’un fond bleu chargé de fleurs de lis d’or (jaunes) sans nombre, et d’un écu de gueules à la croix d’argent (blanche) et de quatre clefs de même dans les quatre cantons, les pannetons opposés. Contrairement au parti adopté à Auxerre quarante ans auparavant environ, la grisaille de Saint-Urbain est fine, claire, peu chargée, de manière à laisser briller les filets et les touches de couleur. Ce parti a été adopté dans beaucoup de monuments de la fin du XIIIe siècle et du commencement du XIVe, notamment à Saint-Ouen de Rouen, dans les cathédrales de Narbonne, d’Amiens[35], de Cologne, etc. Quelquefois les dais d’architecture prenaient une grande importance et se composaient de tons clairs, blancs, jaunes, vert d’eau, avec des taches rouges et bleues. Pendant le XIIIe siècle, ces dais, bien que tenus toujours dans des tons clairs, sont simples comme dessin, assez peu importants comme dimension. Ils prennent plus de place à la fin du XIIIe siècle, et occupent souvent pendant le XIVe autant de surface que les figures qu’ils couvrent. Ils se chargent de détails d’architecture, tels que clochetons, gâbles, roses, fenêtres à meneaux, crochets et fleurons. Jusqu’alors les formes d’architecture représentées dans les vitraux sont traduites d’une manière toute de convention ; mais vers le commencement du XIVe siècle, les artistes verriers affectent de rechercher l’imitation plus réelle de ces formes. On peut citer, comme un premier exemple de ces tentatives, des verrières des chapelles de la cathédrale de Beauvais qui datent de 1310 environ. La figure 35, au quart de l’exécution, donne une partie des décorations architectoniques qui accompagnent les sujets de ces verrières et qui sont d’une extrême finesse.
Les tons de cette architecture sont blancs et jaunes avec quelques touches rouges, sur un fond bleu. L’éclat non rayonnant du jaune acquiert la netteté et la délicatesse de lumières métalliques à travers ces larges redessinés noirs, ce qui produit un effet saisissant[36]. Mais cette recherche, ce dessin maigre et découpé, font regretter les fonds richement colorés, les bordures larges, les ornements si grassement composés qui donnent aux vitraux des XIIe et XIIIe siècles cette harmonie veloutée et profonde qui n’a son égale nulle part. Les bordures du XIVe siècle sont généralement étroites et composées de dessins trop petits d’échelle. Les meneaux qui alors divisaient les fenêtres en compartiments verticaux d’une largeur de deux pieds à deux pieds et demi (0m,65 à 0m,75) obligeaient les verriers à réduire les bordures et à diminuer les figures isolées. Les pages données à ces artistes n’avaient plus l’ampleur que nous leur voyons prendre pendant le XIIe siècle et jusque vers 1230. Les armatures de fer ne se composaient plus que de barlotières, c’est-à-dire de barres horizontales, et les panneaux comprenaient la composition centrale et la bordure. L’exemple fig. 34 est déjà pour cette époque une exception ; mais, à Saint-Urbain de Troyes, les vides prennent une surface énorme ; il est rare que les travées de vitraux entre meneaux aient cette largeur à dater de la seconde moitié du XIIIe siècle.

Les vitraux légendaires du XIVe siècle sont beaucoup moins communs que ceux du XIIIe. Cet art déclinait alors visiblement ; les principes de la peinture translucide que nous avons exposés, et qui avaient dirigé les artistes pendant deux siècles, se perdaient comme se perdaient les principes de la sculpture monumentale. Deux causes contribuaient à cet affaissement de l’art du verrier : la recherche du réel, de l’effet dramatique, et les ressources moins abondantes, au milieu d’une société chez laquelle se développait chaque jour davantage la vie civile. Les corporations, préoccupées de leurs intérêts matériels, ne donnaient plus ces belles verrières qui avaient décoré les cathédrales et les églises paroissiales pendant la première moitié du XIIIe siècle ; les évêques et les chapitres avaient, grand’peine à terminer leurs cathédrales restées inachevées et ne pouvaient consacrer des sommes importantes à l’exécution de ces peintures merveilleuses. La féodalité laïque était déjà fort appauvrie et ne songeait qu’à se fortifier dans ses châteaux. Puis, dans l’architecture religieuse alors en honneur, on avait tellement développé les surfaces des fenêtres, qu’il devenait impossible, à moins de dépenses exagérées, de garnir ces vides de vitraux à sujets. Aussi est-ce une fortune rare de trouver une église du XIVe siècle qui soit entièrement garnie de ses vitraux. Nous n’en connaissons qu’une en France qui présente un spécimen complet, ou à bien peu près, d’une suite de verrières faites d’un jet de 1320 à 1330 : c’est l’église de Saint-Nazaire, ancienne cathédrale de Carcassonne (voyez Cathédrale, fig, 49, et Construction, fig, 109 et 111). Le chœur et le transsept de cette église présentent une énorme surface de baies toutes garnies de leurs vitraux du commencement du XIVe siècle[37]. Ces vitraux à sujets légendaires sont d’une harmonie brillante sans être crue, ce qui se rencontre rarement à cette époque, et appartiennent à une école dont nous ne connaissons pas le centre, mais que nous serions disposés à placer à Toulouse, et dont on retrouve les produits jusqu’à Beziers.

Le panneau (fig. 36) provenant de la fenêtre qui contient la légende de saint Nazaire donne une idée du style de cette école[38] ; les compositions sont assez bonnes, le sentiment dramatique est cherché, et le geste, par suite, tombe souvent dans la manière. Les draperies sont moins bien entendues que dans nos écoles du Nord, mais le choix des tons, l’entente de l’harmonie générale, l’emportent de beaucoup sur ce qui se faisait au nord de la Loire à cette époque. Les verres sont grossièrement étendus, inégaux à l’excès, épais, mais d’une valeur de ton très-belle. Quelques parties qui semblent peintes par des mains habiles, comme par exemple la figure de la femme du panneau (36), sont exécutées avec beaucoup d’entrain et d’adresse. Parmi ces verrières de Saint-Nazaire, il faut citer celle qui représente le Christ en croix, avec la tentation d’Adam, les prophètes tenant des phylactères sur lesquels sont écrites les prophéties relatives à la venue et à la mort du Messie, comme une des plus remarquables par sa composition, le choix des tons et le dessin ferme, solide, très-modelé, digne des verrières les plus belles du XIIIe siècle.

