Diderot (Reinach)/Chapitre 6

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français), 1898, pp. 159–213).
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CHAPITRE VI

philosophie

Si la philosophie est bien, par définition, l’amour de la sagesse et s’il convient d’entendre par sagesse la science des choses divines et humaines, ainsi que des principes qui renferment ces choses[1], Diderot, d’un bout à l’autre de son œuvre, n’a pas cessé de philosopher. Dans tous ses écrits, les plus légers comme les plus graves, comme d’ailleurs dans ses conversations, le tour naturel de son esprit veut qu’il généralise toutes les questions. Passionnément épris de synthèse, ce qui lui a valu d’être appelé par Gœthe le plus allemand des Français, s’il observe toutes choses, l’art comme la physiologie ou l’industrie, avec le souci le plus scrupuleux de l’exactitude matérielle et du détail, c’est toujours pour rapporter ses observations à la préoccupation dominante de l’univers, de son origine et de sa destinée. Il veut, il poursuit l’unité. De quelque sujet qu’il s’élance, il pousse partout jusqu’aux principes les plus reculés. La connaissance des phénomènes et de leurs lois ne lui suffit pas ; son but constant, c’est l’interprétation de la nature. « Puisque la philosophie est votre femme, lui écrit Mme Necker, vous ne ressemblez pas à Ulysse, votre Pénélope est partout avec vous. » En effet, dans cette longue odyssée qu’il a poursuivie à travers toutes les provinces de la science, son génie inquiet n’arrête point de rechercher les rapports secrets des choses, « les centres de lumière, comme il les nomme, qui éclairent d’un même rayon les objets les plus dissemblables ou les plus éloignés les uns des autres ». Ses conclusions sont souvent contradictoires et il n’a souvent que des intuitions. Mais ces conclusions successives sont toujours sincères, sans parti-pris, et quelques-unes de ses intuitions les plus hardies ont été confirmées avec éclat par la science expérimentale. Sa vie tout entière, dans chacune de ses manifestations, est une aspiration croissante vers plus de lumière.

S’il a ainsi le goût de l’observation et le don des puissantes synthèses, en revanche ses écrits proprement philosophiques sont peu nombreux ; soit que le temps ait manqué à ce forçat du travail, soit que cet improvisateur merveilleux ne se soit pas senti de force à rassembler ses idées dans un corps de doctrine, il n’a rien publié de systématique. Se modifiant sans cesse, il sème un peu partout et au jour le jour les idées qui l’obsèdent et dont les contradictions ne lui paraissent que des étapes vers la vérité définitive qu’il entrevoit ; mais, Juif-Errant de la pensée, il ne s’arrête pas pour les coordonner. Il faut qu’il marche, encore et toujours, jusqu’à ce qu’il tombe. Dès lors, comme il ne saurait être question de tenter artificiellement ce que ce grand audacieux n’a point osé, il faut se contenter d’esquisser les évolutions de son esprit, les tâtonnements de sa pensée, les progrès de sa science ou de son rêve. Croit-il en Dieu ? Il a été athée violemment, avec passion, comme s’il détestait encore plus qu’il ne niait, ce qui implique contradiction, mais il a séjourné longtemps dans le déisme et le panthéisme et il n’est pas bien certain qu’il ne soit pas revenu, sur le tard, du moins par accès, à l’idée d’un Dieu « âme du monde ». Qu’il explique la nature ou qu’il cherche à se rendre compte soit de la diversité des substances, soit de l’origine des âmes, il n’a pas besoin pour son compte de l’hypothèse divine qui « rend les problèmes, quels qu’ils soient, non pas plus clairs, mais plus confus, et ne fait, en tout cas, que reculer les difficultés sans les résoudre » ; après une courte crise de fièvre religieuse, sa prétention dominante, sinon son ambition, c’est de se passer de Dieu. Mais de cette affirmation que Dieu est inutile à cette affirmation qu’il n’existe pas et à cette autre que l’athéisme peut être, non seulement la doctrine d’une petite école, mais celle d’une nation civilisée, le chemin est long, beaucoup plus long qu’on ne pense. Diderot passe des heures innombrables à faire les cent pas sur cette route, tantôt se grisant de la poésie panthéiste qu’il a résumée dans l’éloquente formule : « Élargissez Dieu ! » ; tantôt, après avoir découvert Dieu partout, ne voulant plus le voir nulle part ; tantôt déclamant avec une même fureur meurtrière contre le Dieu des religions révélées et contre celui de Voltaire ; et ainsi, successivement, avec une égale sincérité, déiste, théophobe et athée. À dîner ou à souper au Grandval, après quelques volailles truffées et quelques grandes rasades de vin, il défie « Briochet le père » avec une joie féroce, se grandissant devant lui-même de l’audace de ses négations, défiant le tonnerre vengeur avec une insolence enfantine et, déjà échauffé par le festin, excité encore par la crainte de ne point paraître à son amphitryon — car il y a du démagogue en lui et je le définirais plus d’une fois le démagogue de la philosophie — un esprit assez avancé et assez fort. Il était ainsi du fameux repas où, à ce propos de Hume : « Pour les athées, je ne crois pas qu’il en existe, je n’en ai jamais vu ! » le baron d’Holbach avait riposté superbement : « Vous avez été un peu malheureux, car vous voici à table avec dix-sept à la fois ». Mais peu de jours après, comme il se promenait dans un champ avec Grimm, il cueillait un épi et un bleuet et méditait profondément : « Que faites-vous là ? lui dit Grimm. — J’écoute. — Qui est-ce qui vous parle ? — Dieu. — Eh bien ? — C’est de l’hébreu ; le vous comprend, mais l’esprit n’est pas assez haut placé ! » Et le lendemain, Dieu, de nouveau, ne sera plus pour lui que « le premier joueur de marionnettes qui ait existé dans le monde ».

En débutant dans la philosophie (1745) par la traduction libre de l’essai de Shaftesbury sur le Mérite et la Vertu, il ne serait pas tout à fait juste de dire, avec La Harpe, que Diderot avait fait siennes toutes les idées du métaphysicien anglais. Cependant Naigeon avoue lui-même que son maître avait traversé à ce moment une crise et qu’il fallut quelque temps « pour qu’il se soit complètement purgé de la matière superstitieuse ». Si Diderot, en effet, n’avait pas été lui-même, à ce moment, « infecté de théisme », c’est-à-dire d’une croyance qui, à la différence du déisme simple, non seulement admet l’existence d’un Dieu, mais est tout près d’admettre la révélation, comment expliquer qu’il ait traduit avec tant d’éclat et annoté avec tant de passion un ouvrage dont le but déclaré est que « la vertu est presque indivisiblement attachée à la connaissance de Dieu » et que le bonheur temporel de l’homme est inséparable de la vertu ? Évidemment Diderot fait ses réserves, et il suffit de parcourir son commentaire pour s’en convaincre. Mais ces réserves mêmes ne font que marquer plus profondément l’adhésion momentanée de Diderot aux propositions essentielles de Shaftesbury, à savoir qu’il n’y a point de vertu sans la croyance en Dieu et point de bonheur sans vertu. Pour Diderot, comme pour Shaftesbury, « des athées qui se piquent de probité et des gens sans probité qui vantent leur bonheur », voilà l’ennemi. Et sa paraphrase ne tarit point, à l’appui de cette thèse, en brillantes tirades. Quand Shaftesbury faiblit ou paraît hésiter seulement dans le texte, c’est l’apôtre Denis qui redouble dans ses notes : « Non, la divinité n’est pas un vain fantôme ; non, le vice et la vertu ne sont pas des préjugés d’éducation ; non, l’immortalité de l’âme, la crainte des peines et l’espérance des récompenses à venir ne sont pas chimériques. » Et ailleurs, toujours en note : « L’athéisme laisse la probité sans appui ; il fait pis, il pousse indirectement à la dépravation. » Hobbes, qui ne croyait point en Dieu, était bon citoyen, bon parent, bon ami. Mais c’est que « les hommes ne sont pas conséquents, qu’on offense un Dieu dont on admet l’existence, qu’on nie l’existence d’un Dieu dont on a bien mérité et que, s’il y avait à s’étonner, ce ne serait pas d’un athée qui vit bien, mais d’un chrétien qui vit mal ».

Est-ce à la vue d’athées qui vivaient bien et d’un trop grand nombre de chrétiens qui vivaient mal qu’il faut attribuer l’évolution qui, en moins d’une année, a fait du commentateur de l’Essai sur la vertu l’auteur des Pensées philosophiques ? Je croirais plus volontiers que c’est la traduction même qu’il fit de Shaftesbury qui éclaira Diderot, tout comme un ingénieur qui construit une citadelle est le premier à reconnaître les points faibles de son ouvrage. L’évolution, pour être rapide, n’est point aussi brusque au surplus qu’en ont jugé des lecteurs superficiels et, tout d’abord, le Parlement de Paris qui condamna au feu le petit volume. Composées avec une hâte dont on s’aperçoit, du Vendredi Saint au lundi de Pâques 1746, pour procurer à Mme de Puisieux cinquante louis qu’elle réclamait, les Pensées philosophiques, rééditées plus tard sous le titre d’Étrennes aux Esprits forts, comprennent bien quelques réflexions très hardies. Diderot y déclare déjà la guerre au dogme et même à la morale chrétienne ; écartant d’un mot la révélation, il professe que « le scepticisme est le premier pas vers la vérité et qu’il doit être général, parce qu’il en est la pierre de touche » ; il injurie les fanatiques et bafoue sans pitié les superstitions : il raille la divinité des Écritures :


On a conservé dans une église des tableaux qu’on assure avoir été peints par des anges et par la Divinité elle-même ; si ces morceaux étaient sortis de la main de Le Sueur ou de Le Brun, que pourrais-je opposer à cette tradition immémoriale ? Mais quand j’observe ces célestes ouvrages et que je vois à chaque pas les règles de la peinture violées dans le dessin et dans l’exécution, le vrai de l’art abandonné partout, ne pouvant supposer que l’ouvrier était un ignorant, il faut bien que j’accuse la tradition d’être fabuleuse.


