Didier homme du Peuple/16

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Payot (p. 190-201).


XVI


Dans une large chambre du sixième étage, ils possèdent un buffet neuf de vingt francs, en pitchpin verni, un lit, une table en bois blanc, qui sent la rue de Charonne et les cours d’ébéno, le tout acquis à la petite semaine. C’est là qu’ils deviennent de vrais amants.

Francine, nous sommes heureux !

Il répète cela mentalement, lorsqu’il croise les gens de la rue, les distributeurs de prospectus, les garçons de café, ceux qui n’ont pas de travail, qui vivent « chez les autres », ceux dont l’heureux Didier a partagé la misère au temps du trimard et du service.

Ce qui le surprend, c’est la rapidité avec laquelle filent les jours. Ses années d’enfance ont passé si lentement ! Quel bonheur solide est le sien, un bonheur dépourvu même de cette légère brume d’inquiétude qui ombre les amours les plus vivaces. Sa jeunesse lui donne une telle quiétude ! le sentiment qu’ils sont invulnérables ! Ils ne doutent de rien, ils regardent la vie !

Ils se disent rarement : je t’aime ! Ils sont si liés qu’ils pensent en même temps les mêmes choses et qu’ils n’ont pas besoin, pour se comprendre, de parler.

Didier avoue quelquefois à Francine :

— Tu es, je crois, la première personne qui m’ait appelé par mon petit nom ! J’étais si jeune quand ma mère est partie, que je ne me rappelle plus ses mots d’amitié. Mon père, lui, me parlait peu… je dormais encore quand il s’en allait au travail, et, quand il en revenait, c’était son tour de dormir. Le maître m’appelait par mon nom de famille : Didier, les patrons aussi, tout le monde ! Il n’y a que toi…

Le matin, Didier se lève dès six heures, cinq heures suivant les saisons, pour se rendre aux chantiers lointains. Francine, elle, ne commence sa besogne d’atelier qu’à neuf heures.

Ils ont d’amicales disputes parce qu’elle veut se lever à la même heure que lui.

— Penses-tu, dit-elle, que je vais rester à me prélasser, lorsque mon mari est debout ! Eh ! bien, merci !

Elle prononce : mari en toute simplicité, en toute innocence, n’imaginant pas que des liens plus forts auraient pu exister entre elle et son ami.

Leur plus grave contrariété est qu’il leur est impossible de prendre en tête à tête le repas de midi. Il pioche à Vaugirard, elle coud à l’Opéra ! Ils enragent de ne pouvoir se rencontrer au déjeuner, c’est une heure de présence ensemble qu’on leur prend.

Un dimanche matin, ils s’offrent une partie de campagne. Pour Francine, la campagne c’est l’inconnu. Elle n’a vu de vraies prairies qu’au cinématographe. Elle a été plusieurs fois au Bois de Boulogne, de nombreux dimanches aux fortifications, mais elle ne sait pas ce qu’est une forêt ou des vaches tondant l’herbe ! Paris est si grand qu’on n’a pas besoin d’en franchir les portes. Elle garde du Jardin des Plantes, où, gamine, sa marraine l’a conduite, un souvenir attendri.

Un projet de promenade à Robinson n’avait jamais vu le jour. Mais maintenant, émancipée par le mariage, elle peut réaliser son rêve de campagne.

Donc ils partent pour le bois de Verrières. Le soleil les accompagne, les vivifie, leur verse des chansons plein le cœur. Il leur semble que tout le monde sourit et que c’est pour eux, pour Didier et Francine spécialement, que sifflent les moineaux.

Ils cheminent dans ce Paris dont, fils de provinciaux, ils ne sont que les enfants adoptifs et qui pourtant est si bien à eux. Les monuments, les rues, les gens, les maisons mêmes ont un visage ami. Ils achètent des raisins à la marchande des quatre-saisons et les mots qu’ils échangent avec elle sont bien les propos que les gens du peuple parisien échangent avec une marchande des quatre-saisons. Le même sel les assaisonne : Didier dit : « Il en fait un plat ! » ce qui signifie : « Il en fait une chaleur ! »

— Tachez moyen de bien nous servir, prie Francine.