À dater de cette époque (le commencement du XIVe siècle), hormis quelques vitraux assez remarquables comme entente générale de l’effet, le dessin incline visiblement vers le maniéré. Comme couleur, les belles harmonies des XIIe et XIIIe siècles sont perdues, et les peintres recherchent les tons brillants faisant contraste avec des tons de grisaille. Les jaunes d’argent, nouvellement trouvés, prennent une trop grande place et donnent un aspect fade aux verrières. On cherche à remplir les fonds de damasquinages, pour éviter leur rayonnement sur les figures traitées avec maigreur et dont le modelé est trop cherché. On évite les grandes figures, et les grisailles prennent chaque jour plus d’importance. On ne savait plus comme précédemment établir une différence tranchée entre l’art du peintre sur mur ou panneau et l’art du peintre verrier ; au contraire, la peinture sur verre tendait chaque jour davantage à chercher les effets qui conviennent à la peinture opaque.

L’état désastreux de la France pendant les dernières années du XIVe siècle et la première moitié du XVe ne permit guère aux peintres verriers d’exercer leurs talents. Aussi les vitraux de cette époque sont-ils fort rares, et le peu qui nous reste de ces œuvres est-il d’une médiocre valeur. On fabriquait cependant des grisailles, et l’art ne se perdait pas, puisque vers la fin du XVe siècle, on le voit reprendre une nouvelle vie, mais dans des conditions étrangères à l’art ancien. Trois écoles principales se relevèrent alors, l’école de l’Île-de-France, celle de Troyes et celle de Toulouse ; cette dernière, la plus élevée certainement au point de vue où l’on doit se placer lorsqu’il s’agit de la peinture translucide. L’école de l’Île-de-France reporte sur verre des compositions qui conviendraient aussi bien et mieux même, peintes sur surfaces opaques. Tels sont, par exemple, les vitraux de la rose de la sainte Chapelle, qui datent de la fin du XVe siècle. L’école de Troyes est moins éloignée des conditions qui conviennent à la peinture translucide ; elle possède encore un sentiment assez juste de l’harmonie des tons, et les sujets sont traités de façon à profiter des qualités essentielles au vitrail. Quant à l’école de Toulouse, elle atteint parfois à la perfection : son style, comme dessin, est large, élevé ; sa valeur, comme emploi des couleurs translucides, rivalise avec les belles œuvres du XIIIe siècle. Mais ce n’est guère qu’au commencement du XVIe siècle que cette école atteint l’apogée. Les vitraux de la cathédrale d’Auch[39], ceux des églises de Lombez, de Fleurance, sont réellement fort beaux et d’une tonalité puissante et harmonieuse. D’ailleurs les verriers de cette époque, au nord et au midi, avaient trouvé des perfectionnements dans le détail de la fabrication, qui leur permettaient de produire des effets inconnus jusqu’alors. Ils doublaient certains verres, le rouge, le vert, le bleu pâle, le pourpre mordoré, et en enlevant à la molette partie de ces doublures, ainsi qu’on le fait aujourd’hui pour les verres dits de Bohême, ils obtenaient des broderies, des détails délicats, qu’ils pouvaient encore colorer avec le jaune d’argent ou certaines couleurs d’émail[40]. Toutefois ces délicatesses, charmantes dans des vitraux d’appartement, sont complétement perdues dans la grande décoration monumentale et n’ajoutaient rien à l’effet. La palette des verriers s’était enrichie de tons nouveaux. Ces moyens de doublage leur permettaient d’obtenir certains tons d’une puissance inconnue jusqu’alors : ils avaient des verres violets obtenus avec un doublage rouge sur un bleu pâle, des verts obtenus au moyen de plusieurs couches de verres blanc, jaune et bleu superposés[41], des mordorés obtenus avec une couche jaune sur un pourpre ; ils employaient déjà aussi les couleurs d’émail sur le blanc, de manière à obtenir des colorations douces et fondues, des bleus pâles, des roses (pourpre d’or), des lilas. La rose de la sainte Chapelle de Paris fournit maint exemple de ces applications de couleur d’émail qui tiennent bien, ce que l’on ne sait faire aujourd’hui.

Tous ces perfectionnements de fabrication ne pouvaient cependant relever un art qui abandonnait ses véritables principes. Les derniers beaux vitraux de la renaissance que l’on voit à Bourges, à Paris, à Vincennes, à Sens, à Troyes, ne sont que des cartons de peintres reportés sur verre. Ces œuvres peuvent avoir de grandes qualités comme composition, comme dessin et modelé, elles n’en ont aucune au point de vue décoratif. Leur aspect est confus, blafard ou dur ; l’œil cherche péniblement un dessin qu’il préférerait voir sur une surface opaque ; les plombs, au lieu de faciliter la compréhension, la gênent, parce que le dessin a été conçu sans en tenir compte. La perspective, la succession des plans, manquent absolument leur effet et ne produisent que la fatigue.

Nous convenons volontiers que le maniéré du XVe siècle et même du XIVe était une déviation funeste de l’art chez les verriers, mais alors cependant les grands principes décoratifs de cet art n’étaient pas oubliés. Nous préférons encore ces défauts ou ces faiblesses à la pédanterie des artistes du XVIe siècle, qui prétendaient transporter sur le verre des compositions plus ou moins inspirées des peintures des écoles italiennes de ce temps, et qui, pour montrer leur savoir comme dessinateurs, négligeaient absolument d’observer les conditions qui conviennent seules à la peinture translucide.

Nous ne devons pas omettre de parler d’une école de peinture sur verre qui, tout en n’appartenant pas à la France, n’a pas été cependant sans exercer une influence sur les écoles des provinces voisines de l’Est. De même que l’architecture rhénane du XIIe siècle a poussé des rameaux jusque dans la Lorraine et même la basse Champagne, de même l’école des verriers rhénans s’est quelque peu infusée dans nos ateliers français. Au sein de cette école rhénane les traditions du XIIe siècle se prolongent très-tard, soit comme style, soit comme procédés de fabrication. Au XIIIe siècle encore, on fabriquait à Strasbourg des vitraux qui semblent appartenir à une époque très-antérieure. Les figures conservent leur caractère archaïque, et l’ornementation est tout empreinte d’un style roman très-prononcé. En France, dès le milieu du XIIe siècle, l’ornementation possède son allure particulière, qui se distingue parfaitement du dessin encore admis dans la sculpture ; il n’en est pas ainsi même au commencement du XIIIe siècle en Alsace. L’ornementation peinte des vitraux s’inspire des mêmes modèles qui ont servi à la composition des ornements de l’architecture. Les procédés employés dans la peinture sur verre ont une rigidité qui ne se rencontre pas dans nos vitraux. À dater du XIIIe siècle, la grisaille, destinée à former le dessin et les traits d’ombres, est absolument noire et opaque, les demi-teintes sont faites par hachures et n’ont pas la translucidité chaude de nos teintes.