Qu’importe donc qu’un peuple tout entier ait été témoin d’un miracle ? Diderot croirait sans peine « un seul honnête homme qui lui annoncerait que Sa Majesté vient de remporter une victoire complète sur les alliés » ; mais « tout Paris l’assurerait qu’un mort vient de ressusciter à Passy qu’il n’en croirait rien ». Et, désormais, l’on exigerait en vain du philosophe qu’« il croie qu’il y a trois personnes en Dieu aussi fermement qu’il croit que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits ».

Ces audaces cependant et ces vives impertinences ne sont encore qu’isolées et comme noyées dans l’ensemble d’une profession de foi très nettement déiste, sinon théiste, et, par moments même (mais peut-être seulement par une précaution qui fut inutile), orthodoxe. « J’écris de Dieu », telle est la première phrase des Pensées, et Diderot continue à conclure au créateur de l’existence du monde. Évidemment ce n’est plus le même Dieu : « Sur le portrait qu’on fait de l’Être Suprême, sur son penchant à la colère et sur la rigueur de ses vengeances, l’âme la plus droite serait tentée de souhaiter qu’il n’existât pas » ; le spectacle des gens « dont il ne faut pas dire qu’ils craignent Dieu, mais bien qu’ils en ont peur », l’amène à soutenir que la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme. « Si Dieu de qui nous tenons la raison en exige le sacrifice, c’est un faiseur de tours de gibecière qui escamote ce qu’il a donné. » Mais, cela dit, il répudie toujours les athées, les athées fanfarons qu’il déteste, les athées vrais qu’il plaint et pour qui « toute consolation semble morte ». Pour trouver que « l’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux, il tient qu’il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne ». Il jure enfin, serment d’ailleurs qu’il ne tiendra point, qu’il veut « mourir dans la religion de ses pères, parce qu’il la croit bonne autant qu’il est possible à quiconque n’a jamais eu aucun commerce immédiat avec la Divinité ».

Prenez garde pourtant. Dans la même page où il montre comment il faut expliquer aux enfants que Dieu est toujours présent et que, s’il avait un élève à dresser, il l’accoutumerait à dire : « Nous étions quatre, Dieu, mon ami, mon gouverneur et moi » ; dans cette même page ce déiste d’aujourd’hui, théiste d’hier, devient déjà panthéiste : « Les hommes, s’écrie-t-il, ont banni la Divinité d’entre eux, ils l’ont reléguée dans un sanctuaire ; les murs d’un temple bornent sa vue ; elle n’existe point au delà. Insensés que vous êtes ! détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu ; voyez-le partout où il est, ou dites qu’il n’est point. »

Il l’élargit si bien, l’étendant sur toute la nature, puis, bientôt, par une invincible conséquence, le confondant avec elle, que, trois ans après, il ne le trouve plus.

À partir de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, suivie, en 1754, des Pensées sur l’interprétation de la nature et, plus tard, en 1769, du Rêve de d’Alembert, Diderot est officiellement, sinon irrévocablement, athée. Selon la définition qu’il avait donnée lui-même, d’après Shaftesbury, il est le parfait athée, c’est-à-dire qu’il « ne reconnaît dans la nature d’autre cause et d’autre principe des êtres que le hasard » ; il nie « qu’une intelligence suprême ait fait, ordonné, disposé tout à quelque bien général ou particulier ». Le Dieu de la Bible n’est pour lui qu’un Jupiter sémite, plus violent et plus chaste, partant moins poétique ; il reporte sur le Dieu de l’Évangile toute la haine qu’il a pour ses prêtres ; et il en veut enfin à Voltaire, comme d’une insupportable momerie, de son Dieu rémunérateur et vengeur qui l’exaspère.

L’opération de la cataracte faite par Réaumur à un prétendu aveugle-né, qui se trouva n’être qu’un aveugle par accident, fut le prétexte de la fameuse lettre à Mme de Puisieux qui valut à Diderot sa détention à Vincennes ; il y attribuait à Saunderson, dans un récit imaginaire des derniers moments de l’algébriste anglais, sa propre profession d’athéisme. Il l’entoure encore, à la vérité, de quelques restrictions entortillées, et quand Voltaire lui écrit qu’« il n’est point du tout de l’avis de Saunderson qui nie un Dieu parce qu’il est né aveugle », Diderot allègue, assez misérablement d’ailleurs, que « le sentiment de Saunderson n’est pas plus le sien que celui de son cher maître, mais que ce pourrait bien être seulement parce qu’il voit ». « Si c’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en lui l’existence de Dieu, le lever du soleil les dissipe toujours. » Enfin, tout compte fait, « comme il vit très bien avec les athées, il est très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu ». Personne cependant ne pouvait se méprendre aux paroles qu’il avait prêtées à Saunderson et qui comprennent, au surplus, deux arguments de valeur fort inégale. Le savant aveugle répond d’abord aux objections du ministre Holmes sur les merveilles de la nature : « Eh, monsieur, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres ; et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me fassiez toucher. » — Évidemment le raisonnement est très faible, car un clairvoyant pouvait dire de même : « Il faut que vous me fassiez voir Dieu ». — Mais Saunderson ne se tient pas à la réfutation de cette plus ancienne preuve physique de l’existence de Dieu, le Cœli enarrant gloriam… de David, preuve aussi médiocre dans sa splendeur que l’objection dans sa pauvreté ; Diderot, découvrant enfin sa véritable pensée, fait opposer au prêtre l’inutilité scientifique de toute intervention surnaturelle :


Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? Nous disons aussitôt : c’est l’ouvrage d’un dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans un discours un peu moins d’orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est ; et n’employons pas à le couper la main d’un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu’il est porté sur le dos d’un éléphant ; et l’éléphant, sur quoi s’appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra ?… Cet Indien vous fait pitié ; et l’on pourrait vous dire comme à lui : Monsieur Holmes, mon ami, confessez d’abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l’éléphant et de la tortue…


Voici donc le caractère particulier de l’athéisme de Diderot : il déclare Dieu inutile, il n’en a pas besoin pour expliquer ce qu’il y a d’explicable scientifiquement dans le monde, et pour ce qui est de l’inexplicable, cette vieille hypothèse ne fait que l’obscurcir. « L’éternité du monde, écrit-il encore, n’est pas plus incommode que l’éternité d’un esprit ; parce que je ne conçois pas comment le mouvement a pu engendrer cet univers qu’il a si bien la vertu de conserver, il est ridicule de lever cette difficulté par la supposition d’un être que je ne conçois pas davantage. » Une fois cette idée ancrée dans son cerveau, il y revient sans cesse et toujours avec une nouvelle abondance d’arguments. Nécessairement, plus il se pénètre de son thème, plus il s’exalte dans d’innombrables variations. Après avoir fait de la croyance en l’existence de Dieu une fâcheuse et gênante superfluité, il y dénonce la cause de tous les maux qui affligent l’humanité : « Partout où l’on admet un Dieu, écrit-il à Mlle Volland, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, la morale corrompue. » Il se demande et il demande à la Tsarine « ce que cette souche abandonnée à sa libre disposition peut produire de monstrueux ». Nier gravement ne lui suffit plus, il ajoute à sa négation l’ironie et jusqu’à des turlupinades. Seulement, une fois qu’il est arrivé ainsi sur le faîte de l’incrédulité, il aspire à descendre ; serait-il Diderot s’il ne se contredisait pas ?

Le voici donc, en effet, et précisément dans le plus audacieux de ses fragments retrouvés, le Rêve de d’Alembert, qui fait de ce Dieu inutile l’âme possible du monde et l’Éternel Devenir : « Qui est-ce qui vous a dit, demande Bordeu à Mlle de Lespinasse, que ce monde n’a pas aussi ses méninges comme l’homme, et qu’il ne réside pas là un être central qui serait Dieu par sa contiguïté sensible avec tous les êtres et les objets de la nature, qui, par son identité avec eux, saurait tout ce qui s’y passe, et par sa mémoire tout ce qui s’y fait, et ce qui s’y fera aussi, par une suite de conjectures vraisemblables ? » Donc, ce Dieu superflu n’étant cependant pas impossible, il prend ses précautions. Le philosophe, qui entretient la maréchale de Broglie, commence par établir que, si un esprit, qui serait Dieu, fait de la matière, il n’est pas plus difficile de concevoir que la matière fasse de l’esprit. Mais si Dieu existe par hasard ? Oh ! alors il est indulgent, il ne peut pas ne pas l’être, il n’y a que des bêtes féroces qui puissent penser qu’il damnerait Socrate, Phocion, Aristide et Trajan ; saint Paul lui-même n’a-t-il pas professé que chacun sera jugé par la loi qu’il a connue ? est-ce que celui qui fit des sots les punira pour avoir été des sots ? Et là-dessus le conte du jeune Mexicain qui, assis sur une planche au bord de l’Océan, s’affirme à lui-même que « sa grand’mère radote avec son histoire de je ne sais quels habitants qui, dans je ne sais quel temps, abordèrent ici de je ne sais où, d’une contrée au delà des mers » :


Ne vois-je pas la mer confiner avec le ciel ? Et puis-je croire, contre le témoignage de mes sens, une vieille fable dont on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n’est qu’un tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le cœur et s’arrachent le blanc des yeux ?


