Didier homme du Peuple/Texte entier

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Payot (p. np-300).

MAURICE BONNEFF


Didier
homme du Peuple


Séparateur



PARIS
LIBRAIRIE PAYOT ET Cie
46, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 46
1914
Tous droits réservés


Il a été tiré de cet ouvrage
dix exemplaires sur hollande van Gelder
numérotés de 1 à 10


PREMIÈRE PARTIE


I


À la sortie de quatre heures, M. le directeur, en pantoufles, reconduisit les élèves jusqu’à la rue Bretonneau.

En même temps qu’il frappait dans ses mains, il donnait de petits coups de sifflet qui scandaient la marche des enfants. Ils marquaient le pas, soulevant la poussière de la cour et Messieurs les instituteurs couraient de l’un à l’autre, harcelant les dissipés et les têtus.

Dans le couloir, des mères attendaient leurs petits. Quelques unités sortirent des files, ce qui occasionna un léger désarroi. Puis les rangs se reformèrent, les écoliers suivirent la rue Bretonneau, où les odeurs de phénol, venues de l’hôpital voisin, traînent sur les bâtisses, et la dislocation du groupe se fit au rond-point Gambetta.

Le soleil de mars criblait d’étincelles dorées les feuilles de platane et le ruisseau qui brillait sous le trottoir semblait une source. Il y eut un grouillement sur la place, les bérets et les casquettes se soulevèrent pour saluer les maîtres, découvrirent les tignasses en broussailles, puis cinquante gosiers comprimés par une après-midi de discipline, lancèrent un cri de liberté.

Didier, accompagné de trois amis, déposa sur le trottoir sa gibecière et traça sur le sable le dessin du colimaçon, schéma qui sert au jeu de billes. Didier perdit, trima, reprit son sac, et se dirigea vers le logis.

Il habitait avec son papa qui était livreur et ne rentrait que sur le coup de sept heures, sept heures et quart. Papa se promenait dans Paris, coiffé d’une casquette cirée, poussant un tricycle dont la caisse contenait des verres bourrés de paille.

Papa « livrait » dans les cafés. Il partait à six heures le matin, se rendait au dépôt, balayait le magasin, frottait les meubles, puis se mettait en route. C’était un cycliste incomparable ; il ne descendait jamais de machine dans les encombrements, traversait au matin les Halles, la cigarette collée à la lèvre, coupait le défilé des charrettes et interpellait rudement les voituriers qui le croisaient. Il déjeunait vers onze heures avec un fromage de tête et un sou de pain arrosé d’un litre. Il avait déjà sept ans de services chez son patron. Aussi gagnait-il ses trois francs cinquante par jour, mais au nouvel an, la « maison » lui donnait vingt francs d’étrennes, et parmi la clientèle, quinze « bistros » le gratifiaient à la même époque d’une pièce de cent sous.

Il avait eu autrefois une ménagère, une demoiselle qu’il avait épousée jeunette, à dix-sept ans, parce qu’elle avait un bon métier. Elle fabriquait à l’atelier les selles de bicyclette. C’est fatigant parce que la machine à coudre vous « répond » dans le ventre, vous abîme l’estomac ; mais la sellière touchait une paye presque aussi importante que celle de son mari. Seulement voilà le malheur : cette femme — une bonne ouvrière — n’avait point de conduite.

Elle fila un matin et dans le quartier personne ne la revit.

Du livreur, ses copains riaient sous cape et disaient : « C’est une bonne bête, une botte de foin lui fait bien quinze jours. »

Ou bien encore :

« Il est plus bête que mon cheval, mais il court moins fort. »

Sa vie ne fut pas bouleversée. Comme Didier avait grandi vite, son berceau était devenu trop petit ; alors l’enfant dormit à côté de son papa. Le mâtin savait bien se réveiller tout seul pour aller à l’école ; en passant devant la loge, la concierge lui prêtait les deux sous qu’il faut pour la cantine. Une brave femme, cette concierge. Quand elle faisait le pot-au-feu, ou une soupe à l’oseille, elle ne manquait jamais de monter un bol de bouillon aux gens du cinquième. Et c’était dans la loge que le petit faisait ses devoirs.

C’était bien commode : quand papa rentrait, Didier avait terminé sa besogne. Alors on mangeait l’ordinaire qu’on avait acheté chez le boucher, ou encore une portion vendue par le marchand de vins qui demeurait dans la maison.

En été, on allait quelquefois s’asseoir aux Buttes-Chaumont, en hiver au Cinéma, mais au spectacle comme en plein air, papa, la bouche ouverte, ronflait comme une toupie.

Un jour, papa fut pris de courbatures comme s’il avait reçu cent coups de trique sur les reins. Un vieux rhume, qui ne l’avait pas quitté depuis quinze ans, devint subitement douloureux. Chaque fois que le livreur donnait un coup de pédale, il sentait comme un petit craquement dans le dos, comme une manivelle qui s’accrochait là. Alors, il interrompit sa tournée, gara son tricycle et se coucha.

Le lendemain, ça n’allait pas mieux. Il se leva cependant et, au lieu de prendre le travail, demanda une consultation à l’hôpital Tenon.

Ces messieurs, les internes et le médecin, retinrent le visiteur, lui réservèrent, dans une grande salle qui contenait cent vingt malades, un lit au-dessus duquel ils balancèrent une petite pancarte.

Didier François
Pneumonie double

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Petit Didier, qui avait huit ans, écrivait dans la loge.

Il avait comme devoir un exercice sur le pluriel des substantifs :

« Que le courroux du ciel allumé par mes vœux. Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux. Enlevez de mon jardin les plus gros cailloux. Pour que j’y puisse planter des choux. »

Il avait des « opérations » et puis deux problèmes ; il devait apprendre aussi un résumé d’histoire.

Il s’appliquait, penché sur les cahiers, langue sortie, jambes allongées sous la table. Il ânonna les leçons, le règne de Philippe VI. Mais Didier pensait à papa qui avait mal et cette idée nuisait aux chroniques de la guerre. Didier essayait de se représenter la douleur qu’éprouvait papa. Comme élément de comparaison, l’enfant se rappelait un mal de dents qui l’avait tenaillé autrefois pendant une semaine, un mal de tête qui lui avait donné la fièvre. Il ressentit ses anciennes souffrances, il songea que papa devait être bien plus malheureux encore, puisqu’il avait quitté le « chez nous », et tout cela fit pleurer le petit.

Ensuite, il fut en colère contre les Anglais qui étaient victorieux à Crécy et à Poitiers.

Puis la concierge servit des pommes de terre qui composaient le repas de ces gens modestes.

— Pourquoi ne manges-tu pas, Didier ?

— Pac’que, quand j’aurai fini, il faudra que je monte me coucher chez nous et que j’ai peur la nuit !


II


Un homme entre dans la loge, touchant du doigt la visière de sa casquette.

— C’est pas ici que demeure M. Didier, garçon livreur ?

— Si, dit la concierge, mais il est à l’hôpital de ce moment.

— C’hai bien, répond l’autre. Même qui vient de « passer ». Voici l’avis du décès.

Papa a « passé » tout d’un coup, devant le médecin chef, à la visite du matin.

La nouvelle atteint Didier comme un coup sur la nuque. Elle l’étourdit, mais elle ne l’afflige pas. Les enfants, sensibles cependant aux peines morales, ne sont point bouleversés par la perte d’un ami, car ce malheur ne se traduit pas à leur cerveau en images précises. L’enfant se reproche de ne pas pleurer. Il est ému enfin lorsque ses pensées lui représentent la mort et son cortège.

Didier a déjà vu partir des corbillards et il a soulevé sa casquette parce qu’à l’école on lui a dit : « Il faut respecter la vieillesse, les parents et les morts ». Et l’on respecte les personnes en les saluant. Il a vu aussi des hommes à surplis blancs, à calotte noire qui accompagnaient le convoi et qui faisaient peur au petit, parce qu’ils lui semblaient être des Bons Dieux.

Ainsi papa s’en ira au cimetière et sera mis dans un grand trou ; mais il aura peur, il aura froid au milieu des tombes, les bêtes mangeront son corps et Didier restera seul… Il voit tout cela à travers les larmes. Alors, il trépigne, il griffe la table et les sanglots l’étranglent.

Sur l’escalier du cinquième étage, Mme Seiche, la concierge, cause avec la femme du plombier, Mme Voisin.

Il fait nuit ; Mme Seiche allume le gaz et Didier l’accompagne. Les murs, dégradés comme s’ils avaient la pelade, laissent voir leur plâtre crayonné par taches, la papillote jaune de la flamme éclaire dans la niche la fontaine au robinet vert-de-grisé ; la porte des cabinets d’aisance, communs aux locataires du palier, claque sourdement sur la cloison ; une odeur de pipi et de misère pénètre la maison des pauvres.

— Qu’est-ce qu’on va faire de ce petiot-là ? dit Mme Seiche.

— Gardez-le quèque temps, vous.

— J’en ai déjà trois.

— Ousque je le logerais ? Sur le toit ou bien à la cave. Tu veux loger à la cave, chou ? fait Mme Seiche.

Didier sourit poliment.

— Y a bien l’Assistance publique, mais il faut trop de formalités.

— Si mon vieux voulait, je prendrais bien c’petit chien-là, dit la femme du plombier. Si j’allais y demander ? Viens avec moi, crotte.

— Je resterai bien devant la porte, madame, répond Didier tout bas.

— Pourquoi ?

— Si M. Voisin ne voulait pas me garder, vous seriez obligée de me mettre dehors, et je ne veux pas qu’on me mette dehors, moi !

Mme Seiche a regagné sa loge, car la soupe sur le gaz « bout et rebout ».

Didier attend dans le couloir.

De grandes ombres vont sur les marches, ce sont les colonnettes de la rampe qui dansent et se brisent, animées par la flammèche de gaz qui sifflote. Le cocher jaune, traînard, monte en toussaillant, et le petit de la chiffonnière qui descend « en commission » galope à fond de train et donne au passage une bourrade au garçonnet.

Chez le plombier, on délibère. Pas longtemps. Didier perçoit des éclats de voix. Attention, on tire le bouton de la porte.

— Viens ici, mon fi ! t’es des nôtres, tant qu’à faire un de plus ou de moins. Tope-là mon gas ! Hein ! t’as-t-y de la veine, je t’adopte. Et je paye une bonne bouteille à ta santé !

Le père Voisin est bien luné, ce mercredi. Il empoigne sa femme par la taille et l’entraîne dans un tour de valse. Ça fait rire Didier.

— Tu rigoles, Totole, attends je vais te fourrer la tête entre les deux oreilles. Eh bien ! la bourgeoise, il est temps ! À table, citoyens !

Le père Voisin a trois loupiots : l’aîné, un garçon de sept ans, qu’on appelle le pompier et qui est le condisciple de l’orphelin, et deux jumelles, Titine et Nénette, quatre ans.

Tous trois font tant de bruit, et s’amusent tant, que Didier oublie papa qui repose dans une méchante fosse à Pantin. Le pompier a prêté la moitié de son lit au camarade, et les batailles pour rire qu’ils se livrent le jour se prolongent la nuit. Ce pompier est si turbulent qu’il flanque Didier à bas du lit chaque soir. Et les jumelles dont le berceau fait vis-à-vis, les dénoncent à la colère du plombier qui accourt en chemise pour rétablir l’ordre.

C’est samedi. Il est sept heures et Voisin n’est pas rentré.

La maison est silencieuse, pourtant les bambins sont au logis ; le dîner n’est point servi sur la table, il n’est point cuit seulement. La bourgeoise a acheté des escalopes qui gisent sur le buffet entourées de leur papier jaune…

Le plombier a cependant quitté l’entreprise à cinq heures puisque c’est jour de paye et fin de quinzaine. Il est vrai que le commis, lorsqu’il n’a pas d’argent, lorsque le patron est gêné par une échéance, fait attendre les hommes au bureau, escomptant la rentrée qui permet de payer les salaires.

C’est du moins ce qu’on répète à la maison, lorsque le plombier tarde à venir, et qu’aveuglé d’espoir, on ne veut pas avouer qu’il boit chopine et mominette au rendez-vous.

Le rendez-vous ! c’est le paradis des compagnons.

Quand on est en chômage, c’est au patron du rendez-vous qu’on s’adresse pour être sorti du pétrin. Il reçoit la visite des artisans qui lui disent en levant le coude : « Maudoit a besoin de deux hommes là-bas à la Villette, et notre singe va monter une bicoque : tâchez moyen de lui donner des frères. » C’est là que le commis de l’entrepreneur vient chercher ses ouvriers. Ce bistro-là, c’est un ami.

D’abord, il connaît tous ceux de la partie, les coteries, les aides et les garçons, les rudes lapins qui la « font » dans le zinc et la plombe. C’est une manière de banquier qui tous les jours vous fait le prêt et vous allonge des pépites. Une supposition : vous n’avez point de monnaie quatorze jours avant la quinzaine, et cela vous arrive plus souvent qu’à votre tour. Alors, qui vous avance dès patron-minette une pièce de quarante sous ? Pas le tsar ni le pape, bien sûr. Le bistro du rendez-vous.

Ça ne traîne pas, il apporte deux francs, deux verres, une chopine.

— À la tienne, compagnon.

— À la tienne, Étienne, et paye-toi, patron.