Voici (fig. 37) une bordure d’un des vitraux de la nef de la cathédrale de Strasbourg qui montre combien les traditions romanes s’étaient conservées encore au milieu du XIIe siècle, et combien ce dessin se rapproche des formes admises dans l’ornementation sculptée. Les tons de ces vitraux se rapprochent d’ailleurs de la coloration habituelle du XIIe siècle : ils sont clairs ; les blancs, les bleus, les jaunes et les verts clairs dominent. Ainsi les têtes d’animaux sont bleu clair, les cercles blancs, les feuilles vert d’émeraude et jaune-paille. Les fonds sont rouges ; le filet de gauche, turquoise, et le filet perlé à côté, jaune or ; le filet à droite commence par un blanc, puis des plaques pourpres alternent avec des bagues jaunes entre lesquelles est un vert ; un filet bleu est accolé à cette bordure, et, près des cercles, un filet blanc. Le bleu saphir et le rouge occupent les moindres surfaces ; les tons rompus clairs sont en majorité. Une architecture dans les tons verts, blancs, jaunes et bleus clairs, composée de deux colonnes avec une archivolte, ajoute à ces bordures et enveloppe le fond rouge sur lequel se détachent les personnages, tenus également dans des tons limpides[42]. Pour les chairs, les verriers rhénans emploient généralement des verres moins colorés que ceux choisis par nos artistes français. Nous reproduisons ici (fig. 38) une tête d’un personnage (saint Timothée) qui se voit dans une fenêtre de la chapelle de Saint-Sébastien accolée à l’église de Neuviller.

Ce vitrail, dont il ne reste que la partie supérieure, paraît appartenir, comme style, à une époque très-ancienne ; cependant la forme des lettres de l’inscription placée au-dessus du nimbe ne saurait faire remonter ce vitrail au delà du milieu du XIIe siècle. Le caractère de la tête du saint est tout empreint de la tradition grecque et rappelle les plus anciennes mosaïques de Saint-Marc de Venise[43] ; ici les demi-teintes sont posées par hachures, retouchées sur quelques points au grattoir. Au total, l’exécution de ce vitrail n’indique pas l’habileté que l’on observe dans l’exemple que nous avons donné (fig. 29 bis).

C’est à la fin du XIIIe siècle seulement que les verriers rhénans paraissent abandonner entièrement les traditions de l’art du XIIe siècle. C’est aussi à cette époque, ainsi que le prouve la construction du chœur de la cathédrale de Cologne, que le style dit gothique s’empare de l’architecture. Les maîtres architectes, comme les maîtres peintres, veulent alors dépasser les modèles français qui leur servent de types, ils prétendent aller au delà, et à cette époque déjà ils tombent dans le style maniéré, que nous ne voyons apparaître dans nos provinces que cinquante ans plus tard. Cependant certains vitraux (anciens) du chœur de la cathédrale de Cologne possèdent des qualités de dessin et de style qu’on ne peut méconnaître ; quant à l’harmonie des tons, elle semble livrée au hasard, et ne tient aucun compte des règles si bien observées encore par nos artistes pendant cette période. Comment expliquer que nous ayons perdu en France ces qualités de coloristes si évidentes dans nos vitraux et nos peintures des XIIe et XIIIe siècles  ; qualités dont on peut suivre la trace jusqu’au XVIe siècle, et qui, à dater de ce moment, disparaissent de jour en jour de nos édifices pour se réfugier, très-rarement d’ailleurs, dans quelques toiles de chevalet de nos peintres ? C’est peut-être à l’étude mal comprise ou mal dirigée des œuvres de l’antiquité et de la décadence italienne que nous devons la perte de cette faculté possédée par nos devanciers. Dédaignant leurs œuvres, il était tout simple de ne pas tenir compte des enseignements qu’elles fournissent. Plutôt que d’y revenir, on a préféré admettre une bonne fois que les Français ne sont pas nés coloristes. On aime chez nous donner aux préjugés une sorte de consécration dogmatique, cela va bien à la paresse d’esprit ; c’est un arrêt fatal contre lequel nous nous persuadons aisément que notre volonté ou notre réflexion ne saurait réagir : les consciences se rassurent, ainsi on se dispense de tout effort. Il est bien certain que le sentiment et l’expérience de l’harmonie colorante sont perdus en France depuis plus de deux siècles, et les pâles tentatives faites de nos jours pour colorer l’architecture en sont une preuve sans réplique. N’est-ce pas, par exemple, se méprendre sur les conditions de l’harmonie colorante appliquée à l’architecture, que de supposer qu’on obtiendra un effet heureux en faisant intervenir le marbre comme élément de couleur au milieu d’une structure de pierre ? Le marbre, dont la tonalité est chaude et dure souvent, qui prend des reflets heurtés, ne peut s’allier aux tons légers et transparents de la pierre ; c’est pis encore si, avec le marbre, on emploie le métal aux lumières étincelantes. Alors la pierre perd à l’œil toute solidité, ses tons et ses formes mêmes s’émoussent, s’alourdissent. On voudrait la fouiller, redessiner ses arêtes, ses contours.