Or, tandis qu’il raisonnait ainsi, il s’endort, le flot soulève la planche, porte notre Mexicain en pleine mer et le dépose enfin sur une rive inconnue, « peut-être bien parmi ces habitants dont sa grand’mère l’avait si souvent entretenu ».


À peine eut-il quitté sa planche et mis le pied sur le sable, qu’il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était et à qui il avait l’honneur de parler : « Je suis le souverain de la contrée, lui répondit le vieillard ; vous avez nié mon existence ? — Il est vrai. — Et celle de mon empire ? — Il est vrai. — Je vous pardonne parce que je suis celui qui voit le fond des cœurs et que j’ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi. »


Diderot pense évidemment, et avec raison, que ses palinodies mêmes suffiraient à prouver sa bonne foi ; et il recommence à nier Dieu.

Dieu en moins, voyons maintenant ce que devient, dans le système de Diderot, « la loi morale au fond des cœurs et au-dessus de nous le monde étoilé ».

Ce qui distingue des autres la morale écrite de ce parfait honnête homme, c’est qu’elle est parfaitement immorale et qu’elle l’est naturellement, sans scrupule et sans inquiétude, comme un enfant est nu et comme une boule est ronde. Diderot, d’un bout à l’autre de sa vie, a été le plus brave homme du monde ; il est capable de dévouement et même de sacrifice ; sa probité scrupuleuse n’a jamais fait tort d’un liard à personne ; le traité qui le lie aux libraires de l’Encyclopédie, alors même que ceux-ci l’observent mal et que l’austère d’Alembert s’en affranchit à la première difficulté, il le tient, à travers tous les orages et tous les dégoûts, comme un pacte d’honneur ; sa bourse est toujours ouverte, il n’a jamais refusé à un indigent et il a donné, sans compter, le plus précieux de son temps à ses amis ; il a au cœur une pitié profonde pour toutes les souffrances, et cette pitié est active ; il a été bon fils, bon père, bon ami, il n’a pas dépendu de lui qu’il fût un mari fidèle, et s’il avait vécu cinquante ans plus tard, il eût été un bon citoyen et un excellent patriote. Non seulement il se conforme, en ce qui le concerne, aux règles de la plus sévère délicatesse, mais la vertu n’a jamais eu d’apôtre plus enthousiaste, de prédicateur plus véhément, de commis-voyageur plus agité ; des larmes pleins les yeux et la voix, il l’invoque sans cesse, souvent avec une pénétrante éloquence, parfois aussi dans les moments les plus inattendus, à souper et dans l’alcôve, et il en met partout ; son théâtre en est farci, sa tragédie familiale, baignée de pleurs, mérite d’avoir pour devise : castigat flendo mores, et pourrait se lire au prône ; les arts plastiques eux-mêmes, dont la cause finale est exclusivement, sinon dans la beauté, du moins dans la vérité naturelle, n’échappent pas à cet embrigadement ; il en fait les véhicules de la morale, des vertus civiques et surtout domestiques. Maintenant, après ce débordement de vertu oratoire et tout le long de cette vie généralement irréprochable, interrogez le philosophe sur les principes mêmes qu’il prêche si bien et qu’il pratique encore mieux : un gouffre, se creuse sous ses pieds ; cette morale, qu’il a voulu indépendante de Dieu et qu’il ne veut apprécier qu’au seul taux de la raison, aboutit au retour le plus effréné à l’état de nature.

Serait-ce qu’il n’y a point de morale, j’entends dans le sens absolu du mot, sinon en dehors de l’idée de Dieu, du moins en dehors de l’Idéal qui est aux mœurs ce que le Beau en soi est aux arts, ou que, plus simplement, Diderot a choisi trop bas le taux de la raison qui règle son éthique ? Quoi qu’il en soit, cette éthique est sans base comme sans principe directeur ; elle flotte dans le vide, sans boussole et sans pôle, s’élevant plus d’une fois, mais comme par accident, jusqu’aux régions de la Beauté morale, mais plongeant le plus souvent, comme sous l’action de la pesanteur, dans les fanges de la bestialité primitive. De la même plume qui trace cette noble ligne : « Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse ! » si Diderot, l’instant d’après, peut écrire, en toute tranquillité d’âme, le panégyrique de l’inceste, de la prostitution et de la promiscuité des sexes, qu’est-ce à dire, en effet, sinon qu’à soumettre à la matière l’ordre moral tout entier, il a supprimé cet ordre moral lui-même ? À la place de l’harmonie organisée par une raison à la fois supérieure et antérieure aux êtres qui la reçoivent, rien ne subsiste qu’un chaos, le pêle-mêle inextricable et confus du bien et du mal qui cessent d’être des entités pour n’être plus que des mots à sens variable. Étrange et lamentable contradiction ! Diderot, dans le domaine des formes, a salué et proclamé le Beau, qu’il a défini « tout ce qui contient en soi de quoi réveiller des rapports dans notre entendement » ; et quand il passe du domaine des formes à celui des idées, la notion du Devoir, si semblable cependant à celle du Beau, fuit et s’évanouit devant lui ; il ne distingue plus entre le bien et le mal et il se persuade que « la nature ne s’en soucie pas, n’étant qu’à deux fins, la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce ».

Il admet, sans doute, parce qu’il en comprend l’intérêt social, quelques-unes des obligations des hommes les uns envers les autres : « Si l’on suppose, écrit-il dans l’Encyclopédie, des êtres créés de façon qu’ils ne puissent subsister qu’en se soutenant mutuellement, il est clair que leurs actions sont convenables ou ne le sont pas à proportion qu’elles se rapprochent ou qu’elles s’éloignent de ce but. » Mais les devoirs des hommes envers eux-mêmes ne sont qu’affaire de convention ou de préjugé et il professe gravement « que la morale des aveugles est différente de celle des clairvoyants, que celle d’un sourd différerait encore de celle d’un aveugle et qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de plus ». Un aveugle qui nierait les couleurs, un sourd qui nierait les sons, déraisonneraient-ils autrement ? Si l’existence d’un sens de plus ou de moins chez quelques êtres ne peut modifier la réalité du monde extérieur, faire, par exemple, que la lumière ne soit pas, comment en serait-il autrement des lumières du monde moral ?

C’est cependant à cette négation que conclut Diderot. Il ne tient pas que tout est beau dans la nature, mais il affirme que « tout y est bon » ; dès lors, si l’homme est perverti, il n’en faut accuser que les « misérables conventions » qui ont été imaginées par les tyrans et par les coquins. Notez que lui-même avait commencé, dans son Introduction aux grands principes, par soutenir la thèse diamétralement opposée et par traiter d’« absurdité » ce même aphorisme de Pope que « tout est bien dans le monde, alors qu’il devait se contenter de dire que tout est nécessaire ». Mais il est revenu, sous l’influence de Rousseau et dans les longues causeries où ils s’échauffaient l’un l’autre, de cette conception première et judicieuse que « le mal est une suite des lois générales de la nature, et qu’il faudrait, pour qu’il ne fût pas, que ces lois fussent différentes ». Il avouait alors, non sans grâce, « avoir fait plusieurs fois son possible pour concevoir un monde sans mal et n’y avoir pu parvenir ». Maintenant, au contraire, dans le Supplément au Voyage de Bougainville, le Taïtien Orou affirme à l’aumônier « qu’il existait autrefois un homme naturel, qu’on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel et qu’il s’est élevé ainsi dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie ». « Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tourmenté, étendu sur la roue, sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité : dans la misère, l’homme est sans remords ; dans la maladie, la femme est sans pudeur. » Et comme le capucin demande à Orou s’il faut civiliser l’homme ou l’abandonner à son instinct :


Si vous vous proposez d’en être le tyran, répond le Taïtien, civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui les fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous le poids de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour nous, mais pour eux que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se permettait de lui imposer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre.


C’est proprement l’anarchie, et quelle anarchie ! Dans la nouvelle Cythère, « tout est à tous », et, d’abord, les femmes et les filles ; la pudeur est déclarée préjugé : « Enfoncez-vous dans les ténèbres avec la compagne corrompue de vos plaisirs, mais permettez aux bons et simples Taïtiens de se reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour ! » L’inceste y est chose indifférente, puisque ce prétendu crime « n’est contraire ni au bien général ni à l’utilité particulière, ces deux fins de nos actions ». Et rien ne paraît plus stupide que le mariage ; « c’est la tyrannie de l’homme qui a converti en propriété la possession de la femme » ; rien de plus insensé « qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu, que le serment d’immutabilité de deux êtres de chair, à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle ! »

Sans doute, rentré en France, loin de cette chaude et sauvage poésie, Diderot consent à faire quelques concessions à l’organisation sociale et à la moralité artificielle ; mais il ne les fait qu’à regret, comparant parfois la morale à « un arbre immense dont la tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau qu’on déshonore en le dépouillant » ; proclamant encore que « la vertu est une maîtresse à laquelle on s’attache autant par les sacrifices qu’on fait pour elle que par le charme qu’on lui voit » mais, le plus souvent, revenant à son opinion favorite que le sens moral est une chimère et que tout est affaire d’éducation et d’intérêt. Puisque, par malheur, il est encore impossible de ramener l’humanité aux forêts primitives et d’y vivre comme les bêtes ; puisque le jour béni est encore loin


Où ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre,
Au défaut d’un cordon pour étrangler les rois,


il faut bien, en attendant, se résigner à avoir une morale, comme on a une police et une voirie, mais cette morale sera froidement expérimentale et utilitaire : « Le mal, ce sera ce qui a le plus d’inconvénients que d’avantages, et le bien ce qui a plus d’avantages que d’inconvénients. » Comme il ne cesse pas de déclamer par ailleurs que « tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d’honnêteté, le touche et le transporte », il ajoute assurément que la vertu, tout compte fait, vaut toujours mieux. Mais que sera cette vertu dont l’utilité est la seule raison d’être ? L’utilité étant chose essentiellement variable, ne varierait-elle pas sans cesse avec elle ? Qu’est-ce enfin que l’utile sinon la prédominance des intérêts les plus considérables et les plus forts sur les autres, quand bien même ceux-ci représenteraient la justice et le droit ?

