Diderot inédit, d’après les manuscrits de l’Ermitage/03

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Diderot inédit, d’après les manuscrits de l’Ermitage
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 566-610).
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DIDEROT INEDIT
D'APRES LES MANUSCRITS DE L'HERMITAGE

III.[1]
PIECES DE THÉÂTRE, LETTRES ET OPUSCULES. — CONCLUSION.

Œuvres complètes de Diderot, éditées par J. Asaézat et Maurice Tourneux, 20 vol. in-8o, 1875-1877 ; Garnier frères.


I

A mesure que l’on étudie davantage Diderot, on est frappé des emplois si divers et des applications multiples de cette faculté de divination, de ce sens particulièrement intuitif qui le met en rapport d’idées et de sentimens avec le XIXe siècle. Il est à certains égards pour nous un contemporain ; il exprime, par une sorte d’anticipation, l’esprit scientifique des générations qui viendront cent ans après lui, aussi bien que le genre de spéculation où elles semblent se complaire, les idées bonnes et mauvaises, spécieuses ou fausses, qu’elles adoptent avec une prédilection marquée. Il est aussi un cosmopolite. Dans l’ordre de la philosophie, il révèle l’esprit français avec toute sa liberté et son audace à l’Allemagne ; il domine Lessing, il inspire Goethe ; en même temps il est une façon de grand-prêtre du naturalisme qui attire par une sorte de prestige les esprits de notre temps. Dans l’ordre des sciences, il construit de toutes pièces la théorie du transformisme ; il est darwiniste un siècle avant Darwin ; il se porte l’apôtre de la méthode expérimentale et l’adversaire passionné de tout ce qui ressemble de loin ou de près à des explications métaphysiques, bien qu’à l’occasion, comme nos savans modernes, il ne se fasse pas faute de spéculer à sa manière. Il est infatigable à suggérer des expériences en physique, en chimie, en physiologie ; il jette confusément, parfois avec un singulier bonheur, des conjectures étonnantes ; il pressent l’identité du magnétisme et de l’électricité. Dirai-je qu’il rêve d’avance quelque chose comme le télégraphe électrique[2] ? — S’il s’agit de réformes politiques et sociales, il est l’inventeur de ces deux choses essentiellement modernes : la théorie de l’état promoteur des lumières, l’état scientifique, administrateur et régisseur du progrès par un despotisme intelligent, le Culturkampf en un mot ; d’autre part, la réforme de l’enseignement public dans le sens utilitaire et professionnel. Comme publiciste, prêt sur toutes les questions, en éveil sur toutes les inventions, avide de tous les événemens d’idée, improvisateur intarissable et quotidien, auteur des innombrables articles de l’Encyclopédie qui mettent la science, l’art et les arts mécaniques à la portée de toutes les intelligences, il est le grand journaliste de son siècle, et sur ce point encore, c’est un précurseur. Enfin, n’est-ce pas lui qui a créé, dans le domaine des lettres, d’une part, la critique nouvelle des beaux-arts, la critique émue, personnelle, toute subjective, d’autre part, la réforme du théâtre dans un sens, sinon démocratique, du moins bourgeois, ce qui était pour ce temps-là une sorte de révolution dramatique ? Beaucoup de ces réformes ou de ces transformations restent à discuter, soit pour leur utilité, soit pour leur degré de vérité ; mais pour toutes, la nouveauté, au moins, n’est pas contestable ; elles révèlent une étonnante activité d’esprit, malheureusement incapable d’une longue réflexion, avec des intermittences et des contradictions singulières, un don d’invention qui se disperse et se dissipe sur mille sujets, une fécondité rare, bien que stérilisée par une improvisation superficielle : en toute chose le rayon, mais pas assez concentré et perdant son intensité dans son extrême diffusion.

Nous ne trouvons rien ou presque rien d’intéressant, dans les inédits, en ce qui touche à la critique des beaux-arts, Grimm ayant pris, à mesure qu’elles se produisaient, toutes les belles pages de son ami, la fleur du panier. Rien non plus pour ce qui concerne l’Encyclopédie, toutes les pièces importantes de cette histoire, ou plutôt de ce grand procès historique, ayant été publiées depuis longtemps. Nous serons plus heureux pour ce qui a trait à la réforme du théâtre : on nous fournit, dans cet ordre d’idées, quelques documens nouveaux qu’il y a intérêt et plaisir à confronter avec les documens déjà connus.

Vers 1762, cinq années après la publication du Fils naturel, qui avait été fort discuté et médiocrement goûté, au lendemain de la représentation du Père de famille, qui n’avait eu aucun succès à la scène, Diderot, obstiné à son idée d’une réforme dramatique, conçut le projet de réunir en un volume la Sylvie de Landois, qui date de 1741, peut-être la Cénie de Mme de Graffigny, qui est de la même époque, et certainement le Marchand de Londres de Lillo, le Joueur d’Edward Moore, et Miss Sara Sampson, une pièce de Lessing, jouée en 1755 sur le théâtre de Leipsick et traduite par M. Trudaine de Montigny. C’étaient comme autant de témoins que Diderot produisait en faveur de sa théorie auprès du public indifférent et de la critique railleuse. — On a retrouvé, dans les papiers de l’Ermitage, le projet d’une très curieuse préface qui devait accompagner et recommander cette publication. « Voilà, dit le réformateur méconnu, en parlant de la pièce de Lessing, la première tragédie en prose qui ait paru sur quelque théâtre que ce soit. On y brave tous les préjugés à la fois ; elle est en un acte ; elle est entre des personnages subalternes et elle est écrite en prose. » Probablement Lessing ne connaissait pas encore les idées de Diderot quand il écrivit, en 1755, Miss Sara Sampson. Ce n’est que plus tard qu’on trouve chez lui la marque de l’influence qu’il devait profondément subir. En 1760, il traduit en allemand les Dialogues qui suivent le Fils naturel (Dorval et Moi), et c’est de là qu’il tire, de son propre aveu, les principes de sa poétique nouvelle appliquée au théâtre. Ce n’est pas la première fois qu’il arrive qu’un auteur ne reconnaisse clairement ses propres idées qu’à travers l’intermédiaire d’un autre esprit qui le révèle à lui-même, en redoublant pour ainsi dire sa propre image.

Quoi qu’il en soit, Diderot salue dans la pièce de Lessing la promesse du succès qui ne pourra manquer plus tard au Fils naturel et au Père de famille, quand le goût de la nation sera mieux éclairé. Il gémit d’avoir affaire à un public si obstinément aveugle à une telle évidence de beautés nouvelles : c’est pourtant le genre si mal accueilli en France, qui a fait éclore en Angleterre et en Allemagne ces pièces nouvelles qu’il offre en témoignage à son pays, « comme les romans de M. de Marivaux qui ont inspiré Paméla, Clarisse et Grandisson… Nous avons l’honneur d’avoir fait les premiers pas dans ces genres divers. Il faut convenir que la hardiesse du génie anglais nous a laissés bien en arrière. Nous trouvons les choses, et tandis que le préjugé, la critique, la sottise, les étouffent chez nous, la raison de l’étranger s’en empare et produit des chefs-d’œuvre et des originaux. » À cette occasion, Diderot écrit une excellente page de critique, ou plutôt d’histoire littéraire, nous montrant la manière dont un art se forme, dont ses limites se fixent et dont la raison s’en affranchit à la longue. Un homme de génie tente une œuvre, Corneille par exemple. D’autres génies lui succèdent ; les défauts de la première tentative disparaissent ; tout se régularise, la forme de l’ouvrage s’établit ; chacun s’y conforme, les productions se multiplient. Voilà un genre qui se crée. Mais ce genre, une fois créé, trouve des périls dans sa perfection même. Le succès y devient de plus en plus difficile. Quelle que soit la fécondité des auteurs, on ne voit plus que ce qu’on a vu cent fois. Les premiers auteurs se sont emparés de ce que les situations ou les caractères offraient de plus vrai, de plus beau, de plus frappant, de plus naturel ; à la longue, les personnages, les situations se répètent, les critiques se plaisent à montrer la ressemblance, la conformité, le plagiat. Que font les auteurs traqués par la critique ? Ne pouvant changer les situations mêmes que le genre trop restreint leur impose, ils se jettent, pour renouveler une matière usée, dans la bizarrerie des idées, des sentimens et des discours. Le talent se fausse à ce jeu. « On demeure quelque temps dans cette position périlleuse où l’on est sifflé, ou pour sa médiocrité ou pour sa bizarrerie. »

C’était bien là en effet l’état d’épuisement où était tombée, malgré Voltaire et Crébillon, la tragédie française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Quel remède ? « Enfin, il vient un homme de génie qui conçoit qu’il n’y a plus de ressources que dans l’infraction de ces bornes étroites que l’habitude et l’étroitesse d’esprit ont mises à l’art. L’un dit : Mais puisque les caractères sont épuisés dans la comédie, pourquoi ne pas se jeter sur les conditions ? Mais quoi donc ? Le ridicule est-il le seul ton de la comédie ? Pourquoi n’y mettrait-on pas des actions honnêtes et vertueuses ? Est-ce que ces actions ne se produisent pas dans la société ? Enfin, pourquoi ne rapprocherait-on pas davantage les mœurs théâtrales des mœurs domestiques ? — Dans la tragédie, on fait le même raisonnement. On dit : Mais on n’a mis jusqu’à présent sur la scène que des rois, des princes ; pourquoi n’y mettrait-on pas des particuliers ? Quoi donc ? n’y a-t-il que la condition souveraine qui soit exposée à ces revers terribles qui inspirent la commisération ou l’horreur ? Et l’on fait des tragédies bourgeoises. »

Voilà le programme de la réforme du théâtre, resserré en quelques lignes, et dont on trouve l’ample développement dans les Entretiens qui suivent le Fils naturel, ou dans l’apologie de la Nouvelle poésie dramatique adressée à Grimm. — Mais ce programme, qui s’offre à nous avec une telle apparence de bon sens, pourquoi ne séduit-il pas le public et le trouve-t-il réfractaire à des raisonnemens si simples ? Pourquoi le peuple, las de s’ennuyer à des redites perpétuelles, est-il condamné à cet ennui à perpétuité ? C’est qu’il y a entre l’auteur et le public une masse « de têtes moutonnières et de demi-penseurs » qui ne savent pas remonter au-delà de leur routine et qui entassent autorités sur autorités pour décrier le genre nouveau. — Il faut bien pourtant recourir à d’autres raisons pour expliquer l’indifférence du public. Les plus magnifiques programmes ne réussissent pas à faire passer une mauvaise pièce. Une bonne pièce vaut mieux, pour recommander un genre nouveau, qu’un volume d’argumens ; en cela comme en toutes choses, le meilleur argument, c’est la vie, c’est le mouvement, c’est le progrès. Vous avez beau démontrer au peuple assemblé qu’il a eu tort de ne pas s’amuser de vos inventions ou de ne pas être touché de vos larmes, si vous avez pleuré en écrivant. Il a tort, voilà tout. Que lui importe ? Ou plutôt, c’est vous qui avez tort, vous, l’auteur, qui n’avez su ni l’égayer, ni l’émouvoir.

Drame honnête, drame moral, tragédie domestique et bourgeoise, drame en prose, comédie sérieuse, de quelque nom qu’il ait plu à Diderot de décorer son invention (les noms ne changent rien à la chose), en quoi consiste-t-elle ? Qu’a-t-il voulu faire au juste ? Et comment s’y est-il pris pour réaliser son idéal ? Par quelles œuvres a-t-il exprimé sa théorie ? Voilà les questions qui se posent à l’occasion de ce Projet de Préface et des pièces ou plans qui nous sont soumis pour la première fois.

La tragédie de Corneille et de Racine a fait son temps. La vraie tragédie, nous dit-on, est encore à trouver, et avec leurs défauts les anciens en étaient encore plus voisins que nous. C’est donc un retour à la nature et à l’antiquité que nous propose Diderot. « Quand Philoctète parle si simplement et si fortement à Néoptolème, qui lui rend les flèches d’Hercule, y a-t-il là autre chose que ce que vous diriez à mon fils, que ce que je dirais au vôtre ? Cependant cela est beau. Et le ton de ce discours prononcé sur la scène devrait-il différer du ton dont on le prononcerait dans la société ? Je ne le crois pas. Plus les actions sont fortes et les propos simples, plus j’admire. Je crains bien que nous n’ayons pris cent ans de suite la rodomontade de Madrid pour l’héroïsme de Rome. D’ailleurs notre vers alexandrin est trop nombreux et trop noble pour le dialogue… Je désirerais que vous n’allassiez à la représentation de quelqu’une des pièces romaines de Corneille qu’au sortir de la lecture des lettres de Cicéron à Atticus. Combien je trouve nos auteurs dramatiques ampoulés ! .. Nous n’avons rien épargné pour corrompre le genre dramatique. Nous avons conservé des anciens l’emphase de la versification qui convenait tant à des langues à quantité forte et à accent marqué, à des théâtres spacieux, à une déclamation notée et accompagnée d’instrumens ; et nous avons abandonné la simplicité de l’intrigue et du dialogue, et la vérité des tableaux[3]. » Revenons à la simplicité, à la nature, et en même temps ramenons sur la scène un art dont les anciens connaissaient bien les ressources, la pantomime. Nous parlons trop dans nos drames et conséquemment, nos acteurs n’y jouent pas assez. On ne parle pas autant que cela dans la vie réelle. Beaucoup de sentimens s’expriment par les attitudes, par les gestes, par le silence même. Des situations pathétiques et fortes s’expriment par des groupes. Quelle carrière nouvelle pour nos acteurs et aussi pour la vérité de l’art qui ne doit être que la nature prise sur le fait et transportée à la scène ? « Qu’est-ce qui nous affecte dans le spectacle de l’homme animé de quelque grande passion ? Sont-ce ses discours ? Quelquefois ; mais ce qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel murmure entre les dents… Dans cet état l’homme passe d’une idée à une autre, il commence une multitude de discours, il n’en finit aucun, et à l’exception de quelques sentimens qu’il rend dans le premier accès et auxquels il revient sans cesse, le reste n’est qu’une suite de bruits faibles et confus, de sons expirans, d’accens étouffés que l’acteur connaît mieux que le poète. »

Pour que cette réforme soit possible, il faut d’abord que l’auteur descende de cet empyrée où il va chercher de temps immémorial ses héros, ses princes, ses rois de tragédie et qu’il puise, dans la matière même de sa vie ou de la vie des autres dont il a le spectacle sous les yeux, les vraies douleurs et les vraies catastrophes qu’il doit nous peindre et qui nous toucheront d’autant plus que nous les sentirons plus réelles et plus voisines de nous. Il faut de plus renoncer au vers alexandrin et à son intolérable et monotone noblesse qui éloigne de nous le personnage et l’acteur, et les enferme tous deux dans une sphère inaccessible. Servons-nous de la prose pour exprimer des douleurs domestiques et des catastrophes bourgeoises. Elle seule leur convient. Laissons là l’emphase théâtrale. Laissons Œdipe, Iphigénie, Mithridate, Cornélie, Mérope, Pompée, déclamer en beaux vers, épiques plus que dramatiques, leurs idéales infortunes. C’est en prose que le vrai malheur doit s’exprimer ; les vrais sanglots doivent être des cris de la nature, non de belles tirades rimées. La prose est l’expression nécessaire de la tragédie bourgeoise.