Aucun peuple ayant laissé des œuvres d’architecture recommandables n’est tombé dans une erreur aussi profonde. Les Grecs ont coloré le marbre blanc, qu’ils employaient à cause de la finesse de sa contexture ; mais ils l’ont coloré en totalité, et n’ont jamais tenté de placer des marbres de couleur à côté de marbre blanc, et surtout à côté d’une pierre calcaire. Les Romains, qui n’avaient pas d’ailleurs un sentiment bien élevé de l’harmonie, n’ont jamais employé les marbres de couleur simultanément avec la pierre laissée dans son état normal. Saint-Marc de Venise, qui présente extérieurement comme intérieurement une harmonie colorée d’un si heureux effet, est entièrement revêtu de plaques de marbre d’un ton très-fin, de mosaïques et de dorures ; de la pierre on ne voit pas trace. Les artistes du moyen âge ont admis la peinture à l’extérieur et à l’intérieur de leurs édifices ; mais la peinture n’a pas la rigidité du marbre ; on ne subit pas sa tonalité, on la cherche et on la trouve. Ils avaient, pour les intérieurs des grands vaisseaux, la peinture. La coloration des vitraux avait l’avantage de jeter sur les parois opaques un voile, un glacis colorant d’une extrême délicatesse, quand, bien entendu, les verrières étaient elles-mêmes d’une tonalité harmonieuse. Si les ressources dont ils disposaient ne leur permettaient pas d’adopter un ensemble de vitraux colorés, ou s’ils voulaient faire pénétrer d’une manière plus pure la lumière du jour dans les intérieurs, ils avaient adopté cette belle décoration des grisailles qui est encore une harmonie colorante obtenue à l’aide d’une longue expérience des effets de la lumière sur des surfaces translucides. Beaucoup de nos églises conservent des verrières en grisailles fermant soit la totalité de leurs baies, soit une partie seulement. Dans ce dernier cas, les grisailles sont réservées pour les fenêtres latérales qu’on ne peut apercevoir qu’obliquement, et alors les verrières colorées ferment les baies du fond, les ouvertures absidales que l’on aperçoit de loin, en face. Ces grisailles latérales sont toutefois assez opaques pour que les rayons solaires qui les traversent ne puissent éclairer en revers les vitraux colorés. Ces rayons solaires cependant jettent, à certaines heures de la journée, une lueur nacrée sur les vitraux colorés, ce qui leur donne une transparence et des finesses de tons indescriptibles. Les vitraux latéraux du chœur de la cathédrale d’Auxerre, mi-partie grisailles, mi-partie colorés, répandent ainsi sur la fenêtre absidale, entièrement colorée, un glacis d’une suavité dont on ne peut se faire une idée. La lueur d’un blanc opalin qui passe à travers ces baies latérales, et qui forme comme un voile d’une extrême transparence sous les hautes voûtes, est traversée par les tons brillants des fenêtres du fond qui produisent les chatoiements des pierres précieuses. Alors les formes semblent vaciller comme les objets aperçus à travers une nappe d’eau limpide. Les distances ne sont plus appréciables, elles prennent des profondeurs où l’œil se perd. À chaque heure du jour ces effets se modifient, toujours avec des harmonies nouvelles dont on ne peut se lasser d’étudier les causes, quand toutefois on tient à étudier les causes des effets perçus par les sens : or, plus cette étude est approfondie, plus on demeure émerveillé de l’expérience acquise par ces artistes, dont les théories sur les effets des couleurs (admettant qu’ils en eussent) sont pour nous inconnues, et que les plus bienveillants d’entre nous traitent en enfants naïfs. N’admettant pas que la naïveté toute seule puisse arriver à des résultats aussi complets dans les choses d’art ; étant bien convaincu, au contraire, qu’il faut aux artistes une connaissance très-supérieure des causes et des effets pour produire des œuvres toujours réussies, et cela dans de vastes monuments, nous allons essayer de donner un aperçu du système adopté par les verriers du moyen âge dans la composition et la fabrication des grisailles.

Les plus anciennes grisailles connues ne remontent pas au delà du XIIIe siècle, et ces premières grisailles ne sont mêlées d’aucune partie colorée.

Il existait certainement au XIIe siècle des vitraux simplement composés d’ornements qui étaient fort clairs d’aspect, et dans lesquels par conséquent la grisaille remplissait un rôle important. Mais de ces sortes de vitraux nous ne connaissons qu’un seul exemple, et cet exemple a-t-il été tellement défiguré par des restaurations grossières, que nous ne pourrions le considérer comme complet. Il s’agit de la célèbre verrière de l’église abbatiale de Saint-Denis, dans laquelle on voit des griffons au milieu de médaillons carrés. Si l’on s’en rapporte au dessin que Percier fit de cette verrière à Saint-Denis avant qu’elle eût été transportée au Musée des monuments français, ces griffons formaient le milieu de la verrière, qui possédait trois larges bordures d’ornements dans lesquelles le blanc tenait une grande surface. Mais ce dessin ferait supposer que les griffons du XIIe siècle et leurs médaillons avaient été encadrés beaucoup plus tard, peut-être au XVIe siècle[44]. On peut conclure néanmoins, de l’existence de ces fragments, qu’au XIIe siècle on fabriquait des vitraux d’ornements avec coloration.

Les grisailles pures, dont nous n’avons d’exemples qu’au commencement du XIIIe siècle, devaient cependant exister avant cette époque, car le dessin de celles que nous possédons accuse la trace de traditions antérieures au XIIIe siècle. Chalons-sur-MarneDans les magasins de Saint-Denis, à Chalons-sur-Marne, à Saint-Remi de Reims, on retrouve encore des fragments de verres blancs peints qui proviennent très-probablement de grisailles du XIIe siècle. Ces anciens débris sont puissamment modelés, avec demi-teintes, suivant la méthode adoptée pour les ornements de couleur. Le dessin en est plein, large, fortement redessiné avec fonds relativement réduits et remplis d’un treillis en noir ou enlevé au style sur noir. Les verres employés alors sont épais, légèrement verdâtres ou enfumés, souvent remplis de bouillons, ce qui leur donne une qualité chatoyante très-précieuse. Habituellement ces verres blancs sont peu fusibles et ont été moins altérés par les agents atmosphériques que les verres colorés, lesquels sont profondément piqués, surtout à l’orientation du midi[45].