Après avoir développé son sophisme utilitaire, Diderot finit d’ailleurs par s’apercevoir lui-même du danger de son système. Tant que le conflit n’est qu’entre l’utile et la pudeur, on entend bien qu’il n’hésite pas beaucoup. Refaisant à sa manière le joli conte de Cosi-Santa : « Une femme, écrit-il à Mlle Volland, sollicite un emploi très considérable pour son mari ; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, pas de fortune, un amant, un mari ; on ne lui demande qu’une nuit. Refusera-t-elle un quart d’heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l’aisance pour son mari, l’éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle ? Qu’est-ce que le motif qui l’a fait manquer à son mari en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant ? » Après avoir accompagné de quelques lourdes gravelures l’exposé de ce cas de conscience, on devine sans peine quel sera le conseil de Diderot. Mais quoi ! si le conflit s’élargit, s’il s’agit de choisir entre l’utile et telle autre mauvaise action, trahison, mensonge ou lâcheté, de quel côté penchera la balance du philosophe ? « C’est à la volonté générale, répond-il, que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant ; c’est à elle à fixer les limites de tous les devoirs. » Il ne lui échappe pas cependant que cette volonté générale peut être contraire à toute justice ; il est évident qu’elle peut créer la loi civile et la loi générale et, même, qu’elle seule le peut ; mais l’homme de bien peut-il recevoir d’elle la loi morale, ne doit-il pas « créer lui-même le devoir » ? Or Diderot ne se tire de cette impasse que par deux contes ; dans l’Entretien d’un père avec ses enfants, il conclut à la fois qu’il n’y a point de lois pour le sage à qui il appartient de juger des cas où il faut s’y soumettre ou s’en affranchir, mais qu’une ville ne serait pas habitable où tous les citoyens penseraient ainsi ; dans l’histoire du médecin Gardeil qui abandonne sa maîtresse pauvre et malade pour aller conquérir la fortune et la considération à Toulouse, il affirme, la main sur la conscience, que, malgré sa fortune et son crédit, il refuserait avec dégoût de prendre cet utilitaire pour ami. Mais ces deux admirables récits ne suffisent-ils pas de reste à rétablir la vérité ?

Diderot, malgré quelques contradictions qui le relèvent par accident, est donc un moraliste d’un ordre très bas ; il n’a le sentiment de l’esthétique morale que pendant la rapide durée d’un éclair ; le reste du temps, il se débat dans les ténèbres ou s’agite dans la boue ; ce n’est pas aux belles passions qu’il lâche la bride, c’est aux intérêts et aux appétits. Mais si l’absence d’idéal, sinon la négation de la Divinité, le conduit ainsi à la plus fâcheuse incertitude de la loi morale, il déduit, en revanche, de l’inutilité d’une cause première la plus magnifique interprétation de la nature qui ait été tentée depuis Lucrèce. Il va deviner, dans une vision de génie, après avoir esquissé la science expérimentale, tous les éléments essentiels du transformisme.

En adressant à Mlle Volland le Rêve de d’Alembert, dialogue dont les interlocuteurs sont le philosophe qui rêve, Mlle de Lespinasse et le docteur Bordeu : « Il n’est pas possible, écrivait Diderot, d’être plus profond et plus fou ». Et comme « son amoureuse, femme sensée et discrète », s’étonnait de quelques extravagances : « Il y a quelque adresse, ajoutait-il, à avoir mis mes idées dans la bouche d’un homme qui rêve ; il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie, afin de lui procurer ses entrées. » Même avec cet air de folie, cette sagesse était trop révolutionnaire pour que Diderot, à la réflexion, pût risquer de publier son ouvrage favori, le seul de ses livres, avec les Éléments de physiologie, « où il se complaisait ». Il garda donc ces fragments dans son tiroir, les confiant parfois à de rares initiés, les reprenant plus souvent lui-même pour les corriger, et convaincu qu’« il restera peu de choses à savoir dans ce genre de métaphysique à celui qui aura la patience de les relire deux ou trois fois et de les entendre ».

Essayons d’entendre cette « statue brisée », avec ses compléments nécessaires, la Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé l’Homme et les Pensées sur l’Interprétation de la nature.

D’abord, la méthode ; c’est celle de l’invention scientifique, celle des physiciens. Diderot se représente la vaste enceinte des sciences « comme un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées ». Il s’agit pour la sagacité qui perfectionne « d’étendre les limites des places éclairées », pour le génie qui crée « de multiplier sur le terrain les centres de lumière ». Mais bien que les faits, quelle qu’en soit la nature, soient la véritable richesse du philosophe, ce qu’on appelle la philosophie rationnelle s’est occupé beaucoup plus à rapprocher et à lire les faits qu’elle possède qu’à en recueillir de nouveaux. D’où cette conséquence qu’il suffit « d’un manœuvre poudreux, qui apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse en aveugle, le morceau fatal à cette architecture élevée à force de tête, pour que tout s’écroule et qu’il ne reste de l’édifice que des matériaux confondus pèle-mêle ». Il faut donc que la nouvelle science, la philosophie expérimentale, « multiplie ses mouvements à l’infini, soit sans cesse en action et mette à chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie à chercher des analogies. Elle ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail ; mais elle travaille sans relâche. » Pendant que la philosophie rationnelle, pesant les possibilités, dit hardiment : on ne peut décomposer la lumière, au contraire la philosophie expérimentale se tait pendant des siècles entiers ; « puis tout à coup, (avec Newton), elle montre le prisme et dit : La lumière se décompose. »

Non point qu’il faille faire fi de « cet esprit de divination par lequel on « subodore », pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences nouvelles et des résultats ignorés ». L’esprit de conjecture a d’autres droits et d’autres limites. La grande habitude de faire des expériences donne, en effet, même aux manœuvriers les plus grossiers, « un pressentiment qui a le caractère de l’inspiration » et qu’il ne tiendrait qu’à eux d’appeler, comme Socrate, le démon familier. Mais c’est cette divination précisément qu’il importe de contrôler selon des règles sévères.


Quand donc l’on a formé dans sa tête un de ces systèmes qui demandent à être vérifiés par l’expérience, il ne faut ni s’y attacher opiniâtrement ni l’abandonner avec légèreté. On pense quelquefois de ces conjectures qu’elles sont fausses, quand on n’a pas les mesures convenables pour les trouver vraies. L’opiniâtreté a même ici moins d’inconvénients que l’excès opposé. Jamais le temps qu’on emploie à interroger la nature n’est entièrement perdu. Les idées absolument bizarres ne méritent qu’un premier essai. Il faut accorder quelque chose de plus à celles qui ont de la vraisemblance, et ne renoncer que quand on est épuisé à celles qui promettent une découverte importante.


Dès lors, les expériences devront être répétées pendant longtemps, transportées à des objets différents, compliquées, combinées de toutes les manières possibles, contrôlées par l’épreuve de l’inversion. Évidemment il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier abord, renverser un système, « qui deviennent ainsi le supplice du philosophe, surtout lorsqu’il a le pressentiment que la nature lui en impose et qu’elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme extraordinaire ou secret ». Mais ces phénomènes, qui sont le plus souvent le résultat de plusieurs causes conspirantes ou opposées, achèvent, au contraire, quand ils seront mieux connus, de confirmer le système. Gardons-nous surtout de substituer à l’ouvrage de la nature la conjecture de l’homme et de nous aventurer par suite dans cette recherche des causes, dites générales, qui est partout contraire à la véritable science. « Qui sommes-nous, en effet, pour expliquer les fins de la nature ? Ne nous apercevons-nous point que c’est presque toujours aux dépens de sa puissance que nous préconisons sa sagesse ? » Donc le physicien, dont la profession est d’instruire et non d’édifier, abandonnera le pourquoi et ne s’occupera que du comment. « Le comment se tire des êtres, le pourquoi de notre entendement. » Laissons les causes pour ne parler que d’après les faits.

