Didier homme du Peuple/02

La bibliothèque libre.


II


Un homme entre dans la loge, touchant du doigt la visière de sa casquette.

— C’est pas ici que demeure M. Didier, garçon livreur ?

— Si, dit la concierge, mais il est à l’hôpital de ce moment.

— C’hai bien, répond l’autre. Même qui vient de « passer ». Voici l’avis du décès.

Papa a « passé » tout d’un coup, devant le médecin chef, à la visite du matin.

La nouvelle atteint Didier comme un coup sur la nuque. Elle l’étourdit, mais elle ne l’afflige pas. Les enfants, sensibles cependant aux peines morales, ne sont point bouleversés par la perte d’un ami, car ce malheur ne se traduit pas à leur cerveau en images précises. L’enfant se reproche de ne pas pleurer. Il est ému enfin lorsque ses pensées lui représentent la mort et son cortège.

Didier a déjà vu partir des corbillards et il a soulevé sa casquette parce qu’à l’école on lui a dit : « Il faut respecter la vieillesse, les parents et les morts ». Et l’on respecte les personnes en les saluant. Il a vu aussi des hommes à surplis blancs, à calotte noire qui accompagnaient le convoi et qui faisaient peur au petit, parce qu’ils lui semblaient être des Bons Dieux.

Ainsi papa s’en ira au cimetière et sera mis dans un grand trou ; mais il aura peur, il aura froid au milieu des tombes, les bêtes mangeront son corps et Didier restera seul… Il voit tout cela à travers les larmes. Alors, il trépigne, il griffe la table et les sanglots l’étranglent.

Sur l’escalier du cinquième étage, Mme Seiche, la concierge, cause avec la femme du plombier, Mme Voisin.

Il fait nuit ; Mme Seiche allume le gaz et Didier l’accompagne. Les murs, dégradés comme s’ils avaient la pelade, laissent voir leur plâtre crayonné par taches, la papillote jaune de la flamme éclaire dans la niche la fontaine au robinet vert-de-grisé ; la porte des cabinets d’aisance, communs aux locataires du palier, claque sourdement sur la cloison ; une odeur de pipi et de misère pénètre la maison des pauvres.

— Qu’est-ce qu’on va faire de ce petiot-là ? dit Mme Seiche.

— Gardez-le quèque temps, vous.

— J’en ai déjà trois.

— Ousque je le logerais ? Sur le toit ou bien à la cave. Tu veux loger à la cave, chou ? fait Mme Seiche.

Didier sourit poliment.

— Y a bien l’Assistance publique, mais il faut trop de formalités.

— Si mon vieux voulait, je prendrais bien c’petit chien-là, dit la femme du plombier. Si j’allais y demander ? Viens avec moi, crotte.

— Je resterai bien devant la porte, madame, répond Didier tout bas.

— Pourquoi ?

— Si M. Voisin ne voulait pas me garder, vous seriez obligée de me mettre dehors, et je ne veux pas qu’on me mette dehors, moi !

Mme Seiche a regagné sa loge, car la soupe sur le gaz « bout et rebout ».

Didier attend dans le couloir.

De grandes ombres vont sur les marches, ce sont les colonnettes de la rampe qui dansent et se brisent, animées par la flammèche de gaz qui sifflote. Le cocher jaune, traînard, monte en toussaillant, et le petit de la chiffonnière qui descend « en commission » galope à fond de train et donne au passage une bourrade au garçonnet.

Chez le plombier, on délibère. Pas longtemps. Didier perçoit des éclats de voix. Attention, on tire le bouton de la porte.

— Viens ici, mon fi ! t’es des nôtres, tant qu’à faire un de plus ou de moins. Tope-là mon gas ! Hein ! t’as-t-y de la veine, je t’adopte. Et je paye une bonne bouteille à ta santé !

Le père Voisin est bien luné, ce mercredi. Il empoigne sa femme par la taille et l’entraîne dans un tour de valse. Ça fait rire Didier.

— Tu rigoles, Totole, attends je vais te fourrer la tête entre les deux oreilles. Eh bien ! la bourgeoise, il est temps ! À table, citoyens !

Le père Voisin a trois loupiots : l’aîné, un garçon de sept ans, qu’on appelle le pompier et qui est le condisciple de l’orphelin, et deux jumelles, Titine et Nénette, quatre ans.