Voici (fig. 39) une grisaille qui provient de l’église abbatiale de Saint-Jean au Bois près Compiègne. Elle est complétement dépourvue de verres colorés et date de 1230 environ, bien qu’elle conserve encore, surtout dans sa bordure, le caractère de dessin du XIIe siècle. C’est surtout dans ces compositions de grisailles que l’on peut reconnaître combien les artistes verriers savaient profiter de la mise en plomb pour appuyer le dessin. Les plombs forment les compartiments principaux, combinés de manière à éviter les angles aigus trop fragiles. À ce point de vue, le beau panneau que nous retraçons ici (fig. 40), provenant de la chapelle de la Vierge de la cathédrale d’Auxerre, est un chef-d’œuvre de composition.
Cette grisaille est de même dépourvue de verres colorés ; elle occupe une large fenêtre, et chaque carré porte d’angle en angle 0m,55. Une bordure blanche à filets unis l’encadre. Son aspect est blanc nacré, d’un ton extrêmement fin et doux. Dans ces deux exemples, les fonds sont couverts par un treillis noir assez ferme, fait au pinceau ; quelques demi-teintes sont posées sur les ombres des feuilles en hachurés larges. Le dessin est une grisaille opaque noir brun, un peu transparente sur les bords. La cathédrale de Soissons possède dans la nef de belles grisailles du XIIIe siècle sans couleur, d’un grand effet décoratif ; les traits du dessin sont larges, fournis ; quelques verres présentent des variétés de blanc pour mieux accuser la charpente principale de la composition. C’était là une ressource dont les verriers du XIIIe siècle ne se privaient pas. Mais ce n’était pas uniformément qu’ils plaçaient ces verres blancs de qualités différentes. Parfois, par exemple, la charpente de la composition se détache sur le fond verdâtre par un ton légèrement enfumé, puis à côté le contraire a lieu ; de telle sorte que l’artiste obtenait ainsi les effets chatoyants des damas de soie dans lesquels suivant que la lumière frappe les surfaces, le dessin se détache en ton obscur sur un fond clair ou en clair sur un fond obscur. La fin du XIIIe siècle employa encore les grisailles sans couleur. La cathédrale de Troyes nous fournit de beaux exemples de ces vitraux incolores. Nous en donnons ici deux panneaux (fig. 41 et 42), dont l’exécution est d’une extrême délicatesse et la composition charmante.
Ces grisailles paraissent dater des dernières années du XIIIe siècle. Mais déjà des bordures colorées les accompagnent, en laissant toujours entre elles et le tableau de la baie un filet blanc. Nous avons vu qu’à cette époque, les verriers employaient souvent les grisailles avec les figures colorées sur fond de couleur ; mais, avant le XVIe siècle, nous ne connaissons en France aucun exemple de figures peintes en grisaille sur verres blancs. Les artistes du XIVe siècle avaient cependant employé la peinture opaque en camaïeu pour les figures, dans certains cas ; il paraît donc surprenant qu’ils n’aient pas eu l’idée de le faire pour la peinture translucide, ou que, s’ils l’ont fait, il ne nous en reste pas des fragments. En observant attentivement les effets de la peinture translucide en grisaille, on se rend cependant compte des raisons qui ont dû empêcher ces artistes d’appliquer ce procédé aux figures. Si clairement composée que soit une verrière d’ornements en grisaille, si vigoureux que soit le dessin, si bien accusés que soient les fonds, il résulte toujours de ces compositions un effet miroitant à l’œil, qui rappelle l’aspect d’une étoffe damassée, c’est-à-dire un ensemble vibrant dont il est difficile, à moins d’une attention fatigante, de démêler la trame. La condition essentielle de toute grisaille incolore, c’est qu’il ne reste sur aucun point une surface de verre qui ne soit recouverte par le travail du pinceau. Il faut une répartition égale, régulière, de ce travail, pour qu’en apparence l’œil ne croie pas voir un trou, un vide dans la surface translucide. Or, en peignant des figures, il fallait nécessairement laisser des surfaces claires inégales et plus ou moins larges, en raison du modelé de la forme. Il en résultait une suite de taches lumineuses et obscures réparties sans ordre, qui produisaient un très-fâcheux effet, et n’invitaient pas à reposer les yeux sur ces surfaces. À distance, les blancs prenaient une importance démesurée, et les ombres, réduites, faisaient taches. On peut se rendre compte de l’aspect désagréable de ces sujets en grisailles translucides si l’on examine certains vitraux de la renaissance où l’on a cherché à rendre des cartons très-lisiblement colorés. L’œil a grand’peine à démêler les figures, à suivre leurs contours et le modelé à travers ces éclairs entremêlés de points obscurs. Il n’en est pas du vitrail en grisaille comme du vitrail coloré ; on peut sans fatigue porter les yeux sur ce dernier, si sa coloration est harmonieuse, tandis que la grisaille n’est faite que pour donner une tapisserie translucide qui ne préoccupe pas. Le regard ne saurait longtemps se reposer sur cette surface chatoyante, qui semble vibrer, et qui cause des éblouissements si l’on persiste à démêler le dessin qui la compose. Tous ceux qui ont essayé de dessiner des grisailles en place ont pu éprouver cet effet, tandis qu’on peut copier sans fatigue une verrière colorée. Il était donc sensé de ne point peindre des sujets en grisaille. On peut admettre que le phénomène de vibration causé par les verrières incolores, et aussi la nécessité de ne pas avoir, à côté des surfaces colorées, des surfaces absolument incolores, engagèrent les peintres verriers à entremêler des filets de couleur dans les grisailles. Cet appoint les rendait plus faciles à comprendre, les dessinait plus nettement, et leur ôtait cet aspect chatoyant qui devenait insupportable si les fenêtres occupaient une grande surface. C’est en effet au moment où les baies vitrées occupent tous les espaces laissés entre les piles et les formerets des voûtes que l’on renonce aux grisailles incolores. Les derniers panneaux que nous venons de donner, et qui appartiennent à la cathédrale de Troyes, occupent des fenêtres étroites, sans meneaux ; mais quand il s’agit de garnir de larges baies à meneaux, comme celles qui s’ouvrent sur nos vaisseaux à dater du milieu du XIIIe siècle, les peintres verriers renoncent à la grisaille incolore ; ils la zèbrent de filets rouges ou bleus, ils y sèment des rosaces et l’entourent de bordures colorées. Parmi ces grisailles on peut considérer comme étant des plus anciennes celles qui garnissent les fenêtres à meneaux de la chapelle absidale de l’église abbatiale de Saint-Germer. La construction de cette chapelle suit de peu celle de la sainte Chapelle du Palais à Paris, c’est-à-dire qu’elle remonte au commencement de la seconde moitié du XIIIe siècle. Bâtie d’un jet, ses vitraux en grisaille datent de l’époque de sa construction, et déjà ils montrent des bordures, quelques filets et des semis de rosaces colorés.
Dans l’exemple (fig. 43), la bordure est composée de feuilles jaune safran sur fond bleu avec filet intérieur rouge. Les quatre lobes R sont également rouges.
Dans l’exemple (fig. 44), la bordure se compose de fleurs de lis jaunes sur fond rouge sans filet intérieur coloré, et les rosaces sont formées d’un carré vert entouré de quatre demi-cercles rouges[46]. On remarquera que déjà dans ces grisailles les filets blancs ne sont plus cernés par un plomb que d’un seul côté, l’autre côté étant peint. C’était une simplification sur le procédé du commencement du XIIIe siècle, mais l’effet général perd l’ampleur et la fermeté de ces premières grisailles. Les fonds sont toujours un treillis très-fin fait au pinceau. Cependant, à la fin du XIIIe siècle, les filets de couleur deviennent plus nombreux, les rosaces plus importantes ; les treillis des fonds sont remplacés par un ton uni assez inégal, sorte de glacis qui a l’inconvénient de colorer ces fonds en bistre, ce qui ôte de la finesse aux grisailles. Parmi les plus belles grisailles de cette époque, ou du commencement du XIVe siècle, il faut citer celles de la cathédrale de Narbonne. Voici (fig. 45 et 46) deux de ces panneaux variés.
Dans le premier, la bordure est composée de carrés jaunes peints, J, entre lesquels sont placés un verre bleu et un verre rouge, B, R. Pour le corps de la grisaille, les filets rectilignes sont bleus, les filets courbes, rouges, les rosaces ont le cœur jaune, le trilobe circulaire rouge et le trilobe angulaire vert, ou le contraire. Sur les verres blancs, l’ornement peint laisse entre lui et les filets de couleur une marge dépourvue de grisaille, qui fait ressortir très-habilement les tons rouge et bleu des entrelacs. Le tracé de cette verrière est à mentionner. La largeur du panneau AX entre les bordures a été divisée en six parties. De chacun des points diviseurs ont été tirées des lignes à 45° ; les centres des courbes, les filets courbes aussi bien que les filets rectilignes, se trouvent sur ce quadrillé diagonal. Ainsi les centres des courbes ab se trouvent aux points c ; etc. Il va sans dire qu’un filet blanc cerne extérieurement la bordure. Dans le second exemple (fig. 46), les couleurs occupent une grande partie de la surface. La bordure se compose de fleurs de lis jaunes sur fond bleu ; puis est posé un filet interne rouge. Les armoiries sont d’argent à la croix de gueules ; ou mi-parties au premier coupé d’argent à la croix pattée de gueules et d’or chargé d’une tour de sable ; au second d’or à trois fasces de gueules. D’autres écus décorent ce vitrail : le premier se découpe sur un fond jaune perlé entouré de deux carrés croisés vert et pourpre violet ; le second est posé sur un fond bleu avec carrés de même que dessus, mais les tons alternés. L’effet de cette grisaille est très-beau ; si toutefois on peut donner le nom de grisaille à une verrière où les couleurs occupent plus de la moitié de la surface.