Si bien que vous avez bu votre coup de piquette et que vous avez trente-six sous dans la poche. Cela se renouvelle tous les jours. À la paye, on règle les dettes, le prêt complet, les apéritifs, les tournées, les arrosades pour la bienvenue, ce qui vous reste après ne doit rien à personne, c’est pour la bourgeoise et pour le tabac.

Voisin, ce samedi-là, fut raisonnable. Il rentra complètement gris, mais en avance, à huit heures, épargnant à son épouse les aguets d’une nuit frisquette, porte bée, dans le couloir, sur le carreau.

La mère Voisin respira. Le dernier « plumet » de son mari, arboré le mois précédent, avait annoncé une « bombe » qui s’était prolongée durant six jours.

Il rentrait à huit heures aujourd’hui, donc il avait encore de l’argent, une paye ébréchée que le zinc aimanté de l’auberge attirerait à la prochaine sortie du compagnon.

Voisin s’était allongé sur le côté dans la cuisine ; de sa bouche filtrait une buée nauséabonde, un panaché de spiritueux avec cette odeur abominable de vin allié à la fumée du tabac. Sa tête regardait l’évier. S’il avait été couché sur le dos, il eût ainsi passé la nuit. Mais dans sa position peu confortable, Voisin pouvait se redresser et filer sans encombres pour continuer la fête.

La mère Voisin réfléchit. C’est dans la blague en tricot, sous une couche de « perlotin » que le vieux enfouit son argent, l’argent du boulanger et du propriétaire. Le problème consiste donc à extraire le trésor de la poche, sans éveiller le somnolent.

Besogne si ardue qu’en la méditant la mère Voisin frémit des orteils au chignon. Dans la cuisine, la lampe au verre fendillé qui file et fume met une lueur funéraire autour du corps étendu comme un cadavre. On entend le son grêle de la goutte d’eau qui bat l’évier, la gorge du plombier qui fait glouglou ; dans le berceau-cage, la respiration douce des jumelles et puis le chant des minutes qui cheminent.

La mère Voisin réfléchit ; sa robe touche l’oreille du dormeur. Elle se penche, entraînée par une force qui lui enjoint de dévaliser l’ivrogne pour sauver le ménage de la banqueroute. Elle se penche, mais elle défaille et c’est tout vu : elle ne prendra pas la blague aux louis et les jaunets se liquéfieront demain au contact du zinc, et c’est une semaine où le plombier en ribotte laissera dans la boîte ronde la cisaille et le martelet.

Les mains rougeaudes battent le tablier en signe de désespoir, de lassitude et de résignation. Elle sursaute : un coucou chez la voisine déclanche une heure de cristal qui trouble le silence, par une envolée de notes guillerettes. Elle se retourne, elle n’est plus seule : Didier veille aussi l’ivrogne, pieds nus, en longue chemise…

Elle gronde :

— Vas-tu bien vite te coucher, vilain !

Obéissant, Didier file comme un chat et revient vêtu, coiffé de sa casquette et chaussé à la diable. Les lacets de ses souliers crevés par place à l’endroit des œillères n’ont pas croisé tous les crochets et traînent à terre.

— Jamais je n’oserai lui prendre ses sous, gémit Mme Voisin.

Et cependant, sous la ceinture, la blague fait un bourrelet et pour s’emparer du trésor, il suffirait d’étendre le bras.

— Où vas-tu, Didier ?

Il a entendu les paroles de maman et il s’approche de l’ivrogne. Il se met à genoux, tremblant, pose la main sur la cuisse du plombier et dans un souffle, il susurre :

— Je vas lui faire son argent « aux pattes » pour te le donner.

Inerte, la mère Voisin ouvre la bouche de saisissement.

Crac, l’homme bouge, grogne :

— Hein !… Qu’est-ce qu’il y a… Qu’est-ce que tu veux, toi ?

Dans des orbites enflammées, il roule des prunelles folles.

Et l’innocent répond :

— Papa, je veux enlever tes souliers, pour que tu puisses mieux dormir.

Le plombier pousse un bâillement qui vient de la poitrine et s’en va par le nez. Malin, Didier rit à maman, tout fier de son mensonge. Il s’assoit par terre, à deux mains, il empoigne le pied droit de M. Voisin et délace la chaussure. Ouf ! C’est lourd un brodequin de plombier. Il serre les dents, fait la lippe. À la fin, le soulier cède et tombe, entraînant le pied qui frappe du talon.

L’ivrogne ne bronche pas… Roué comme un diplomate, Didier ne se bat pas contre l’autre botte. Maintenant que papa s’est rendormi, c’est le moment de renouveler le coup de tout à l’heure et de « faire aux pattes » les louis qui gonflent la blague en tricot.

Le téméraire plonge dans la ceinture… tout doucement sans frotter le corps de Voisin. Veine ! il atteint, il ramène le trésor… Le plombier remue, mais il a toujours les yeux clos.

Vingt-deux ! Cette fois, l’ivrogne sursaute, saisit le poing du marmouset, le secoue, la blague tombe, Voisin la reprend, l’enfouit. Et, dressé, les yeux tout rouges, rouges de sang et d’eau-de-vie, il tonne, il hoquette, il salive :

— Ah ! punaise, tu m’as volé mon argent ! Un crève-la-faim que j’ai recueilli, un feignant qui bouffe le pain des autres !

D’une bourrade, il envoie Didier s’abîmer le dos contre le buffet et clopinant, essaie de rejoindre le malheureux. Il a fui, le plombier allonge dans le vide un pied destiné au derrière du garçonnet.

Alors, sur un ton larmoyant, Voisin s’attendrit sur sa bonté, énumère les bienfaits dont il a gratifié l’ingrate créature. À ses paroles, l’ivrogne alimente sa colère et de nouveau furieux, titubant, mais plein de force, il court à la poursuite du gas, cognant les chaises au passage, lançant dans sa direction une carafe couronnée d’un verre dont la casse éveille les voisins.

— C’est rien. Le plombier, qui est saoûl, fait du barouf !

Didier se sauve, mais maman ne le protège pas, car maman a pris les deux petites dans le berceau, réveillé le pompier et tous les quatre, recroquevillés, en boule, sous le lit, font les morts.

Didier ouvre la porte et disparaît dans l’escalier comme un rat dans un trou.


III


Il se trouve dans la rue Le Bua étourdi, essoufflé, les oreilles chaudes. Sa première pensée le fait rire : un rire de triomphe. Il a fait la nique à M. Voisin qui n’a pu l’attraper.

Il songe ensuite à maman qui va peut-être lui garder rancune de ce qu’il n’a pu réussir à voler l’argent du plombier. Il se frotte le dos à l’endroit où pénétra l’angle du buffet, et il pense en troisième lieu qu’il a faim.

C’est au moment que l’épicier lui donne une tablette de chocolat à la crème en échange d’un petit sou destiné aux frais de cantine qu’il voit clair dans une situation un peu trouble.

— Papa m’a renvoyé.

Parce que papa est saoûl : il ne sait pas, hein ? Didier n’a pas fait de mal, il n’a pas été méchant, donc ce renvoi ne compte pas… Oui… mais. Mais Didier est un feignant, un crève-la-faim qui bouffe le pain des autres. Papa a dit tout cela, et si papa le dit lorsqu’il a un verre dans le nez, c’est qu’il le pense quand il est à jeun. Il est vrai que maman, le pompier, ne sont pas de son avis, bien sûr. Mais tout de même !

Didier mord dans un quignon rassis que lui a vendu la boulangère. Il est arrivé place Gambetta devant les lanternes rouges qui éclairent la station du Métropolitain. Elle ressemble à une grande bouche, comme en ouvrent les monstres des fêtes foraines ; des gens en sortent, pressés et Didier reconnaît, en sentinelles sur les marches, quelques condisciples de l’école Bretonneau. Ils quémandent aux bonnes gens leurs vieux billets ; ils portent des souliers sans bas qui laissent sortir des orteils noirs, et leurs genoux sont crasseux. En présence de ces misérables, Didier a honte : il s’imagine que tout le monde, y compris ces sales gosses, sait qu’il a été chassé par M. Voisin.

Mais l’attention du petit est retenue par les personnes qui font la navette sur la place. Devant la balustrade du métro, les filles attendent leurs amoureux, des garçons qui travaillent dans le centre, beaux jeunes gens vêtus de complets en cheviotte, occupés par le commerce ou la banque, commis au Sentier pour le « gros » ou bien, ce qui est encore plus chic, employés de bureau, buveurs d’encre. D’autres filles, sans chapeaux, guettent leurs hommes, des compagnons qui travaillent aux Ternes ou à Levallois… Les omnibus encombrent la place que domine la belle mairie, quelques charrettes ambulantes rentrent au dépôt, traînées par des vieilles fourbues, tandis que les ménagères lambines, porteuses de filets, achètent les derniers légumes poussiéreux.

Didier sent qu’il va pleurer, mais il se retient parce qu’il a peur du monde… Ça fait bouger sa figure et il fait une grimace. La phrase : Tu bouffes le pain des autres, hurle à son tympan ; elle frappe son cerveau comme le battant d’une cloche. Et il s’arrête pour dire : « Je ne veux plus être nourri par eux et je n’irai plus les voir ! »

D’abord, il va mourir, comme papa. Il se mettra à plat ventre sur la chaussée, un omnibus passera sur lui ! On verra ce que dira M. Voisin quand il ne sera plus saoûl et qu’il saura la mort de Didier !

Puis les ronrons d’une guitare prennent son attention. Autour d’un chanteur, autour d’une vieille aveugle, les fillettes forment cercle, attirées par la romance comme les moineaux par les miettes de pain.

Bientôt le carrefour devient paisible et presque désert ; un vent léger se lève qui fait frissonner la place.

Didier s’engage rue Belgrand où les palissades des Buttes silhouettent son ombre en agrandissement. Son lit lui fait bien défaut et ses jambes sont lourdes comme s’il avait des semelles en plomb.

Au flanc des maisons parfois se détache une rampe de lumière, l’enseigne d’un hôtel attire l’œil, flambe et fait signe aux passants comme une fille.

Voilà soudain qu’une barrière coupe la route : la porte de Bagnolet et, derrière, une masse d’ombres, les gouffres des fortifications, des champs, des maisons perdues. Didier se retourne et l’idée lui vient de quitter Paris et tous ces gens méchants. Oui, il s’en ira loin, il parcourra les routes et les mondes, il traversera les mers et puis il fera comme Robinson dont la vie merveilleuse est contée dans un livre à tranches dorées, un prix d’honneur que Didier a remporté l’année dernière. Il abordera dans une île déserte d’où il enverra des cartes postales au pompier, mais il ne reviendra pas rue Le Bua. On aura beau le chercher, jamais on ne découvrira sa cachette : et ce sera bien fait !

Il marche le long du fossé, se retournant parfois, croyant que maman Voisin va surgir. Maintenant les maisons succèdent aux ravins, on devine les ruelles, les pavillons bas de banlieue, avec leurs jardins enclos par des lattes. Un petit falot rouge comme une tête d’allumette éclaire des poutrelles d’échafaudage fichées dans un rond de ciment et les chiens qui tirent les chaînes hurlent et jappent à la nuit. La lune traverse des nuages qui brouillent sa clarté verte. Un bruit roule, grossit, une voiture passe avec un quinquet jaune : un cheval assoupi qui marche si doucement qu’on l’imagine tombant de sommeil avec son maître, le maraîcher dont la main mourante tient les rênes lâches au fond de la carriole. Dans le ciel tigré, les cheminées d’usine se détachent comme des colonnes sombres, tandis qu’au ras du sol, des feux brillent qui ressemblent à des vers luisants.

Didier a soif, sa langue se colle à son palais desséché, un bourdonnement chante à son cerveau. Il songe à retourner sur ses pas, mais il ne peut continuer sa marche : alors dans le caniveau il s’étend, les bras en croix, il mord un brin d’herbe amère, il ferme les yeux.

Le jour le réveille, un jour jaunâtre sous un ciel couleur de fange, d’où fuit la pluie comme égouttée d’un torchon…

Le froid qui roidit ses jambes monte doucement à son cœur. Il se lève et attend sur la route. Le galop d’un attelage qui roule avec un bruit de tonnerre et de ferraille, le laisse immobile au milieu du chemin. Le conducteur, un garçon laitier, lui fait des signes, claque un fouet furieux, puis brandit le poing. La roue de la voiture frôle l’imprudent, embouant son tablier et l’homme tout debout, tuméfié de rage, n’a que le temps d’arrêter sa bête en tirant sur les rênes à pleines mains, en même temps qu’il précipite sur l’insensé un bombardement de nom de Dieu et de malédictions. N’y tenant plus, il saute sur la route et secoue le passant :

— T’es pas malade de rester là comme un as de pique, dis, t’es pas malade ?

— Si, monsieur, je suis malade, j’ai froid, j’ai faim.

— T’es trempé comme une soupe, répond l’autre en sacrant. Qu’est-ce que tu fais ici à une heure pareille, tu vagabondes, tu trimardes au moins !

— Oui, monsieur.

Le laitier débouche un chaudron :

— Tiens, tends ta casquette…

Le petiot se découvre et l’homme verse à pleins bords, dans le récipient-couvre-chef, une bonne mesure de lait que le gamin lappe en goulu, sans respirer et sans dire merci.

— Je vois ce que c’est, ronchonne le voiturier. Tu polis les pieds de biche, j’ai fait ce métier-là aussi, mais j’étais plus vieux que toi. Tu ne sais pas, maintenant ?