A plus forte raison doit-elle s’employer dans la comédie. Mais il faut ici d’autres réformes pour étendre la sphère de nos plaisirs. Diderot nous propose, « comme une branche nouvelle du genre dramatique, » la comédie sérieuse. Cet accouplement de mots n’est pas rassurant. Ce comique sérieux est un comique qui ne fait pas rire et dès lorsque peut-il bien avoir de comique ? Il n’est plus que sérieux. Voyons comment Diderot l’entend. Avec Molière, la comédie de caractère est épuisée. Il n’y a, dans la nature humaine, qu’une douzaine, tout au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits. Ceux qui sont tout en nuances ne peuvent pas être maniés aussi heureusement. Il en résulte qu’il faut substituer sur la scène la condition au caractère. Dorénavant c’est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent devenir l’objet principal. Sans doute, il y a bien des financiers déjà dans nos comédies ; mais le financier n’est pas fait. Il y a des pères de famille, mais le père de famille n’est pas fait. Toute une carrière s’ouvre ainsi au génie de nos auteurs : on pourra jouer l’homme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l’avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l’intendant. « Ajoutez à cela toutes les relations : le père de famille, l’époux, la sœur, les frères. Le père de famille ! quel sujet, dans un siècle tel que le nôtre, où il ne paraît pas qu’on ait la moindre idée de ce que c’est qu’un père de famille ! .. Songez qu’il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Songez que rien peut-être ne nous est moins connu que les conditions et ne doit nous intéresser davantage. Nous avons chacun notre état dans la société ; mais nous avons affaire à des hommes de tous les états. Les conditions l combien de détails importans, d’actions publiques et domestiques, de vérités inconnues, de situations nouvelles à tirer de ce fonds ! Et les conditions n’ont-elles pas entre elles les mêmes contrastes que les caractères ? Et le poète ne pourra-t-il pas les opposer ? »

La morale de la comédie est du même coup changée. C’est du caractère qu’on tirait toute l’intrigue. On cherchait les circonstances qui le faisaient ressortir et l’on enchaînait ces circonstances. On amenait des contrastes qui faisaient rire. On riait des vices et des ridicules des hommes, mais le rire était inutile et la leçon perdue. Pour peu que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait ne pas se reconnaître et se dire à lui-même : Ce n’est pas moi. Il n’en est pas de même pour la condition. « L’homme ne peut se cacher que l’état qu’on joue devant lui ne soit le sien ; il faut absolument qu’il s’applique ce qu’il entend. » Voilà le grand avantage de la comédie nouvelle. Elle deviendra une sorte de morale en action ; elle montrera à l’homme ses devoirs dans toutes les conditions sociales où il peut se trouver. On lui en fera toucher au doigt les obligations diverses, les avantages, les inconvéniens. — En vérité, ce sera tout à fait réjouissant. Diderot avait bien raison d’inventer ce mot lugubre pour peindre une chose pareille : la comédie sérieuse. Est-ce une comédie ? N’est-ce pas plutôt un sermon dialogué ?

C’est par là que se rejoignent la tragédie bourgeoise et la comédie nouvelle. Leur objet commun doit être d’exciter à la vertu. On ne peut pas imaginer combien l’auteur,

Ami de la vertu, plutôt que vertueux,


s’exalte à cette idée de la prédication dramatique : « L’honnête, l’honnête ! il nous touche d’une manière plus intime et plus douce que ce qui excite notre mépris et nos ris. Poète, êtes-vous sensible et délicat ? Pincez cette corde, et vous l’entendrez résonner et frémir dans toutes les âmes. » L’art dramatique n’est pas le seul à avoir charge d’âmes. Tous les arts doivent se proposer cet objet commun « et concourir un jour avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice. » Et alors se peint devant ses yeux l’idéal d’un drame dans lequel on discuterait les points de morale les plus importans. Un poète agiterait la question du suicide, de l’honneur, du duel, de la fortune, des dignités. On voit cela d’ici : ce serait une suite de conférences où, sous prétexte de drame moral, toutes les thèses sur la vie et la conduite de la vie seraient successivement agitées et résolues.

Diderot prétend établir une différence entre les genres sérieux, selon qu’ils se rapprochent de la tragédie ou de la comédie. Il est assez difficile de le suivre dans ces subtilités. Selon lui, le Fils naturel est un drame entre la comédie et la tragédie ; le Père de famille, entre le genre sérieux du Fils naturel et la comédie. Et il ne désespère pas de composer un drame qui se place entre le genre sérieux et la tragédie. Je suppose qu’il a voulu parler du Shérif. Il faut le coup d’œil d’un père pour distinguer ces nuances dans des productions si semblables. J’avoue qu’entre le Fils naturel et le Père de famille, il est bien malaisé de voir l’intervalle d’un genre. Dans les deux pièces, c’est le même genre, l’ennuyeux.

On connaît le Fils naturel et le Père de famille. Nous n’avons pas à revenir sur ce que la critique a signalé du vivant même de l’auteur, les mortels défauts de ces pièces, qui n’ont jamais pu vivre que d’une vie accidentelle et factice sur la scène. Et pourtant elles sont bien dans les règles de la poétique nouvelle ; elles sont de tout point conformes à l’idéal que l’auteur s’est tracé. La sensibilité y règne, la vertu en est l’objet ; tout respire l’honnête. Mais il n’y a pas d’action, mais tout se passe en tirades ou en pantomimes ; tout le monde disserte à son tour ; on se tait avec émotion, on soupire. Les jeux de scène sont d’ailleurs indiqués avec la plus soigneuse prévoyance ; les groupes se forment sous les coups des plus poignantes émotions ; les attitudes de chacun se dessinent à la fois harmonieuses et diverses ; il y a à chaque instant, comme l’exige la poétique nouvelle, des cris de nature, des mots inarticulés, des voix rompues par la passion, des phrases commencées et que le geste achève. Voyez plutôt à la scène dernière du cinquième acte, quand Lysimond entre, apportant avec lui le dénoûment de ce long imbroglio pendant lequel le frère et la sœur, qui ne connaissent pas leur parenté, se sont aimés un peu plus qu’il ne convenait. La situation est forte, elle est tendue presque à l’excès-, la pantomime y remplace presque le dialogue : « Mon frère ! — Ma sœur ! — Dorval ! — Rosalie ! » Tout est noté avec la plus scrupuleuse exactitude : — (Ces mots se disent avec toute la vitesse de la surprise et se font entendre presque au même instant.) — « Ah ! mes enfans ! » (En disant ces mots, le vieillard tient ses bras étendus vers ses enfans, qu’il regarde alternativement, et qu’il invite à se reconnaître. Dorval et Rosalie se regardent, tombent dans les bras l’un de l’autre, et vont ensemble embrasser les genoux de leur père, en s’écriant :) — « Ah ! mon père ! » — Toutes les conditions du genre sont remplies, et il n’y a rien au monde de plus froid que cette scène si agitée.

Le Shérif est bien probablement ce drame qui devait se placer entre le genre sérieux et la tragédie et dont on nous rend aujourd’hui l’esquisse, ce qui nous permet de reconstruire la trilogie dramatique conçue d’après la poétique nouvelle : le Père de famille, une comédie sérieuse, le Fils naturel, un drame intermédiaire entre la comédie et la tragédie ; le Shérif enfin se rapprochant davantage de la tragédie par les péripéties et le dénoûment. C’est vers 1769 que le plan de cette dernière pièce a été jeté par Diderot sur le papier par échappées, tout au travers des innombrables préoccupations et corvées de toute sorte, qui prenaient tout son temps, et des fantaisies qui prenaient le reste. C’est l’époque la plus occupée de sa vie. Il écrivait à Mlle Volland : « Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. Nous verrons pourtant : j’ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre, ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j’ai de la besogne jusque pardessus les oreilles : je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans ma robe de chambre. »

Cette pièce était destinée à être le chef-d’œuvre du genre. Personne n’a de nom que celui de sa fonction : il y a le juge prévaricateur ; il y a le bon juge ; il y a la fille du juge ; il y a l’amant ; il y a des prêtres, des bourreaux, des soldats, et enfin les habitans du hameau ; année indécise, localité : inconnue : sous le règne de Jacques second, dans un petit hameau de la province de Kent, voilà des indications bien insuffisantes ; tout se passe dans l’abstraction pure, et chaque personnage est lui-même une abstraction. Le sujet est des plus noirs : une vraie tragédie bourgeoise, avec toutes les horreurs que comporte la tragédie. Le roi Jacques, très attaché au culte de l’église romaine, fait choix d’hommes superstitieux, ambitieux et cruels, qu’il envoie dans les provinces persécuter les non-conformistes. Or il arriva qu’un de ces shérifs ou commissaires n’était pas seulement le plus méchant d’entre eux, mais peut-être le plus méchant des hommes. — On attend le shérif, il arrive, il interroge le juge du village qui lui a refusé autrefois sa fille en mariage et l’a chassé du hameau pour ses mauvaises actions. Comme tout cela est abstrait et vague ! — Le shérif propose au juge d’apostasier ; celui-ci s’y refuse. Il le condamne à mort ; il l’envoie dans les prisons (les prisons du hameau.) — La fille vient demander la grâce de son père. Le shérif la lui accorde à une condition révoltante. Remarquez l’euphémisme. — Le juge est mis à mort ; les habitans poursuivent le shérif. Il fuit devant eux. L’amant de la fille du juge, l’amant qui n’a pas de nom, pas plus que le juge et que sa fille, l’amant, dont la condition est uniquement d’être l’amant, étend mort le shérif d’un coup de poignard et l’atroce intolérant meurt au milieu des imprécations. — Tous les détails, toutes les scènes, tous les jeux de scène sont déjà exactement marqués dans le Plan. Le shérif entre avec ses satellites, il les envoie à leurs cruelles fonctions. Il reste seul, il est plein de fureur, il se rappelle les injures du père, les mépris de la fille ; il lance des regards terribles sur le hameau. Voilà bien la part de la pantomime qui occupe une si grande place dans la poétique nouvelle. — Scène entre l’amant et la fille, scène de tendresse forte et honnête. Scène entre le shérif, l’amant et le père. Reproches du père, plaidoyer, appel à de généreux sentimens, scène de tolérance. Tout est ainsi prévu, tout est prêt pour la mise en œuvre. Diderot s’enchantait d’avance de ces luttes, de ces contrastes, de ces situations pathétiques ; la fille dévouée à son père jusqu’au déshonneur, se prostituant pour le sauver, et tandis qu’elle se prostitue, son père mis à mort, le shérif vendant à la fille la grâce de son père et ne tenant même pas son odieux marché, et l’amant errant comme une âme en peine jusqu’à ce qu’il apprenne l’horrible vérité et qu’il devienne le justicier, et à travers tout cela le conflit de l’atroce intolérant et du vrai juge, l’apôtre de la tolérance. Quelle occasion à de beaux discours !

On n’attend pas de nous que nous poursuivions ce genre d’analyse. Il nous a suffi de donner un exemple de ces conceptions hâtives, qui n’ont d’intérêt que comme des essais à l’appui de la théorie nouvelle et dès lors comme des condamnations du genre. Les Pères malheureux, petite tragédie en prose et en un acte, ne sont qu’une fade imitation de l’Éraste de Gessner. Il est étonnant combien Diderot, sous l’influence de la sensibilité et de la vertu de théâtre, tourne facilement au Berquin. Les personnages sont un père, une mère, deux enfans (désignés pendant toute la pièce sous ces noms : le plus jeune et l’aîné), un vieillard (celui-ci par privilège a un nom propre : il s’appelle Simon), et un cavalier d’un certain âge qui est le grand-père inconnu. — Le costume est celui de l’extrême indigence de la campagne, excepté dans le cavalier. Le lieu de la scène est à l’entrée d’une épaisse forêt. Ce doit être l’horreur d’un beau paysage. — Indiquons encore le Plan d’un divertissement domestique, repris dans le Prologue, amené à sa dernière forme dans cette espèce de proverbe assez agréable, à la façon de Carmontelle ou de Théodore Leclercq, intitulé : Est-il bon ? Est-il méchant ? et dont la destinée posthume a été bizarre. Publiée en 1834, dans la Revue rétrospective, cette pièce fut remise en lumière, une vingtaine d’années plus tard, par les tentatives réitérées que firent M. Champfleury d’abord, puis M. Baudelaire. pour la faire représenter soit au Théâtre-Français, soit à la Gaîté.

Je doute qu’une suite de scènes qui se déroulent sans autre lien que la fantaisie de l’auteur eût réussi auprès du public parisien de notre temps, étranger aux traits de mœurs très particulières et pour ainsi dire anecdotiques qui faisaient tout l’intérêt de la pièce au temps de Diderot, peint par lui-même sous les traits de M. Hardouin. — Ce M. Hardouin est un être bien étonnant et qui a de singulières façons. Au moment où il annonce à une jolie et honnête solliciteuse qu’il vient d’obtenir une pension pour elle et quand il voit l’émotion la gagner, il se passe une de ces scènes muettes que l’auteur aime à jeter comme un trait de nature à travers le dialogue : « M. Hardouin écarte le mantelet de Mme Bertrand, et la met un peu en désordre. » Ce n’est qu’au bout de quelques instans que Mme Bertrand « s’aperçoit de ce désordre, » et le répare, mais pas avant que Hardouin-Diderot lui ait fait une déclaration bien inattendue dans un pareil lieu et un pareil moment : « Vous n’avez jamais été de votre vie aussi touchante et aussi belle. Ahî.que celui qui vous voit dans ce moment est heureux, j’ai presque dit est à plaindre de vous avoir servie ! » — Et notez bien que tout cela n’a pas de lien avec le reste de la pièce, que cette déclaration médiocrement délicate n’aura aucune suite. C’est tout simplement, non pas un trait de nature, comme le croyait Diderot, mais un trait de libertinage. Hardouin, resté seul, s’accable d’injures : « Hardouin, mon ami, tu t’amuses de tout, il n’y a rien de sacré pour toi : tu es un fieffé monstre. » — Rien de plus caractéristique que ce mélange, chez Diderot et spécialement dans son théâtre, de Berquin et de Crébillon fils. Ainsi dans le Train du monde, ou les Mœurs honnêtes comme elles le sont, c’est un imbroglio vraiment absurde et dont le sujet peut à peine s’indiquer. Tout roule autour d’un certain petit chevalier fort équivoque, auprès duquel s’agite, avec des confusions étranges, la rivalité répugnante des femmes et des maris. Où donc le théâtre vertueux allait-il s’égarer ce jour-là ?