La cathédrale de Saint-Nazaire de Carcassonne conserve aussi de très-remarquables grisailles du commencement du XIVe siècle, où la couleur remplit un rôle très-important. Dans les deux roses nord et sud notamment, ces grisailles sont de véritables mosaïques colorées.

Vers le milieu du XIVe siècle, alors qu’on était arrivé à appliquer le jaune au moyen de sels d’argent, on rehaussa parfois les grisailles blanches avec des touches jaunes. On voit de jolies grisailles de ce genre dans la chapelle de Vendôme de la cathédrale de Chartres. Les magasins de Saint-Denis en possèdent également un très-joli panneau, qui a été reproduit par M. A. Gérente. Il faut dire que ce genre de grisaille convient mieux à des baies d’appartements qu’aux fenestrages des grands vaisseaux. Ces moyens décoratifs sont trop maigres pour produire de l’effet de loin sur de grandes surfaces translucides.

Au XVe siècle, le mode des grisailles tapisseries se perd, et est remplacé par des tracés d’architecture blanche et jaune, avec quelques figures colorées d’un effet médiocre.

Le XVIe siècle fit beaucoup de grisailles, ou plutôt des camaïeux avec sujets et arabesques. Nous ne croyons pas nécessaire de revenir sur ce que nous avons dit de ce procédé de peinture sur verre.

On sait que les cisterciens n’admettaient pas dans leurs églises les peintures et la sculpture des figures. Privés de ces moyens décoratifs, ces religieux fermèrent les baies de leurs églises au moyen de verres blancs disposés de manière à former de riches dessins par la mise en plomb. Dès l’année 1842 nous avions pris note de vitraux de ce genre datant des premières années du XIIIe siècle, dans l’église abbatiale de Pontigny, qui dépendait de l’ordre de Cîteaux. Plus tard, en 1850, M. l’abbé Texier signala des vitraux de ce genre dans les églises de Bonlieu (Creuse) et d’Obasine (Corrèze)[47], toutes deux cisterciennes. Ces vitraux incolores et non peints datent du XIIe siècle. Les dessins des vitraux de l’église de Bonlieu sont peut-être de quelques années antérieurs à ceux de l’église d’Obasine, mais d’ailleurs le système adopté est le même dans l’un et l’autre monument. Ces dessins sont bien composés, larges, d’un beau caractère. On peut en juger par l’exemple que nous donnons ici (fig. 47), tiré de l’église de Bonlieu. Sur quelques points, ainsi que le remarque M. l’abbé Texier, le plomb ne sertit pas le verre, mais est apposé dessus sur un seul côté[48]. Il n’était là que pour compléter le dessin et faire éviter des coupes trop difficiles. C’est d’ailleurs un expédient très-rarement employé.

M. Amé a relevé une partie des vitraux blancs de l’église cistercienne de Pontigny. Quelques-uns de ces vitraux se rapprochent beaucoup, comme dessin, de ceux d’Obasine, mais d’autres en diffèrent essentiellement et présentent des combinaisons en partie rectilignes. Voici (fig. 48) un de ces panneaux dont la disposition rappelle celle des belles grisailles du commencement du XIIIe siècle[49].
Une fois sur la voie, M. E. Amé découvrit des vitraux de ce genre dans un certain nombre d’édifices du département de l’Yonne, particulièrement dans les églises de Mégennes, de Châblis, dans la chapelle de l’ancien hôpital de Sens. Nous en avions dessiné également en 1842 dans la petite église de Montreal, qui datent d’une époque beaucoup plus récente, XVe ou XVIe siècle. Ce système de vitrage n’était donc pas seulement employé par les cisterciens, puisque ces derniers édifices ne dépendaient pas de cet ordre. Il dut être adopté toutefois lorsque les ressources manquaient pour faire exécuter des vitraux colorés ou en grisailles peintes. Depuis que notre attention a été portée sur ce genre de vitrerie, nous en avons découvert beaucoup de fragments dans des églises des XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles ; fragments qui présentent des combinaisons à l’infini. On en voyait encore des panneaux entiers et variés, en 1843, dans l’église abbatiale de Beaulieu, près de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne), qui date de la fin du XIIIe siècle, et qui alors dépendait d’un fermage. Voici (fig. 49) un de ces panneaux d’une disposition originale. Les verres de ces vitraux ne sont pas d’une transparence blanche égale, mais inégaux comme épaisseur, et plus ou moins verdâtres ou jaunâtres, ce qui contribue à l’effet de ce genre de vitrerie. La mise en plomb de ce dernier exemple est très-soignée. Dans la partie supérieure de notre figure est indiqué le mode de tracé, le moyen de trouver les centres des quarts de cercle qui constituent le compartiment.