— Non, monsieur.

— Tu as froid ?

— Tu parles, monsieur.

— Tu vas aller te chauffer là-bas dans cette espèce de hangar, c’est la briqueterie. Tu diras qu’on te laisse aller près des feux, tu sécheras tes culottes et je te réponds que t’auras pas l’onglée. T’as compris ?

Il saute sur son siège, la voiture part au galop, les chaudrons sautent, s’entrechoquent et l’homme hurle :

— Au revoir, vieux, et bonne chance !

Didier secoue sa casquette où perlent des gouttes blanches. Il pénètre sous le hangar : la terre s’attache à ses pieds comme pour le retenir, des mares succèdent aux bourbiers, il avance, courbant le dos, grelottant, les mains bleues. Une sirène piaille au loin ; de sa gueule de briques une cheminée souffle une fumée compacte qui plane sur la bâtisse, s’accroche aux maisons, se disperse et s’évanouit vers la colline.

Le local semble inhabité, et Didier s’arrête, las de piétiner la glu. Une peur le saisit, il est seul… Un écriteau lance à la tête des passants une note inquiétante :

IL EST EXPRESSÉMENT INTERDIT D’ENTRER
DANS L’USINE
À MOINS D’AVOIR UNE PERMISSION ÉCRITE
DÉLIVRÉE PAR LE PROPRIÉTAIRE

C’est la faim et le froid — références proscrites — qui ont autorisé Didier à pénétrer dans la cour mouvante.


IV


Comme l’enfant songe à s’enfuir, un être apparaît. Il porte les cheveux longs d’une femme, relevés au-dessus de la tête et maintenus par un bonnet noir. Un pantalon de velours, soutenu par une haute ceinture bleue, recouvre ses jambes en arcs. Il s’approche, Didier voit un visage maigre, brûlé, marbré de teintes brunes, sillonné de rides qui semblent tracées à coups d’épingles. L’ouvrier aborde le petit garçon.

Des paroles en langage inconnu résonnent aigres et lentes. Didier hausse les épaules pour manifester son ignorance, et, pour exprimer le dénûment dont il souffre, il ploie l’échine, piaffe, se frotte les mains, se brosse le ventre.

— Français ? interroge la créature.

D’une voix décidée, Didier répond :

— Je veux me chauffer et manger.

Et, regrettant sa hardiesse, il ajoute :

— Si vous voulez bien, monsieur.

Le « monsieur » s’éloigne, suivi du petit. Il arrive sous une voûte qui ressemble à une forteresse basse et l’enfant reçoit en plein visage un souffle chaud qui le pénètre et l’enveloppe. Il recule sous la caresse ; un reflet rouge l’entoure, la chaleur lèche le vagabond transi… c’est d’abord la peau, puis la chair, puis le sang même, tout à l’heure refroidi, figé, mortifié, qui revivent. Didier rit largement, respire avec force, pour que le feu coule dans son gosier et ses poumons.

Le four à briques se prolonge en galeries profondes. Un instant, Didier ne voit rien, tourne sur place, présentant au bain son corps de tous côtés. Pour un peu, il se roulerait sur le sol, tel un chien fol aux rayons du soleil. Puis, il aperçoit d’autres hommes ; accroupis, ils empilent des rectangles jaunes qui forment des murs, tandis qu’à l’autre extrémité, des compagnons dégarnissent le four. Ils semblent tous noyés sous la sueur, ils se pressent, ils halètent ; régulier, un han sort de leur poitrine. En se relevant, ils jettent un coup d’œil sur le nouveau venu, mais leurs lèvres ne s’entr’ouvrent que pour laisser échapper la plainte de l’effort concentré qu’il faut soutenir…

L’individu qui mena Didier dans le four s’est courbé, lui aussi et dans la galerie, place la terre de briques.

Tous demeurent silencieux, aplatis sous le labeur. Ils n’ont plus d’ouïe, ils n’ont plus de sens. Au dehors, on entend un roulement, une roue qui grince sur le sol d’argile, une brouette traînée par un enfant qui s’arrête au seuil du four. Les deux montants trouent le sol ; c’est un bruit sec comme un bris.

Alors, des hommes qui peinent, une silhouette se détache et sans se redresser prend les morceaux de pâte qui garnissent la brouette, puis par gestes précipités, les enfourne… C’est comme le jeu d’une machine : les rectangles amenés par la marmaille, sont enlevés des brouettes par des bras noirs veinés de rouge, tentacules de bêtes qui liquéfient leurs muscles au brasier, et se meuvent sous un cercle de flamme.

Didier les considère avec un étonnement craintif… La chaleur l’a fait reculer et à trois pas, il suit leur manœuvre. Ce qui frappe le plus le gamin, c’est ce silence et cette course dans le travail : ils arrachent les briques de la brouette comme des pillards enlèvent un butin, ils les dressent dans le four, ils élèvent un rempart de terre, et ils recommencent, pressés d’atteindre un but qui fuit devant eux, tandis que leur ardeur s’aiguillonne de cet éloignement continu. Parmi ces artisans, il est des garçons guère plus grands que Didier et ce sont les rouliers. Il en est dont les cheveux grisonnent sur le front et couvrent les yeux. Beaucoup ont le bonnet noir comme la créature qui, tout à l’heure, interpella Didier. Voici qu’un enfourneur quitte soudain sa place ; il revient bientôt au seuil du four portant dans ses bras un petit enfant. Alors il jette le sac qui pendait sur son dos, il ouvre sa chemise, libère des mamelles pesantes, et cette mère vêtue comme un compagnon allaite son petit.

Car les têtes recouvertes de coiffes sont les femmes travaillant à la fournaise, qui ne tarit point leur lait, mais rougit leurs seins, leur donne un reflet de brique, comme si la pierre avait déteint sur les poitrines.

Ces femmes forment la moitié de l’effectif et sans la coiffe qui enserre leur chevelure, il serait impossible de les distinguer des mâles : elles portent des vêtements semblables à ceux des compagnons, elles partagent leurs souffrances, des petites filles avec les garçonnets traînent les brouettes : dans le commun labeur sont confondus les sexes.

Lorsque le bébé a pompé le dernier lait et qu’il s’endort grisé, la femme l’emporte, puis reparaît, reprenant son poste au brasier.

Au milieu des briques, fumant dans un lit de charbon, une marmite plate laisse sourdre l’écume et la vapeur blanche. La soupe cuit pour les travailleurs. Et comme une cloche au loin laisse tomber en mineur un tintement, le chaudron est retiré…

Alors, les briquetiers enlèvent les sacs qui encapuchonnent les têtes et les bustes. Les chairs grises et flasques des femmes, le torse des gars, s’étalent, parsemés des filaments de chanvre que la sueur a collés à la peau.

Une odeur animale s’élève… C’est la pause. Dans les écuelles en bois, une vieille fait couler le contenu de la marmite, une mixture de croûtes et d’orge, une panade… Tout le monde a sa soupe, et il reste encore la part de Didier.

Sans rien dire, la femme remplit l’écuelle et l’enfant boit et mange comme les autres. Dans la bouillie, la cuiller creuse des trous qui se remplissent de vapeur. C’est bon : c’est un mortier avec lequel Didier se brûle la langue, tant il bâfre avidement. Ses compagnons mangent debout, ils ont bientôt fini leur pâtée, ils boivent de l’eau au goulot des bouteilles.

Didier râcle les parois de sa tasse, il les lèche ensuite, tandis que les compagnons et les compagnes reprennent le labeur.

— Tu veux travailler avec nous, fils ? Tu dis oui, allons, tu seras « à la brouette ». Hein, ça va-t-il ?

C’est un grand, à la barbe, à la tignasse fauves, comme roussies, qui lui pose cette question. Celui-là parle français, un français pimenté d’accent dur, où les je se prononcent che, où les hein gutturaux reviennent à tout bout de phrase, les phrases lentes et chantées des septentrionaux.

C’est ainsi qu’un jour de printemps morose, l’enfant perdu devint briquetier à la fabrique Fongard, dirigée par MM.  Wlaemick-Ricknaer.

Ils étaient venus de Belgique, comme toutes les années, troupe avide de gain et de travail. Après l’hiver, l’usine là-bas laisse fuir son contingent de gagne-petits et le soleil qui fait lever les épis fait glaner l’or en France.

C’est la bonne saison : février voit leur exode. Ils franchissent la frontière, ils visitent les gens d’outre-Quievrain ; ils emportent les outils avec le linge et les enfants. En voyant passer les Belges, visages bronzés, visages fermés, les Français disent : « Voici les Popauls qui s’installent chez nous. » Ils ont des métiers plein leurs baluchons, agriculteurs, betteraviers, faucheurs, moissonneurs, ils vont dans les plaines de Brie. Les mêmes fermes, à chaque retour, accueillent les mêmes compagnons, les Belges obstinés et sobres. Carriers, plâtriers, ils besognent à la tâche, aux pièces, ils dépensent leur sueur, ils économisent leur argent. Ouvriers du bâtiment, la maçonnerie et la terrasse font appel à leurs forces.

Le bataillon des émigrés, compact sur la lisière des nations, se disperse en route : il laisse des hommes dans les villages du Nord, et le gros de la troupe marche sur Paris.

Ils s’arrêtent nombreux, aux portes de la capitale. Ils sont briquetiers ; toute la famille, grands et petits, met la main à la pâte d’argile. Ils font la brique de pleine, ils extraient la terre, la moulent, la sèchent, la roulent, l’enfournent, la défournent et cuisent avec elle. Ils se nourrissent comme des porcs et travaillent à prix réduits. Mais le soir, dans le galetas, sur la paillasse, ils comptent les louis qui lestent les foulards grenats. Le four a converti en or les peines, les veillées, les sueurs.

Didier est embauché. On inscrit son nom sur un livre et on le conduit tout de suite à son poste au percher, le grand casier où sèchent les briques.

Tout près, des hommes extraient la terre à coups de pioche ; des fillettes nu-pieds, nu-jambes, vêtues de petites culottes qui s’arrêtent à mi-cuisses, jettent de l’eau sur la terre, barbottent dans la boue, font la bouillie que les compagnons, pour la mouler, serrent dans la presse.

Lorsque le mélange a séché à l’air, lorsqu’il forme une pâte, il faut le conduire au four par brouettes et c’est la besogne de Didier avec cinq camarades, dont deux petites filles.

Ils ont des cheveux si clairs qu’on les dirait blancs et qui s’emmêlent sur des yeux enfoncés, à peine ouverts, rougis et comme rongés par la fatigue.

Les fillettes jacassent le parler wlaamsch, le flamand, et tous regardent avec méfiance le nouveau venu. Attention ! Un homme remplit la brouette avec des brassées de pâte et lorsque les derniers carreaux ont touché les planches, un petit roulier se précipite, enlève les brancards et file vers le four.

C’est le tour de Didier. Il saisit les manches de sa brouette où quarante-deux briques sont empilées. Mais la voiture reste immobile, et bien que Didier fasse un effort violent, elle ne démarre pas.

Quarante-deux briques à deux kilos chacune, cela fait une charge qu’il ne peut enlever.

Les enfants qui sont à ses côtés ricanent et Didier les voit, même les gamines, mettre en mouvement leurs brouettes, courir et revenir. C’est un circuit sans arrêt, Didier rougit de sa faiblesse. Quand le chargeur l’interpelle : — Eh ! loustic, mets-toi en route !

Didier balbutie, son sang remonte à ses oreilles, son cœur bat d’angoisse et de honte.

C’est vrai qu’il est trop faible pour rouler la voiture. Alors on n’a plus qu’à le renvoyer.

Mais voici que deux petites mains pénètrent dans la brouette, enlèvent prestement quatre, puis quatre autres briques, et disparaissent si vite que Didier n’a que le temps d’apercevoir un bonnet au-dessus d’un sac et une culotte de velours qui s’enfuit. Il ne pense pas d’ailleurs à remercier la petite Julia qui lui est venue en aide, car, attelé aussitôt, et commandant à toutes ses forces, il roule la voiture allégée, il meurtrit ses mains aux brancards rugueux. Le terrain est collant, la charge entraîne de côté la charrette pour la faire verser. Le trajet est long, le fardeau est lourd, il a huit ans !

Son cou disparaît dans ses épaules, ses mâchoires s’écrasent, il va, fonce vers le but lumineux, vers le four que l’on dalle sans répit sous la colonne de fumée dont les méandres tapissent le ciel. Il va, il revient vers l’homme du percher, il pousse un nouveau fardeau pour le feu qui rugit par instants comme une bête traquée… Trois voyages déjà… Les bras de l’enfant se raidissent, les jambes deviennent indolores, les pensées s’effacent de son cerveau : il marche, la roue a creusé un sillon dans la boue d’argile et sur cette piste la brouette s’engage, c’est elle qui dirige l’enfant. Au départ, c’est le poids contre lequel il faut lutter, mais toutes forces déployées, on le vainc. Et on marche vite. La nuit descend, elle surprend les hommes au labeur. Il semble à Didier qu’il est retiré du monde, qu’il vit dans une cité avec des gens qui ne sont pas des humains. Sur le versant, des passants reviennent du travail et leurs cris, leurs paroles, leurs rires, tout cela est lointain, confus, tels les bruits de la ville que le prisonnier perçoit de son cachot.

Encore un circuit, un effort pour mouvoir la voiture… puis des conversations brèves qui annoncent la fin de la journée. Lorsque les laborieux font la causette, c’est qu’ils interrompent la besogne. La parole est un luxe : ils parlent quand ils ont le temps.