Suffit-il cependant de réunir et d’accumuler les faits, de cueillir des milliers de plantes, de ramasser des milliers de cailloux, de combiner sans nombre des gaz ou des métaux en fusion ? Après l’esprit de divination qui « subodore » les résultats ignorés, c’est ici qu’intervient dans toute sa force « le génie », l’idée qui donne la vie aux observations jusque-là inanimées, le trait de lumière qui illumine les faits assemblés, mais encore obscurs, l’éclair soudain dont le passage dans le cerveau fait jaillir la vérité. L’admirable et majestueuse théorie de Claude Bernard sur les phases de la découverte est ainsi en germe, et plus qu’en germe, dans ces pages rapides et si longtemps méconnues ou oubliées de Diderot. Que l’art de l’investigation scientifique est la pierre angulaire de toutes les sciences expérimentales ; que l’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit ; que son objet est le même dans l’étude des phénomènes des corps vivants et dans l’étude des phénomènes des corps bruts ; que les erreurs dans les théories scientifiques ont pour origine le plus souvent des erreurs de fait ; que l’homme ne connaîtra jamais ni les causes premières ni l’essence des choses et que, dès lors, la méthode ne se rapporte qu’à la recherche des vérités objectives (le comment), non à celle des vérités subjectives (le pourquoi) ; que l’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée dans le but de faire naître une idée ; que l’idée expérimentale est ainsi une idée a priori, que c’est l’intuition ou le sentiment qui engendre l’interprétation anticipée des phénomènes de la nature ; et que, par conséquent, la découverte est l’idée neuve qui surgit, comme une révélation subite, à propos d’un fait ; cette différence profonde entre l’observateur et l’expérimentateur, c’est-à-dire le savant parfait ; tous ces sommets que Claude Bernard a mis en pleine lumière dans son Introduction, Diderot les a entrevus le premier dans son Interprétation de la nature, dans la Réfutation d’Helvétius et dans le merveilleux fragment sur le génie :


L’esprit observateur, écrit-il, s’exerce sans effort, sans contention ; il ne regarde point, il voit ; il n’a aucun phénomène présent, mais ils l’ont tous affecté, et ce qui lui en reste c’est une espèce de sens que les autres n’ont pas ; c’est une machine rare qui dit : cela réussira,… et cela réussit, il est vrai… ou cela est faux… et cela se trouve comme il l’a dit. Cette sorte d’esprit prophétique n’est pas le même dans toutes les conditions de la vie ; chaque état a le sien. L’homme de génie sait ce qu’il met au hasard et il le sait sans avoir calculé les chances pour ou contre ; le calcul est tout fait dans sa tête.


Et encore :


Un homme s’occupe de physique, d’anatomie, de mathématiques, d’histoire ; la suite de quelques-unes de ses études le conduit à une conjecture que l’expérience justifie ; et l’auteur (Helvétius) appelle cela un hasard… Mais fait-on des expériences au hasard ? L’expérience n’est-elle pas souvent précédée d’une supposition, d’une idée que l’expérience confirmera ou détruira. C’est donc la nature, c’est l’organisation, ce sont des causes purement physiques qui préparent l’homme de génie ; ce sont des causes morales qui le font éclore ; c’est une étude assidue, ce sont des connaissances acquises qui le conduisent à d’heureuses conjectures ; ce sont ces conjectures vérifiées par l’expérience qui l’immortalisent. Rien ne se fait par saut dans la nature et l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à un phénomène antérieur avec lequel on en reconnaîtrait la liaison, si l’on n’était pas infiniment plus pressé de jouir de sa lueur que d’en rechercher la cause. L’idée féconde, quelque bizarre qu’elle soit, quelque fortuite qu’elle paraisse, ne ressemble point du tout à la pierre qui se détache du toit et qui tombe sur une tête. La pierre frapperait indistinctement toute tête également exposée à sa chute. Il n’en est pas ainsi de l’idée. Un passant ne dit point à un autre passant : Vous m’avez volé ma pierre,… et tous les jours j’entends un savant dire à un autre : Vous m’avez volé mon idée. Combien il en tombe qui ne rencontrent point de tête !


Les armes de la science ainsi forgées, la métaphysique et la cosmogonie orthodoxes vont subir le plus redoutable assaut qu’elles aient encore essuyé. Dieu a déjà été banni du ciel comme une hypothèse encombrante et oiseuse ; au tour de l’âme maintenant à être chassée de la nature, où la force est identique à la matière et dont la matière est la seule substance.

Diderot, avec sa combativité ordinaire, quand même ses notes ne doivent pas sortir de son tiroir, démontre toujours en polémisant. Les philosophes officiels écrivent que, pour se représenter le mouvement, il faut imaginer, outre la matière existante, une force qui agisse sur elle. « Ce n’est pas cela, riposte Diderot, et la molécule, douée d’une qualité propre à sa nature, est par elle-même une force active ; elle s’exerce sur une autre molécule qui s’exerce sur elle. Tous ces paralogismes-là tiennent à la fausse supposition de la nature homogène. Vous qui imaginez si bien la matière en repos, pouvez-vous imaginer le feu en repos ? Or, dans la nature, tout a son action diverse comme cet amas de molécules que vous appelez le feu ; dans cet amas que vous appelez feu, chaque molécule a sa nature, son action. » Voici donc la différence vraie du repos et du mouvement ; c’est que le repos absolu est un concept abstrait qui n’existe point en nature, que le mouvement, au contraire, est une qualité aussi réelle que la longueur, la largeur et la profondeur.


Et que m’importe ce qui se passe dans votre tête ? Que m’importe que vous considériez la matière comme homogène ou comme hétérogène ? Vous ferez de la géométrie ou de la métaphysique tant qu’il vous plaira ; mais moi qui suis physicien et chimiste, qui prends les corps dans la nature et non dans ma tête, je les vois existants, divers, revêtus de propriétés et d’actions, et s’agitant dans l’univers comme dans le laboratoire, où une étincelle ne se trouve pas à côté de trois molécules combinées de salpêtre, de charbon et de soufre, sans qu’il s’ensuive une explosion nécessaire.


Si la force n’est pas distincte de la matière, il n’y a au surplus qu’« une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal », substance, apparemment, qui est organisée de mille et mille façons diverses, mais dont l’origine, la formation et la fin, quelques aspects variés qu’elle revête, sont toujours les mêmes. « Je voudrais bien, interroge d’Alembert, que vous me disiez quelle différence vous mettrez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair. — Assez peu, répond Diderot, car on fait du marbre avec de la chair et de la chair avec du marbre. » Et comme le mathématicien observe qu’il ne lui paraît pas facile de rendre le marbre comestible, le philosophe prend aussitôt la statue, la met dans un mortier, la pulvérise à grands coups de pilon. « Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s’est transformé en une matière à peu près homogène, en humus, savez-vous ce que je fais ? — Je suis sûr que vous ne mangez pas de l’humus. — Non, mais il y a un moyen d’union, d’appropriation, entre l’humus et moi, un latus, comme dirait le chimiste. — Et le latus, c’est la plante. — Fort bien. J’y sème des pois, des fèves, des choux, d’autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre et je me nourris des plantes. » Peut-être même y a-t-il plus encore que ce passage du marbre à l’humus, de la plante à la chair ; il est évident que la matière en général est divisée en matières mortes et en matières vivantes. « Mais comment se peut-il faire que la matière ne soit pas une, ou toute vivante, ou toute morte ? La matière vivante est-elle toujours vivante ? Et la matière morte est-elle toujours et réellement morte ? La matière vivante ne meurt-elle point ? La matière ne commence-t-elle pas jamais à vivre ? »

Tout le problème, encore pendant de l’hétérogénie, de la génération spontanée, est dans ces questions.

À ce Dieu qui vient d’être supprimé par un arrêt trois fois motivé comme cause première superflue, comme artisan inutile du monde, et comme force motrice encore moins indispensable, Diderot va-t-il chercher maintenant à substituer quelque autre prodige ou quelque autre force nouvelle ? Point du tout. Il n’y a dans l’immensité des faits qu’un seul fait, il n’y a qu’une forme ; « l’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée de tout ; et, sans l’idée de tout, plus de philosophie ». Ce qui domine le monde, c’est l’unité essentielle des forces. « De même qu’en mathématiques, en examinant toutes les propriétés d’un nombre, on trouve que ce n’est que la même propriété représentée sous toutes ses faces ; de même on reconnaîtra, dans la nature, lorsque la physique expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la pesanteur, ou de l’élasticité, ou de l’attraction, ou du magnétisme, ou de l’électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. »

Voilà, avec l’unité démontrée ou pressentie des faits, une nouvelle étape, la plus considérable qui ait été franchie depuis Leibniz, dans la voie de la philosophie expérimentale et indépendante ; mais celle qui va suivre est plus décisive encore. Et certainement Lamarck, Goethe et Darwin apporteront à l’idée de l’unité des formes, qui découle, comme un corollaire, de l’idée de l’unité des forces, des vues, des preuves et des arguments nouveaux ; mais la théorie même du transformisme se dresse ici dans toute sa magique séduction.

Mis en éveil par la thèse du docteur Baumann que Maupertuis avait apportée d’Esclangen en France, Diderot croit d’abord s’apercevoir que la nature s’est plu à varier le même mécanisme d’une infinité de manières différentes et qu’elle n’abandonne un genre de production qu’après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. « Quand on considère le règne animal et qu’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout inférieures, entièrement semblables à un autre quadrupède ; ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un seul animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? » Il imagine ainsi les doigts de la main réunis et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout : au lieu de la main d’un homme, n’aurez-vous pas le pied d’un cheval ? Dès lors, « quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles et peupler les confins des deux règnes (s’il est permis de se servir de ce terme de confin où il n’y a aucune division réelle), qui donc ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être prototype de tous les êtres » ? Quant à l’agent qui a fait passer ce prototype d’une forme à l’autre, c’est le temps, le temps qui ne s’arrête pas et qui a su différencier à la longue, mais tout naturellement, les formes les plus anciennes, celles qui existent aujourd’hui et celles qui existeront dans les siècles les plus reculés. « Le nil sub sole novum n’est qu’un préjugé fondé sur la faiblesse de nos organes, l’imperfection de nos instruments et la brièveté de notre vie. » Mais la philosophie qui examine sévèrement ces axiomes de la sagesse populaire, ne s’arrête pas à ces apparences grossières ; elle restitue au temps la souveraineté éternelle dont les religions révélées l’avaient dépouillée et elle fait plus encore : elle supprime la mort et, si je puis dire, elle la tue.