— Penses-tu, elle vend ses cornets au prix du raisin, ajoute en riant son compagnon.

— Ne vous maltraitez pas trop, les petits agneaux, leur crie la fruitière.

Un petit garçon vend des roses aux passants. Didier en offre une gerbe à Francine. Celle-ci gronde son ami des folles dépenses qu’il engage.

— Tu n’as même pas marchandé !

Mais comme elle est contente !

Une bambine offre des marguerites.

— Où mettrais-je toutes mes fleurs ? demande Francine, effrayée par les prodigalités du jeune homme.

— Tu les piqueras dans tes cheveux, quand nous serons en wagon !

Il ne veut pas dire non aux gagne-petits qui les assaillent. Il est heureux, il veut que tout le monde le soit. Générosité de prince ! Les gens se retournent en voyant ces jeunes amants dont les bras sont pleins de bouquets.

Un pâtissier ambulant débite des tartines. Didier en fait encore emplette et lorsqu’il a pris au guichet de la gare les deux billets pour Massy-Verrières, il s’aperçoit qu’il ne lui reste plus d’argent.

— Bah ! t’inquiète pas, ma petite Francine, nous déjeunerons quand même !

— Tu connais du monde, là-bas ?

— Je ne connais personne. Mais nous irons à l’auberge et nous paierons sans un sou vaillant !

Il est si sûr de soi que Francine ne sollicite point d’explications complémentaires. La confiance qu’elle a en lui frise l’admiration…

Les senteurs de la forêt leur donnent le vertige. L’odeur de l’écorce, des pousses, de la terre, leur monte à la tête. Ils marchent à l’aventure, ne voulant pas voir les sentiers, s’égarant volontairement. Pourquoi chercher une direction ? l’amour les pousse et ce qui les guide c’est leur bonne étoile. Le sol est fait de feuilles tombées, les ans passés, dans lesquelles ils enfoncent doucement, ils boivent l’air parfumé avec les harmonies qui s’envolent de toutes les branches. Parfois le soleil troue le feuillage mouvant et précipite sur les mousses un ruisseau de piécettes éblouissantes. Alors les deux passants se trouvent enveloppés d’or. Mais tout de suite c’est la lumière atténuée et la fraîcheur. Aux endroits difficiles, quand on traverse des barrages de ronces, le terrassier la prend sur son dos. Ils éprouvent la joie de se sentir séparés du monde par l’épaisseur d’un bois, qui est aussi un monde, et malgré leur jeunesse, leur gouaillerie, leur insouciance, la majesté de la Forêt les imprègne d’une religieuse émotion. Les arbres qui soudent leurs racines pour prendre des forces et pouvoir élever jusqu’aux cieux leurs branches mêlées, la rangée des cimes, les arbres corpulents qui semblent se mesurer avec le soleil, qui en obstruent les rayons, en retiennent la chaleur, qui narguent les orages, arrêtent les torrents en courroux, les arbres si vieux qui se reproduisent incessamment, les factionnaires géants d’une cité qui renferme tant de créatures, le régiment des arbres inspire aux hommes un inconscient effroi. Et le sentiment qu’éprouvait l’ancêtre préhistorique devant la forêt, refuge des animaux dangereux, emplie de leurs clameurs, palpitant de leur vie ; ce sentiment réduit au millionième, dans des cœurs et des cerveaux modifiés par dix mille ans ; cette curiosité et cette angoisse, ils la ressentent en fugitifs de la ville : Francine et Didier se taisent dans la forêt sanctuaire.