Autour du souper, ils sont réunis… la fatigue ligote le débutant, tire son visage, ampoule ses doigts. Il lui semble que la brouette n’a pas quitté ses mains et que des planches emprisonnent son dos et son estomac. Cependant la soupe chauffe les écuelles et l’enfant, à la première bouchée, s’endort, le front dans la cuiller.


V


Sur une paillasse crevée d’où s’échappe et déborde le crin comme le sang d’une blessure, trois petits sont couchés en large.

La paillasse étripée est étendue sur la terre où tombent les pieds des enfants… Didier s’éveille quand le jour entre furtivement dans le rez-de-chaussée peuplé de formes grises… Didier aperçoit des êtres grandis par l’ombre, qui gisent à ses côtés, bouches ouvertes, têtes renversées, bras tendus. Entre le rêve et l’éveil, il y a place pour les folles terreurs. L’enfant se fait petit, se serre contre le mur ; puis il se souvient, reconnaît ses compagnons qui dorment et les pensées, tristes visiteuses, viennent l’une après l’autre frapper à son esprit.

D’abord, la brouette. Didier a la sensation de la soulever, de la pousser, il se revoit dans la cour, il gémit comme la veille lorsqu’il mettait le véhicule en route. Il s’éveille complètement… Il est bien sur cette paillasse qui supporte ses membres encore endoloris ; oui, mais dans cinq minutes peut-être, il faudra se lever. Cette idée apporte avec elle un malaise. Les paupières de l’enfant se ferment, il lui semble qu’il vient de déposer la charge et de se coucher. Le temps passe au lit si vite que Didier ne veut pas se rendormir — quand on dort, on n’a pas conscience de son bonheur —, mais goûter le plaisir ineffable de se sentir étendu, de n’avoir pas à déployer de forces ! Le sommeil rôde autour de ses yeux, il en fait le siège, mais l’enfant ne veut pas céder… Trois minutes il résiste… Un compagnon de lit pousse un cri de cauchemar, les souffles se mêlent, les respirations chantent, Didier béat, s’engourdit et se rendort.

… Le four est vaste comme un temple. Les flammes tapies dans les voûtes l’envahissent, encerclent les travailleurs, le feu monte jusqu’au sommet de la cheminée et atteint Didier qui vient avec sa brouette… il fuit devant le fléau, il crie au secours. Au même instant, un homme le secoue, il ouvre les yeux et sur la paillasse il voit ses compagnons qui s’agitent en silence. Des jambes gigotent dans des culottes, des sacs recouvrent des corps grêles qui s’étirent, des doigts frottent des yeux ternes et l’homme roux frappe dans ses mains pour appeler l’ardeur des mal réveillés. L’aube annonce les travaux et déjà les hommes bâtissent à la base du foyer les remparts de briques.

— À la coutte, à la coutte !

Un bidon de genièvre attend les petits qui, tour à tour, à la régalade, absorbent la lampée, le bon casse-patte qui donne de l’huile aux bras et des gars solides pour la poussée. Hardi, petit ! Didier, qui a bu la goutte, recommence le trajet sans fin.

Depuis une semaine déjà, il est roulier. L’accoutumance est venue. Son patron lui a fourni une paire d’espadrilles dans lesquelles ses pieds cuisent, la paume de ses mains est recouverte d’une corne brunâtre qui s’écaille. Mais il sait mettre en route la brouette comme les cinq compagnons qui transportent la brique, il fait un trajet de vingt kilomètres par jour et charge en tout quinze mille kilogrammes de pâte.

C’est le miracle de ces organismes qu’une longue hérédité a façonnés aux pénibles labeurs. Il pèse vingt kilogrammes, il coltine sept cents fois le poids de son corps. De même les fourmis et les mouches traînent des fardeaux étonnamment pesants.

Il a appris quelques mots de wlaamsch, il cause avec le grand homme roux, plus souvent avec l’aînée des petites filles, Julia, qui est gentille et sait un peu le français. Il est familiarisé avec la maison, avec la salle que meublent les deux paillasses. Cette chambre à coucher est construite avec des carreaux en plâtre qui ne peuvent barrer le chemin au vent et à la pluie. Il connaît aussi, par leur nom, les hommes et les femmes, le chef d’équipe et son beau-frère, ceux qui cuisent la pâte, ceux qui versent dans le four les cascades de charbon, ceux qui défournent les briques. Ceux-ci, il ne peut s’empêcher de les regarder avec admiration, mais avec terreur aussi. Il a lu jadis dans un conte l’histoire d’hommes qui couraient dans les flammes vertes et narguaient les démons. Les défourneurs leur ressemblent, ils marchent vers la boule de feu, ils se penchent dans le four et saisissent les briques brûlantes avec les gestes des pompiers qui sauvent les décombres. Treize cents degrés de chaleur précipitent sur leur corps une masse de plomb. Quelquefois, n’y tenant plus, ils jettent les sacs qui enveloppent leur peau et donnent directement au feu leurs corps mordus par des brûlures, sabrés d’estafilades, troués par des ecchymoses. D’autres fois, les manouvriers prennent la fuite vers la cuve, enlèvent leurs sacs, les trempent dans l’eau froide, s’en revêtent ensuite et plongent dans le foyer, tandis que l’eau dégouline sur leurs poitrines et leurs épaules pour se vaporiser vite.

Didier a de bons moments. Un soir, à cinq heures, une briquetière l’appelle pour qu’il aille en commission. Un achat de porc, une emplette qui le sort une demi-heure plus tôt de la briqueterie.

Le dimanche matin, il reste dans sa paillasse une bonne heure de plus et à midi, avec les enfants, il a campo. Ce sont les hommes qui traînent la brouette. Alors les rouliers se reposent en savonnant et en frottant leurs hardes qui sèchent près des fours. Vers le soir, les petits font une partie. Ils jouent avec des boutons comme les écoliers jouent aux billes. Un bouton blanc vaut deux boutons noirs. Un bouton de capote militaire a la suprématie sur toutes les catégories et vaut deux blancs. On creuse un trou dénommé choquette, on lance dedans une poignée de boutons appelés pions et l’on gagne lorsque les pions sont en nombre pair dans la choquette.

Mais, le dimanche, le grand plaisir de Didier est le sommeil. Il dort tout habillé sur sa couchette en attendant le repas du soir, et il lui arrive de ne se réveiller que le matin, lorsque le chef lui donne une tape sur la fesse. Il mange alors le dîner de la veille, boit la goutte, plonge la tête dans la cuve et brouette comme un ancien.

Dans un brouillard se perd le souvenir de Voisin, de la concierge, de la rue Le Bua, de la vie antérieure du briquetier. Papa surgit quelquefois, au milieu de fantômes, mais Didier n’a guère le temps de retenir une pensée. Elles volètent dans sa mémoire et se sauvent à tire d’ailes, chassées par l’effort musculaire qui absorbe toutes les forces, y compris celle du cerveau. Didier besogne comme un chien qui tourne une meule, un cheval qui meut un manège. Didier pousse la brouette et son jeu mécanique ne lui inspire bientôt plus que les idées qui naissent du métier : l’évaluation d’un poids, le nombre de briques, la facilité pour le roulage d’un chemin sec ou détrempé.

Les heures se comptent aux chiffres des voyages, aux impressions physiques et aux souffrances. Sur le coup de huit heures, le matin, Didier ressent une fatigue qui annonce le moment du casse-croûte. Lorsqu’il a la crampe dans les cuisses, les bras insensibles, il est onze heures et il est temps aussi de reposer les brancards, à moins de tomber le nez sur l’argile… Le repas du soir est délicieux, non point à cause des mets, — Didier ne distingue plus la saveur du lard, des haricots secs, des pommes de terre, ou du collet de bœuf — mais parce qu’il indique la fin du travail. Au contraire, Didier n’aime pas le genièvre, parce que la goutte précède le départ de la première voiture à bras… Pour lui, la vie est une colline escarpée qu’il gravit, la brouette aux mains.

Un soir, comme il s’endort, il sent qu’un visage s’approche de son visage, il lui semble qu’on l’embrasse. Il tend les bras, il reconnaît dans le crépuscule une de ses compagnes de lit : Julia. Ils parlent : Didier dans le langage de Belleville ; elle, dans le langage de Flandres. Ils se comprennent.

Leur amitié est fraternelle, très pure. Les mauvaises pensées n’assaillent pas ceux que les travaux forcés meurtrissent. La lassitude qui brise les membres monte jusqu’au cerveau mais n’engourdit pas le cœur. Cette amitié d’enfant naît du labeur commun. On est si faible qu’on se rapproche. Didier et Julia s’endorment, main contre main… et ils sourient encore à l’aube, ce qui rend moins amères les rudesses du réveil.

Les patrons de Didier, domiciliés à Charleroi, sont Guillaume Wlaemick et son beau-frère Philippe Ricknaer, tâcherons-briquetiers qui, depuis plus de quinze ans, exploitent les propriétés et le matériel de M. Fongard, industriel à Paris.

Des deux Belges, un seul, Wlaemick, a la direction de l’entreprise. C’est un grand gaillard couleur de rouille, rieur et grognon. Hercule du travail, il est le tâcheron-né, il boulonne comme un forçat, il exige de ses ouvriers un travail égal au sien et, fureteur, guigne de son œil bleu tout son monde.

Ricknaer, taciturne, rabougri, haut comme une borne, est l’ombre de son beau-frère. Il est cuiseur de nuit. À six heures du soir, il occupe son poste. Portant sa gourde en peau de bouc autour du cou, et sous ses bras trois bouteilles d’eau, il monte au sommet du four, sur la voûte percée de bouches dans lesquelles il précipite le charbon. À dix heures, il boit son litre d’eau, d’un seul trait. À minuit, il avale une goutte de genièvre, à trois heures, puis à six heures, les deux autres bouteilles. Il est le veilleur qui entretient le feu gigantesque. Les briques cuisent doucement au-dessous de l’homme assis, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains.

Les heures vibrent dans la nuit.

Neuf heures ! Aux carreaux des bicoques disparaît la lueur chancelante des bougies et le sommeil des serviteurs gagne l’usine. Accroupi, le cuiseur voit les ombres qui traversent l’enclos, un chat qui glisse l’échine sous la barrière et, fléchissant les pattes, s’engouffre dans le four. Paris renvoie jusque-là ses lumières sans rayonnement, sa rumeur qui ressemble à un bourdonnement de moucherons. Le combustible jeté dans les trous craque en arrivant au fond, tandis que de la campagne éclatent des cris étranges : plaintes de femmes en gésine ou de chiennes en amour.

Ricknaer rêve au pays qu’il vient de quitter, où il a boutique, un estaminet qu’il gère avec son beau-frère. Les ouvriers viennent là boire les chopes à deux sous, l’hiver seulement, car aux beaux jours, lorsque la neige ne couvre plus le poussier des routes, les aubergistes « tâcheronnent » en France.

Wlaemick et Ricknaer s’étaient connus dans les briqueteries du Nord et combinaient une association commerciale, lorsqu’ils épousèrent les deux demoiselles Cruyten qui apportaient en dot indivise le cabaret. La dot indivise rendit inséparables les deux ménages. Avant d’être beaux-frères, Wlaemick et Ricknaer étaient amis. Ils avaient encore, quinze ans après, une certaine estime l’un pour l’autre, bien que Ricknaer, comprenant mal le français, soupçonnât son compère de le gruger en affaires de briques. Mais M. Fongard avait toute confiance en les deux Belges qui retiraient l’argile du terrain, embauchaient une quarantaine d’ouvriers et fabriquaient de bons produits.

Leur industrie était toute leur vie. Et la vie de leurs femmes, ils l’avaient assujettie de même à la confection de la brique. Les deux sœurs avaient pour mission de fabriquer la pâte à brique, de cuisiner les repas des briquetiers, de faire des enfants destinés à mouler et transporter la brique.

Elles accomplissaient consciencieusement leur tâche ; irréprochables quant à la cuisine et à la manutention des pierres, elles eurent trois garçons et deux fillettes qui rendirent des services aux tâcherons dès l’âge de six ans, furent rouliers à neuf ans précis, et briquetiers trois ans plus tard. Les Wlaemick et les Ricknaer étaient bien connus des compagnons belges qui, ponctuels, à la Saint-Gilbert, venaient offrir leurs bras aux deux maîtres. Ils embauchaient des ménages au salaire de trois francs le mille de briques, ce qui faisait une paye quotidienne de quatre francs dix sous. Et ce monde fabriquait toutes les variétés, les grosses pièces, les briques de pleine, les ordinaires, les flamandes que des tombereaux ramenaient à Paris, à la tombée du jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant Didier, malgré la massue du travail, vole au moins dix minutes au sommeil. Il chuchote avec Julia sa compagne, il bavarde au lit… ce qui même fait grogner les autres qui veulent dormir en paix.

Une fois, Julia lui dit :

— Ton argent, où le caches-tu ?

— Quel argent ? demande Didier surpris.

— L’argent que tu gagnes ici, grosse bête !

— J’en gagne donc, moi ?

Il faut que la fillette apprenne au garçonnet qu’un salaire lui est dû pour les douze heures laborieuses qu’il fournit. Mais jamais il n’osera réclamer des sous à M. Wlaemick.

Aussi, le lendemain, à la soupe, Julia donne-t-elle sous l’escabeau des coups de pied à son peureux ami.