Qu’est-ce donc que la vie ? « Elle n’est qu’une suite d’actions et de réactions. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je conçoive entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse et que, dissous, épars en molécules, dans vingt ans, vous vivrez en détail. » Et Diderot éclate enfin dans une dernière hypothèse qu’il proclame « essentielle à la fois au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la découverte et à l’explication des phénomènes qui dépendent de l’imagination » ; hypothèse admirable et qui est, en effet, tout le transformisme : « De même que, dans le règne animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même des espèces entières ? » Il conclut dès lors, avec une restriction de pure forme, « que l’animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière ; qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir parce qu’il était possible que cela se fît ; que l’embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d’organisations et de développements ; qu’il a eu, par successions, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sens, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences et des arts ; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre chacun de ses développements ; qu’il a peut-être encore d’autres développements à subir et d’autres accroissements à prendre, qui nous sont inconnus ; qu’il a eu ou qu’il aura un état stationnaire ; qu’il s’éloigne ou qu’il s’éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées ; et qu’il disparaîtra alors pour jamais de la nature, ou, plutôt, qu’il continuera d’exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles qu’on lui remarque dans cet instant de sa durée. »

En définitive, le temps n’est rien pour la nature ; « le philosophe doit se garantir du sophisme de l’éphémère, celui d’un être passager qui croit à l’immortalité des choses », — celui de la rose de Fontenelle qui disait que de mémoire de rose on n’avait vu mourir un jardinier, — et alors tout s’éclaire. « La génération première des animaux, objecte d’Alembert, ne se conçoit pas sans germes préexistants. — Si c’est, répond Diderot, la question de la priorité de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf qui vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! On ne sait non plus ce qu’ils ont été qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s’agite dans la fange, s’achemine peut-être à l’état de grand animal ; l’animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s’achemine peut-être à l’état de vermisseau : il est peut-être une production particulière momentanée de la planète. » Sur quoi, ébranlé, sinon convaincu, d’Alembert s’endort ; la pensée profonde de son ami mûrit et se précise dans son sommeil, et Mlle de Lespinasse raconte ainsi son rêve au docteur Bordeu :


Il s’est mis à marmotter je ne sais quoi de graines, de lambeaux de chair mis en macération dans de l’eau, de différentes races d’animaux successifs qu’il voyait naître et passer. Il avait imité avec sa main droite le tube d’un microscope, et avec sa gauche, je crois, l’orifice d’un vase. Il regardait dans le vase par ce tube et il disait : « Voltaire me plaisantera tant qu’il voudra, mais l’Anguillard[2] a raison ; j’en crois mes yeux, je les vois : combien il y en a ! comme ils vont ! comme ils viennent ! comme ils frétillent !… » Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Cette idée lui paraissait grande ; il la trouvait tout à fait conforme à la bonne philosophie qui étudie les grands corps dans les petits. Il disait : « Dans la goutte d’eau de Needham, tout s’exécute et se passe en un clin d’œil. Dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? Moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne. Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la Terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et il n’en aura jamais d’autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ne ressemble à une molécule, pas une molécule qui ne ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle. »


Et n’allez pas croire qu’il n’y a là que le rêve fugitif d’un poète ivre du vin nouveau des jeunes sciences ; toutes ces prévisions fantastiques et prodigieuses des découvertes futures qui voltigent sur les lèvres du philosophe endormi, Diderot les a appuyées, sinon d’expériences personnelles, du moins de méditations, souvent désordonnées, mais presque toujours profondes, que provoquait incessamment chez lui une abondante lecture. Non seulement la gloire lui revient tout entière d’avoir posé le premier tous les principes essentiels du transformisme, cette gloire dont on a pendant si longtemps paré Lamarck parce qu’il a su codifier, dans un ordre d’ailleurs magnifique, les conceptions ébauchées avant lui. Mais il avait réuni encore pour justifier et démontrer ses conclusions une masse énorme de faits, de preuves, d’arguments et de notes, si bien que les assises du monument ne sont pas moins belles que l’édifice lui-même. Le rêve, s’il n’y avait qu’un rêve, serait l’un des plus extraordinaires qui aient jamais hanté un cerveau humain. Mais Diderot n’était pas qu’un voyant ; quelque puissante que soit chez lui l’inspiration prophétique qui lui fait entrevoir le changement indéfini comme la loi même de la nature à travers le temps et l’espace, l’ensemble des considérations et des observations d’où découle cette grande vue n’est pas moins digne d’être admiré, le savant est à la hauteur du poète. S’il a brûlé dans une heure de lassitude et d’ennui quelques-uns des cahiers où il consignait ses « réclames », il nous reste les Éléments de physiologie où il a accumulé, pendant près de trente années, ses réflexions et ses hypothèses, ramassant les idées qui flottaient dans l’air, vivifiant ces fantômes et ces embryons du sang si riche qui coulait dans ses veines, opposant sans broncher aux railleries des ignorants et à l’ironie de Voltaire lui-même sa foi inébranlable dans la grande loi de continuité de Leibniz, marchant d’un pas toujours plus assuré vers la découverte triomphale de la vérité.

L’image fameuse de la grappe d’abeilles symbolise, dans le Rêve de d’Alembert, la théorie qui résout chaque organisme en une multitude d’organismes élémentaires, contigus et sensibles, tous également vivants, l’animal n’étant ainsi qu’une réunion d’animaux :


Avez-vous vu quelquefois un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ? Le monde ou la masse générale de la matière est la ruche. Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque… Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, celle-ci pincera la suivante ; il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; il s’élèvera du bruit, de petits cris, et celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes… L’homme qui prendrait cette grappe pour un animal se tromperait ; mais voulez-vous qu’il juge plus sainement ? Voulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique animal ? Eh bien, amollissez les pattes par lesquelles elles se tiennent ; de contiguës qu’elles étaient, rendez-les continues. Entre ce nouvel état de grappe et le précédent, il y a certainement une différence marquée ; et quelle peut être cette différence, sinon qu’à présent c’est un tout, un animal un, et qu’auparavant ce n’était qu’un assemblage d’animaux… Tous nos organes ne sont de même que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générale.


Maintenant, ouvrez les Éléments de physiologie et suivez, page par page la série d’expériences, de faits et de détails, patiemment recueillis et lumineusement interprétés, qui ont conduit Diderot à la théorie, partant au symbole, des organes considérés comme animaux. Il établit d’abord que la sensibilité de la matière est la vie propre aux organes. (La preuve en est évidente dans la vipère écorchée et sans tête, dans les tronçons de l’anguille, dans la couleuvre morcelée, dans la contraction du cœur piqué.) Il en conclut, contre son maître Haller, qu’aucune partie animale quelconque n’est dépourvue absolument de sensibilité. (Un organe intermédiaire non sensible entre deux organes sensible, et vivants, arrêterait la sensation et deviendrait, dans le système, corps étranger ; ce serait comme deux animaux coupés par une corde.) Mais la sensibilité ne suffit pas ; il faut encore la continuité : sans ces deux qualités, l’animal ne peut être un. (Prenez l’animal, analysez-le, ôtez-lui toutes ses modifications l’une après l’autre, et vous le réduirez à une molécule qui aura longueur, largeur, profondeur et sensibilité. Supprimez la sensibilité, il ne vous restera que la molécule inerte ; mais si vous commencez par soustraire les trois dimensions, la sensibilité disparaît.) Donc chaque organe peut être considéré comme un animal particulier, chaque organe est un animal. Et il ajoute : « L’organisation détermine les fonctions et les besoins ; quelquefois les besoins refluent sur l’organisation et cette influence peut aller quelquefois jusqu’à produire des organes, toujours jusqu’à les transformer. »

Ailleurs la contiguïté entre les règnes de la nature que rien ne sépare n’est pas moins abondamment démontrée. Où commence l’animal ? Où finit la plante ? Le gluten, résidu de la farine dépouillée de l’amidon, est un végéto-animal — expériences de Beccari et de Rouelle ; — la tremella s’agite tant qu’elle est dans l’eau, perd ses mouvements dès qu’elle en est tirée, les reprend dès qu’elle y est replongée, naît et meurt ainsi à discrétion ; Adanson en fait une plante et Fontana un animal ; — « la dionée de Caroline a ses feuilles étendues à terre, par paires et à charnières ; ces feuilles sont couvertes de papilles ; si une mouche se pose sur la feuille, cette feuille, et sa compagne, se ferme comme l’huître, sent et garde sa proie, la suce et ne la rejette que quand elle est épuisée de sucs ; voilà une plante presque Carnivore » — expérience confirmée par Darwin. — Donc, point de frontière entre le règne animal et le règne végétal ; ils se confondent ; la diversité des formes n’interrompt pas la chaîne des êtres, mais la nature ne laisse subsister que ceux qui peuvent « coexister avec l’ordre général « — c’est la loi de la sélection et de la concurrence vitale ; — « le monde est la maison du fort ».