Il n’y a pas à douter que la vitrerie des fenêtres d’habitations ne fût ainsi composée dans le plus grand nombre de cas, puisque les vignettes des manuscrits nous montrent toujours des verres blancs mis en plomb suivant des compartiments variés, dans les intérieurs d’appartements. Souvent un écusson armoyé brochait sur le milieu de ces panneaux blancs, dans les vitrages des châteaux et palais, ou une devise, ou un emblème, et donnaient quelques points de couleur qui égayaient la surface blanche des grandes fenêtres, sans rien enlever à la lumière nécessaire dans toute pièce servant à l’habitation.

La peinture sur verre exigerait, certes, de plus longs développements, si l’on voulait en faire une histoire complète et indiquer les différents procédés employés par les diverses écoles françaises, pendant l’espace de trois ou quatre siècles. Il y a dans l’étude de cet art ou de cette industrie, si l’on veut, reprise depuis peu par quelques artistes distingués, un champ d’observation très-étendu à parcourir. Nous ne pouvons qu’indiquer les points saillants de cette étude pour rester dans les limites du Dictionnaire. Peut-être même trouvera-t-on que nous nous sommes étendu trop longuement sur une des parties de la décoration architectonique ; mais il nous paraît qu’il y a, dans cet art de la décoration translucide, des ressources qu’on pourrait utiliser d’une manière plus large qu’on ne le fait de nos jours. Dans un climat comme le nôtre, où la lumière du soleil est souvent voilée, où les intérieurs des édifices et des habitations ne sont éclairés que par un jour blafard, il était naturel que l’on cherchât à colorer cette lumière pâle. C’était là un sentiment de coloriste. Nous avons laissé étouffer ce sentiment sous un classicisme étroit dans ses vues, prétentieux dans ses expressions, qui ne demande pas que l’on comprenne, mais qu’on admire de confiance ce qu’il admet comme licite dans l’art. Il faudrait, certes, une longue expérience et des études sérieuses pour retrouver les traces négligées de cette industrie du peintre verrier.

Quelques hommes dévoués ont fait des efforts et des sacrifices considérables, de nos jours, pour retrouver ces traces. Ils ont même ainsi ouvert, pour notre pays, une source de production assez riche ; mais, mal secondés par les fabricants de verre, qui ne se préoccupent pas des conditions nécessaires à la coloration translucide ; obligés de lutter contre une concurrence de produits à bon marché qui déprécient ce bel art aux yeux des gens de goût ; repoussés systématiquement des grands travaux publics par de puissantes coteries, c’est à grand’peine s’ils peuvent maintenir leurs ateliers ouverts. Qu’ils ne se découragent pas cependant ; leur industrie doit, dans un temps où l’architecture tend de plus en plus à élever de vastes édifices largement éclairés, trouver une belle place ; mais qu’ils emploient les loisirs que leur fait une opposition systématique à connaître les véritables ressources de cet art décoratif par excellence. Le jour de la réaction contre l’insignifiance académique arrivé, ils seront prêts.