— Réclame ta paye.

Il se contente de rougir et d’avaler une cuillerée de travers. Grand serin, va ! Et lorsque, le repas terminé, Wlaemick empoigne la bouteille, boit au goulot une chopine sérieuse, c’est Julia qui résolument lui dit :

— Didier demande quand vous allez lui donner de l’argent.

Wlaemick recule comme s’il avait reçu un coup de poing dans la figure. Il s’essuie la moustache, éternue et, se tournant vers l’apprenti, il bougonne :

— T’auras dix sous par jour à partir du mois prochain. Avant, c’était l’apprentissage ! Je te donnerai le tout ensemble après la campagne.

Les ouvriers assurent qu’il est peu de joie plus forte que celle d’un enfant qui reçoit son premier salaire, qui touche comme un homme ce qu’on appelle le pognon.

En ce crépuscule bleu, l’annonce du gain « entourne » le garçon comme une valse échevelée, comme une rasade de genièvre. La Julia, elle, fait la folle, elle pouffe et regarde Didier pour le faire rire, ce qui leur vaut à tous deux, en deux langages, un rappel à l’ordre bien senti.


VI


Il ne fait pas encore jour, un rayon de lune blanchit le carreau, joue sur les visages des enfants. Au bas des paillasses, les vêtements et les espadrilles forment des amas de chiffons souillés par les boues et les sueurs… Une odeur de corps imbibe les hardes et s’élève jusqu’aux poutres du réduit.

— Tebout ! tebout !

Le maître éveille la nichée à coups d’interjections et d’éternuements. Les petiots gémissent sous le choc, roulent des prunelles ternes de sommeil, les bras se convulsent, les bouches avalent la salive, le crin s’écroule sous la pesée des membres mêlés au hasard de la nuit. C’est un étal de nudités chétives, un lot de suppliciés qu’expose la paillasse et qui se redressent à la voix du patron comme sous la claque d’un fouet.

— Tebout !

Mais une force les enchaîne au creux de leur couchette. Ils sentent qu’ils n’ont point eu leur pitance de repos, qu’ils sont frustrés de leur part, qu’il y a injustice à les secouer plus tôt que de coutume.

Une rude parole du chef a raison de l’apathie générale. Cinq minutes après, ils sont dans la cour. D’autres hommes sont venus, on a renforcé l’équipe, et au milieu d’eux, un monsieur bien vêtu, coiffé d’un chapeau melon donne des ordres à Wlaemick :

— Cuisez le plus possible, embauchez le monde qu’il vous faut ; tâchez de me faire dix mille de plus par jour. Comme ça pendant la durée de la grève !

Didier entend ces mots tandis qu’il suit le chemin du four. Ainsi, c’est pour « cuire le plus possible » qu’on ordonne le réveil deux heures plus tôt que de coutume. Car le vrai jour au ciel ne s’est pas montré, un arc de lune rôde dans la brume et les souffles de la nuit plissent les flaques d’eau. On a encore du sommeil plein les membres et comme les brancards de la voiture dans les reins.

Les ouvriers nouveaux servent la presse. Ils placent la terre séchée dans le moule que termine un long bâton. Ils donnent tous leurs muscles pour serrer le couvercle et les veines de leurs mains ressemblent à des cordes noircies.

Lorsque Didier revient au four, l’homme au melon a disparu. Et le chef interpelle l’enfant :

— Fieu ! viens voir ici. Dis à ma femme qu’elle te donne un peu des maniques. Pour une fois, tu vas défourner.

La créature qui, la première, a reçu Didier à la briqueterie, tient en langue flamande un long discours que l’enfant ne comprend point, mais auquel il répond par des « Oui, madame » convaincus et déférents.

Elle lui donne des maniques.

C’est elle qui confectionne ces gants de cuir, découpés dans les vieux souliers et qui servent à garantir des brûlures les mains des défourneurs. Didier n’a plus qu’à faire sa toilette. Il quitte sa chemise, il se « met en sac » et se dirige à l’extrémité du four où les hommes prennent les carreaux aux flammes.

Des lampes à huile éclairent ces voûtes. Le four circulaire ressemble à une casemate, on le garnit d’un côté, on le dégarnit à l’autre bout et l’on active le tirage pour accélérer la cuisson.

Didier, juché sur un tas de briques, enlève celles que le feu environne.

Quand il reçoit l’étreinte mordante du brasier, il se cabre, il chancelle ; mais il revient à l’assaut, ses bras tâtonnent et ramènent les pierres.

En ces minutes de peine, la pensée virevolte autour des événements et des jours. Il songe à la brouette, si dure à enlever pourtant, et il regrette le labeur de la veille. Mais de même qu’il a vaincu la charge, il restera maître du foyer. Il boit le feu qui éteint son souffle, il boit la sueur qui coule de sa tignasse et roule sur son nez, il sent crever ses artères sous les coups du sang. Il retourne à l’incendie, lui dérobe quelques briques. Le feu, derrière une ceinture de pierre, apparaît en boule comme un soleil. Didier pousse un cri, la flamme en retour a mordu son visage. Quelqu’un passe et retient le petit qui s’assoit sur l’argile. Il bâille, il avale l’air frais ; il a reçu le baptême du feu, cet enfant de troupe : sur son nez et sa joue, cinq centimètres de peau ont flambé.

Le chef le regarde avec un sourire, le frappe à l’épaule et lui dit doucement :

— Va reprendre ta voiture, t’es pas un homme, t’es une omelette !

Autour de lui, les hommes sont atteints d’une fièvre qui confine à la furie. Ils se ruent au travail, mangent à peine, pour économiser le temps ; boivent de larges gouttes à tout instant du jour pour exciter leur énergie. Cinq manœuvres ont encore pris place aux fours. Ils ne logent pas dans les baraques, mais dès quatre heures du matin, bien avant que l’horizon ne rougisse au soleil, ils sont à l’usine, pressant la terre et défournant la brique.

Didier, qui connaît son Histoire Sainte, compare cette frénésie à celle des compagnons qui construisaient l’arche de Noë, des simples qui édifiaient dans les temps la tour de Babel. Les brouettiers supportent le contre-coup de ce zèle incomparable qui trop tôt les tire du lit et augmente le poids des fardeaux avec le nombre des voyages. On commence à quatre heures du matin, on finit à neuf heures du soir.

Didier appelle toutes les lumières de son esprit pour comprendre les causes qui président à ce renfort de labeur. Mais les paroles du monsieur bien mis : « Cuisez le plus possible et comme ça pendant la durée de la grève », sont un mystère qu’un petit garçon ne peut pénétrer…

Sur le chemin, la brise flagelle aux cimes les branches neuves et fait crisser leurs feuilles. La cheminée de l’usine est comme la bouche d’un canon pointé vers le ciel.

Didier pose la brouette et s’assoit entre les manches. Cette pause imprévue fait hurler Wlaemick et l’aboi du chef redresse l’enfant qui reprend sa marche. Un presseur dit à son compagnon, tous deux embauchés la veille :

— Foutu métier, j’aurai pas ici la médaille des vieux serviteurs !

Voue-moi le chef qui nous rezieute parce qu’on jaspine, répond l’autre.

Crispés aux bâtons, ils recommencent à mouler la pâte, dans un silence que seuls coupent les hans de poitrine, larges et réguliers.

Au couchant fuit une compagnie d’hirondelles qui nagent dans les nuages roux. Soudain, les hommes hébétés tendent l’oreille. Comme le trot d’une cavalerie, une rumeur gronde et se rapproche ; les mains lâchent les outils, les faces congestionnées sortent des fours, les filles et les gamins de brouettes se rassemblent, un pli balafre le front de Wlaemick. Des cris, des chants planent et des têtes apparaissent à la barrière de l’usine, une centaine d’hommes et de femmes, tous armés de triques, précédés, suivis, encadrés de gamins qui gambadent, s’échappent et reviennent. C’est, dans un ciel calme, l’orage subitement déchaîné qui frappe de terreur les compagnons de la briqueterie. Ils écoutent le souffle de la horde qui clame :

Dansons la syndicale
Hardi, garçons,
Organisons
La grève générale,
Vive le son
Du canon !

— Les crévistes !

En criant le mot, les briquetiers de l’usine font le signe de la croix. Comme la vague qui mugit et submerge la rive, la troupe envahit la cour, les enfourneurs, les presseurs reculent devant le flot. Seul, Didier, bras ballants, reste immobile et n’a pas peur…

— Au percher, les gas !

— À l’eau, les Popauls !

— Au percher !

Les grévistes se répandent dans le domaine et cassent le percher où la terre brune et jaune qui sèche sur les rayons ressemble à des fromages en pains. Vlan ! des mains s’abattent sur les argiles, débarrassent les lattes, jettent tout ce que recèle le casier. Le sol est jonché de pâte qui se crevasse. Des femmes endiablées chantent en prenant la brique ; mais les envahisseurs se divisent, une colonne se porte vers le hangar où s’entasse la « commande », les briques toutes fabriquées, remisées par milles. Comme des soldats défendent une forteresse, Wlaemick et des manouvriers sont postés devant la réserve. Et les conquérants se précipitent, aiguillonnés par le chant des femmes, dont la voix aiguë trompette des invectives.

Didier se mêle à la cohue, ravi de l’incident qui interrompt la monotone, la lourde tâche, dévorant des yeux les Attilas qui ont fait le vide dans les places où retentissait la plainte des artisans surmenés. Près du hangar, un homme parle avec véhémence et par grands gestes. On dirait qu’il prend les arguments de sa bouche dans ses mains, pour en souffleter ses auditeurs. Il a enlevé sa veste, l’a jetée à trois pas, et le voilà qui martèle ses cuisses à coups de poings, ramasse son corps et crie dans les yeux de Wlaemick :

— Tu devrais être honteux ! À quel prix que tu les fais les briques ? Ose donc le dire, hein !… canaille.

Quelques ouvriers du tâcheron montrent leur visage peureux dans l’encoignure des logis. Le gréviste lâche alors le chef, interpelle les briquetières et sa colère est si grande que sa voix chevrote.

— Venez ici, vous autres. Ah ! vous croyez que ces types-là sont des hommes ? Des gens qui travaillent pendant la grève ! Savez-vous que nos femmes n’ont pas à bouffer parce que ces lascars-là turbinent comme des négros. C’est pas des hommes, ils n’ont rien dans le ventre !

Une femme dit sur le ton traînard de la Courtille :

— Tu perds ta salive, Clergeot ! Les Popaules savent pas seulement ce que tu leur dégoises.

— Elles ne comprennent pas ? Eh bien alors elles vont voir !

D’un coup de tête à la poitrine, il précipite Wlaemick contre une poutre, il pénètre dans le hangar et derrière lui s’engouffrent les manifestants qui bousculent les mercenaires du Belge. Aussitôt des coups secs retentissent, les briques enlevées par cent bras carrèlent le sol en rose, s’amoncellent autour de la cheminée, tracent des serpentins dans la cour.

Un ouvrier remarque :

— C’est trop long, on n’aura jamais le temps de balanstiquer le stock. Ils méritent qu’on brûle leur tôle.

Et soudain, Didier se trouve entouré par une escouade, secoué par une petite contrefaite qui hurle :

— Y prennent les gosses à la mamelle maintenant, regardez-moi cet éclat d’homme. Ils te font trimer, hein !

— C’est maigre, maigre !…

— C’est pas nourri.

— C’est battu.

— Des choses pareilles, ça ne devrait pas être permis !

Alors Didier, qui n’ose se débattre, se trouve enlevé du sol et porté sur des épaules. Au sommet du piédestal humain, il voit la foule répandue dans la cour, les hommes du percher, ceux de la réserve, tous laissant les briques, accourus autour du petit bonhomme qui représente à leurs yeux les victimes de l’exploitation capitaliste. Ils forment une chaîne qui s’enroule autour du gosse, certains rient de toute la hauteur d’une bouche édentée, d’autres grognent, manient les poings et le chant de la Syndicale s’échappe par bouffées comme le jet de vapeur d’une chaudière :

La grève générale
Vive le son du canon.

Le refrain meut la farandole :

Ah ça ira, ça ira
Tous les patrons on les pendra.

C’est un serment : les voix unanimes déclarent sans chanter, en découpant les syllabes :

On les pendra
La gueule en bas.

Un engagement solennel et aussi une espérance qui donnent du souffle aux poitrines. Les paroles retrouvent leur chanson :

Dansons la syndicale
Hardi, garçons
Organisons
La grève générale.
Vive le son
Du canon !

Mais celui qui molesta Wlaemick lève la main pour avoir le silence ; il ne l’obtient que lentement ; des chut ! soufflent sur les cris sans les éteindre et de la foule sort un bouillonnement.

— Camarades, dit l’homme. Nous crevons tous du chômage, eux font dix-huit heures par jour, les pères de famille sont sur le trimard, eux emploient des gosses de sept ans qui massent comme des bagnards et cramsent comme des mouches.

— À bas les Popauls !

— Tais-toi, imbécile, reprend l’orateur. C’est pas aux Popauls qu’il faut en vouloir, les Popauls sont des volés comme toi. C’est aux tâcherons qui les exploitent, les tâcherons sont des dégoûtants.

— À l’eau ! les tâcherons.

— À bas le travail aux pièces ! À bas le travail des gosses. Ce qu’il nous faut, c’est le travail à l’heure, dix heures par jour et la carte syndicale à tous les compagnons !

