Didier homme du Peuple/23

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Payot (p. 270-277).


XXIII


Les grèves successives ont obligé les entrepreneurs à payer de hauts salaires. Le jeune homme ne s’illusionne pas, d’ailleurs, sur le succès de ses campagnes : il sait bien que si les industriels capitulent, c’est le budget de la Ville qui fait surtout les frais de la victoire. Mais, par les courtes journées de travail, l’organisation a diminué le chômage, élevé le niveau intellectuel de ses adhérents. Et la propagande est si redoutable que le patronat déclare le lock-out, après avoir tenté vainement la formation d’un syndicat jaune.

Le lock-out, c’est le châtiment inflexible. C’est le maître qui chasse les ouvriers du chantier en leur disant : Quand vous serez devenus sages il y aura du travail, c’est-à-dire du pain pour vous !

La nouvelle du lock-out inquiète le gouvernement et le public.

Un matin, le docteur Dranis dépêche un émissaire à Didier.

Après avoir convoqué les représentants des entrepreneurs, le ministre de l’Industrie et de la Prévoyance désire une entrevue avec le représentant du syndicat ouvrier.

Se rendra-t-il à l’invite ? Il craint que la conversation ne ramène ces heures mauvaises où l’égoïsme, l’ambition, la cupidité de quelques-uns vous font douter de tous les hommes.

Et puis, Dranis rappelle à la mémoire de Didier les soirées d’enthousiasme du groupe socialiste, le tutoiement cordial entre camarades, l’éveil aux idées « qui sont sa joie et sa raison d’être et sans lesquelles il ne saurait point soutenir le combat de la vie », suivant la belle parole d’Élisée Reclus.

Mais la curiosité l’emporte sur la tristesse ; tant de légendes circulent sur Dranis que l’ouvrier veut voir l’homme dans ses nouvelles fonctions. Il s’est fait une renommée parlementaire en préconisant un programme d’essor économique, de grands travaux destinés à compléter l’outillage du pays. Ceux qui, délégués par leur syndicat, l’ont approché, disent qu’il affecte le langage poissard et qu’il condescend à s’abaisser jusqu’au peuple, en faisant montre d’une parfaite grossièreté. Il offre de l’argent, d’ailleurs, aux corporations. Bon Dieu, dit-il à tort et à travers, demandez-moi des fonds pour vos caisses de chômage ! Il fait sonner l’or et les faveurs comme si ses poches en étaient pleines.

… Le docteur vient, les mains tendues, à Didier et au camarade qui l’accompagne :

— Monsieur le Ministre, commence le terrassier…

— Ne m’appelle donc pas M. le Ministre, interrompt l’autre, donne-moi plutôt une bonne poignée de main !

— Faut-il aussi rester couvert ? demande ironiquement le gars.

M. Dranis reste un instant silencieux. Il prend Didier par la manche.

— Je suis le renégat, dit-il en ricanant, l’homme qui trahit sa classe.

On m’accuse de faire des affaires. C’est immoral, n’est-ce pas, mon petit, d’accepter un ministère quand on est l’élu du Parti ?

Ce n’est pas de l’immoralité, c’est de la fatigue. Je me suis lassé d’être le continuel opposant, de dire toujours non, de refaire le même discours, d’émettre la même protestation. Les forces qui étaient en moi m’obligeaient à jouer un rôle.

Notre siècle est celui des affaires. En aidant les affaires, je hâte les transformations sociales, je sers le progrès.

Et comme Didier fait un mouvement :

— Nigaud, je devine ta pensée. Quand on prononce devant vous autres le mot affaires, vous le traduisez par pots de vin, concussion, trafic de mandat, que sais-je ? Et pourtant, les pots de vins, la concussion, ça n’existe pas ! Il y a en réalité quelquefois, pas toujours, des commissions et pas autre chose. On paie une commission à cet intermédiaire, à ce banquier. Et puis après ? L’affaire marche quand même, la machine roule ; si c’est une mine, elle est creusée ; si c’est un chemin de fer, il est construit. Et un chemin de fer traversant l’Afrique, une cascade changée en source électrique font plus pour la cause de la civilisation que vingt-cinq palabres humanitaires. Il y a du coulage ? Qu’importe ! C’est comme une auto sur la grand’route, elle pue, elle fait du bruit, de la poussière, mais elle arrive au but !

Bien sûr, ça choque ta vertu. Mais il n’y a que les affaires qui mènent le monde. Et tous, nous les poussons les affaires, toi, moi, tes camarades : je te montrerai comment. Si tu veux comprendre la politique du temps présent, connais la loi qui l’inspire.

L’or est travaillé, ravagé par l’instinct de reproduction. L’or ne peut rester tranquille, il faut qu’il se multiplie. Regarde la foule des voleurs qui dépouillent la petite épargne. Pourquoi ne sont-ils pas inquiétés ? Parce qu’ils sont utiles aux affaires. L’or du bas de laine ne bouge pas. Les voleurs le lancent dans la circulation, jouent avec, le donnent à leurs maîtresses qui, elles aussi, spéculent. Les voleurs transforment l’or en énergie. Ils sont utiles aux affaires. Sans compter qu’ils communiquent la passion du jeu à leurs victimes, autrefois timides, méfiantes, qui n’osaient pas risquer cent sous, mais qui, dépouillées, étrillées, ne peuvent quand même résister à la tentation et livrent à la Bourse ce que les escrocs leur ont laissé.

L’or, autrefois immobile, travaille, et ce résultat, obtenu grâce aux véreux, leur vaut l’impunité. Ils aident les affaires. Et vous aussi, les syndicalistes. C’est pour cela qu’on vous tolère, qu’on n’étrangle pas la C. G. T. Si vous n’étiez pas là, si vous ne harceliez pas l’industrie par des grèves continuelles, les gens d’affaires pourraient se reposer et jouir en paix. Mais vous ameutez les ouvriers contre les patrons et vous êtes un stimulant admirable.

Le patron se dit : la main-d’œuvre coûte cher, il faut essayer de la remplacer par des machines. Et l’on trouve des machines, des systèmes. Vous êtes l’aiguillon. C’est tout profit.

Quand le mouvement de l’or et des affaires sera neutralisé par une autre force, quand vous aurez donné au monde une autre loi, alors les hommes d’État d’aujourd’hui, mus par une intuition supérieure, viendront vers vous avec désintéressement et abandonneront leur classe, au moment du naufrage, avec la même désinvolture et la même sincérité que le renégat Dranis lâcha le parti socialiste pour devenir le ministre d’un cabinet conservateur !

— Vous avez des raisons ingénieuses pour expliquer votre reniement, réplique Didier avec hauteur. Ce n’était pas pour la défense des affaires que nous vous avions envoyé au Parlement, mais pour la défense d’une classe : celle que vous avez abandonnée ! Je vous le dis sans fard, Monsieur, vous avez escroqué nos suffrages, et les affaires dont vous vous occupez sont surtout les vôtres. Au reste, nous ne sommes pas venus ici pour entendre des justifications dont nous n’avons cure. Si vous ne nous parlez du lock-out, des propositions que la Chambre patronale vous a chargé de nous transmettre, il ne nous convient pas de demeurer une minute de plus en votre présence !