Tous trois font tant de bruit, et s’amusent tant, que Didier oublie papa qui repose dans une méchante fosse à Pantin. Le pompier a prêté la moitié de son lit au camarade, et les batailles pour rire qu’ils se livrent le jour se prolongent la nuit. Ce pompier est si turbulent qu’il flanque Didier à bas du lit chaque soir. Et les jumelles dont le berceau fait vis-à-vis, les dénoncent à la colère du plombier qui accourt en chemise pour rétablir l’ordre.

C’est samedi. Il est sept heures et Voisin n’est pas rentré.

La maison est silencieuse, pourtant les bambins sont au logis ; le dîner n’est point servi sur la table, il n’est point cuit seulement. La bourgeoise a acheté des escalopes qui gisent sur le buffet entourées de leur papier jaune…

Le plombier a cependant quitté l’entreprise à cinq heures puisque c’est jour de paye et fin de quinzaine. Il est vrai que le commis, lorsqu’il n’a pas d’argent, lorsque le patron est gêné par une échéance, fait attendre les hommes au bureau, escomptant la rentrée qui permet de payer les salaires.

C’est du moins ce qu’on répète à la maison, lorsque le plombier tarde à venir, et qu’aveuglé d’espoir, on ne veut pas avouer qu’il boit chopine et mominette au rendez-vous.

Le rendez-vous ! c’est le paradis des compagnons.

Quand on est en chômage, c’est au patron du rendez-vous qu’on s’adresse pour être sorti du pétrin. Il reçoit la visite des artisans qui lui disent en levant le coude : « Maudoit a besoin de deux hommes là-bas à la Villette, et notre singe va monter une bicoque : tâchez moyen de lui donner des frères. » C’est là que le commis de l’entrepreneur vient chercher ses ouvriers. Ce bistro-là, c’est un ami.

D’abord, il connaît tous ceux de la partie, les coteries, les aides et les garçons, les rudes lapins qui la « font » dans le zinc et la plombe. C’est une manière de banquier qui tous les jours vous fait le prêt et vous allonge des pépites. Une supposition : vous n’avez point de monnaie quatorze jours avant la quinzaine, et cela vous arrive plus souvent qu’à votre tour. Alors, qui vous avance dès patron-minette une pièce de quarante sous ? Pas le tsar ni le pape, bien sûr. Le bistro du rendez-vous.

Ça ne traîne pas, il apporte deux francs, deux verres, une chopine.

— À la tienne, compagnon.

— À la tienne, Étienne, et paye-toi, patron.

Si bien que vous avez bu votre coup de piquette et que vous avez trente-six sous dans la poche. Cela se renouvelle tous les jours. À la paye, on règle les dettes, le prêt complet, les apéritifs, les tournées, les arrosades pour la bienvenue, ce qui vous reste après ne doit rien à personne, c’est pour la bourgeoise et pour le tabac.

Voisin, ce samedi-là, fut raisonnable. Il rentra complètement gris, mais en avance, à huit heures, épargnant à son épouse les aguets d’une nuit frisquette, porte bée, dans le couloir, sur le carreau.

La mère Voisin respira. Le dernier « plumet » de son mari, arboré le mois précédent, avait annoncé une « bombe » qui s’était prolongée durant six jours.

Il rentrait à huit heures aujourd’hui, donc il avait encore de l’argent, une paye ébréchée que le zinc aimanté de l’auberge attirerait à la prochaine sortie du compagnon.

Voisin s’était allongé sur le côté dans la cuisine ; de sa bouche filtrait une buée nauséabonde, un panaché de spiritueux avec cette odeur abominable de vin allié à la fumée du tabac. Sa tête regardait l’évier. S’il avait été couché sur le dos, il eût ainsi passé la nuit. Mais dans sa position peu confortable, Voisin pouvait se redresser et filer sans encombres pour continuer la fête.

La mère Voisin réfléchit. C’est dans la blague en tricot, sous une couche de « perlotin » que le vieux enfouit son argent, l’argent du boulanger et du propriétaire. Le problème consiste donc à extraire le trésor de la poche, sans éveiller le somnolent.

Besogne si ardue qu’en la méditant la mère Voisin frémit des orteils au chignon. Dans la cuisine, la lampe au verre fendillé qui file et fume met une lueur funéraire autour du corps étendu comme un cadavre. On entend le son grêle de la goutte d’eau qui bat l’évier, la gorge du plombier qui fait glouglou ; dans le berceau-cage, la respiration douce des jumelles et puis le chant des minutes qui cheminent.