Assurément la réputation de Diderot ne gagnera rien à la révélation de ces fragmens de pièces. Mais il n’était pas inutile de les produire comme des moyens complémentaires d’informations sur son théâtre, sur la manière dont il l’entendait, et aussi comme des preuves de son goût pour les œuvres scéniques, de cette passion malheureuse qui ne cessa pas de l’agiter, de l’attirer dans cette direction, en dépit et peut-être en raison même des insuccès qu’il y avait rencontrés. Sur ce point-là, Diderot ne fut pas accueilli comme un prophète, du moins dans son temps et dans son pays. Ailleurs, en Allemagne par exemple, ce fut différent : on sait quelle fortune littéraire lui échut dans la Dramaturgie de Hambourg. Mais, en France, sauf les complimens de camaraderie, on resta incrédule et froid, quand on ne fut pas railleur. Naigeon, — oui, Naigeon lui-même, — fait ses réserves ; il se défie du système nouveau ; il ose critiquer son dieu, bien qu’il dénonce avec amertume « tous ces écrivains de gazettes et ces petits faiseurs de vers et de tragédies, dont Paris fourmille, qui se sont crus obligés de dire des injures à l’auteur de ces ouvrages et de défendre contre lui la cause de ce qu’ils appellent le bon goût. » Devant cette levée de boucliers, Diderot aurait eu besoin du patronage déclaré de Voltaire. Il le sentait et le disait : « J’en croirais volontiers M. de Voltaire, mais ce serait à la condition qu’il appuierait ses jugemens de quelques raisons qui m’éclairassent ; s’il y avait sur la terre une autorité infaillible que je reconnusse, ce serait la sienne. » Il cite avec orgueil, dans sa lettre à Mme Riccoboni, un témoignage qu’il a reçu du grand juge ; mais ce témoignage adressé en réponse à l’envoi du Fils naturel ne signifie pas grand’chose et Diderot lui-même le trouve incomplet : « J’écris dans un genre que Voltaire dit être tendre, vertueux et nouveau, et que je prétends être le seul qui soit vrai, » On voit d’ici le sourire malicieux de Voltaire lorsqu’il félicitait Diderot en ces termes suspects. Pour avoir le véritable avis du patriarche sur ce genre tendre, vertueux et nouveau, il faut l’aller chercher dans son Commentaire de Corneille : « Celui, dit-il, qui ne peut faire ni une vraie comédie, ni une vraie tragédie, tâche d’intéresser par des aventures bourgeoises attendrissantes ; il n’a pas le don du comique, il cherche à y suppléer par l’intérêt. » L’allusion est assez claire déjà, elle se précise : « Il peut arriver, sans doute, des aventures très funestes à de simples citoyens, mais elles sont bien moins attachantes que celles des souverains, dont le sort entraîne celui des nations. Un bourgeois peut être assassiné comme Pompée ; mais la mort de Pompée fera toujours un plus grand effet que celle d’un bourgeois[4]. »

Le sentiment de Voltaire n’est pas douteux à l’égard de la réforme théâtrale de Diderot, et ce fut celui de son siècle. Je ne trouve pas cependant que Voltaire ait touché le point juste dans ce procès littéraire, qu’il instruit non sans partialité. Il a raison de dire que, « si l’on traite les intérêts d’un bourgeois dans le style de Mithridate, il n’y a plus de convenance, et que, si l’on représente une aventure terrible d’un homme du commun en style familier, cette diction familière, convenable au personnage, ne l’est plus au sujet. » Diderot aurait pu lui répondre qu’entre le style de Mithridate et le langage commun, il y a un style naturel et cependant littéraire qui peut, sans affectation et sans emphase, suffire aux situations les plus fortes, et qu’il se rencontre un pathétique vrai, même dans les conditions moyennes de la société. — Voltaire n’est pas tout à fait juste non plus quand il prétend que c’est une sottise de croire « qu’un meurtre commis dans la rue Tiquetonne ou dans la rue Barbette, que des intrigues politiques de quelques bourgeois de Paris, qu’un prévôt des marchands nommé Marcel, que les sieurs Aubert et Fauconneau puissent jamais remplacer les héros de l’antiquité. » Diderot aurait pu répondre que l’invention humaine ne peut pourtant pas être confinée à perpétuité dans les cinq ou six familles tragiques des temps anciens et dans leur lamentable postérité. Et Shakspeare, qu’il admirait d’instinct en dépit de Voltaire, lui aurait servi, s’il l’avait mieux connu, à démontrer quel parti le génie peut tirer au théâtre des sujets du moyen âge et même des malheurs des petites gens, fût-ce un misérable juif de Venise. Voltaire a ses superstitions, ce qui arrive même à ceux qui attaquent le plus vivement la superstition. Au nombre de ces idées tenaces, comme le sont toujours les idées superstitieuses, se trouve celle d’un théâtre aristocratique, voué à des catastrophes royales et dont le premier dogme est le mépris des douleurs du commun et des larmes bourgeoises. Diderot a eu le regard plus libre et plus large que lui ; il a entrevu, bien que confusément, le drame moderne, sans pouvoir jamais entrer dans cette région nouvelle, cette terre promise, qu’il annonçait par ses vagues oracles et autour de laquelle il s’est agité toute sa vie inutilement, sans arriver ni à déterminer les vraies conditions du genre ni à en trouver la vraie formule.

Il s’est trompé plus gravement sur la comédie sérieuse que sur la tragédie bourgeoise. D’abord lui-même n’a jamais bien su en quoi consistait le comique sérieux, et pour une bonne raison, c’est que ce qui est sérieux n’est pas comique. Il n’a jamais distingué nettement le genre auquel appartenaient ses différentes pièces. Le Fils naturel et le Père de famille ont paru indistinctement sous le titre de comédies, bien que ces deux pièces, de son propre aveu, appartiennent à des genres différens. — Mais à la vérité, ni l’une ni l’autre n’auraient dû s’appeler comédies : car s’il y a quelque part de la gaîté, elle est lugubre. Drames, si vous voulez ; comédies, jamais, malgré les dénoûmens heureux, mais dont le bonheur se noie dans les larmes. — Le principe auquel Diderot s’attachait pour la rénovation de la scène comique est, on le sait, la condition. Là est le point faible, à mon avis, de la poétique nouvelle. — La condition ? Mais est-ce qu’elle était ignorée avant Diderot ? Molière n’a-t-il pas mis sur la scène des marquis et des bourgeois, des marchands et des paysans ? Ce n’était, il est vrai, qu’un accessoire pour lui et le caractère était le principal. Mais peut-il en être autrement ? La condition, en soi, n’est pas un principe de comédie. Elle ne l’est que comme un élément de variété à travers lequel se montre le caractère, l’élément humain par excellence, dans la comédie de Molière, ou comme un moyen pour l’intrigue dans la comédie de Beaumarchais. Par elle-même elle ne peut pas fonder une pièce. Il y a des financiers, des pères de famille, des juges ; mais il n’y a pas, quoi que puisse prétendre Diderot, le financier, le père de famille, le juge. Tel financier diffère de tel autre, tel père de famille n’a rien de commun avec un autre père de famille ; et c’est en cela même que consistent tout l’intérêt et le prix de ce genre d’études : il y a le financier vaniteux et le financier modeste, il y a le père de famille prodigue et le père de famille économe. Cela seul nous intéresse de voir, dans la même profession ou le même état, ressortir la diversité des caractères. C’est donc toujours au caractère que nous revenons, en y comprenant, il est vrai, les nuances à l’infini dont il se teint à travers la condition. Si Diderot veut autre chose, il s’égare à la recherche d’un idéal chimérique. Il fera le père de famille tel qu’2 doit être, et alors ce sera un type de convention, ce ne sera plus un être réel ; il fera le financier, et ce ne sera plus un personnage vivant. Cette erreur le conduira à l’abstraction pure. Et en effet, il renonce même à donner des noms à ses personnages : c’est le père de famille, c’est l’amant, c’est la mère, c’est la fille. — De plus, cette manière de concevoir les personnages de ses pièces l’amène à moraliser sans cesse : le théâtre n’est plus pour lui qu’une série de scènes imaginées pour faire ressortir les difficultés et les charges, les inconvéniens et les devoirs de chaque condition. Dieu sait si l’auteur a failli à cette mission qu’il s’est donnée ! De cette conception fausse résulte ce qu’il y a d’artificiel dans son théâtre : c’est un jeu d’abstractions pures, de vertus convenues, de sensibilités prévues, d’ingénuités combinées à froid, d’ardeurs amoureuses où l’on sent l’arrangement, de scènes pathétiques d’où l’émotion vraie est bannie ; rien ne vit.

C’est la faute du système ; c’est surtout la faute de l’auteur. Diderot, avec ses puissantes facultés d’esprit, a la tête la moins dramatique du monde, et il s’est obstiné une partie de sa vie contre sa nature, en voulant écrire des pièces. Ce qui s’y oppose, c’est précisément le genre et l’excès de quelques-unes de ses qualités, son enthousiasme un peu vague et monotone pour la vertu, qu’il ne définit guère, mais qui exalte en lui la manie prédicante, une personnalité exubérante, une nature d’esprit subjective et expansive à la fois. Tout ce qui assure son succès, son triomphe dans la critique d’art qu’il a créée, si vive, primesautière, si personnelle, débordante d’émotion, le condamnait à échouer au théâtre : il ne sait pas s’oublier un instant. Il est toujours en scène lui-même, au lieu de ses personnages. Décidément Collé avait raison, oui, Collé, le simple faiseur de parades, quand il écrivait dans son Journal, après la première représentation du Fils naturel : « Ah ! qu’il est peu naturel, ce beau fils ! » — Et aussi était-il bien juste ce mot de l’abbé Arnaud à Diderot : « Vous avez l’inverse du talent dramatique : il doit se transformer dans tous les personnages et vous les transformez en vous. » Tous les personnages représentent en effet une qualité de Diderot, une de celles qu’il s’imagine avoir ou dont il sentie goût plus ou moins platonique en lui : Rosalie, c’est sa sensibilité ; Clairville, c’est sa fougue et son tempérament ; Dorval, c’est sa générosité ; la jeune veuve, c’est sa vertu, tous les deux, c’est son amour pour la prédication laïque. Et de même dans le Père de famille, Germeuil, c’est Diderot bienfaisant, se sacrifiant à ses amis, prêt à immoler même l’apparence de l’amitié pour mieux les servir ; Saint-Albin, c’est Diderot amoureux, livré à la passion qui ne serait pas la passion, si elle connaissait un frein ou des obstacles ; M. d’Orbesson, c’est le père édifiant, bénissant, pontifiant, comme Diderot ne l’a jamais été, mais a toujours rêvé de l’être. — Le Commandeur n’est là que pour faire contraste et créer les obstacles dont naissent les situations : c’est le méchant. L’intervention du méchant, comment se concilie-t-elle avec la théorie célébrée ailleurs, chère à Diderot comme à Rousseau et au XVIIIe siècle : « Oui, la nature humaine est bonne, répète sans cesse Diderot dans sa Poétique nouvelle, elle est même très bonne. L’eau, la terre, le feu, tout est bon dans la nature… L’ouragan… La tempête… Le volcan,, etc., etc, — Ce sont les misérables conventions qui pervertissent l’homme, et non la nature humaine qu’il faut accuser. » Il aurait fallu au moins, pour expliquer le personnage du Commandeur, nous dire dans le courant de la pièce par quelles misérables conventions il a été perverti. — Ailleurs on nous laisse également ignorer pourquoi le shérif est devenu le plus méchant des hommes, l’atroce intolérant. Et dès lors nous ne voyons pas clairement quelle est la raison d’être de l’optimisme un peu banal de Diderot. Il faut bien l’avouer d’ailleurs, l’optimisme systématique ne convient pas au théâtre, qui représente la lutte violente des passions ou le conflit des caractères, et qui dans les deux cas, excitant la terreur et la pitié ou riant des ridicules et des vices, ne justifie guère la bonté originelle de la nature humaine. Si cette nature était parfaite, il n’y aurait ni tragédie ni concilie, puisqu’il n’y aurait ni crimes, ni vices, ni ridicules, ni conflits d’aucune sorte.

Tout n’était pas faux pourtant dans les conceptions dramatiques de Diderot, si tout est faux et artificiel dans son théâtre. L’idée primitive a dévié dans les développemens qu’elle a reçus et surtout dans les applications qu’elle a subies. Mais, à l’origine, cette idée avait sa valeur. Diderot, fatigué des redites et de l’emphase de la tragédie épuisée, a conçu le drame des conditions moyennes ; il a voulu créer une tragédie bourgeoise et populaire en la débarrassant de la parure des vers, excessive pour les situations nouvelles qu’il abordait ; il a cherché, sans y réussir, à être vrai, et par cela même il s’est éloigné de la convention qui régnait au théâtre. Voilà dans quelles limites il nous semble que Diderot avait raison et contre Voltaire et contre son siècle. Seulement, pour avoir raison tout à fait, il fallait qu’il réussît dans ses essais dramatiques, et cela n’était guère possible, en raison de ses qualités autant que de ses défauts. L’idée s’est faussée dans l’exécution, et Diderot, au lieu de reconnaître les imperfections et les lacunes de son talent, les a, si je puis dire, dogmatisées : il en a tiré l’occasion et la matière d’une poétique nouvelle ; il a prétendu faire de ses défauts mêmes un genre nouveau et donner à un art la forme de son esprit. Il a fait de sa personnalité déclamatoire et larmoyante un type, celui du poète dramatique. Voilà son tort. Mais ce tort ne doit pas nous faire oublier que le premier il avait eu l’idée d’une réforme nécessaire du théâtre. Cette réforme, elle a été tentée avec succès par d’autres, même en dehors du drame romantique, qui se rattache à d’autres origines. Sedaine a prouvé avec éclat, dans le Philosophe sans le savoir, que tout n’était pas chimérique dans la conception de Diderot, et George Sand a continué avec un grand zèle la démonstration de la vérité relative que comporte cette idée, dans le Mariage de Victorine et dans Claudie. — Oui, comme le prétendait Diderot et comme le lui accordait Voltaire en souriant, il y a un genre tendre, vertueux, nouveau ; ajoutons ce que ne disait pas Voltaire : et vrai, qui peut plaire singulièrement au public, s’il est appliqué avec finesse et discrétion. Diderot a tout gâté par son absence de tact, de mesure, et son goût pour la déclamation. Mais d’honnêtes talens, postérité dramatique de Diderot, nous ont montré des pièces qui n’avaient la prétention d’être ni précisément des drames, ni des comédies, mais des idylles rustiques ou des tableaux d’intérieurs bourgeois ; ils ont su donner un relief agréable « à la sensibilité profonde de l’expression, à la noblesse vaillante et simple des caractères, » se faire pardonner même « l’ingénuité, peut-être un peu surannée, qui porte un auteur à rêver des personnages trop aimans, trop dévoués, trop vertueux, » et faire couler de douces larmes par la vérité des sentimens et des situations, malgré l’extrême simplicité des moyens. Les préfaces du théâtre de George Sand sont le meilleur commentaire et le plus précis du vague idéal entrevu par Diderot ; quelques-unes de ses pièces, sans que l’auteur y ait songé peut-être, en sont devenues l’innocente et aimable justification.


II

L’édition nouvelle, — outre quelques lettres inédites, fort curieuses, relatives au voyage de Russie, — nous offre réunies pour la première fois les lettres à Falconet, disséminées jusqu’ici dans des recueils et des publications diverses. Mais, sur un point essentiel de la correspondance de Diderot, les lacunes subsistent, je veux parler des lettres à Mlle Volland. Ici nous n’avons pas de conquête ni de découverte à signaler. On s’est contenté de reproduire le texte de l’édition de 1830, d’après la communication faite à grand prix par un littérateur français, naturalisé Russe, Jeudy-Dugour, détenteur, on ne sait comment, de ces lettres, sans qu’on sache s’il s’agissait ? des originaux mêmes, enlevés de France par Grimm, ou de copies faites à la bibliothèque de l’Ermitage. Il est bien à regretter que M. Léon Godard, à qui nous devons de si précieuses découvertes dans cette bibliothèque, n’ait point cru nécessaire de collationner le texte de 1830 sur les deux volumes in-4o qui sont à Saint-Pétersbourg. Peut-être y aurait-il eu lieu à quelque variante et surtout à quelque addition curieuse au texte déjà connu. Voyez en effet que de lacunes restent à combler ! Ces lettres embrassent une période de quinze années ; mais nous n’avons en réalité que huit mois de l’année 1759 (et la lettre du 10 mai n’est évidemment pas la première), six mois de 1760, deux mois de 1761 et quatre mois de 1762. Après une longue et invraisemblable interruption de près de deux ans, les lettres se multiplient en 1765 ; 1766 nous en fournit trois, 1767 huit, 1768 une dizaine, 1769 neuf et 1770 quatre. Puis, pendant plus de deux ans et demi, nouvelle interruption ; le voyage en Russie et les deux séjours en Hollande donnent six lettres, la plupart fort courtes, et la correspondance finit brusquement sans raison : Mlle Volland est morte vers 1778, six ans avant son ami.