Il eût été curieux de voir Diderot pousser vers la zoologie politique et sociale la hardiesse novatrice de ses investigations ; il eût porté certainement à l’étude de la monarchie la même puissance et la même originalité de critique ; là aussi, il eût été révolutionnaire. C’est peut-être même parce qu’il l’eût été avec une audace intolérable qu’il s’est contenté d’une attaque indirecte, au théâtre en réhabilitant les douleurs bourgeoises, dans l’Encyclopédie par ses monographies professionnelles, un peu partout par des déclamations vagues contre les tyrans. De l’homme qui à cette question : « Comment rend-on les mœurs à un peuple corrompu ? » répondait : « Comme Médée rendit la jeunesse à son père, en le dépeçant et le faisant bouillir… », on peut dire que son esprit avait passé dans Danton ; et le duel de Danton contre Robespierre n’est-il pas, sur le terrain des faits, la suite même de la lutte de Diderot contre Rousseau ?

Il est cependant une question à la fois politique et sociale au premier chef, qui a fixé longuement ses méditations, celle de l’instruction publique, et lui a inspiré l’un de ses plus étonnants morceaux. C’est le Plan d’une université pour le gouvernement de Russie, qui lui avait été demandé par l’Impératrice Catherine et dont les vues profondes, qui émerveillaient Guizot, sont restées audacieuses pendant plus d’un siècle. À la première page, une violente diatribe contre l’esprit du clergé catholique qui, « s’étant emparé de tous temps de l’instruction publique, est entièrement opposé aux progrès des lumières et de la raison que tout favorise dans les pays protestants ». C’est donc en Angleterre et en Allemagne qu’il faut chercher les modèles, les plus sages institutions pour l’instruction de la jeunesse. D’abord, les petites écoles, les écoles à lire, à écrire et à compter :


Dans les pays protestants, il n’y a point de village, quelque chétif qu’il soit, qui n’ait son maître d’école, et point de villageois, de quelque classe qu’il soit, qui ne fréquente l’école. La noblesse allemande dit que cela rend le paysan chicaneur et processif ; les lettrés disent que cela est cause que tout cultivateur un peu à son aise, au lieu de laisser son fils à sa charrue, veut en faire un savant. Peut-être le grief de la noblesse se réduit-il à dire qu’un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à opprimer qu’un autre ; quant au second grief, c’est au législateur à faire en sorte que la profession de cultivateur soit assez tranquille et estimée pour n’être pas abandonnée.


On apprend dans les écoles le catéchisme, c’est-à-dire les premiers principes de la religion ; il serait à désirer « qu’on eût aussi des catéchismes de morale et de politique, c’est-à-dire des livrets où les premières notions des lois du pays, des devoirs des citoyens, fussent consignées pour l’instruction à l’usage du peuple ». — ce sont nos manuels d’enseignement civique ; — « et aussi une espèce de catéchisme usuel qui donnât une idée courte et claire des choses les plus communes de la vie civile ». Cette instruction primaire sera obligatoire, gratuite — il faut donner aux enfants pauvres non seulement les livres nécessaires, mais du pain — et laïque : « Point de prêtre entre les maîtres ; ils sont rivaux par état de la puissance séculière, et la morale de ces rigoristes est étroite et triste. » — En second lieu, les écoles qu’on appelle en Allemagne Gymnasia et qui correspondent à nos collèges. Diderot commence l’enseignement par le calcul, l’algèbre et la géométrie, « qui est la meilleure et la plus simple de toutes les logiques, la plus propre à donner de l’inflexibilité au jugement et à la raison. Un peuple est-il ignorant ou superstitieux ? Apprenez aux enfants la géométrie et vous verrez avec le temps l’effet de cette science. » La physique et la chimie viendront ensuite, avec la géographie et l’astronomie, qui ont été trop longtemps négligées : « Il serait honteux pour un homme élevé de ne rien savoir ni du globe sur lequel il marche, ni de la voûte sous laquelle il se promène » ; « point de science plus faite pour les enfants que l’histoire naturelle ; c’est un exercice continu des yeux, de l’odorat, du goût et de la mémoire » ; enfin, « il faudra commencer l’étude de l’histoire par celle de sa nation ». Quant à l’étude des langues anciennes, c’est une grande question de savoir si elle vaut le temps qu’on lui consacre ; cette époque précieuse de la jeunesse ne pourrait-elle être employée à des occupations plus importantes ? « Soit raison, soit préjugé », il recule devant la solution radicale : « Peut-on devenir homme de grand goût sans avoir fait connaissance étroite avec les anciens ? Leur littérature n’a-t-elle pas une consistance, un attrait, une énergie qui feront toujours le charme des grandes têtes ? » Mais il tient que l’enseignement classique pourrait être abrégé considérablement et mêlé de beaucoup de connaissances utiles. Il ne supprime donc pas ces études, bien qu’elles ne soient d’une utilité absolue qu’aux poètes et qu’aux auteurs, « c’est-à-dire aux états de la société les moins nécessaires » ; mais il réduit le temps qui leur était consacré et il remplace les vieux exercices de composition, vers latins et narration, « qui gâtent le goût en accoutumant à des tours vicieux et barbares », par la traduction méthodique des bons auteurs ; — « traduire, toujours traduire », voilà la formule ; — cette étude, qui servait naguère de base aux autres, en deviendra désormais le couronnement. « En général, on a donné trop d’importance à l’étude des mots ; il faut lui substituer l’étude des choses. » — C’est, en germe, toute la théorie de l’enseignement professionnel ; Diderot en est ainsi le véritable père. — Il apporte enfin, dans la constitution de l’enseignement supérieur, les mêmes considérations utilitaires. S’il suffit de l’emporter des écoles publiques de bons éléments, il faut que les grandes écoles élèvent et généralisent l’enseignement ; mais cet enseignement même doit, lui aussi, de dogmatique qu’il était, devenir pratique. Ainsi, notre Faculté de droit est misérable parce qu’on s’y occupe presque exclusivement du droit romain, belles connaissances qui seraient infiniment utiles si nous rétrogradions aux temps d’Honorius et d’Arcadius, « mais qui, sous Louis XVI, laissent un docteur aussi sot que l’habitant de Chaillot et bien plus sot que le paysan de Basse-Normandie ». « On ne lit pas dans notre Faculté un mot du droit français ; pas plus de droit des gens que s’il n’y en avait point ; rien de notre code ni civil ni criminel, rien de notre procédure, rien de nos lois, rien de nos coutumes, rien des constitutions de l’État ; rien du droit du souverain, rien de celui des sujets ; rien de la liberté, rien de la propriété. » C’est le contrepied de cette coutume que la Tsarine devra prendre dans ses réformes. Quant à la théologie, « puisque Sa Majesté Impériale n’est pas de l’avis de Bayle qui prétend qu’une société d’athées peut être aussi bien ordonnée qu’une société de superstitieux », il se résigne à conserver des prêtres et, par conséquent, les écoles où on les préparera à leur métier. Mais il croit devoir aviser l’Impératrice qu’aucun péril plus grand ne la menace que celui qui vient du clergé :


Le prêtre, lui dit-il, bon ou mauvais, est toujours un sujet équivoque, un être suspendu entre le ciel et la terre, semblable à cette figure (le ludion) que le physicien fait monter ou descendre à discrétion, suivant que la bulle d’air qu’elle contient est plus ou moins dilatée. Ligué tantôt avec le peuple contre le souverain, tantôt avec le souverain contre le peuple, il ne s’en tient guère à prier les dieux que quand il se soucie peu de la chose.


Pour que ces gens-là ne troublent point l’ordre public, il est indispensable « qu’ils soient stipendiés par l’État et menacés, à la moindre faute, d’être chassés de leurs postes, privés de leurs fonctions et leurs honoraires, et jetés dans l’indigence ». — Le général Bonaparte eût pu confier à Diderot la rédaction des articles organiques du Concordat. — Il recommande en outre à l’Impératrice « de ne rien souffrir qui tende à rapprocher l’Église grecque de la communion romaine ; la science y gagnerait peut-être, mais il y aurait du danger pour la paix de l’État ; il serait imprudent de permettre que le clergé reconnût, de quelque façon que ce fût, un chef étranger ».