La mère Voisin réfléchit ; sa robe touche l’oreille du dormeur. Elle se penche, entraînée par une force qui lui enjoint de dévaliser l’ivrogne pour sauver le ménage de la banqueroute. Elle se penche, mais elle défaille et c’est tout vu : elle ne prendra pas la blague aux louis et les jaunets se liquéfieront demain au contact du zinc, et c’est une semaine où le plombier en ribotte laissera dans la boîte ronde la cisaille et le martelet.

Les mains rougeaudes battent le tablier en signe de désespoir, de lassitude et de résignation. Elle sursaute : un coucou chez la voisine déclanche une heure de cristal qui trouble le silence, par une envolée de notes guillerettes. Elle se retourne, elle n’est plus seule : Didier veille aussi l’ivrogne, pieds nus, en longue chemise…

Elle gronde :

— Vas-tu bien vite te coucher, vilain !

Obéissant, Didier file comme un chat et revient vêtu, coiffé de sa casquette et chaussé à la diable. Les lacets de ses souliers crevés par place à l’endroit des œillères n’ont pas croisé tous les crochets et traînent à terre.

— Jamais je n’oserai lui prendre ses sous, gémit Mme Voisin.

Et cependant, sous la ceinture, la blague fait un bourrelet et pour s’emparer du trésor, il suffirait d’étendre le bras.

— Où vas-tu, Didier ?

Il a entendu les paroles de maman et il s’approche de l’ivrogne. Il se met à genoux, tremblant, pose la main sur la cuisse du plombier et dans un souffle, il susurre :

— Je vas lui faire son argent « aux pattes » pour te le donner.

Inerte, la mère Voisin ouvre la bouche de saisissement.

Crac, l’homme bouge, grogne :

— Hein !… Qu’est-ce qu’il y a… Qu’est-ce que tu veux, toi ?

Dans des orbites enflammées, il roule des prunelles folles.

Et l’innocent répond :

— Papa, je veux enlever tes souliers, pour que tu puisses mieux dormir.

Le plombier pousse un bâillement qui vient de la poitrine et s’en va par le nez. Malin, Didier rit à maman, tout fier de son mensonge. Il s’assoit par terre, à deux mains, il empoigne le pied droit de M. Voisin et délace la chaussure. Ouf ! C’est lourd un brodequin de plombier. Il serre les dents, fait la lippe. À la fin, le soulier cède et tombe, entraînant le pied qui frappe du talon.

L’ivrogne ne bronche pas… Roué comme un diplomate, Didier ne se bat pas contre l’autre botte. Maintenant que papa s’est rendormi, c’est le moment de renouveler le coup de tout à l’heure et de « faire aux pattes » les louis qui gonflent la blague en tricot.

Le téméraire plonge dans la ceinture… tout doucement sans frotter le corps de Voisin. Veine ! il atteint, il ramène le trésor… Le plombier remue, mais il a toujours les yeux clos.

Vingt-deux ! Cette fois, l’ivrogne sursaute, saisit le poing du marmouset, le secoue, la blague tombe, Voisin la reprend, l’enfouit. Et, dressé, les yeux tout rouges, rouges de sang et d’eau-de-vie, il tonne, il hoquette, il salive :

— Ah ! punaise, tu m’as volé mon argent ! Un crève-la-faim que j’ai recueilli, un feignant qui bouffe le pain des autres !

D’une bourrade, il envoie Didier s’abîmer le dos contre le buffet et clopinant, essaie de rejoindre le malheureux. Il a fui, le plombier allonge dans le vide un pied destiné au derrière du garçonnet.

Alors, sur un ton larmoyant, Voisin s’attendrit sur sa bonté, énumère les bienfaits dont il a gratifié l’ingrate créature. À ses paroles, l’ivrogne alimente sa colère et de nouveau furieux, titubant, mais plein de force, il court à la poursuite du gas, cognant les chaises au passage, lançant dans sa direction une carafe couronnée d’un verre dont la casse éveille les voisins.

— C’est rien. Le plombier, qui est saoûl, fait du barouf !

Didier se sauve, mais maman ne le protège pas, car maman a pris les deux petites dans le berceau, réveillé le pompier et tous les quatre, recroquevillés, en boule, sous le lit, font les morts.

Didier ouvre la porte et disparaît dans l’escalier comme un rat dans un trou.