On voit combien de parties essentielles de cette correspondance ont dû s’égarer. Cette perte est irréparable. Il n’est pas un seul écrit de Diderot qui offre, avec autant d’agrément, autant d’aperçus intéressans sur sa vie, sur le temps où il a vécu, la société dont il faisait partie, l’histoire de son esprit et de ses relations et aussi l’histoire de ce cœur mobile qui ne parut se fixer que dans cette affection. — Passion d’abord et des plus vives à ses débuts, pleine de mystère, enthousiaste, à la façon dont le mot s’entendait alors, peu à peu par l’effet de l’habitude qui s’accroît et des années qui viennent, le sentiment qui anime les lettres se modère dans l’expression ; peut-être plus profond, il est plus tempéré ; il parcourt toute la gradation de l’amour le plus vif à l’amitié sensible encore, mais raisonnable. Au commencement de la correspondance, Diderot, en véritable amoureux, se plaint des obstacles de divers genres que rencontre sa liaison avec Sophie ; il s’irrite de la surveillance qu’on exerce autour d’eux : il y a des allusions passionnées et des sous-entendus. Peu à peu toutes ces colères et ces défiances se calment ; l’expression est encore tendre, mais d’une tendresse qui n’a plus rien à cacher. Diderot finit par admettre la famille dans l’intimité élargie et attiédie de sa correspondance. La mère de Sophie, Mme Volland, la sœur, Mme Legendre, sont traitées sur le même pied que Sophie : il y a même un instant où Uranie (Mme Legendre) paraît prendre pour elle une bonne moitié de cette affection. Les phases diverses de ce petit roman sont marquées par les formules qui varient dans chaque période de la correspondance ; c’est d’abord ma tendre amie, puis mon amie ; un certain moment, c’est aux chères et bonnes amies qu’on écrit, et les dernières lettres portent ces mots significatifs : Mesdames et amies. Le roman est fini ; la vie réelle a repris le dessus ; de la vie sentimentale il n’est resté qu’un tendre souvenir, l’apaisement s’est fait. Nous n’avons rien à ajouter à cette histoire, qui est connue. Nous n’avons pas à rechercher, à l’aide de nouveaux documens qui nous font défaut, quelle était au juste cette aimable petite bourgeoise, qui a pris une si grande place dans la vie de Diderot pendant vingt-trois années et dont on sait seulement ce que Diderot nous en laisse savoir dans ses lettres, qu’elle ne se maria pas, que, née vers 1726, elle avait environ vingt-neuf ans quand il la connut, qu’elle paraît avoir eu ce qu’on appelait alors une figure intéressante plutôt que de la beauté (Muses et Grâces, pardonnez à Diderot qui nous révèle qu’elle avait « la menotte sèche » et portait lunettes, vers l’âge de trente-cinq ans) ; douée, cela va sans dire, de cette sensibilité qui était la vertu de ce temps-là, instruite d’ailleurs, au courant de tous les livres philosophiques qui paraissent, de ceux de Voltaire que lui envoie son amant, lectrice éclairée de l’Esprit d’Helvétius, de l’Emile de Rousseau, des Recherches sur le despotisme oriental de Boulanger, que lui adresse Grimm ; très curieuse des beaux-arts, où il semble qu’elle apporte un jugement droit et des points de vue qui sont bien à elle et dont Diderot, le grand juge, tient grand compte.

Nous n’avons pas non plus à réviser le procès de la vertu problématique de Mlle Volland. Malgré le ton général de ces lettres et quelques passages terriblement significatifs, les nouveaux éditeurs, pris d’un scrupule assez inattendu, veulent douter encore. Il leur plaît de nous faire entendre qu’il y a là une question et qu’elle est loin d’être aussi facile à trancher que le prétendent les lecteurs superficiels de Diderot et les roués littéraires qui sourient devant les problèmes de ce genre. — Il semble cependant qu’il ne puisse y avoir d’hésitation raisonnable en présence de certaines pages où sont évoqués les souvenirs les plus troublans et les espérances les moins équivoques, sans parler des passages où Diderot pose à son amie des questions étranges de casuistique licencieuse, de physiologie grivoise, qui seraient mieux à leur place au Grandval, chez le baron d’Holbach, — de ces questions où se délecte une curiosité malsaine et qui, tout en restant ce qu’elles sont, d’une inconvenance suprême en tout état de choses, seraient un véritable outrage dans l’hypothèse d’un amour platonique, du respect qu’il comporte et des ignorances qu’il suppose. Et puis quelle idée invraisemblable que de parler de platonisme au XVIIIe siècle et à propos de Diderot, quand on connaît sa manière de voir sur les relations de ce genre et l’indifférence de certaines actions physiques ! Est-il douteux qu’à cet égard Mlle Volland ait été, un instant au moins, de son école ? Ce sont là des problèmes assez vains dans lesquels l’imagination trouve à s’amuser sans grand profit.

Ce qui montre l’intérêt de cette ample et copieuse correspondance, c’est qu’on est forcé d’y revenir, dès que l’on traite un point quelconque de l’histoire de Diderot pendant les quinze années qu’elle embrasse ; c’est là qu’il se livre sans réserve, qu’il raconte à tort et à travers tous les événemens, grands ou petits, auxquels sa vie a été mêlée, nous donnant ainsi au jour le jour le commentaire, le plus naturel, le plus vif et le plus précis de ses écrits, de son labeur quotidien qui est énorme, de ses projets qui sont à la fois mobiles et gigantesques, de ses habitudes d’esprit, de sa vie intime, avec une liberté familière, une verve d’indiscrétion qui ne souffre pas de bornes, écrivant comme il par le et disant lui-même : « Je prends une plume, de l’encre et du papier, et puis, va comme je te pousse. »

La Correspondance avec Falconet est assurément moins importante pour l’histoire de Diderot et moins curieuse par les détails ; elle a son prix pourtant, et l’on en peut juger aujourd’hui qu’elle paraît pour la première fois dans son ensemble, après les publications partielles qui en avaient affaibli l’intérêt. Elle se divise en deux parties : l’une qui va jusqu’au moment où Falconet part pour la Russie ; l’autre qui se continue jusqu’au voyage de Diderot à Saint-Pétersbourg. — Les dix premières lettres avaient été publiées dès 1831 par M. Walferdin, d’après une copie appartenant à la famille de Vandeul. Les vingt-deux dernières ont paru en 1866 et 1867 dans la Gazette des beaux-arts, non sans de graves erreurs et des interpolations qui ont exigé une minutieuse révision, d’après les originaux déposas au musée Lorrain par Mme la baronne de Jankowitz, fille de Falconet. Il manque à cette précieuse collection les dernières lettres échangées entre Falconet et Diderot, relatives à la brouille qui éclata entre les deux amis, et que Mme de Jankowitz a brûlées par un scrupule de piété filiale.

On sait comment naquit cette Correspondance à propos d’une discussion dont le sujet nous paraît aujourd’hui bien vague et abstrait, mais qui eut le pouvoir d’exciter la verve de Diderot et de mettre en mouvement son humeur de polémiste. Falconet, qui nous en a laissé deux copies surchargées de ratures et visiblement destinées, à l’impression, nous raconte l’origine de cette discussion ; « Diderot, le philosophe, et Falconet, le statuaire, au coin du feu, rue Taranne, agitaient la question si la vue de la postérité fait entreprendre les plus belles actions, et produire les meilleurs ouvrages. Ils prirent parti, disputèrent et se quittèrent, chacun bien persuadé qu’il avait raison, ainsi qu’il est d’usage. Dans leurs billets du matin, ils plaçaient toujours le petit mot séditieux qui tendait à réveiller la dispute. Enfin, la patience échappa, on en vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer… »

Pendant quelques mois, de décembre 1765 à septembre 1766, Diderot se passionna pour la thèse qu’il avait soutenue, et il se jeta dans cette discussion avec cette fougue d’esprit qui ne se ménageait pas. Il soutient que ce ne serait pas la peine de concevoir, d’exécuter des œuvres d’art ou de science, de quelque ordre qu’elles soient, si l’on ne travaillait que pour le temps présent. Et tout d’un coup, le voilà qui anime, qui agrandit, qui élève la discussion. Ici encore on surprend le matérialiste des Élémens de physiologie, s’enchantant de belles espérances, cédant au sophisme de l’éphémère et ouvrant ses ailes vers les régions idéales : « La sphère qui nous environne et où l’on nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela est trop petit pour la capacité de notre âme ambitieuse… À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons devant nous ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini… J’ai beau railler, vous l’avouerai-je ? en regardant au fond de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et mon oreille, plus vaine que philosophique, entend même en ce moment quelques sons imperceptibles du concert lointain… L’éloge payé comptant, c’est celui qu’on entend tout contre, et c’est celui des contemporains. L’éloge présumé, c’est celui qu’on entend dans l’éloignement, et c’est celui de la postérité. Mon ami, pourquoi ne voulez-vous accepter que la moitié de ce qui vous est dû ? — Ce n’est ni moi, ni Pierre, ni Paul, ni Jean qui vous loue ; c’est le goût, et le goût est un être abstrait qui ne meurt point ; sa voix se fait entendre sans discontinuer, par des organes successifs qui se perpétuent en se succédant. Cette voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent ; elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira, disant toujours ; « Falconet ! Falconet ! »

Ainsi se transforment les questions dans le mouvement et le feu de ce libre esprit, poète à ses bons momens, quand il n’est pas sous l’empire de ses idées systématiques ou de ses passions inférieures. Il s’exalte à cette pensée de la postérité, qui paraît au premier abord s’accorder médiocrement avec l’ensemble de ses idées sur la vie sans espérance, sur la mort sans lendemain, sur le néant futur de toute sensation et de toute conscience : « La postérité, pour le philosophe, dit-il, c’est l’autre monde de l’homme religieux… Notre émulation se proportionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins. Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez… J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles suivans, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étourdiraient pas sur le bruit imperceptible d’un sifflet à venir… Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’excluent aucune sorte d’émulation ; ils ont de plus je ne sais quelle analogie secrète avec l’enthousiasme et la poésie. C’est peut-être que les poètes et les prophètes commercent par état avec les temps passés et les temps à venir. C’est pour cela qu’ils interpellent si souvent les morts, qu’ils s’adressent si souvent aux races futures et que le moment de leur pensée est toujours en deçà ou au delà de celui de leur existence. Espèce d’êtres bien rares, bien extraordinaires, bien étonnans. Ce n’est pas de la maladie, c’est de la poésie qu’il fallait dire le τό θεϊον. » — Les argumens de Falconet ne manquent pas de valeur ; ce qui manque, c’est la flamme. Le sculpteur répond avec fierté, avec esprit même. Il soutient qu’il suffit à l’artiste d’avoir une sorte d’engagement avec son ouvrage, un pacte secret avec sa propre conscience, pour concevoir et faire aussi bien qu’il lui est possible de concevoir et d’exécuter. Il invoque un tribunal plus redoutable à ses yeux que celui de la postérité ; il ne s’y présente, dit-il, qu’en tremblant : « Ce tribunal, c’est moi,, c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens. Si je croyais avoir fait un bon ouvrage qui dût être effacé de la mémoire des hommes, et qu’il vous arrivât de me plaindre, je vous répondrais : Je m’en souviens, et c’est assez. » Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais c’est la vérité d’une âme stoïque et un peu triste. Comme le souffle de l’éloquent contradicteur nous emporte plus haut et plus loin ! et comme il dissipe, en se jouant, tous ces raisonnemens, comme il disperse ces fantômes d’objections qu’on lui oppose ! « Vous dites qu’une femme est enivrée du plaisir qu’on la trouve belle et qu’on la voie belle, là même où elle n’est pas, mais que le sentiment de la postérité ne l’occupe guère. — D’accord, c’est que ce n’est qu’une caillette. Mais Hélène alors vous eût paru folle, si elle eût dit au statuaire : Prends ton ciseau et montre à la curiosité des nations à venir cette femme pour laquelle cent mille hommes se sont égorgés ; fais que les vieillards des siècles futurs, passant devant ton ouvrage, s’écrient comme les vieillards d’Ilion, lorsque je passai devant eux : Qu’elle est belle ! — Et de quoi diable ! me parlez-vous de vos petites débauchées qui se font peindre à l’insu de leurs pères, de leurs mères, de leurs époux, et qui recèlent dans le dessus d’un étui ou d’une boîte à mouches l’image honteuse d’un adultère clandestin ? Est-ce que ces âmes-là sont faites pour loger le sentiment de la postérité ? Est-ce à cela qu’il appartient d’en appeler aux siècles futurs ? » — À cette discussion sur le respect et l’amour de la postérité, déjà présente à l’imagination de l’artiste, se mêlent des débats accessoires sur Cicéron et Pline, Pausanias et Polygnote qui ne sont que d’un intérêt secondaire. La discussion, après nous avoir offert l’image d’un grand fleuve d’éloquence, va se perdre dans des épisodes arides, connue le Rhône dans les sables.

Falconet, tout fier d’avoir soutenu cette polémique avec un homme tel que Diderot, voulait en avoir l’honneur devant les grands juges de ce temps. Il fit passer successivement les copies des lettres de Diderot et des siennes sous les yeux de Voltaire, de Catherine. II, de Grimm et du prince Galitzin. Voltaire répondit par un petit billet., du 18 septembre 1767, que Diderot trouva « poli et sec. » Catherine répondit « d’un coin de l’Asie » qu’elle se garderait bien de décider entre deux adversaires si convaincus de leur propre bonne foi. — Alors Falconet voulut en appeler au juge des juges, au public. Diderot lui avait laissé espérer son consentement, mais il hésita au dernier moment, après une révision scrupuleuse qu’il fit de la correspondance, en 1769, pendant un séjour au Grandval, et la publication n’eut jamais lieu, en France du moins, de son vivant. Une copie, conservée par Falconet, fut prêtée à un Anglais, William Tooke, qui la traduisit et la fit paraître à Londres en 1774. — En 1780, sur de nouvelles instances du prince Galirzin, intermédiaire de Falconet, qui revient avec ténacité sur ce projet de publication, tant de fois repris et suspendu, voici comment Diderot répond et s’esquive : « J’ai relu cette correspondance sur la copie qu’on m’envoya de Saint-Pétersbourg, il y a dix ou douze ans. Cette copie est défectueuse en plusieurs endroits ; elle me paraît incomplète en quelques autres… Nous sommes si pauvres, si mesquins, si guenilleux, si négligés et si diffus partout que cela fait pitié… De mon côté, tandis que Falconet faisait ses additions, je faisais les miennes ; quand on écrit au courant de la plume, tout ce qui peut être dit sur une question ou ne vient pas ou ne se dit pas comme il devrait être dit… D’ailleurs cet ouvrage, vaille que vaille, n’appartient pas à Falconet ni à moi, mais à tous les deux, et ne peut honnêtement paraître que du consentement de l’un et de l’autre… Il y a eu pourtant une infidélité de commise. Je ne sais à qui il a confie notre manuscrit, mais on en a fait une traduction anglaise… On peut confier sa bourse à qui l’on veut, mais on ne remet à personne la bourse d’un autre… Enfin, mon prince, on ne trouve pas mauvais qu’un homme se promène chez lui eu robe de chambre et en bonnet de nuit ; mais il faut être décemment dans les rues, en visite, dans une église, en Public… Que Falconet publie ses lettres » si elles peuvent paraître sans les miennes, j’y consens. Pour celles-ci, je m’y oppose formellement. » Le projet n’eut pas de suite : il ne s’est réalisé qu’un siècle après ; ce qui était bien tard pour un homme comme Falconet, qui ne croyait pas à la postérité.