Diderot avait soixante-six ans quand il écrivit les dernières notes des Éléments de physiologie et revisa définitivement le Rêve (1779) ; la lettre d’envoi qui les accompagne, et dont la suscription est restée inconnue, traduit à la fois la fierté de l’artiste qui sait la valeur de son œuvre et la tristesse désabusée des soirs de la vie. L’ombre avait commencé à descendre sur lui au lendemain de ce voyage en Russie qu’il avait projeté pendant longtemps et où il goûta vraiment la gloire. Sa vie, jusqu’en 1773, avait été une guerre d’une ardeur toujours croissante : d’abord, les années fécondes de bohème où, luttant contre la misère, il avait commencé à emmagasiner dans son cerveau d’innombrables connaissances de toutes sortes ; puis, les années fiévreuses de l’Encyclopédie où il avait combattu à la tête de l’armée la plus ardente qu’ait connue le monde, pour la cause sacrée de la science ; ensuite, pendant six ans, maître du champ d’où il avait chassé ses ennemis et où il avait planté son drapeau, les excursions impétueuses en tous sens, dans tous les domaines de l’esprit humain, les explosions répétées des mines qu’il avait lentement chargées de poudre et qui éclataient en gerbes étincelantes. Maintenant, dans la guerre qu’il a été des premiers à déchaîner et qui se continue dans une offensive de plus en plus sûre de la victoire, sa part personnelle de bataille semble finie. Les troupes qu’il a recrutées, formées, dressées, habituées à vaincre, lancées à l’assaut du vieux monde, poursuivent avec méthode leur marche en avant. Mais il ne se sent plus de force à les conduire, ni même à les suivre ; bientôt son regard seul les accompagne, s’illuminant parfois d’un éclair, mais le plus souvent voilé et las. Avec le frisson des neiges qui a ébranlé sa santé, il a ressenti en Russie le premier froid de la nuit. Sevré en son pays de toutes récompenses officielles, arrêté par le roi sur le seuil de l’Académie, il avait bu avec avidité à la coupe dorée que lui tendait la Sémiramis du Nord, mais, l’ayant vidée, il avait connu le fond des vanités humaines. Même sa foi dans la postérité est ébranlée ; il ne récrirait plus les belles lettres qu’il adressait à Falconet, l’année où il avait achevé l’Encyclopédie, si chaudes et si vibrantes, variations intarissables sur le Non omnis moriar du poète. Il avait cru que « le sort de l’homme est d’être plus heureux en embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon » ; mais d’avoir joui passionnément de la nuée et d’avoir même recueilli les sourires de Junon, il n’avait gardé qu’une courbature dans tous ses membres. Au moment de rentrer en France, il prévoit exactement qu’« il a encore une dizaine d’années au fond de son sac[3] » ; se raidissant contre le mal qui s’est abattu soudainement sur lui, il se promet encore de les employer, certain qu’il est que « les fibres du cœur ne se sont pas racornies avec l’âge » ; et, en effet, il se remettra au travail. Son séjour en Hollande et les premiers temps de son retour à Paris seront pour lui l’été de la Saint-Martin ; à la Haye, en moins de trois mois, il réfute l’essai d’Helvétius sur l’Homme ; rentré dans son grenier, il achève ses notes sur la physiologie et rédige le Plan d’une Université dont les meilleures pages appartiennent toutefois à une époque antérieure. Quelque chose pourtant est comme brisé en lui. Une déclamation outrée compense mal l’accent pénétrant de sincérité qu’il ne retrouve plus ; la pensée ne jaillit plus de son cerveau. Décidément ce grand ouvrier aura trop présumé de sa machine. Pendant quarante ans de suite, sa fournaise toujours rouge des charbons sans cesse renouvelés qu’elle dévore, la machine a couru sans accident ; maintenant elle ne se met plus en marche qu’avec peine, et s’essouffle, sitôt en mouvement. « Mon père, écrit Mme de Vandeul, trouvait sa tête usée ; il disait qu’il n’avait plus d’idées ; il était toujours las. » Il lutte, se plonge dans le bain de Jouvence de nouvelles lectures, fouette son cerveau ; mais le résultat ne répond plus à l’effort. L’interminable Essai sur les règnes de Claude et de Néron mêle et brouille, dans un désordre irritant, Paris et Rome, les Césars et Louis XV, Jean-Jacques et Suilius, l’histoire et le pamphlet, l’apologie de Diderot et le panégyrique de Sénèque. Le génie créateur s’endort lentement dans la pénombre grandissante du crépuscule, et la flamme intérieure s’éteint avec le soleil qui descend à l’horizon.

Une grande douleur lui avait été infligée : la compagne intellectuelle de sa vie, Sophie Volland, était morte.

Quelle était cette femme ? de quelle famille ? où l’avait-il rencontrée ? On ignore la date de sa naissance et jusqu’à celle de sa mort. Il a existé d’elle deux portraits que Diderot ne quittait jamais ; tous deux sont perdus. Mais ce que l’on sait, c’est que du jour où Diderot l’avait connue, « elle fut la seule femme qu’il y eut au monde pour lui ». Ce violent, qui avait pris pendant vingt ans le plaisir pour l’amour, dès qu’il se trouva en présence de la nerveuse créature « qui joignait à l’âme la plus sensible la santé la plus frêle et la plus délicate », s’était donné pour la vie et il l’avait aimée de la même tendresse passionnée jusqu’à la fin. « Il y a quatre ans que vous me parûtes belle (11 septembre 1759) ; aujourd’hui, je vous trouve plus belle encore ; c’est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare des vertus. Avec vous, je sens, j’aime, j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je préfère à toute autre. » Six ans après, toujours la même lettre, éternellement la même et toujours nouvelle : « J’aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j’aime, ce qui n’est pas surprenant, car qui ne l’aimerait pas ? mais que j’aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu’elle m’inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls, ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh ! l’heureux temps que celui de la table verte ! » (20 mai 1765.) Et deux ans après : « Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans. Toujours mon amie, toujours. » (24 août 1768.) Et encore de la Haye, le 3 septembre 1774 : « Je reparaîtrai bientôt sur votre horizon, et pour ne plus le quitter. » Pendant quinze ans, dès qu’elle s’absente de Paris ou qu’il s’éloigne, il lui écrit deux ou trois fois par semaine de longues lettres où il raconte les moindres incidents de sa vie, polémiques littéraires et disputes philosophiques, lui soumet ses projets, la consulte sur ses travaux, la proclame sa conscience et s’enivre des souvenirs d’hier dans l’attente des caresses de demain. Pour peu qu’une lettre d’elle fût en retard, une fièvre le prenait. Il avait été « fou à lier de sa fille », il « périrait de douleur s’il la perdait » ; mais si, revenant de la Chevrette, il apprend qu’elle est malade, il jette en passant son sac à sa porte, et, sans embrasser l’enfant, vole d’abord au quai des Miramiones chercher la lettre de Sophie. Elle s’était donnée à lui, librement, sans phrases, sans grande passion peut-être, simplement parce qu’elle ne se reconnaissait pas le droit de faire souffrir qui ne vivait que pour elle, et il avait trouvé l’infini du bonheur en elle, parce qu’il l’aimait, lui, absolument, en homme qui avait connu les épreuves et pourtant, à quarante ans passés, était resté jeune de corps comme d’esprit. Mais le sentiment qui avait dominé en lui, ç’avait été l’amour de son estime, et ce respect avait été la force de sa vie. « J’ai élevé dans mon cœur une statue que je ne voudrais jamais briser ; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d’une action qui m’avilît à ses yeux ! » Il l’entretenait dans ses lettres de toutes choses et parfois même avec quelque crudité qui nous choque, mais qui n’étonnait aucune femme du xviiie siècle. Mais c’était pour elle aussi que sa phrase était devenue la plus caressante et la plus douce ; les paysages, par exemple, qu’il lui avait décrits de Langres ou du Grandval ne le cèdent en rien aux pages les plus délicieuses de Rousseau : « Je les ai revus ces coteaux où je suis allé tant de fois promener votre image et ma rêverie, et Chennevières qui couronne la côte, et Champigny qui la décore en amphithéâtre, et ma triste et tortueuse compatriote la Marne » (septembre 1760). Il lui avait fait hommage de son génie et ne s’était pas lassé de lui dire que ce qu’il y avait de meilleur en lui venait de son amour qui l’avait transfiguré. « Ô vous, chère femme, savez-vous combien vous faisiez mon bonheur ! Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché ? Doutez-vous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie ? J’étais plein de la tendresse que vous m’avez inspirée quand j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux ; elle échauffait mes discours ; elle disposait de mes mouvements ; elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré… Moi-même, j’éprouvais une satisfaction intérieure que je ne saurais vous rendre. » (9 octobre 1759.) Il voudrait l’aimer davantage, « mais il ne saurait ». Il avait livré, pour la plus noble des causes, la plus belle des batailles ; mais elle avait été la pensée dominante de tous ses jours, de tous ses instants, « J’ai vu toute la sagesse des nations et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donneraient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. » (1er novembre 1759.) Il aurait voulu passer sa vie entière auprès d’elle, et son rêve était devenu une réalité sous sa plume : « Nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons trouvé un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là, nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons… Nous passerons un siècle entier sans que notre attente en soit jamais trompée ! » (21 juillet 1765.) Et comme ses amis s’étaient étonnés de cet amour, aussi jeune après dix ans qu’au premier jour : « Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber sans en être ému, ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre pourvu qu’elle me restât. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché. Je ne lui ai jamais causé la moindre peine et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’un sans risquer de rompre l’autre »

Maintenant, le fil est rompu ; il ne lui reste plus qu’à mourir. « Il ne se consola, écrit sa fille, que par la pensée qu’il ne lui survivrait pas longtemps. »

Il mourut comme il avait vécu, en philosophe, et sa fin ne fut ternie d’aucun sarcasme ni d’aucune capitulation. Le curé de Saint-Sulpice vint le voir, et Diderot le reçut « à merveille » ; il le loua de sa charité pour les indigents, mais il refusa de se confesser, disant simplement : « Convenez que je ferais un impudent mensonge ». Le prêtre n’insista pas. Sa femme aurait donné sa vie pour qu’il crût ; mais sa fille affirme qu’elle eût mieux aimé mourir que de l’engager à faire une seule action qui pût être regardée comme un sacrilège.

Il se leva le samedi 30 juillet 1784, causa toute la matinée avec son gendre et son médecin, se mit à table pour déjeuner, mangea un fruit. Mme Diderot lui posa une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda : il n’était plus.

La science avait été la religion de sa vie ; il avait voulu lui rendre un suprême hommage. « Mon père, écrit Mme de Vandeul, croyait qu’il était sage d’ouvrir ceux qui n’étaient plus ; il croyait cette opération utile aux vivants, il me l’avait plus d’une fois demandé ; ainsi fut fait… La tête était parfaite, aussi bien conservée que celle d’un homme de vingt ans,… le cœur les deux tiers plus gros que ceux des autres personnes. »


FIN
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  1. Rerum divinarum et humanarum, causarumque quibus hæ res continentur, scientia. (Cicéron, De off., II, c. 2.)
  2. Needham.
  3. La Haye, 3 septembre 1774, à Mlle Volland.