Dansons la syndicale…

… Comme le feu d’une torche écrasée sous un talon, le chant étouffe soudain. Didier se trouve libre. À côté de lui, quelqu’un crie : « Les guignols ! V’là les gendarmes. »

Ils accourent en effet, revolver au poing, jugulaire au menton. Les manifestants les toisent, certains ramassent des briques, les deux troupes sont prêtes à la lutte : elles ont chacune leurs munitions.

D’instinct, les Belges se dissimulent derrière les soldats tandis que d’une voix claire, un officier commande :

— Déblayez le terrain ! Foutez-moi le camp ou je tire dans le tas.

Le gréviste Clergeot répond :

— Rangez-vous sur le côté avec vos hommes !

Les deux chefs jouent franc jeu : ils dévoilent leur plan de bataille… Alors les gars sortent lentement de l’usine, les hommes restent muets, mais les femmes devant les soldats grognent des invectives : « Assassins, voyous », tendent les poings sous la moustache des gendarmes qui tremblent de colère et se mordent les lèvres… Bientôt la cour est évacuée, les manifestants inondent la rue et les gendarmes se ruent à leurs trousses. Dans l’usine, la force publique ne pouvait manœuvrer à l’aise, elle était patiente ; au large, elle venge les injures faites à l’armée. Didier, revenu au milieu des siens, entend le bruit d’une charge, des pas pressés, puis des cris et une détonation.

À la briqueterie, les hommes ne travaillent plus ce jour-là et Wlaemick qui les regarde n’ose les harceler ni les « pousser au feu », car la trombe qui passa sur l’usine secoue encore les compagnons et leur chef.

Des gendarmes sont en faction à la porte, dans la cour, et le soir l’un d’eux garde le cuiseur qui nourrit les bouches du foyer. Cette nuit-là est plus calme que les autres nuits. Mais on sent que le silence couve des flammes, que dans l’ombre, deux armées veillent et se recueillent pour les prochains combats.


VII


Le lendemain, lorsque Didier prend vers le percher sa brouette, il aperçoit des soldats casqués qui stationnent devant l’usine : c’est la cavalerie qui veille sur les ouvriers belges.

— Sauve, petit !

Wlaemick lui-même empêche le gars d’accomplir son travail quotidien. Didier laisse échapper un ah ! de stupéfaction. C’est ainsi, mon vieux ! Vacances ! Vacances ! Tous les gars de ton âge se croisent les bras.

— Tu sais, Julia, pourquoi on ne travaille pas ?

— Bien sûr, on n’a pas le droit de nous employer à la brique, puisque nous n’avons pas dix-huit ans. Et les grévistes dénoncent les patrons à l’inspecteur du travail qui va viendre. Faut pas qu’il nous voie la brouette à la main. Viens, on va jouer au supplice.

À partir de ce jour, Didier mène une existence de pacha. Il reste couché jusqu’à des sept, huit heures le matin, il va se promener avec les petits camarades, tous en congé, dans Bagnolet, il regarde rouler la brouette par les hommes qu’on a embauchés à sa place. Et puis il dort, il dort l’après-dîner.

Ce qui gâte un peu sa joie de dormir et de ne rien faire, c’est la peur d’être remercié complètement, de se trouver encore une fois sans abri. Mais non, il joue, il mange, il dort et tout cela sans travailler.

À l’aube, résonnent les trompettes des soldats. Didier siffle déjà toutes les sonneries : le réveil, le « C’est pas de la soupe », il rend visite aux dragons cantonnés près de l’usine, qui moulent le café d’une singulière manière : en écrasant les grains à coups de crosse. La soupe qu’ils préparent sent bon. Autour des cavaliers, tous les gamins du pays font cercle et parmi ce peuple d’enfants, Didier retrouve de vieilles connaissances, écoliers de la rue Bretonneau qui ont franchi, eux aussi, la porte de Bagnolet, mais sans laisser derrière eux leur famille. Le briquetier demande les nouvelles de l’école : « C’est Clépin qui est le pre ! — Où c’est qu’vous en êtes en histoire ? » Didier prend la gibecière du camarade, il feuillette les cahiers, parcourt les livres. Car il a quitté au moment que l’histoire était émouvante : les Anglais étaient maîtres du pays.

Au-dessus du chemin où les mousquetons sont formés en faisceaux, Didier consulte le manuel de Blanchet, dévore le récit de la reprise de la France par Jeanne d’Arc.

À l’imagination du petit manœuvre, parlent les vieilles histoires de la Patrie, tandis que l’écolier pressé, à qui Didier a emprunté le livre, tire son ami par la manche.

Les jours d’indolence se succèdent et l’inspecteur du travail ne vient pas et les briquetiers, privés de leur main-d’œuvre enfantine, jurent contre les feignants dont les menaces ont eu pour résultat de remplacer les gamins par des hommes payés cinq francs par jour.

Sans doute, les maîtres de Didier diminuent sa part de nourriture, mais puisqu’il ne travaille pas, il est juste qu’il mange moins qu’autrefois. Sous les hangars où l’on presse la pâte, il cause longuement avec Julia qui coud et raccommode des nippes. Les filles n’ont pas le repos complet, elles font la cuisine et les travaux de couture. Mais les garçons se la coulent douce, comme dit Wlaemick, chez qui l’inaction forcée de ses pupilles détermine de furieuses colères.

Un matin qu’ils dorment comme des enfants riches, bouche ouverte, traits reposés, le chef entre dans le réduit et de sa voix puissante commande :

— Tebout ! on travaille ! Va falloir rattraper le temps manché !

Finie la flânerie, Didier ! En route.

C’est que la grève est terminée. Les soldats sont partis et avec eux la main-d’œuvre supplémentaire embauchée pour l’exécution des commandes réparties aux usines qui furent épargnées par le chômage. La confiance est revenue. Wlaemick désormais ne craint plus les syndicalistes ni les inspecteurs du travail et tout le monde reprend la besogne.

Le premier voyage de la brouette paraît pénible à Didier. Cependant il a établi, durant les vacances, depuis le percher jusqu’au four, une piste, un chemin étroit de tôle sur lequel s’engage la roue. Mais la besogne de force, deux semaines interrompue, demande un nouvel apprentissage et Didier revit ses premiers jours d’usine. Tandis qu’il brouette avec effort, les refrains de la grève bourdonnent joyeusement à son cerveau. Il aime les strophes violentes qui lui rappellent de bons souvenirs : « Le son du canon… le genre humain ! »

Il a bien envie de chanter le refrain pour de bon, à pleine voix, mais il sait que cela lui rapporterait quelque taloche, non parce que la chanson est séditieuse, mais parce que le travail continu doit s’accomplir en silence, muscles tendus, sans gaspillage de forces.

— Et une par-dessus le marché !

On augmente les charges : au lieu des 40 réglementaires, on range 44 ou 45 briques. On veut arriver au nombre de 60 qu’un adulte transporte dans une brouette.

Tout d’abord, les enfants ne s’aperçoivent pas de la surcharge, mais après quatre ou cinq minutes, la fatigue supplémentaire est sensible au plus résistant.

Julia attend le prochain départ. Sa voiture est prête, elle se met en route… et la voilà qui laisse tomber les brancards à mi-chemin…

Didier court vers elle, la soutient, la conduit jusqu’au talus vers une briquetière dont le mouchoir blanc noué aux cheveux ressemble à une cornette. La femme dit simplement :

— Elle a attrapé une heurnie !

On transporte la fillette dans la chambre et comme Didier veut demeurer au chevet de l’amie, il faut que M. Wlaemick se dérange lui-même pour le prendre par l’oreille et le ramener au percher.

Qu’est-ce qu’une heurnie ? Il demande à un gars de pioche qui le renseigne : C’est le boyau qui sort du ventre quand on soulève une trop forte brouette.

Lors, Julia est suspendue de ses fonctions, mais si elle n’est plus roulière, elle est employée au moule flamand, elle prend les briques dans la forme et les range sur la terre pour les faire sécher. Sa hernie n’a pas d’autre suite.

Juillet passe, torride. Les hommes ne travaillent plus que le buste nu, et lorsque vient la pause, les femmes rieuses en passant donnent une claque sur les torses humides et se sauvent poursuivies par les quolibets flamands. Bon temps ! dit Wlaemick. Dans les perchers, la brique sèche rapidement, mais les hommes souffrent dans les fours et veulent une sieste après les repas. On leur accorde une demi-heure, puis les enfants, messagers de Wlaemick, les réveillent. Debout, les hommes boivent un coup d’eau, se mouillent les yeux et reprennent leur place au four.

Les journées se traînent, toutes se ressemblent, il n’y a plus de repos depuis la grève, plus de dimanches, plus d’étapes sur la route brûlée.

Un soir, au cours du bavardage qui précède le sommeil, la Julia dit à Didier :

— Dans un mois, la campagne est finie et on quitte Bagnolet.

Le garçon se fait expliquer cela : au mois d’octobre la fabrication de la brique est suspendue, Wlaemick et Ricknaer regagnent l’auberge de Charleroi et leurs ouvriers cherchent une autre position.

Et que fera Didier ? L’ancienne petite roulière y a bien songé. Il suivra M. Wlaemick et le père de Julia, travaillera en Belgique, tandis qu’elle continuera ses études à l’école communale. Au printemps, tous recommenceront la campagne de France.

Didier verra du pays ! Puis, il sera toujours avec sa bonne amie. Deux pensées qui se traduisent bientôt en un rêve qui émerveille le visage du briquetier.


VIII


Les jours frais, les ondées où rit du soleil, un automne qui ressemble à un printemps, de longues nuits, septembre qui apporte de clairs dimanches où les briquetiers ne travaillent pas, septembre qui arrête le mouvement de l’usine à l’avant-crépuscule, le mois doux aux briquetiers. Est-ce la grève qui recommence ? Le réveil est à sept heures et à cinq heures du soir, la journée est faite.

Un matin, Didier s’éveille seul sur la paille… du soleil entre dans le réduit, non pas de timides rayons venant comme à regret frapper le carreau, mais une flambée pimpante qui décore la salle et chasse la pauvreté du logis. C’est un bonjour de camarade. Il surprend le garçonnet qui lestement s’habille, chantonne, file à l’ouvrage.

Dans la cour il rencontre des groupes, des ouvriers en veston et en cotte, la compagnie des fours, les piocheurs, les mouleurs, les sécheuses, les presseurs, les rouleurs, ceux des machines qui fabriquent les grands pots, les chaufourniers, les femmes tiraillées par la marmaille, et qui ressemblent aux bohémiennes diseuses de bonne aventure. Tous les gars ont des sacs à outils sur les épaules et, sous les vestes, des tricots barrés de porte-montres qui ressemblent à des chaînes de chien.

Wlaemick est au milieu des travailleurs, il avise Didier et l’appelle d’un signe :

— Nous avons des comptes à régler, petit gas, viens au bureau.

Là, il lui tend des pièces : un écu, un louis et des pièces blanches. Didier est ébloui. Jamais il n’a vu tant d’argent amassé : à la maison, le père ne rapportait à la fois jamais plus de cent sous, car à son patron il réclamait des acomptes chaque jour. Le livreur mettait dans une boîte l’argent du terme, ce qui faisait en tout huit francs. L’échéance était mensuelle parce que, seuls, les richards qui s’appliquent bon an, mal an, des trois, quatre cents francs de loyer, paient leur terme à la fin du trimestre…

Didier est tout saisi lorsque, montrant les pièces, son maître parle :

— C’est pour toi, il y a 36 fr. 80.

Cent douze jours de travail à dix sous font 56 francs. Mais il faut déduire les jours de grève pendant lesquels tu dois la nourriture : 14 jours à vingt sous, 14 francs, plus deux paires d’espadrilles et une chemise qu’on t’a fournies, 5 fr. 20… Total des dettes 19 fr. 20. Reste pour solde de tout compte… 36 fr. 80.

À la saison prochaine, si nous sommes encore du monde, on travaillera ensemble… Tu es un bon petit gas. Au revoir.

— Mais je m’en vais pas, Monsieur Wlaemick.

— Hé ! hé ! c’est moi qui m’en vas, petit.

— Je vais avec vous, Monsieur Wlaemick, avec la Julia.

— Hé ! avec moi, pourquoi faire ?

Soudain Didier rougit ; à son âge, on ne pâlit pas encore, mais on tremble en apprenant une mauvaise nouvelle.

— Emmenez-moi avec vous, Monsieur Wlaemick, j’ai personne, je travaillerai bien.

— Je peux pas, petit, au mois de mars, je t’embaucherai.

— Mais on est en octobre, Monsieur Wlaemick, qu’est-ce que je ferai jusqu’au mois de mars.

— Tu iras à l’école ; en hiver les enfants vont à l’école. Au printemps, ils font la brique. Ramasse ton argent. Et puis, le perds pas surtout !

— Monsieur Wlaemick ?

— Cosse ?

— Je travaillerai pour rien, Monsieur Wlaemick, prenez-moi.

— Allons, va-t’en, petit, dit M. Wlaemick impatienté, secouant la main, se débarrassant de l’enfant comme on chasse une mouche.

Didier sort, les yeux fixés à terre, un peu gêné… mais le tintement de l’or dissipe cette tristesse.

— J’ai 36 fr. 80, dit-il à Julia.

Et il lui conte la conversation qu’il vient d’avoir avec M. Wlaemick. M. Wlaemick ne peut pas le prendre avec lui.

— C’est rien, ça, dit la fillette.