Le reste de la correspondance, jusqu’aux jours d’amertume et de brouille où elle s’interrompt brusquement, est rempli de la sollicitude la plus touchante sur le sort de Falconet pendant le temps de son voyage au mois de septembre 1766 et les premières années de son séjour à Saint-Pétersbourg. On sait que, sur la recommandation de Diderot, il avait été chargé par l’impératrice Catherine d’élever une statue gigantesque de Pierre Ier. Le sculpture avait emmené avec lui son élève et son amie, Mlle Collot, qui devint plus tard sa femme. Diderot les suit du regard et du cœur : « J’ai compté tous les jours depuis votre départ, leur écrit-il à tous les deux. Je vous ai suivis de vingt lieues en vingt lieues, et si vous en avez moins fait, je suis arrivé à Pétersbourg avant vous… Tous les matins, en me levant ; je tirais les rideaux et je disais : Ils auront encore aujourd’hui du beau temps… Je suis retourné seul plusieurs fois à la maison de la rue d’Anjou ; elle est encore comme vous l’avez laissée. Je me suis assis ou sur le canapé de canne ou sous le petit berceau et j’y ai pensé à vous. » Cette note est la note constante pendant plusieurs années. Diderot conseille, exhorte, apaise l’ami Falconet, lequel est susceptible, ombrageux, irritable à l’excès, « le Jean-Jacques de la sculpture, » comme il l’appelle ; il ne cesse pas de s’intéresser à sa vie, à son art, à son œuvre. Il y a là un sentiment profond, vif, affectueux, peut-être excessif, parfois indiscret, à ce qu’il semble, un peu despotique dans la forme des conseils qu’il prodigue, prétendant diriger de loin deux destinées, deux consciences, deux artistes, et s’exposant parfois à des interprétations fâcheuses, à des mécomptes et à des ombrages.

Mais déjà, en 1767 ; lui même était pressé par la grande impératrice de se rendre en Russie ; le général Betzky, l’intermédiaire des grâces et des libéralités de Catherine, lui envoyait lettres sur lettres. Tout faisait d’ailleurs de ce voyage un devoir de haute convenance pour Diderot. C’est là un des épisodes intéressans de sa vie ; plusieurs des fragmens inédits qui s’y rapportent ont ajouté quelques traits nouveaux à ce que l’on savait déjà.

Certes on ne peut pas dire, en voyant les hésitations de Diderot, que ce soit faute de reconnaissance. Bien au contraire : « Vous ignorez, écrit-il, ce qui s’est passé ici à l’occasion du second, du troisième, du quatrième bienfait ; j’en ai tant reçu que je ne sais plus lequel. » Le premier bienfait de l’impératrice avait été l’achat de sa bibliothèque au prix de 15,000 francs. Le second avait été de lui laisser cette bibliothèque sa vie durant, le troisième de lui faire une pension de 1,000 francs pour en être le bibliothécaire, le quatrième de transformer cette pension en une somme de 50,000 francs, afin qu’elle fût payée d’avance pour cinquante ans, sans compter une foule d’attentions délicates, de présens, de prévenances de toute sorte. Le cœur de Diderot fut pris, et par sa sensibilité naturelle et par sa vanité ; mais on ne peut s’empêcher de trouver que sa gratitude manque de dignité par excès d’abondance et d’effusion. Elle n’a ni esprit, ni tact ; elle devient à la longue fatigante et presque ridicule. Lisez cette lettre au général Betzky, ministre des arts en Russie : « Monsieur, je suis confondu, je suis stupéfait… O Catherine ! soyez sûre que vous ne régnez pas plus puissamment sur les cœurs à Saint-Pétersbourg qu’à Paris… Vous avez ici une cour et vos courtisans, et ces courtisans ont des âmes nobles, hautes, honnêtes, généreuses, et leur caractère principal est de ne l’être que des héros et de vous. » Puis regardez cette scène si arrangée, si artificielle, que l’on pourrait intituler : Un groupe de famille, ou la lyre reconnaissante : « Une épouse sensible qui verse des larmes de joie, debout à côté de son enfant, qui la tient embrassée. Je les regarde et je ne sais plus ce que je deviens. Un noble enthousiasme me gagne ; mes doigts se portent d’eux-mêmes sur une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les cordes. Je la décroche de la muraille, où elle était restée suspendue, et, la tête nue, la poitrine découverte, comme c’est mon usage, je me sens entraîné à chanter :

Vous qui de la Divinité
Nous montrez sur le trône une image fidèle ; etc. »


Et la rapsodie continue, monotone, emphatique. Puis il énumère les travaux qu’il compte dédier à l’impératrice. Il ne s’agit de rien moins, dans plusieurs lettres, que « d’une pyramide qui touchera le ciel, et où dans les siècles à venir les souverains verront, par ce que le sentiment seul de la reconnaissance aura entrepris et exécuté, ce qu’ils auraient obtenu du génie si leurs bienfaits l’avaient cherché. » Et comme l’exagération du sentiment a son contre-coup dans le style, elle produit une image bien bizarre. « Vous verrez, dit-il à Falconet, vous verrez votre ami accourir à Pétersbourg avec sa pyramide entre ses bras. » Cette idée de la pyramide d’œuvres futures le poursuit, comme un symbole de sa reconnaissance : « Oui, que l’impératrice agrée seulement par votre bouche le sacrifice de mes dernières années, et je me renferme, et je travaille, et j’exécute à moi seul tout ce que notre Académie française n’a pu faire, au nombre de quarante, dans un intervalle de plus de cent quarante ans. »

Voilà le côté excessif, vantard, déclamatoire de Diderot, et aussi l’exagération de l’homme sensible, qui l’est sans doute, mais qui veut le paraître encore davantage, forçant sa reconnaissance, forçant ses expressions, ses attitudes, celles de sa femme, de son enfant, éperdu, larmoyant, sanglotant d’émotion, défaillant presque. Et, comme trait de psychologie, mettons en regard de ces deux lettres, destinées à passer sous les yeux de l’impératrice, celle-ci qu’il écrit d’un ton plus calme, presque maussade, à la même date, à sa confidente, Mlle Volland : « N’admirez-vous pas combien nous jugeons mal les choses, et combien de fois nous sommes trompés dans les avantages que nous leur attachons ? J’ai vu ma fortune doublée presque en un moment ; j’ai vu la dot de ma fille toute prête, sans prendre sur un revenu assez modique ; j’ai vu l’aisance et le repos de ma vie assurés, je m’en suis réjoui, vous vous en êtes réjouie avec moi ; eh bien ! jusqu’à présent, qu’est-ce que cela m’a rendu ? qu’est-ce qu’il y a eu de réel dans tout cela ? » Et voilà notre enthousiaste de tout à l’heure qui se plaint. Le don de l’impératrice l’a ruiné, l’a contraint à un emprunt, cet emprunt a diminué son revenu ; nouvel emprunt ; de virement en virement, à la longue, le fonds menace de se réduire à rien, sans qu’il ait été un moment plus riche et sans qu’il ait rien dissipé. « En vérité, cela est trop plaisant ; mais ce qui ne l’est pas, c’est que, si je ne veux pas être ingrat envers ma bienfaitrice, me voilà presque forcé à un voyage de sept à huit cents lieues ; c’est que, si je ne fais pas ce voyage, je serai mal avec moi-même, mal avec elle peut-être. » Voilà bien l’humeur fantasque des gens qui se gouvernent par la sensibilité, ils n’ont de mesure en rien, et on serait tenté de les accuser d’une certaine duplicité en voyant cette contradiction perpétuelle, l’étalage au dehors de leurs beaux sentimens, en secret la plainte et parfois le mécontentement. Nous pourrions donner bien d’autres preuves significatives de ce double travers chez Diderot, pendant ou après le voyage de Russie. On se tromperait pourtant si l’on accusait trop sévèrement la sincérité de ces natures-là. Ce qu’il faut bien reconnaître, c’est l’exagération en tout, c’est la mobilité excessive de leurs impressions ; c’est une facilité au changement qui met en défiance.

L’impératrice dispensa Diderot de la pyramide dont il la menaçait. Mais, en femme d’esprit, elle le chargea, en attendant, de ses achats de collections et d’œuvres d’art, à Paris ; elle consulta son goût, toutes les fois qu’il s’agit d’une décision importante et délicate, dans cet ordre de questions, comme le choix des artistes, des tableaux, des livres qu’elle faisait venir, et particulièrement quand il fut question du grand monument élevé à la mémoire de Pierre le Grand. Diderot devint ainsi, par la force des choses et par les rares aptitudes de son esprit, le véritable ministre des beaux-arts de Russie, en résidence à Paris. C’est lui qui dirige l’ambassadeur, le prince Galitzin, dans ses commandes à nos artistes les plus renommés, à Michel Van Loo, à Vernet, à Vien, à Casanove, à Boucher, à Machy. Il se met en rapport avec un des brocanteurs de ce temps-là, un nommé Ménageot, homme de bien, s’il peut y en avoir dans cette partie-là, et surtout bon connaisseur. Il discute les prix, il envoie les mémoires, il presse même souvent l’envoi de l’argent promis, toujours lent à venir de Saint-Pétersbourg ; il déclare à chaque instant, dans les lettres qu’il envoie en Russie qu’il y a des artistes qui crient, « et qu’il y a même un certain philosophe qui s’est mis sous la main de la justice par des emplettes pour sa majesté impériale. » Cela ne l’empêche pas de courir les ventes ; parfois il s’avance bien au delà des crédits alloués ; mais il ne peut résister aux belles occasions qui s’offrent à lui d’enrichir le musée de l’impératrice ; il est à la vente Gaignat et il y acquiert d’un coup cinq des plus beaux tableaux qu’il y ait en France : un Murillo, trois Gérard Dow et un J.-B. Van Loo. Une autre fois ce sont deux Vandermeulen, les plus beaux peut-être qu’il y ait en Europe. Le lendemain, deux Claude Lorrain, deux Guide, un Lemoine, une copie de l’Io, du Corrège, par le même Lemoine. Enfin, en 1772, c’est la grande bataille livrée autour du cabinet de peinture de M. le baron de Thiers et gagnée par Diderot au prix de 460,000 livres, au nom de la glorieuse impératrice. Ce sont des Raphaël. des Guide, des Poussin, des Van Dyck, des Schidone, des Carlo Lotti, des Rembrandt, des Wouverman, des Teniers, cinq cents morceaux de premier ordre.

Quand on assiste en imagination à ces batailles, presque aussi vives, sinon aussi coûteuses, que celles qui se livrent aujourd’hui à Paris, à l’hôtel des ventes, quand on suit, avec Diderot pour guide, l’énumération des trésors d’art payés de l’argent russe, noire patriotisme souffre à voir la France peu à peu dépossédée au profit d’une souveraine étrangère. On arrive à prendre parti contre Diderot comme on le faisait alors à Paris : « Je jouis de la haine publique la mieux décidée, écrit-il le 20 mars 1771, et savez-vous pourquoi ? Parce que je vous envoie des tableaux. Les amateurs crient, les artistes crient, les riches crient. Malgré tous ces cris et tous ces criards, je vais toujours mon train… Nous avons ici bon nombre de seigneurs russes qui font honneur à leur nation. L’exemple de la souveraine leur a inspiré le goût des arts, et ils s’en retourneront dans leur patrie chargés de nos précieuses dépouilles[5]. » Diderot n’a pas plus le sentiment patriotique quand il s’agit de la grande Catherine, que ne l’a Voltaire, quand il applaudit au vainqueur de Rosbach : « Les sciences, ajoute-t-il, les arts, le goût, la sagesse, remontent au Nord, et la barbarie avec son cortège descend au Midi. » À qui la faute, Diderot ? Et le Nord, d’où vous vient aujourd’hui la lumière, comme le disait un poète votre ami, et d’où vous vient aussi la fortune, où trouve-t-il ses auxiliaires pour dépouiller la France de ses trésors, sinon parmi des Français ? Trop de zèle, en vérité, pour le service de la Sémiramis du Nord.

La visite à l’impératrice, promise depuis longtemps, pouvait être ajournée, elle ne pouvait l’être indéfiniment. Diderot la retarda, il faut le dire, autant qu’il put ; il avait peur de ce long voyage… « Oui, sans doute, écrit-il en réponse aux instances de Falconet, qui lui rappelle sa promesse, oui, il faut avoir vu une pareille femme une fois en sa vie, et je la verrai. Mais j’ai une femme âgée et valétudinaire ; j’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Le moment défaire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ? Mais ce n’est pas là tout… Je vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs, les plus honnêtes et les plus raisonnables, sont peut-être ceux qui m’arrêtent le moins. Ah ! si je pouvais être aussi pauvre amant que je suis pauvre père et pauvre époux !… Que vous dirai-je donc ? Que j’ai une amie, que je lui sacrifierais cent vies, si je les avais… Veux-tu donc, Falconet, que je mette la mort dans le sein de mon amie ? » Et la lettre continue ainsi, éplorée, pathétique, dans ce ton déclamatoire que prend Diderot dès qu’il parle de l’amour et qu’il n’en parle pas gaîment. Ou sensuel ou emphatique, voilà Diderot amant : la note vraie, tendre, profonde, lui manque dans cet ordre de sentimens. Il est toujours trop haut ou trop bas, tragique ou libertin.

Il fallut partir malgré tout. Ce grand événement littéraire eut lieu en 1773. Diderot quitta Paris le 10 mai et attendit à La Haye, chez le prince Galitzin, l’arrivée de M. de Nariskin, qui avait promis de le conduire à Pétersbourg. — C’est à son arrivée en Russie que les relations se brouillèrent entre Falconet et lui ; la réception froide du sculpteur eu fut l’occasion. Diderot en fut tout décontenancé ; il se réfugia dans l’hospitalité de M. de Nariskin. Le charme d’amitié était pour toujours rompu. Cependant Diderot, qui avait de la générosité, patienta, il manifesta sa joie d’être venu si loin pour voir le chef-d’œuvre de son ancien ami, et n’épargna pas ses dithyrambes en faveur de l’artiste et de Mlle Collot, qui allait bientôt devenir Mme Falconet. Mais le coup était porté ; quelques nouveaux conflits survinrent ; peut-être un peu de jalousie de part ou d’autre, sur ce terrain dangereux, puis quelques discussions sur l’art, qui s’envenimèrent, et le divorce s’accomplit.

Nous n’avons pas de récit suivi du séjour de Diderot à la cour de Catherine ; mais ses lettres de cette époque et les conversations qu’il eut à son retour en France sont pleines de détails, qui naturellement sont à la gloire de Catherine et aussi à la sienne. « J’ai eu l’honneur, écrit-il à la princesse Dashkof, d’approcher sa majesté impériale aussi souvent que je pouvais le désirer, plus souvent peut-être que je n’eusse osé l’espérer… Ailleurs on garde le silence, mais non dans le cabinet de sa majesté. Je puis vous assurer positivement que le mensonge n’entre pas dans ce lieu quand le philosophe s’y trouve. « Il mande à Mlle Volland « que cet intervalle de sa vie a été le plus satisfaisant qu’il était possible pour l’amour-propre. Oh ! parbleu, il faudra bien que vous m’en croyiez, ajoute-t-il, sur ce que je vous dirai de cette femme extraordinaire : car mon éloge n’aura pas été payé. » Après lui avoir fait le plus bienveillant accueil, l’impératrice lui a permis l’entrée de son cabinet tous les jours depuis trois heures jusqu’à cinq ou six, et ce ne fut pas sans doute un médiocre étonnement, à cette cour illettrée et fastueuse, de voir, pendant plusieurs mois, se continuer ces entretiens quotidiens et intimes entre la grande et redoutée Catherine et cet homme de mise négligée, qui entrait chez elle dans son costume ordinaire, vêtu comme on le voyait à Paris, d’un habit brun, avec une perruque fort simple, du linge uni, un bâton à la main. C’est là un côté fort honorable du caractère du philosophe : il sut faire accepter la simplicité de son costume, « les gaucheries sans nombre » que soupçonne Mme de Vandeul, et la franchise de quelques-unes de ses opinions, tempérée, il est vrai, par les louanges excessives dont nous recueillons l’écho dans la Correspondance.