  1. Sachant que beaucoup de ces vitraux avaient été transportés dans les magasins de Saint-Denis, après la dispersion du musée des Petits-Augustins, nous demandâmes, dès que nous fûmes chargés des restaurations de l’église abbatiale, où étaient déposés ces vitraux… On nous montra trois ou quatre caisses contenant des milliers de morceaux de verre empilés… À peine s’il en restait trois morceaux unis par des plombs… Les caisses sont encore à attendre la fée qui voudra bien débrouiller ce chaos.
  2. Diversarum artium schedula.
  3. Lib. II, cap. xvii.
  4. Le diamant remplace avantageusement aujourd’hui le fer chaud.
  5. Lib. II, cap. xix, De colore cum quo vitrum pingitur.
  6. M. Oudinot, peintre verrier, a fait analyser de son côté des fragments de verrières des XIIe et XIIIe siècles, peints ; et l’analyse n’a également donné que du protoxyde de fer. Aujourd’hui cette peinture est obtenue au moyen de battitures de fer que l’on ramasse chez les forgerons, que l’on tamise pour en séparer les parcelles métalliques et que l’on broie avec un fondant. On employait aussi autrefois et l’on emploie encore un minerai de fer appelé ferret d’Espagne, qui est un oxyde de fer naturel plus brun que la sanguine. Cette substance donne à la grisaille un ton plus chaud que la battiture de fer des forgerons.
  7. Voyez Théophile, Diversarum artium sched., lib. II, cap vi et ix.
  8. On fabrique encore à Venise des verres rouges d’un ton très-doux, teints dans la masse. Ces verres rappellent beaucoup certains échantillons du XIIe siècle.
  9. Lib. II, cap. vii.
  10. Les verres bleus du XIIe siècle possèdent une qualité particulière et qui les fait reconnaître entre tous ceux des autres époques : c’est qu’ils paraissent bleus à la lumière de la lampe, tandis que ceux des époques postérieures passent au gris laqueux, au vert ou au violet. Cette observation nous a été suggérée par des peintres verriers, habiles praticiens, et l’expérience nous l’a confirmée.
  11. D’un vitrail de la cathédrale du Mans, commencement du XIIe siècle, représentant l’Ascension.
  12. Voyez le Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, avec une Introduction par M. Didron, traduit du manuscrit byzantin par le docteur Paul Durand, Paris, 1845.
  13. On peut citer, entre ces fac-simile, comme remarquables : les panneaux des restaurations de la sainte Chapelle, dus à MM. Lusson et Steinheil ; ceux des fenêtres du XIIe siècle de l’abbaye de Saint-Denis, dus à M. A. Gérente ; des restaurations des vitraux de Bourges et du Mans faites par M. Coffetier.
  14. Façade occidentale. Ce dessin est au sixième de l’exécution.
  15. Voyez Cathédrale.
  16. Voyez, entre autres, les verrières occidentales de Notre-Dame de Chartres ; celles de l’église abbatiale de Saint-Denis, fabriquées sous l’abbé Suger ; quelques verrières du Mans, de Vendôme, d’Angers.
  17. Voyez, pour la coloration générale de cette verrière, la Monographie de Notre-Dame de Chartres, par J. B. Lassus. Cette verrière est très-fidèlement copiée par M. P. Durand. L’exactitude du dessin et du modelé ne saurait être plus complète, mais la coloration donnée par la chromolithographie ne peut rendre l’effet des rapports des couleurs translucides. Ainsi les bleus sont lourds et sombres, les verts durs, etc.
  18. Nous avons reconnu la présence de ces patines factices sur des vitraux qui avaient été enfermés dans du plâtre peu après leur exécution.
  19. Les peintres verriers employaient plusieurs valeurs de chaque ton, comme nous l’avons indiqué plus haut. Il était facile de désigner chaque valeur par un signe:ainsi, le B (bleu) pouvait être B 1, B 2, B 3, indiquant ainsi le bleu limpide, clair, turquoise; le bleu saphir, le bleu indigo, etc.
  20. Parmi ces verrières d’une tonalité violacée, nous citerons l’une de celles de la sainte-Chapelle de Paris (côté sud, près du sanctuaire), et parmi celles d’une tonalité froide excessive, la rose du nord de Notre-Dame de Paris.
  21. Des vitraux légendaires de la chapelle absidale de l’église de Notre-Dame de Semur (Côte-d’Or).
  22. Des vitraux du bras de croix nord de l’église de Notre-Dame de Dijon (1230 environ).
  23. On sait qu’à la cathédrale de Bourges il existe encore des fragments importants des sculptures appartenant au XIIe siècle (porches nord et sud).
  24. Voyez l’ensemble de cette verrière dans la Monographie de la cathédrale de Chartres, publiée sous la direction de Lassus (dessin de M. Paul Durand).
  25. Diversarum artium schedula, lib. II, cap. xxi.
  26. Nos peintres verriers qui ont habilement restauré des verrières du XIIe siècle, notamment MM. Coffetier et A. Gérente, ont dû procéder de cette manière. Des fragments de ces verrières entre nos mains prouvent la double opération de la cuisson.
  27. Calque d’un fragment appartenant à M. Oudinot.
  28. Ces calques nous ont été fournis par M. Coffetier.
  29. Ce dernier tracé est moitié d’exécution.
  30. Ce défaut est bien sensible dans certains vitraux modernes exécutés comme de la peinture opaque, mais en forçant les ombres.
  31. Des panneaux de la sainte Chapelle.
  32. Comme, par exemple, dans les chapelles absidales de l’église abbatiale de Saint-Denis, dans les cathédrales du Mans, de Bourges et de Chartres.
  33. Aux cathédrales de Chartres, de Bourges, de Tours, d’Auxerre, de Troyes.
  34. Voyez l’ensemble de ce fenestrage dans l’ouvrage du R. P. Martin. Voyez l’ouvrage de M. F. de Lasteyrie.
  35. Il ne reste plus à Amiens que des traces de ces verrières dans le triforium du chœur.
  36. Les calques de ces vitraux nous ont été communiqués par M. Oudinot.
  37. Dans le chœur, deux des anciennes verrières ont été seulement remplacées au XVIe siècle. Ces deux vitraux de la renaissance sont d’ailleurs d’une excellente exécution.
  38. Saint Nazaire prend soin des pauvres, des veuves et orphelins.
  39. Voyez la Monographie de la cathédrale d’Auch, par M. l’abbé Caneto.
  40. Voyez la belle verrière de l’arbre de Jessé de l’église de Saint-Étienne de Beauvais, qui présente un emploi prodigieusement habile de ces procédés d’enlevure à la molette.
  41. Nous avons entre les mains un de ces verres verts, provenant d’une de ces verrières du XVIe siècle de la cathédrale de Carcassonne (Saint-Nazaire), qui est composé d’une assiette blanche verdâtre, d’une couche jaune, d’une couche blanche, d’une couche bleue, d’une fine lamelle blanche et d’une couche jaune. Nous inclinons à croire que ces verres sont de fabrication vénitienne.
  42. Ces vitraux de la cathédrale de Strasbourg se voient encore aujourd’hui dans les fenêtres du bas côté septentrional de la nef, qui date du XIIIe siècle ; mais ils ont évidemment été replacés là et appartenaient à l’église du XIIe siècle. Le style des figures ne laisse pas de doute à ce sujet.
  43. Le fac-simile de ce vitrail nous a été communiqué par M. Steinheil. La chapelle à laquelle il appartient passe pour avoir été bâtie sous Charlemagne, et en effet sa construction peut remonter à cette époque ; mais nous ne pensons pas que la verrière donnée ici puisse avoir été peinte avant le commencement du XIIe siècle.
  44. La verrière dont il est ici question a été fidèlement reproduite dans l’ouvrage de M. J. Gailhabaud, l’Architecture et les arts qui en dépendent, tome II. Mais cette reproduction donne, avec les griffons et leur entourage du XIIe siècle, les restaurations sans aucun caractère et d’une harmonie de ton déplorable qui ont été faites il y a trente ans.
  45. À la cathédrale de Chartres notamment, certains verres sont tellement piqués et recouverts de lichens, qu’ils ont perdu toute translucidité. Il faut observer que les verres du XIIIe siècle sont plus altérés que ceux du XIIe, ce qui ferait supposer qu’au XIIIe siècle déjà on avait cherché à rendre les verres plus fusibles par des fondants. À ce compte, les vitraux que nous faisons aujourd’hui seront perdus dans deux ou trois siècles.
  46. Nos figures sont au quart de l’exécution. Ces dessins nous ont été fournis par M. Bœswilwald, qui a dirigé la restauration de la sainte Chapelle de Saint-Germer.
  47. Voyez les Annales archéologiques, t. X, p. 81 et suiv.
  48. Ces plombs non sertisseurs sont marqués par un trait vidé.
  49. Voyez Recherches sur les anciens vitraux incolores du département de l’Yonne, par M. Émile Amé (Didron), 1854.