Elle entoure de ses bras Didier qu’elle embrasse.

— C’est rien, ça, je vais dire à papa… tu viendras avec nous !

Le repas de midi est un repas joyeux. Wlaemick paie la goutte et Ricknaer chante un refrain flamand. Une briquetière donne à Didier un porte-monnaie pour qu’il y mette son argent. On cause du pays dans la langue maternelle, on parle des voisins, des filles que l’on verra mariées, des vieux qui sont morts. Et vers la fin, un peu d’émotion éteint les rires et les grands cris. Mais, tandis qu’on porte des santés à la ronde, Didier mollit jusqu’à pleurer. Cette salle pleine de gens lui paraît vide, il se sent tout seul au milieu de la foule et le cliquetis des verres lui donne des frissons.

Autrefois, il aimait les voyages, ce qui apporte un changement au train-train des jours. Il aimait les promenades dans les gares et s’amusait au va-et-vient des voyageurs chargés de valises, encombrant les guichets, débordant des salles sur les quais de départ. Mais quatre mois d’épreuves ont modifié ses idées avec ses goûts et il a peur aujourd’hui, à côté des convives en gaîté, peur d’une nouvelle marche dans les ténèbres, à la recherche d’un gîte et d’un emploi.

Les briquetiers nettoient les logis, les enfants secouent les paillasses. Un tour de clef. On laisse là tout en plan, les meubles, voire les habits de travail. On quitte l’usine. Julia s’entretient avec son père et sa mère qui regardent Didier et qui parlent fort. Si le jargon wlamsch est inintelligible à l’enfant, du moins les gestes sont explicites. Pan… dans l’œil ! Julia vient de recevoir une bonne claque, une de ces gifles dénommées mornifles, données avec le revers de la main.

C’est la réponse des parents.

En route !

Au bras de sa femme, à pas de canard, Ricknaer ouvre la marche et les groupes bavards s’égrènent, certains bras dessus, bras dessous, chaloupant comme des matelots, le haut Wlaemick grave, les dominant tous, tambour-major de ce bataillon d’émigrés en marche vers la terre d’origine.

Paris se cache derrière une écharpe de brume et dans le ciel gris de lin cheminent des nuages en dentelle. Tel un chien suivant ses maîtres, Didier à quelque distance suit les Belges. De temps à autre, un des hommes jette un regard vers lui, des exclamations vont à ses oreilles, Julia se retourne, le brillant des larmes agrandit ses yeux, elle sourit en cachette à son ami… Les Belges franchissent la porte de Bagnolet où les octroyers flaireurs tripotent les mouchoirs bleus, les enveloppes à carreaux qui ferment les paquets. Les Popauls se répandent dans la rue Pelleport ; le dur accent de leur langage fait retourner les gamins du faubourg. Didier timidement se rapproche des briquetiers, il marche maintenant tout près d’eux, il joue, il joue à celui qui va partir en voyage avec papa. Il s’imagine être Franz ou Hinri, les fils du chaufournier qui courent en « chahutant » autour de la compagnie. Ce Didier joue au fils de famille !

Même un compagnon lui parle, lui enseigne pourquoi l’on ne fabrique plus de briques en hiver : parce qu’on ne construit pas pendant le mauvais temps, parce que dans le bâtiment, c’est le chômache !

Le chômache ! Un mot que Didier n’a jamais entendu, des syllabes qui évoquent l’idée d’une boue gluante dans laquelle on enfonce, on patauge, quelque chose de noir, de sale, d’interminable. Le chômache ! Ça veut dire, explique le Belge, quand on n’a pas d’ouvrache et qu’on a faim !

On traverse la rue Pixérécourt ; on prend la rue de Belleville, on boit une chope chez un débitant dont l’enseigne a su attirer les briquetiers :

À la Bière des Flandres.

Didier attend sur le trottoir. Et il se cache lorsque les émigrés sortent de la boutique car il ne veut pas être remarqué. Il ne joue plus. Le chômage a troublé son insouciance. Mais il accompagne la troupe à dix mètres.

Soudain Wlaemick se retourne et s’arrête ; lorsqu’un chien perdu s’attache à vos pas, vous lui lancez une pierre pour qu’il détale et disparaisse. Didier, le naïf, a-t-il peur qu’on le chasse de la même manière ? Non, il ne raisonne pas. Un instinct obscur le meut, peut-être la crainte d’un affront : il se sauve comme un chien, il court tête baissée, et puis il glisse un regard vers les ouvriers qui vont paisiblement, qui ne pensent pas seulement au petiot. Quelle mouche a piqué ce trembleur ?

Il fait demi-tour. Tout espoir n’est pas mort : il rattrape les compagnons et résolument leur emboîte le pas. S’il osait même, il s’accrocherait à la jupe de la bonne femme qui tient son poupon dans ses bras et qui jadis donna la soupe au fuyard de la rue.

Ces heureux Belges ne s’aperçoivent pas que les kilomètres se déroulent et que depuis une heure ils ont quitté le campement. Ils vont au cœur de la ville, vers la gare du Nord ; en voici la façade et les statues grises. Ils rêvent aux travaux d’hiver qu’ils entreprendront dans le pays, les uns retrouveront leur place à la sucrerie, les autres, insouciants, se terreront dans le village, élèveront trois cochonnets et vivront des économies amassées en France.

Lorsqu’ils entrent dans le hall, Didier ne les perd pas de vue. M. Wlaemick s’entretient avec un employé au travers d’un guichet, les autres l’attendent, les enfants s’assoient sur les baluchons ; les étrangers dévisagent la tribu qui devise à grand bruit. Un sergent d’infanterie promène là son ennui et sa jugulaire, des banlieusards cognent des bourriches et des paquets sur les portes vitrées qui sonnent, un agent de la Compagnie en veste bleue lance des oh ! et des hep ! pour déranger tout le monde en poussant un diable égaré dans ce corridor. Enfin, M. Wlaemick revient, la troupe s’engouffre sous les portes du quai et une briquetière, en montrant le rail, dit à son garnement pour qu’il cesse de brailler : La Belgique est au bout de la ligne !

Ils passent en file indienne, jargonnant, gesticulant. Ils butent contre un agent qui défend l’entrée des wagons et qui s’écarte devant le flot irrésistible des Flamands. Didier suit la foule, l’employé lui dit : Ton billet ?

Hélas ! Il est le naufragé qui, seul de l’équipage, n’a pu prendre place dans le canot et demeure sur le navire qui sombre.


IX


Boulevard Magenta, un homme passe près d’un petit garçon qui gît sur un banc. Les cheveux du gamin embroussaillent son front, et ses yeux de bête affolée font demander à l’homme :

— Qu’est-ce que tu as, petit ?

Il répond, farouche :

— J’ai du chômache.

Comme s’il disait : la tête me brûle, j’ai mal à la poitrine.

Il songe, comme dans le sommeil. Ses pensées tournent et s’enchevêtrent sans apporter de conclusions. Il pense à une maison avec, dedans, une maman qui vous accueille après l’école. Il pense qu’il est nomade, qu’il est orphelin, qu’il est toujours seul, qu’il est parfois recueilli, mais bientôt chassé, et que ceux qui l’aiment sont battus. Julia l’aimait bien. Mme Voisin l’aimait aussi. Il n’a plus vu Mme Voisin et il ne reverra jamais, jamais Julia… Il a envie de pleurer, mais ses yeux sont secs et les sanglots qui serrent sa poitrine le font trembler.

Mais il a une poche qui sonne sous sa main, un porte-monnaie qui crève, tant il est gonflé. Didier a trente six francs quatre-vingts. Avec un pareil tas de sous, il ne doit pas redouter les mauvais jours. Il était bien plus malheureux lorsque le plombier en ribote le mettait dehors à coups de botte quelque part.

À l’auberge où l’enfant se réfugie le soir, il y a des hommes qui dînent. Comme il leur demande « l’embauche » :

— Si tu es briquetier, petit gas, disent-ils, va voir aux usines à gaz, les compagnons qui chôment dans la brique trouvent là un boulot tout indiqué.

— Penses-tu, riposte son compagnon, qu’est-ce qu’on peut faire avec un môme de huit ans ? On l’enverra à l’école maternelle.

— Pour sûr !

— Ah ! s’il avait treize ans !

Treize ans, l’âge béni qui ouvre toutes les portes !

Quand on a treize ans, on peut gagner de l’argent chez un patron, parce qu’on est fort et à même de supporter les longs travaux. Mais, sérieusement, que voulez-vous faire avec un gosse de huit ans ? Ça n’est pas sec derrière les oreilles. On lui presserait le nez qu’il en sortirait du lait !

Didier se retire dans son appartement, une spacieuse mansarde à l’hôtel. Il couche dans un lit, un vrai lit, avec des draps. Et il est si bien à son aise qu’il s’endort difficilement. Pourtant quand a passé le marchand de sable, il rêve que le bon Dieu lui a donné cinq ans de plus et qu’il travaille, « sans chômache », dans une briqueterie.

Le lendemain, à toutes les personnes qui entrent au restaurant, la patronne demande un emploi pour Didier. Mais l’ouvrier qui, la veille, avait conseillé au gamin d’offrir ses services aux compagnons du gaz, observe :

— Qué qu’vous voulez censément faire d’un gosse âgé de huit ans ? Ah ! s’il avait son diplôme !

Alors la conversation s’engage sur le certificat d’études… Tous ont brillamment satisfait aux épreuves de cet examen et cela aux âges les plus tendres ; l’un à douze ans et demi, avec la mention « assez bien », un autre à dix ans et demi, avec une dispense. Ils en sont fiers. Un vieux qui fume une pipe courtaude et, cassé en deux, baigne ses savates dans une mare de crachats couverte de cendres, hoche la tête et dit sentencieusement :

— Que vous soyez calés, c’est votre chance. Mais il faut trouver un boulot à ce petit. Or, il n’y a qu’un homme qui puisse lui donner un solide coup d’épaule. C’est le père Trapp, le constructeur de cheminées. Savez-vous s’il est à Paris ?

— Il doit monter un « bouzin » au Landy.

— Eh bien ! je vais faire au moustique un mot d’écrit pour le père Trapp et il ira le voir de ma part.

Le chantier semble une ville investie, une ville bombardée qui s’est enfin rendue, dépavée pour faire des barricades, défoncée pour arrêter la marche de l’ennemi. Des poutres gisent avec des bois goudronnés, des cordes et des échelles. Une foule d’hommes en blouse envahissent la place ; ils scient, ils cognent la pierre, et le bruit des marteaux répond aux jurons des charretiers. Sur les planches d’une palissade qui clôt la ville, on lit des inscriptions :


ENTREPRISE JOSEPH BILLOCHE ET Cie
Défense aux ouvriers des autres corps d’état
d’employer les outils des maçons.


Didier se promène à travers les gravats, évite mal les fondrières et, après de nombreuses pérégrinations, échoue devant le bureau de M. Trapp.

C’est, tout au fond, un méchant baraquement qui est à la fois le rendez-vous des architectes, la pièce où l’on paie les ouvriers, le bureau où les maîtres tracent la besogne aux contrecoups.

La porte est ouverte. Didier entre dans la salle ; elle est meublée d’une chaise et d’une table sur laquelle l’appareil téléphonique jette ses cordes vertes. Au fond, une longue pancarte énonce, en une multitude de petites lignes serrées, une loi et un décret « concernant les accidents dont les ouvriers sont victimes au cours de leur travail ».

Cette bicoque en bois ressemble à l’une de ces installations foraines qui poussent sur les boulevards au Jour de l’An. Didier, qui serre dans sa poche la lettre de recommandation griffonnée par le vieux, se remet tout doucement de son trouble.

À la table, chargée de registres, de plans dessinés en bleu, un ouvrier écrit et compte. Quand il relève la tête, il demande avec douceur au petit bonhomme :

— Tu veux, fils ?

Didier montre sa lettre que le chef d’équipe épelle en se chatouillant le nez.

— As-tu été à l’école ? dit-il.

— Oui.

— Alors, tu sais tirer des lignes, tu vas me rayer une rame de papier blanc. T’auras pas fait un voyage inutile. Je te donnerai vingt sous et puis tu t’en iras. Ne reviens pas avant dix ans d’ici. À ce moment-là, je t’embaucherai, t’auras l’âge !

Didier fait des traits, puis il époussette le bureau et en le congédiant, le père Trapp lui donne quarante sous, avec le conseil d’embrasser la profession d’acrobate, la seule permise à un môme de huit ans.

Il marche à grandes enjambées, traverse le Landy le long des quadrilatères d’usine, des mornes alignements de cheminées qui distillent les fumées fétides, les vapeurs d’engrais, les boues et les excréments de la ville. Tête vide, somnolent, il va sur Paris. Il fait le trajet en deux étapes, en deux jours. Comme il est jeune et mal vêtu, il paye son lit dix sous dans une auberge et son hôtesse lui donne une culotte par-dessus le marché.