De quoi il fut question dans ces longues conversations qui durèrent plusieurs mois, nous le pouvons deviner sans peine d’après les allusions qu’il y fait et les projets de travaux qu’il emporta de Saint-Pétersbourg. Il s’agit de politique générale, de philosophie sociale, d’enseignement, de tolérance, des beaux-arts aussi et des lettres : « Vous n’avez pas oublié sans doute, dit-il à la princesse Dashkoff, avec quelle liberté vous me permettiez de vous parler dans la rue de Grenelle. Eh bien ! je jouis de la même liberté dans le palais de sa majesté. On m’y permet de dire tout ce qui me passe par la tête ; des choses sages peut-être, quand je me crois fou, et peut-être très folles quand je me crois sage. Les idées qu’on transplante de Paris à Pétersbourg prennent, c’est certain, une couleur différente. » L’imagination du philosophe ne résiste pas à tant de prévenances. La sensibilité s’en mêle. Il s’émeut de trouver cette beauté, cette sagesse, cette force d’âme, réunies dans l’impératrice. Le voilà parti : « C’est l’âme de Brutus avec les charmes de Cléopâtre. Si elle est grande sur le trône, ses attraits, comme femme, auraient fait tourner la tête à des milliers de gens. »

Brutus et Cléopâtre, fondus en un seul être, quel rêve pour un philosophe enthousiaste ! Cette image revient sans cesse sous sa plume : « Ah ! mes amies, quelle souveraine ! La fermeté de Brutus, les séductions de Cléopâtre ; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté de l’expression ; un amour de la vérité porté aussi loin qu’il est possible… J’entre dans son cabinet, on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m’accordez ; et en sortant, je suis forcé de m’avouer à moi-même que j’avais l’âme d’un esclave dans le pays qu’on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans le pays qu’on appelle des esclaves. »

Le sang-froid n’y est plus. Le philosophe est entraîné ; on le voit d’ici se lever dans le cabinet de Catherine, marcher en pérorant, gesticuler à l’excès, et ce fut cela même, nous le savons, qui étonna l’impératrice. Pendant le séjour du philosophe à sa cour, elle écrivait ce billet à Mme Geoffrin : « Votre Diderot est un homme bien extraordinaire ; je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries ; j’ai été obligé de mettre une table entre lui et moi pour me mettre, moi et mes membres, à l’abri de sa gesticulation. » Voilà la contre-partie (comme il y en a en toute chose humaine), de l’enthousiasme de Diderot : c’est le trait comique au milieu du lyrisme. D’Escherny, qui rapporte ce billet impérial dans ses Mélanges, ajoute, ce qui achève de peindre Diderot, que cette gesticulation était si connue qu’on l’accusait de s’emparer à table des bras de ses deux voisins, de ne cesser de parler, et malgré cela, on ne sait comment, de n’en pas moins manger du plus grand appétit.

Le terme du séjour arriva. Les adieux se firent, non sans dépense de sensibilité et de larmes. Encore une fois Diderot manqua défaillir, et plus tard en racontant les derniers traits de bonté de Catherine, quand il prit congé d’elle, « il sentait que son âme s’embarrassait. » Il y avait de quoi, en effet ; sur sa demande, l’impératrice (outre les présens solides et utiles), lui faisait don d’une pierre gravée qui avait appartenu au prince Orlof. « Or, il faut que tu saches, disait-il à Mme Diderot, que ce prince a été son favori ; au reste, elle avait fait un excellent choix ; c’est un homme plein d’élévation et il n’y a que ses quatre frères qui le vaillent ; ce sont eux qui l’ont mise sur le trône. » A la pensée de cette bague qui a appartenu à l’amant de l’impératrice, Diderot ne se tient pas de joie.

Le retour à La Haye fut marqué par quelques incidens qui donnent la seule note pittoresque au récit de ce voyage, où l’on s’attend en vain à voir l’imagination de Diderot ébranlée, saisie par la nouveauté de ces grands spectacles et de ces climats lointains. En cherchant bien, voici tout ce que nous trouvons dans ce genre d’impressions : « C’est ici, dit-il, le pays des grands phénomènes tant au physique qu’au moral. » Voilà qui est bien vague. Ajoutons quelques traits de paysages d’hiver finement saisis sur la route : « Nous avons fait le voyage le plus heureux ; des soirées et des matinées très froides, des journées de printemps et des routes préparées tout exprès. Vous connaissez ces bâtons mis les uns à côté des autres et qui forment les grands chemins. Eh bien ! la Providence, qui aime ses bons serviteurs, avait l’attention de les couvrir toutes les nuits d’un matelas de duvet, de l’épaisseur d’un bon pied et demi… J’ai frissonné en passant la Douïna. De par tous les diables, on frissonnerait à moins. Des glaces crevassées de tout côté ; un fracas enrage à chaque tour de roue de la voiture pesante ; de l’eau qui jaillit de droite et de gauche ; un pont de cristal qui s’enfonce et qui se relève en craquant… Ulysse eut peur, aux environs des Sirènes, de manquer de fidélité à sa Pénélope ; et moi, j’ai eu peur d’être noyé et de ne plus revoir la mienne. L’adultère est certainement un grand péché ; mais j’aimerais mieux l’avoir commis dix fois que d’être noyé une seule[6]. » On peut s’étonner qu’une âme si facile à émouvoir devant un beau tableau et qui sent si vivement la nature à travers l’art, paraisse en ressentir si froidement les effets, quand il se trouve directement et face à face avec elle. Il a passé tout un hiver à Saint-Pétersbourg, et ce sont là les seuls croquis qu’il en rapporte.

En revanche, il rapportait dans ses portefeuilles et dans sa tête de grands projets de travaux dont il avait entretenu l’impératrice. Il était chaîné de mettre en ordre et de publier les statuts des différens établissemens que Catherine avait fondés pour l’instruction de la jeunesse ; il était autorisé d’ailleurs à communiquer ses observations personnelles et ses idées. Son premier soin, à La Haye, où il s’entendit avec des éditeurs, fut d’entreprendre la classification de ces statuts, et c’est à l’occasion de ce travail qu’il conçut le fameux plan d’une université en Russie, dont nous avons parlé déjà. — Un autre projet lui tenait bien davantage au cœur. Il rappelle dans toutes ses lettres de cette époque qu’il avait autrefois proposé de refaire l’Encyclopédie pour Catherine et pour son empire, après qu’il s’était brouillé à Paris avec les libraires qui l’avaient trompé en mutilant ses manuscrits. « Elle est revenue d’elle-même, dit-il, sur ce projet qui lui plaisait, car tout ce qui a un caractère de grandeur l’entraîne. Après avoir discuté avec elle sur ce qui concerne sa gloire, elle m’a renvoyé par-devant un de ses ministres pour la chose d’intérêt. » Tout sembla d’abord s’arranger pour le mieux, avec une facilité qui aurait dû alarmer un homme moins engoué de lui-même, de ses idées et de l’empire éphémère qu’il s’imaginait avoir pris sur Catherine. On lui promettait, pour cette refonte gigantesque du monument mutilé, quarante mille roubles (deux cent mille francs). Cette fois, il pense toucher au but. « Prépare-toi à déménager, dit-il à Mme Diderot. Je t’avertirai lorsqu’il en sera temps, afin que tu trouves un logement dans un quartier qui s’arrange avec cette affaire. » Enfin il va donc être le maître respecté de son œuvre ; il travaillera, il est vrai, pour une cour étrangère, mais la souveraine de cette cour est sa protectrice, son élève et son amie. L’Encyclopédie, libre et intacte, va donc connaître des jours nouveaux et recommencer une fortune plus brillante mille fois que celle que lui ont faite en France la méchanceté de ses ennemis, la perfidie des libraires et les ombrages du despotisme. — Naïf philosophe qui pense avoir conquis un esprit aussi puissant, aussi machiavélique que celui de Catherine, avec ses tirades sur la tolérance, sur l’égalité des hommes, les préjugés monarchiques de la vieille Europe, le progrès des lumières, la nécessité d’éclairer les peuples pour les rendre heureux ! Et cela dans la Russie de 1774 ! Il est inimaginable à quel point Diderot avait méconnu, pendant ce séjour de quelques mois, sous l’impression et le prestige de la souveraine, l’état social de cet immense empire. — Catherine jugeait bonne pour elle la philosophie de Diderot : en ayant l’air d’en goûter les principes, elle séduisait l’apôtre qui les professait à sa cour, ou plutôt dans son cabinet d’études, et qui répandait sa gloire et ses louanges à Paris ; elle se donnait aux yeux de la France, aux yeux de Voltaire et de ses amis, la figure d’une souveraine éclairée et sans préjugés ; elle devançait les âges en asseyant.la liberté de penser sur un trône. Mais ce qu’elle jugeait bon pour elle, utile au personnage qu’elle voulait jouer dans le monde, pouvait n’être pas aussi bon pour ses sujets. Elle en jugea ainsi ; elle mit sous clé le Plan d’une université, et l’affaire de l’Encyclopédie tira en longueur. De promesse en promesse et de délais en délais, l’Encyclopédie moscovite mourut avant de naître, et Diderot fut joué. Il n’y comprit jamais rien et garda ses illusions jusqu’au bout.


III

Il est temps de conclure et de résumer, au terme de cette étude, les impressions que nous ont laissées les œuvres inédites de Diderot. Sont-elles de nature à modifier de quelque façon notre jugement sur l’écrivain ou sur le philosophe ? Je dirais volontiers qu’elles le complètent en l’étendant et le précisant. Elles confirment assurément l’idée que nous avions déjà de Diderot écrivain. Plusieurs de ces fragmens nous mettent sous les yeux les idées à mesure qu’elles naissent, qu’elles jaillissent plutôt de ce puits sans fond, comme l’appelait Grimm, et qu’elles s’étalent dans leur désordre natif, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour les diriger et les organiser. On nous dira que la plupart de ces fragmens sont des recueils de notes, soit. Mais y a-t-il un signe certain auquel on puisse, chez Diderot, distinguer les matériaux bruts de l’ouvrage lui-même ? A-t-il jamais fait autre chose que des ébauches en toute chose ? Certes, il a des parties du bon écrivain, parfois même du grand écrivain ; il n’est cependant ni l’un ni l’autre. Il y a chez lui mouvement, éclat, imagination, chaleur. Mais il arrive rarement que ces belles qualités se soutiennent. Au milieu d’une page éloquente, voici un mot impropre, une image discordante, une note fausse dans l’harmonie qui commençait à s’emparer de vous. Tout ce que donnent seuls le travail et la réflexion fait défaut, la propriété constante des termes, la mesure, la proportion, il faut bien dire aussi le goût. La déclamation arrive vite dans ces pages ardentes et précipitées que la passion dicte, que la raison ne surveille pas. L’émotion, livrée à elle-même, s’exalte en s’exprimant, l’écrivain qui s’y abandonne croit ressentir plus qu’il n’éprouve en réalité. Il est sincère au moment où il écrit, mais c’est d’une sincérité d’imagination que le lecteur reconnaît bien et qui, refroidie pour lui, produit je ne sais quel irrésistible soupçon d’un jeu ou d’un rôle qui le tient en garde et l’avertit.

Une curieuse expérience, que nous avons faite souvent au courant de cette étude, est de citer Diderot. On peut, certes, rassembler au hasard de ses pages une foule de traits heureux, d’agréables récits, des tableaux ravissans, des raisonnemens revêtus d’éloquence, des inspirations de verve ou d’ironie qui donnent la plus haute idée de la vigueur et de l’élan de cette intelligence, de ses ressources merveilleuses d’esprit. Je porte un défi à l’admirateur le plus passionné de pouvoir citer une page entière sans quelque scrupule ou quelque appréhension sur un mouvement trop prolongé et qui s’use en se répétant, sur quelque négligence grave ou quelque banalité qui déconcerte l’impression donnée, sur quelque métaphore incohérente, plus souvent sur l’exagération manifeste du ton qui s’élève jusqu’à blesser les oreilles un peu délicates, comme un bruit excessif d’instrumens ou une tempête d’orchestre. Il faut ou retrancher ou modifier, sans en avoir l’air, quelques mots criards, si l’on veut ne pas troubler la jouissance du lecteur. Le mieux est de retrancher, et beaucoup. On le peut sans inconvénient. De cinq à six pages débordantes ou tumultueuses on peut faire une page excellente qui, en disant moins, fait entendre davantage. Soumettez donc, si vous l’osez, à ce genre d’expériences les vrais écrivains, un Pascal, un Bossuet, un Voltaire, et vous verrez ce qui restera du chef-d’œuvre mutilé. En enlevant un mot de ces pages définitives, vous en ruinez l’architecture, de même que pour certains métaux sortis de la fournaise, l’équilibre des molécules est si parfait qu’on le détruit, en en touchant une seule, laquelle changée de place, tout croule et tombe en poussière.

La méthode de travail de Diderot explique les graves défauts de l’écrivain Comment pourrait-il se reconnaître, réfléchir, proportionner son effort à l’idée, mesurer l’emploi de son esprit dans cette multiplicité d’occupations diverses et simultanées qui l’absorbent et le dispersent en même temps ? Ouvrons son atelier. Que de choses à la fois, que d’entreprises différentes, que de commencemens en tout genre ! Tout s’ébauche, rien ne s’achève. D’abord, pour lui-même, que de travaux à la fois et pour une seule journée et dans chaque heure ! Quatre ou cinq articles de l’Encyclopédie en train sur les sujets les plus variés, beaux-arts et arts mécaniques, philosophie et industrie, des volumes de planches à revoir et à corriger, le Neveu de Rameau ou Jacques le Fataliste qui s’agitent dans cette tête encombrée et fumante ; avec cela, des plans, des projets de théâtre qui naissent d’une anecdote, d’un trait qu’on vient de lui raconter, d’un fait historique qu’il rencontre dans un livre. Entre temps, il lit tout ce qui paraît, il s’instruit à toutes les sources ; il court au Jardin des Plantes suivre les cours de chimie de Rouelle, il lit et annote les Élémens de physiologie de Haller, les ouvrages de Bordeu, il amasse des documens innombrables, il les rédige à la hâte. Voilà pour lui. Pour les autres, quelle générosité naïve et toujours prête ! On ne l’invoque jamais en vain, dans une détresse littéraire, dans les circonstances importantes ou critiques. Il ne se plaint de rien ni de personne. « On ne me vole pas mon temps, disait-il, je le donne. » Tantôt il le donnait à son ami le baron Grimm, qui, en partant pour ses voyages, lui remettait comme disait Diderot, son tablier, et l’on sait s’il y faisait honneur, entassant feuilles sur feuilles pour la Correspondance littéraire, qui ne pouvait souffrir d’interruption, courant au théâtre pour voir la pièce nouvelle et en rendre compte, chez le libraire pour y acheter le livre nouveau, chez les peintres et chez les sculpteurs, pour y voir ce qui s’y prépare, aux salons enfin, qu’il illustre de sa plume qui vaut un pinceau. Tantôt ce sont les Dialogues sur le commerce des blés, que l’abbé Galiani le prie de revoir avant la publication ; puis c’est le linge de son ami d’Holbach qu’il faut blanchir ; œuvre difficile, car le baron n’est guère écrivain, et il veut écrire. Ce sont les lettres aussi, ces lettres auxquelles il consacre les rognures de ses journées si bien remplies et qui sont ou un charme pour lui ou une sorte de devoir de conscience. C’est Mlle Volland à qui il faut tout dire, c’est Mlle Jodin qu’il faut avertir de ce qu’elle ne doit pas faire, c’est Falconet par-ci, c’est l’abbé Lemonnier par-là. Et les princes de l’esprit avec lesquels il faut entretenir de bonnes relations diplomatiques, souvent difficiles, les Rousseau, les d’Alembert, les Voltaire !