Ils se taisent surtout parce qu’ils ont trop ri le long du chemin, parce qu’ils sont las et qu’ils ne veulent plus penser, qu’ils éprouvent une volupté à laisser dormir en eux tout ce qui est volonté, intelligence, pouvoir directeur de la personne. Ils se sont assis, ils ne bougent plus, ils ferment les yeux. Le cerveau, ce gendarme qui morigène la créature, ne parle plus à cet instant. Leur cœur bat fort, le sang brûle leur peau. Tout ce qui est l’acquis, l’artificiel, disparaît : ils laissent vivre l’instinct profond : la Forêt leur en donne l’ordre, l’asile où tout rappelle la perpétuité, l’impérissable, et aussi l’accolade universelle, la fraternité de tous les règnes. Chaque fois que l’arbre projette une ramure, il alimente une myriade d’insectes qui vivent parce que l’arbre vit et qui, l’arbre mort, continuent à vivre. Chaque fois qu’une feuille périt, elle rend à des animaux son suc et sa sève et les animaux qui meurent, nourrissent de leur corps des floraisons nouvelles. Francine et Didier, hôtes de la Forêt, se sentent une parcelle de cet univers où tout se tient ; obéissant à ses lois impérieuses, chaînon dans la chaîne, ils s’unissent au milieu des êtres vivants !

Il faut tout de même qu’ils se mettent à la recherche des hommes ! De fourrés en clairières, de pentes en paliers, à force d’aller en mangeant des baies aigrelettes, ils arrivent à la plaine que le vent, tout à l’heure captif de la Forêt, secoue de frissons menus qui font chanter les herbes. Ils veulent trouver une auberge. Didier fait le malin, mais au fond il ne sait trop comment finira l’aventure avec les quatre sous qui lestent son porte-monnaie. S’il n’avait point sa femme avec lui, s’il n’avait point tant « crâné » au départ, combien joyeusement il aurait sauté le déjeuner ! Mais il avait promis à Francine qu’on mangerait et il l’exhorte à manger dans le petit restaurant mi-campagnard, mi-citadin où ils échouent à presque deux heures de l’après-midi. N’empêche qu’ils commandent les moins chers des mets, du bœuf bouilli, de la salades et des fraises.

— Ces messieurs-dames prennent du café ?

Non, ces messieurs-dames ne « prennent » point, ils n’en ont pas le moyen ! Sur la table de bois fendu, des poules sans-gêne volètent et viennent mendier des miettes. Ce pauvre Didier n’est pas à la noce ! Cette gosse de Francine ne se doute pas du danger qui plane sur leur tête, elle ne pense pas sans doute qu’elle et son ami se rendent coupables du délit de grivèlerie. Sans cela, elle n’aurait pas ri d’aussi bon cœur. Elle trouve le moyen de faire des niches aux poules, oui, aux poules ! Elle leur présente de la mie de pain en boule qu’elles becquètent gloutonnement.

Mais la sournoise avant de rouler la mie, l’a enduite de moutarde et elle trouve très drôle, très spirituel de faire manger ce condiment aux volatiles !

— Mademoiselle, murmure Didier, donnez-nous l’addition.

— Comment vas-tu faire ? interroge Francine.

— Tu vas voir, dit-il. Je n’ai pas le sou, mais j’ai ma montre ! Elle n’est pas en toc, tu sais, c’est du nickel pur ; elle vaut douze francs cinquante, nous avons dépensé cinquante-cinq sous. Je vais la laisser en gage !

La bonne revient avec la note, que la petite examine. Quand elle l’a vérifiée avec le soin d’un comptable, elle tire de sa poche une belle pièce de cinq francs.

— Grand fou ! dit-elle à son ami. Tu crois que je t’aurais laissé faire des bêtises, dépenser toute ta fortune et nous mettre en route sans un liard ? Je n’aurais pas été une bonne ménagère si je n’avais ménagé cette petite réserve. T’es généreux, toi, tu donnerais jusqu’à ta chemise. Heureusement que pour mon mari, j’en garde une de rechange !