Et ce n’est pas tout. Il y avait des suppliques à faire, des mémoires à rédiger, soit à de grands seigneurs, comme le duc de la Vrillière, soit à Mme Necker, pour des misères, imméritées ou non, mais qui, dès qu’elles devenaient des misères, lui semblaient être des droits et auxquelles sa plume se prêtait avec une charité touchante. C’était surtout dans l’ordre des misères littéraires qu’il fallait le voir à l’œuvre, actif, inépuisable en conseils, prodigue de son temps et de ses pages ! Mme de Vandeul nous raconte que tout lui était bon s’il s’agissait d’obliger : épîtres dédicatoires à écrire pour des musiciens, plans de comédies pour celui qui ne savait qu’écrire, esquisses développées de scènes pour celui qui n’avait que le talent des plans, préfaces, discours, selon le besoin de l’auteur qui s’adressait à lui. « Un homme vint un jour le prier de lui écrire un avis au public pour une pommade qui faisait croître les cheveux ; il rit beaucoup, mais il écrivit la notice. » Enfin restait à pourvoir à son petit budget personnel. Il avait abandonné à Mme Diderot ses revenus réguliers, qui suffisaient à peine à l’entretien d’un ménage modeste. Mais « il était très dissipateur, dit sa fille ; il aimait à jouer, jouait mal et perdait toujours ; il aimait à prendre des voitures, les oubliait aux portes, et il fallait payer une journée de fiacre. Les femmes auxquelles il fut attaché lui ont causé des dépenses dont il ne voulait point instruire ma mère. » Il était artiste en outre, amateur passionné de bagues, de pierres gravées, d’estampes, de miniatures. Pour suffire à ses fantaisies, il fallait se procurer de l’argent, et il avait recours à toute sorte de travaux auxquels il n’attachait pas son nom. Il travaillait pour des corps de métiers ou bien pour des magistrats ; il composait des discours pour des avocats-généraux, des discours au roi, des remontrances de parlement et diverses autres choses qui, disait-il, étaient payées trois fois plus qu’elles ne valaient. On raconte même que, dans les premiers temps de sa vie littéraire, il faisait des sermons pour des prédicateurs dans l’embarras. De cette sorte d’œuvres, écrites pour quelques louis au courant de la plume, il nous reste la Lettre sur le commerce de la librairie, écrite pour la corporation des libraires, retrouvée en 1861, et qui contient des pages du plus vif intérêt sur la vente des livres à cette époque, les gênes singulières qu’elle subissait, les profits qu’elle pouvait rapporter, la condition des hommes de lettres dans leur rapport avec les éditeurs, la joie du premier argent gagné par un auteur, ses exigences croissantes avec son premier succès, et enfin quelques détails personnels très curieux, comme le passage où Diderot estime à 40,000 écus le bénéfice de ses travaux littéraires jusqu’en 1767. On aime à croire que ce genre de besogne inférieure se ralentit après qu’il lui fut tombé une petite fortune du ciel du Nord, et que ses dernières années du moins furent protégées contre des tentations subalternes où son talent courait risqué de s’avilir. Mais, d’après la simple énumération des travaux qui remplissaient cette vie, comment s’étonner que le temps manquât à l’écrivain, la réflexion à sa pensée, le soin à son style ? On est surpris que tant de qualités aient pu survivre à une pareille dissipation de forces.

Sa nature d’esprit s’opposait aussi bien que sa méthode de travail à ce qu’il devînt un véritable écrivain. Il écrit comme il cause, avec la même verve et le même feu, les mêmes négligences et le même décousu. À vrai dire, il parlait plutôt qu’il ne causait. Il dissertait, il s’animait au bruit de sa parole, au mouvement de ses idées, il s’abandonnait au hasard de ses impressions, se mettant en scène, écoutant à peine. C’était un orateur sans tribune, dans son cabinet, à table, plutôt qu’un causeur. « Cet homme-là, disait Voltaire, est fait pour le monologue. » Le baron d’Holbach s’en accommodait à merveille, lui donnant de temps en temps la réplique par ses anecdotes et ravivant son entretien par des saillies qui devenaient pour Diderot autant d’occasions nouvelles de s’élancer plus loin ou ailleurs. Mais Mme Geoffrin le redoutait et l’écartait de ses dîners fameux du mercredi. Elle craignait, nous dit-on, sa pétulance, la hardiesse de ses opinions, soutenue, quand il était monté, par une éloquence fougueuse et intempérante. À ces dîners éclectiques, où se réunissaient les étrangers de distinction et tout ce que la ville et la cour avaient de plus instruit et de plus poli, gens de lettres, philosophes, artistes, grands seigneurs et leurs femmes, d’Alembert convenait mieux avec la sage ordonnance de son esprit.

La conversation est une mauvaise école de composition et de style. On s’habitue aux digressions, aux épisodes, aux parenthèses, ce qui est mortel à l’art d’écrire et de composer. Diderot se rendait compte à lui-même de ces habitudes qui donnaient une empreinte et une forme particulières à son esprit. « Voyez, disait-il à Mlle Volland, les circuits que fait la conversation : les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites… Tout se tient, mais il serait bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates… O chère amie, combien je suis bavard ! Ne pourrai-je jamais, comme disait Mme de Sévigné, qui était aussi bavarde et gloutonne, quoi ! « ne plus manger et me taire ! » Par malheur, il transporte avec lui ses habitudes d’esprit quand il se met à écrire : il garde le mouvement, le feu, l’abondance qui entraînaient ses auditeurs. Mais ici les défauts se marquent : le sujet change à chaque instant, se transforme, s’éparpille. Ou bien l’auteur revient sur son idée pour l’affaiblir en l’exagérant ; ou bien il l’abandonne et bat la campagne. — Il y a une jolie scène dans le Mercure de 1779 : c’est le récit que Garat, tout jeune alors, nous fait de sa première entrevue avec Diderot à La Chevrette. Nous le voyons, nous l’entendons. Quelques traits suffiront pour nous mettre la scène entière sous les yeux : « Le cœur me battait avec violence, dit Garat, au moment de voir le grand homme dont j’avais tant de fois admiré le génie. J’entre avec le jour dans son appartement, et il ne paraît pas plus surpris de me voir que de revoir le jour. Il m’épargne la peine de balbutier le motif de ma visite ; il le devine apparemment… Il se lève, ses yeux se fixent sur moi, et il est très clair qu’il ne me voit plus du tout. Il commence à parler, mais d’abord si bas et si vite que j’ai peine à l’entendre et à le suivre… Peu à peu sa voix s’élève et devient distincte et sonore ; il était d’abord immobile ; ses gestes deviennent fréquens et animés. Il ne m’a jamais vu, et lorsque nous sommes debout, il m’environne de ses bras ; lorsque nous sommes assis, il frappe sur ma cuisse comme si elle était à lui. Si les liaisons rapides et légères de son discours amènent le mot lois, il me fait un plan de législation ; si elles amènent le mot théâtre, il me donne à choisir entre cinq ou six plans de drames ou de tragédies. A propos des tableaux et des scènes qu’il entrevoit, il se rappelle que Tacite est le plus grand peintre de l’antiquité, et il récite ou traduit les Annales et les Histoires. De là il passe aux barbares qui ont détruit tant de chefs-d’œuvre, à Herculanum, où peut-être on en retrouvera, ce qui le ramène en Italie, à Térence, à Horace. Cela continue d’un train fou. Beaucoup de monde entre dans l’appartement. Le bruit des chaises qu’on avance et qu’on recule le fait sortir de son enthousiasme et de son monologue. Il me distingue au milieu de la compagnie et il vient à moi comme à quelqu’un que l’on retrouve après l’avoir vu autrefois avec plaisir. Il se souvient encore que nous avons dit ensemble des choses très intéressantes sur les lois, sur les drames et sur l’histoire ; il a connu qu’il y avait beaucoup à gagner dans ma conversation. Il m’engage à cultiver une liaison dont il a senti tout le prix. En nous séparant, il me donne deux baisers sur le front et arrache sa main de la mienne avec une douleur véritable. »

Diderot fut le premier à rire de sa caricature ; mais est-ce bien une caricature ? Lui-même, dans un très piquant morceau inédit, nous livre le secret des tentations multiples qui viennent l’assaillir et disperser son esprit quand il veut composer, quand il a pris une feuille de papier blanc et qu’il a écrit en tête le sujet qu’il veut traiter : de la Diversité des jugemens, par exemple. Oui, c’est bien cela dont il veut parler… Mais quoi ! plus on médite un sujet, plus il s’étend ; on finit par trouver que c’est l’histoire de tout ce qu’on a dans la tête et de tout ce qui y manque. Il part tant de branches de tous les côtés, et ces branches vont s’entrelacer à tant d’autres, qui appartiennent à des sciences et à des arts divers, qu’il semble que pour parler pertinemment d’une aiguille, il faudrait posséder la science universelle. Qu’est-ce qu’une bonne aiguille ? Dieu seul le sait. — Tel aussi ce sujet de la diversité de nos jugemens. S’il en est un qui n’ait ni rive ni fond, pour celui qui ne veut rien laisser en arrière, c’est bien celui-là. — Ce n’est rien moins que l’histoire du monde et de la tête de l’homme. — Et encore faudrait-il prendre l’homme avant sa naissance. Car qui ne sait combien d’influences il a subies avant que de naître ! — L’enfant éprouve toutes les sensations de la mère. C’est donc l’histoire de la mère qu’il faut raconter. Et nous voilà à l’infini ; en cela, comme en tout le reste, on ne peut pas plus finir qu’on n’a pu commencer.

Ce morceau charmant est la confession de l’écrivain. C’est qu’en effet, sauf pour l’Encyclopédie, où il était tenu en haleine par la diversité des sujets qu’il mêlait dans son travail comme il les mêlait dans sa conversation, mais qui se débrouillaient d’eux-mêmes sous la contrainte d’un cadre déterminé et de l’heure fixe, il n’a jamais pu mener une œuvre jusqu’au bout. On ne sait point au juste, pour ses écrits les plus célèbres, pourquoi ils commencent de telle ou telle façon, pourquoi ils finissent, de même qu’on ne sait presque jamais, dans la conversation la plus brillante et la plus animée, à quel point précis elle a commencé, à quel point elle peut finir. Les Dialogues avec d’Alembert, Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau ont un mouvement et un entrain merveilleux. Mais ce ne sont là que de brillantes fantaisies qui débutent par un caprice et qui n’ont d’autre raison de s’achever que la lassitude de l’auteur. Aucun plan, aucun ordre, pas d’unité, pas de proportions, et, dans l’intervalle des passages les plus fameux, que de traversées pénibles, de circuits, de routes perdues, de défilés difficiles à franchir ! On dirait que le hasard seul a collaboré avec le talent de l’auteur. Le talent, plein de prestiges, sauve tout ici. — Mais, dans d’autres œuvres, quand le talent se fatigue, comme dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, la débâcle arrive. La sensibilité s’y montre vieillie, l’imagination épuisée, la déclamation fade et violente à la fois. Que d’efforts stériles et renouvelés ! quelle fécondité d’avortemens !

On est un bon écrivain par nature, mais on ne se conserve tel que par volonté, et il n’y a pas un bon livre qui ne soit un acte de volonté, au même titre et en même temps qu’un signe intellectuel. Ce qui frappe le plus, quand on observe Diderot dans l’intimité de sa vie et la suite de ses œuvres, c’est l’absence complète d’une activité dirigée et maîtresse d’elle-même ; il a toujours appartenu à ses impressions, à ses passions, à ses amis, à tous ceux qui l’entourent, aux événemens, aux circonstances, jamais à lui ; il n’a jamais dépendu d’un plan qui ait dominé son existence ou réglé sa pensée. La plupart de ses œuvres sont les filles de la circonstance : nées d’un incident, elles croissent par une série d’incidens favorables ; elles se développent ou s’arrêtent tout d’un coup sans que l’auteur ait marqué sa direction. Or, fût-on doué par la nature des facultés les plus riches et les plus rares, on ne fait rien d’excellent qu’à la condition de savoir ce que l’on veut et d’y tendre d’un effort unique et continu qui domine les impressions, qui soumette les caprices, qui rejette la fantaisie ou ne lui permette de jouer son rôle qu’en ne lui livrant pas l’empire. Eût-on reçu du ciel le plus beau talent, on ne laissera pas une œuvre définitive si la volonté n’a pas réussi à être la maîtresse des idées, à les ordonner, à les organiser, à leur montrer le but qu’elles doivent atteindre. Diderot n’a jamais pu être le maître chez lui, je veux dire dans l’intérieur de son esprit. Il est la proie des impressions qui l’assaillent et le dispersent. Il s’abandonne au flot que le hasard amène au travers de sa vie, qui l’élève parfois au sommet d’une vague éclairée par le soleil, puis, l’instant d’après, l’engloutit dans l’ombre ou le laisse, en se retirant, sur le sable, sans qu’il ait essayé de résister ou de se diriger. — Personne n’a mieux saisi que lui cette infirmité de sa nature : « Sensibilité, signe de la bonté de l’âme et de la médiocrité du génie… Je fais là un aveu qui n’est pas ordinaire, car si Nature a pétri une âme sensible, c’est la mienne… L’homme sensible est trop abandonné à la merci de son diaphragme (on sait quel rôle le diaphragme joue dans la physiologie de Diderot) pour être un grand roi, un grand politique, un grand magistrat, même un homme juste, un profond observateur et imitateur de la nature, à moins qu’il ne puisse s’oublier et se distraire de lui-même, et qu’à l’aide d’une imagination forte il ne sache se créer des fantômes qui lui servent de modèles et y tenir son attention fixée ; mais alors ce n’est plus lui qui agit, c’est l’esprit d’un autre qui le domine… » Là où règne la sensibilité, l’homme et l’écrivain sont comme dépossédés d’eux-mêmes. « Faiblesse des organes, vivacité de l’imagination, délicatesse des nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler, à pleurer, à s’évanouir, à fuir, à crier, à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner à l’excès et au hasard, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou ; » c’est le bilan de l’homme sensible et voilà pourquoi il ne peut faire de grandes œuvres. Diderot le sait et s’y résigne, espérant qu’on ne le prendra pas trop au mot.

Si la volonté est nécessaire pour faire l’écrivain, je ne crains pas de dire qu’elle l’est aussi pour faire le philosophe. Dans quelle mesure Diderot l’a-t-il été et que lui a-t-il manqué pour l’être tout à fait ? Pour ses amis et ses contemporains, il était le philosophe. C’était le nom sous lequel on le désignait, et lui seul à l’exclusion de Voltaire, de Rousseau, de vingt autres qui auraient pu également, à ce qu’il semble, y prétendre. Sans doute on voulait reconnaître et marquer par ce nom l’abondance de ses idées, son indépendance absolue des conventions humaines, son désir d’aller jusqu’au bout, non-seulement de ses idées, mais de ses fantaisies d’esprit, l’absence complète de tout préjugé et l’on peut dire de tout principe, puisque sa règle unique est dans la sensibilité, et dans une sensibilité bien souvent obscure et troublée. On voulait surtout marquer la hardiesse de l’œuvre à laquelle il s’était dévoué. Œuvre révolutionnaire au plus haut degré, ce fut aussi l’unité de cette vie sur tant d’autres points dispersée et livrée au hasard. Unité négative, si je puis dire, unité de polémique, non de doctrine, mais qui suffit pour faire à Diderot une situation en vue au-dessus de tous les autres philosophes de son temps. C’est cette passion implacable, persistante, qui a élevé contre le vieux monde, contre les vieux dogmes, contre les institutions politiques et sociales fondées sur ces dogmes, cette formidable machine de guerre qui s’est appelée l’Encyclopédie (machina destruens, non œdificans), qu’il a bâtie avec tant d’efforts, organisée, élevée à cette hauteur d’où elle domine le siècle, appelant à la rescousse pour le grand combat toutes les forces vives, toutes les intelligences, tous les talens, les animant et les disciplinant, les engageant tour à tour dans la mêlée avec une ardeur qui s’unit à la stratégie la plus savante, seul maître, seul chef de cette immense armée qu’il inspire, qu’il lance en bataillons serrés, toujours le premier au feu, toujours en tête, renouvelant chaque jour son effort avec une indomptable et furieuse ténacité.

Cette philosophie « ferme et hardie, » dont il tire sa gloire et tout le prix de l’Encyclopédie, c’est la revendication du droit naturel, de la loi naturelle sous toutes ses formes, c’est aussi la haine de toute autorité s’exerçant dans le domaine de la pensée, c’est l’assaut donné aux bastilles et aux églises ; plutôt encore aux églises, car nous avons vu avec quelle facilité Diderot s’arrangeait du pouvoir absolu quand il était aux mains de Catherine ou d’un souverain quelconque favorable aux philosophes. C’est un cri de révolte qu’il pousse au milieu de son siècle. Les occasions lui sont indifférentes, tout lui est bon pour armer les esprits. Son œuvre est moins une démonstration, une théorie raisonnée qu’une dialectique enflammée, une invective ardente, infatigable contre toutes les formes de « la tyrannie » sous laquelle s’avilit l’esprit humain.

Mais enfin, en dehors de cette philosophie toute négative, animée par des passions à un degré d’exaltation qui n’admet pas le raisonnement calme et la logique commune, quand il n’est plus l’ouvrier de cette œuvre de colère, le prophète et le soldat de ce grand mouvement social qui annonce et prépare la révolution, a-t-il vraiment les qualités qui forment le philosophe ? Qu’il le soit par un certain don d’intuition vive, par cette multitude d’aperçus qui jaillissent de son cerveau, qui se pressent et s’amassent autour de chaque question, par cette spontanéité d’imagination et de raison mêlées qui étonnent, éblouissent le lecteur, à un siècle de distance, comme ils entraînaient les auditeurs de ces improvisations merveilleuses, soit. Mais ici encore se marquent les imperfections et les lacunes de cet esprit puissant et déréglé. Pour être le vrai philosophe, il lui manque, avec le calme de l’esprit, la faculté logique, non pas assurément celle qui suffit à la polémique, mais celle qui poursuit l’accord fondamental entre un grand nombre d’idées et donne à l’intelligence le sentiment et la joie d’une harmonie supérieure. Il lui manque la faculté de démonstration, non pas celle qui discute et nie, mais celle qui élève des théories sur un ensemble de preuves suivies et raisonnées. Diderot appartient à cette race d’esprits qui, dédaignant de démontrer à la façon des simples mortels ce qu’ils pensent être la vérité, rendent des oracles ou font des dithyrambes à la façon des inspirés. Il lui manque enfin cet effort de volonté, aussi nécessaire pour établir l’unité dans la vie intellectuelle qu’il l’est dans la vie morale, pour maintenir l’ensemble des idées, sous un lien logique, devant le regard de l’esprit, et sans lequel la pensée se recompose et se dissout perpétuellement, livrée à tous les caprices, à toutes les humeurs, aux fantaisies de l’imagination ou des sens, à la mobilité des impressions sans règle et sans frein. La volonté, si on l’entend ainsi, est le ressort de la faculté logique et le principe de l’unité des idées. Il y a donc, en un certain sens, un effort moral indispensable à la tenue et à la direction de l’esprit. C’est ce ressort qui fait défaut à Diderot. Peut-on considérer comme le type du philosophe, ainsi qu’on le faisait de son temps, cet être changeant et mobile qui déconcerte la critique, qui s’exalte tour à tour dans les sens les plus divers et qui disait plaisamment : « Les habitans de mon pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouette… La tête d’un Langrois est comme un coq d’église en haut d’un clocher, elle n’est jamais fixe dans un point… Pour moi, je suis bien de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’étude m’ont un peu corrigé. » Pas autant qu’il le croyait.

Voyons-le dans l’ordre des affections et des sentimens moraux. — Qu’y a-t-il de plus étonnant que ce mélange d’enthousiasme pour la vertu et d’immoralité absolue qui remplit sa vie et ses œuvres ? C’est plus qu’un amoureux platonique et solitaire de la vertu, c’est un prédicateur, c’est un apôtre. Il pousse cette idée jusqu’à une sorte de douce manie. Il veut que le théâtre ne soit qu’une école de bonnes actions et de bonnes mœurs. Les arts ne doivent pas avoir un autre but : former l’honnête homme, développer en lui la conscience de son devoir avec toutes ses ressources, ses nuances, ses délicatesses, lui faire aimer l’honneur, la probité, tout cela est l’objet unique de l’art, de l’éloquence, de la poésie. Et à ce beau spectacle de l’humanité, devenue une grande école mutuelle de vertu, sa sensibilité s’émeut ; de douces larmes l’inondent ; il bénit le monde, il bénit ses amis, il se bénit lui-même. — Quel édifiant patriarche, s’écrie-t-on ! quel bon père de famille ! quel modèle de sensibilité et de délicatesse ! Tournez la médaille. Ouvrez ses livres, ses romans, ses lettres, vous êtes confondu de cette absence complète de sens moral, au moins en ce qui regarde tout un ordre essentiel des relations humaines, de ce goût pour les scènes les plus graveleuses, de cette friandise d’obscénité qui attire et trouble les imaginations dépravées à la lecture des Bijoux indiscrets ou de l’Oiseau blanc. — Il prêche l’union libre dans le Supplément au Voyage de Bougainville, et en attendant que le mariage à la façon du bon Orou ait passé dans les codes humains, il le pratique sans scrupule à côté de l’autre, persuadé que les scrupules seraient des concessions aux vieux préjugés et que la morale de l’avenir établira l’indifférence complète à l’égard de ces actions physiques auxquelles la société hypocrite ou trompée attache quelque importance, sans qu’elles en aient aucune aux yeux de la nature. — N’est-ce pas lui qui se charge d’éclairer sa fille sur les lois les plus secrètes de la vie, l’instruisant non de la moralité des choses, mais de leurs inconvéniens et de leurs périls, avec une hardiesse de langage dont il s’applaudit et qui nous confond ? — Dans tous les autres rapports de famille, même délicatesse. Il parle de sa femme à Mlle Volland dans des termes d’une crudité qui devaient embarrasser sa maîtresse. — Chose singulière ! Partisan de l’union libre, il ne l’est pas du divorce. Il réfute Helvétius, qui préconise ce correctif du mariage, et en attendant que l’union libre soit proclamée à Paris comme à Taïti, à ceux qui viennent lui proposer des solutions mixtes, comme le divorce, il ferait volontiers cette réponse célèbre : « Je vous remercie, l’adultère me suffit. » — Il s’arrange d’ailleurs pour tout concilier, la vertu et le reste. Il y a, dans sa correspondance amoureuse, un mélange extraordinaire de pédantisme moral et d’abandon au plaisir, comme quand il s’écrie, en félicitant Mlle Volland d’avoir un amant si vertueux : « Qu’il est doux, ô Sophie, d’ouvrir ses bras quand c’est pour y recevoir et y serrer un homme de bien ! » Le pontife se retrouve ainsi dans les momens les plus inattendus, et tout est pour le mieux.

Mêmes variations sur le thème de l’athéisme. Sa grande prétention est de se passer de Dieu. On connaît l’anecdote que Samuel Romilly cite dans ses Mémoires, et qu’il avait recueillie de la bouche même de Diderot. La scène se passe chez d’Holbach. Hume se trouvait à table à côté du baron ; on parla de la religion naturelle : « Pour les athées, dit Hume, je ne crois pas qu’il en existe, je n’en ai jamais vu. — Vous avez été malheureux, répondit l’autre ; vous voici à table avec dix-sept à la fois. » — Diderot, qui raconte cette même histoire à Mlle Volland, ne doute pas de son athéisme. Mais il faut s’entendre. Souvent quand il s’exalte dans ce sens, c’est généralement par l’effet de l’horreur qu’il a pour tous les cultes et de la haine du prêtre qui le hante et le trouble. Dans la même lettre, il en convient avec son amie : « La notion de Dieu est excellente pour trois ou quatre têtes bien faites, mais funeste pour la généralité… Partout où l’on admet un Dieu, il y a un culte ; partout où il y a un culte, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, la morale corrompue, etc., etc. » Voilà sa thèse : c’est plutôt celle du fanatique irréligieux que de l’athée. Il y a une nuance. Mais avec Diderot il ne faut pas compter qu’il y reste attaché. — Dans les Elémens de physiologie, dans certains passages des Dialogues avec d’Alembert, l’idée principale est bien qu’en mettant à la place de Dieu une matière sensible, en puissance d’abord, et puis en acte, on aura tout ce qui est produit dans l’univers, depuis la pierre jusqu’à l’homme. — Mais remarquez la mobilité de cet esprit. Dans ces mêmes Dialogues, voici que tout d’un coup il imagine une espèce de Dieu qui n’est pas fort différent de celui que conçoivent certains de nos contemporains, abstracteurs subtils de quintessence, d’après lesquels Dieu n’est pas, mais sera et se fait tous les jours. Ne croirait-on pas entendre quelque rêverie d’hier, quand on lit ces fragmens de conversation entre Mlle de L’Espinasse et Bordeu : « Qui est-ce qui vous a dit que ce monde n’avait pas aussi ses méninges comme l’homme, et qu’il ne réside pas là un être central qui serait Dieu par sa contiguité sensible avec tous les êtres et les objets de la nature, qui, par son identité avec eux, saurait tout ce qui s’y passe et par sa mémoire tout ce qui s’y est fait, et ce qui s’y fera aussi, par une suite de conjectures vraisemblables ? » Voilà un Dieu âme du monde. Le plus souvent, il est vrai, c’est l’univers lui-même qui est Dieu. Parfois, et surtout quand il parle de l’art, son enthousiasme mobile et je ne sais quelle foi dans l’idéal lui restituent le Dieu qu’il a perdu. D’autres fois il s’en tient au doute, comme dans cette conversation avec Grimm, un jour que, se promenant dans un champ il avait cueilli un bluet et un épi, et méditait : « Que faites-vous là ? lui dit Grimm. — J’écoute. — Qui est-ce qui vous parle ? — Dieu. — Eh bien ? — C’est de l’hébreu ; le cœur comprend, mais l’esprit n’est pas assez haut placé. »

Diderot a donc, comme on le voit, diverses manières de croire ou, si l’on aime mieux, de ne pas croire en Dieu. Cette mobilité de vues selon les impressions diverses et changeantes, nous la retrouvons dans presque toutes les questions. Il est donc bien difficile de parler de la philosophie de Diderot, si l’on attache à ce mot une certaine idée d’unité logique, de suite dans les principes et les raisonnemens, de fixité dans les convictions. La vérité, c’est que sa nature ne l’y portait guère et que d’ailleurs il n’a jamais eu le temps de méditer sérieusement à travers l’effroyable gaspillage de sa vie et la dispersion de son esprit. Il a l’intelligence au plus haut degré, il a le mouvement, il a la vie. C’est un des esprits les plus suggestifs que la nature ait produits. Mais, par le fait de la réflexion et de la volonté affaiblies ou absentes, la contradiction est au cœur de sa nature intellectuelle et stérilise ces dons. Je sais bien qu’on dira que c’est là précisément le signe de la supériorité d’esprit ; que certaines intelligences, plus haut placées, voient mieux les aspects changeans de la vérité ; que les esprits dogmatiques sont les esprits bornés ; qu’il convient d’être libre et de ne dépendre de rien, pas même de soi. On a fait ainsi de notre temps une sorte de théorie de la contradiction à l’usage des grands esprits. — J’ai peur, à vrai dire, que l’on n’arrive ainsi à confondre la vérité qui ne change pas, même à travers la multiplicité infinie de ses aspects, avec les vérités plus ou moins relatives, qui ne sont que les opinions des hommes, matière éternelle du trouble et de la mobilité. Je crains, en d’autres termes, qu’on ne mette dans les objets les plus élevés de la connaissance ou de la croyance le changement qui n’est que dans l’esprit humain lui-même. — En tout cas, cette apologie toute moderne de la contradiction, Diderot ne l’a pas inventée ; il n’en a jamais réclamé le bénéfice ni l’honneur. La contradiction est dans sa nature, pour les raisons que nous avons recherchées ; il n’en tire pas vanité ; il subit cette imperfection sans la diviniser, et je lui en sais gré ; peut-être même ne s’en aperçoit-il pas, il n’a pas songé à en faire une logique supérieure, un système, un art.

Des adversaires passionnés ont voulu profiter des variations subites et des contradictions flagrantes que l’on peut saisir dans sa pensée pour le représenter comme un sophiste. Le mot manque à la fois de justesse et de justice. La vérité, c’est qu’en dehors de la passion dominante d’où est sortie l’Encyclopédie, pour tout le reste, quand cette âme de combat se repose dans la spéculation pure et désintéressée, en dehors de tout esprit de parti, nous avons affaire à un homme d’intuition, non de réflexion, le contraire d’un dogmatique. Sa pensée se teint de la sensation présente, de l’humeur du moment ; elle en prend la couleur passagère. Il représente bien ce genre de sincérité propre aux imaginatifs et que l’on pourrait appeler la sincérité momentanée. Plusieurs de ses ouvrages, — les Elémens de physiologie par exemple et la Réfutation d’Helvétius, — semblent venir des deux pôles opposés de la pensée humaine ; ils appartiennent à des climats d’idée tout à fait contraires. Ce serait chimère que de vouloir imposer à des fantaisies une unité artificielle. Diderot est un essayist à la façon anglaise ; plus exactement c’est un virtuose. Ces théories plus ou moins spécieuses et si diverses, qu’il expose avec tant de verve, sont pour lui comme de grands airs de musique qu’il joue plus ou moins bien, selon l’inspiration de l’heure et l’émotion, — et qu’il oublie le lendemain, avec la même facilité, après qu’il en a enchanté ses amis pendant toute une soirée et qu’il s’en est enchanté lui-même.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 1er novembre.
  2. Lettre à Mlle Volland, du 28 juillet 1762 : « Si quelque physicien, quelque Comus, étendait un jour la correspondance d’une ville à une autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose ! Il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa petite boîte ; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, où tout ce qui s’imprimerait dans l’une, subitement s’imprimerait dans l’autre.
  3. Paradoxe sur le comédien, t. VIII, pp. 406 et passim.
  4. Commentaire sur don Sanche d’Aragon et sur Pertharite.
  5. T. XVIII, p. 327.
  6. Lettres inédites au docteur Clerc et au général Betzky, 8 avril et 15 juin 1774.