Quatre pièces de cinq francs et deux francs soixante-quinze centimes gonflent encore son porte-monnaie. Il est temps, Didier, d’envisager l’avenir, de te créer une position sociale. Assurément, le métier qui te sourit le plus est celui de mousse : naviguer sur les océans, faire le tour du monde, grimper aux plus hauts mâts, aller chez les sauvages, projets qui naissent dans toutes les têtes de mioches, rêves qui s’échappent des belles histoires contées aux petits, comme s’envolent des chevrons les hirondelles. Seulement, pour être mousse, il faut habiter au bord de la mer. Mais, si l’on ne peut s’embarquer à Paris, on peut, à défaut, devenir enfant de troupe, état qui plaît fort aux écoliers de la rue Bretonneau…

Enfant de troupe ! En avant… marche ! En joue… feu ! On fait la guerre aux Prussiens et aux Malgaches. Lorsque Didier verra défiler un régiment, il parlera au chef et sera certainement admis dans l’armée en qualité d’enfant de troupe. Car Didier n’a pas peur de causer avec les pousse-cailloux : c’est ainsi qu’il a demandé naguère des biscuits à un fantassin, qui lui en a donné deux : durs comme le bois, mais bons quand même.

Matelot, soldat… ou bien jockey ! Hop, on monte à cheval toute la journée sur de beaux petits poulains ; le dimanche, on revêt la casaque rouge, bleue ou verte, et… l’on gagne la course…

C’est aux Buttes-Chaumont, devant un horizon de pelouses en pente, de feuilles trouées qui s’amassent en bordure et meurent sous le râteau du vent, que Didier ébauche des projets dorés et qu’il rêve d’un bel uniforme.

Tandis qu’il se complaît en la vision d’un métier où l’on est beau, où l’on parade, où l’on caracole, un petit télégraphiste vient à passer. Alors Didier quitte les hautes sphères de l’idéal pour aborder les réalités, qui se présentent sous les aspects du jeune fonctionnaire :

— Combien que tu gagnes, dis ?

— Cinquante francs par mois, une retraite à soixante ans, habillé, avec une indemnité de chaussures.

— Ne pourrais-je pas avoir une belle position comme la tienne ? interroge Didier.

— Si t’es frère, sœur ou femme d’employé, répond le gamin, tu pourras faire ta demande, p’t’être bien qu’on t’acceptera !

Hélas ! le briquetier « en chômache » ne possède aucune de ces qualités et l’administration des postes et téléphones doit être à jamais interdite à ses jeunes ambitions.

Il conçoit un dépit de ce nouvel échec. Et, ma foi, puisque les portes se ferment une à une devant lui, il se décide à prendre une semaine de congé.

Moyennant cinq francs, un hôtelier de la rue Desnoyers consent à le loger huit jours durant. La soupente du gas donne vue droit sur le théâtre de Belleville, et Didier bénéficie gratuitement des entr’actes. La rue Desnoyers forme un boyau rempli d’odeurs oléagineuses dispersées par les chaudrons des marchandes qui détaillent, avec des frites mal épluchées, de croustillants beignets. Le boyau Desnoyers se jette dans la rue de Belleville, un fleuve qui charrie les petites voitures traînées par les saisonnières. Didier mène la grande vie : il se paie les plaisirs des riches, les douches à six sous, les glaces roses à deux sous dans des godets en pâte qui ressemblent à des chapeaux de clowns, il regarde passer les bateaux sur le canal, il suit les soldats qui font l’exercice sur les fortifications ; à quatre heures, sortie des écoliers, il joue à la claque avec les copains ; à sept heures, il se fait servir une demi-portion chez le marchand de vins, boit de l’aramon, fume même une cigarette. À huit heures, il se couche et dort jusqu’à sept heures du matin. À ce régime-là, le pécule file, mais le jeune garçon voit sans regret disparaître le salaire qu’il a gagné dans la brique… Il est insouciant, car la bonne chère, les jeux et les promenades entretiennent les idées riantes. Lorsqu’il arrive à sa dernière pièce de cent sous, une fringale de dépense le saisit, il achète une casquette dans un bazar pour un franc quarante-cinq et, pour dix-huit sous, une paire d’espadrilles avec des tresses bleues. Ce viveur descend l’escalier de son hôtel en sifflotant ; il se promène les mains dans les poches avec l’air d’un qui se dit : « Les autres peuvent aller à l’usine ou à l’école, moi je me moque de tout, je suis rentier ! »

… C’est un samedi, une soirée toute brillante, illuminée par un miroir de lune, que le petit Didier se trouve ruiné, mais ruiné, rincé, comme on dit, sans un décime.

Il goûte l’orgueil de certains décavés qui proclament : « J’ai dévoré le bien de ma mère et trois héritages ! »

Boulevard de Belleville, il s’assied sur le trottoir et s’amuse à regarder les passants.

Car il a son idée. En payant son dernier repas, il a demandé conseil au traiteur, avouant qu’il était sans travail et sans ressources.

Le traiteur lui a dit :

— T’es bien bête de chercher du boulot, puisque tu es orphelin, adresse-toi à l’Assistance publique. Les mômes de la rue sont recueillis par ce Sénat-là.

Et il avait ajouté, s’adressant à trois clients qui faisaient un piquet :

— Le contribuable français se saigne aux quatre veines pour entretenir l’Assistance publique !

À entendre même le bistro, on aurait cru qu’il versait à lui tout seul les millions qui composent le budget de ce grand service. N’empêche que le conseil valait de l’or et que si Didier « avait plus tôt su » il se fût épargné bien du souci et des misères !

Or, Didier cherche un personnage capable de le conduire à ce « Sénat » bienfaisant qui prend sous sa tutelle les enfants trouvés et les enfants perdus.

Il interpelle un sergent de ville courte-botte qui muse au coin du boulevard de Ménilmontant.

— L’Assistance publique ? Je vas demander au brigadier, viens avec moi au poste.

— Mais c’est là que vont les ivrognes et les voleurs !

— A pas peur, fieu. C’est simplement pour les formalités, tu comprends. On va voir si qu’ c’est vrai ce que tu causes, des fois que tu aurais quitté tes parents et que tu voudrais nous monter un bateau.

Puis, comme Didier proteste :

— C’est pas que je te prenne pour un menteur, seulement la loi, c’est la loi… Alors, quand on aura eu des renseignements chez c’te concierge que tu dis, on t’enverra à l’Assistance publique.

Autour d’un poêle, sur un banc, trois agents sont alignés.

— Donne ton nom, ton âge, ton adresse ?

Didier donne tout ce qu’on lui demande et le brigadier écrit, d’une belle main, l’état-civil du garçon, tandis que les gardiens racontent des histoires du temps qu’ils étaient sous-officiers.

— Conduisez-moi l’enfant au commissariat. Ils se débrouilleront bien, eux.


X


C’est une salle noire, moisie, dont la muraille est ornée d’un tableau tout chamarré de dessins et couvert de noms, de dates qui commémorent les victimes du devoir. La pièce est coupée par un comptoir derrière lequel des scribes remplissent les minutes blanches.

Il y a beaucoup de monde, ce jour-là, tout le va-et-vient d’un commissariat favorisé d’un crime. Comme on a découvert un cadavre dans un hôtel borgne du quartier, on oublie les domestiques qui viennent chercher leurs certificats légalisés et le bureau appartient bien aux journalistes qui attendent, coudes au comptoir, l’arrivée du commissaire.

Les agents cyclistes ont des airs affairés et des fronts nuageux, un employé de la Ville, à la casquette écussonnée, déclare qu’il touchera cent sous pour conduire le corps de la victime à la Morgue et se fait appeler veinard par un reporter qui tartine sur un bloc-notes boueux. Enfin, le commissaire entre, suivi d’hommes âgés et sévères : le juge d’instruction, le chef de la Sûreté qui s’engouffrent à sa suite dans la pièce contiguë, où deux inspecteurs tiennent en laisse « l’auteur présumé du crime ».

Alors, se détache de la grappe de journalistes un informateur qui colle son oreille à la porte de cette pièce, tandis que le secrétaire du commissaire avertit l’indiscret :

— Vous allez vous faire « vider » par le patron !

Personne ne s’occupe de Didier qui s’amuse énormément. Il a la badauderie des faubouriens, il est le premier dans les cercles qui se forment aux chutes de chevaux. Le gazetier rend compte à ses confrères des secrets qu’il a surpris à travers la cloison ; un nouveau journaliste demande la liste des personnages qui ont joué un rôle dans la découverte du crime. C’est alors un défilé : chacun veut avoir son nom cité sur le journal, chacun revendique sa part de gloire, dans cette distribution gratuite. On fait inscrire d’abord le commissaire de police : « l’actif et distingué magistrat » qui a procédé aux premières recherches, son secrétaire : « l’aimable et dévoué secrétaire », rectifie un assistant, le « savant » docteur Bary, qui a constaté le décès de la victime, les inspecteurs X et Y, « les fins limiers de la Préfecture ».

Un agent s’approche du reporter et, tout bas, lui dit :

— Vous pouvez mettre aussi que c’est l’agent Vaché, V a, va, c h é, ché, qui était là pour empêcher la foule de stationner devant la maison du crime ; si vous voulez publier mon portrait, je vous autorise.

À neuf heures trois quarts, les autorités se retirent, cernées par les reporters. C’est alors qu’un employé présente au commissaire le cas Didier.

Le rapport expose que, « vers huit heures du soir, boulevard de Ménilmontant, un enfant aborda l’agent no 94 et demanda à ce dernier qu’il le conduise à l’Assistance publique ».

Le commissaire dit, en se frottant les mains « Moi… maintenant je vais aller manger un morceau, il est temps… Eh bien ! petit, tu n’as pas de parents, tu erres sur la voie publique… on va s’occuper de toi… Durieu, vous me feriez chercher s’il y avait encore quelque chose. »

— Alors le petit, monsieur le Commissaire, on l’envoie au Dépôt ?

— Au Dépôt… oui… il est en état de vagabondage !

Et, amical, content de sa journée, il adresse un bonjour de la main à ses collaborateurs et un sourire au vagabond.

Didier est plein d’une fière tranquillité. Il a le sentiment d’être quelqu’un, d’abord parce que son nom figure au moins sur deux livres, ensuite parce qu’il est, à n’en pas douter, sous la protection de messieurs en uniforme.

Avec la facilité d’imagination qui est le privilège de la jeunesse, il suppose que des gosses s’entendent pour lui faire du mal.

— Ah ! ne touchez pas à Didier, disent alors les agents, Didier est avec nous. Il est venu au poste, on a fait sa connaissance chez le commissaire. Il est adopté par l’Assistance publique, gare à vous si vous lui cherchez pouilles !

Didier ! il ne donnerait pas sa soirée pour une entrée au cirque Médrano ! Il sait une grosse nouvelle, un crime a été commis rue Piat.

Si seulement il pouvait le raconter à ses copains de l’école, au pompier, à Julia :

— J’ai vu le juge, ma vieille, et puis le commissaire, et puis les journalistes, et puis j’étais là quand on a amené l’assassin.

Bien qu’il soit dans un réduit obscur, Didier oublie d’avoir peur. Il n’est pas seul. Il cause avec ses pensées, et, témoin de faits importants, Didier protégé des agents, Didier grandi devient vaniteux.

Il est engourdi, le fatras des pensées tourbillonne, le berce, il somnole, lorsqu’une main tiraille son bras et que la voix grasse d’un agent s’élève :

— Amène-toi !

Une voiture grillée stationne au trottoir. À l’arrière, en vigie mélancolique, un soldat lorgne la rue à travers le carreau. En reconnaissant le panier à salade, Didier se demande s’il rêve ou s’il déraille, mais déjà la carriole est en branle, file, rapide comme un convoi de pompiers, saute sur le pavé et, cage roulante, ramasse du gibier à tous les postes.

Chaque cahot fait trembler l’enfant et lui donne un petit coup au cœur, une secousse d’inquiétude. Il se sent enveloppé par une force, emporté vers des gens rudes qu’il voit en fermant les yeux ; il a l’impression de serres qui griffent ses vêtements, empoignent sa chair et sa poitrine. Cela dure, la voiture traverse un pont, des guichets… Un heurt plus violent que les autres, elle est arrivée.

Didier voit grandir des ombres qu’on escorte et qui disparaissent, des hommes qui ont les mains liées, des femmes aux yeux insolents, d’autres aux claires toilettes souillées de boue. Il entend des cris pointus. Puis, un geôlier ouvre un battant, et l’enfant, guidé, enlevé, poussé, clôt les paupières et ne pense plus.

Ce nom de Dépôt est bien choisi, car la mer bouillonnante qu’est la ville dépose là sa vase et ses débris, la fange de ses rues et de ses trottoirs.

Didier se retrouve, au matin, sur un banc avec des compagnons hirsutes et il reçoit comme une gifle la vague d’odeurs que dégagent les habitués et la salle du Dépôt.

Puanteurs faites de crasses, de suées, de vomissures. Didier, enfant du peuple, né dans les galetas, s’était nourri des plus grossières nourritures, avait habité les soupentes à punaises et supporté toutes les rudesses de la vie des gueux. Mais ce pauvre, cet endurci, avait un olfactif d’aristocrate. Une odeur l’eût fait défaillir, celle du Dépôt l’étourdit. Il arrête une minute sa respiration pour ne point saisir le souffle des corps et des loques. L’angoisse qui le pince l’empêche de perdre connaissance. Il lui semble qu’il est au milieu de bêtes grouillant sur un fumier. Et il perçoit le son d’une voix qui s’adresse à lui :

— Eh ! le pote ! t’as pas un peu de perlot ?

— Non, répond Didier.

— Mince, alors, ce que je me fais des plumes, ici. Je me suis fait emballer par une bourrique.

Didier devine le sens de ces paroles, dites lentement.

L’autre continue :

— Une bourrique de femme. Mais je l’aurai au débarcadère et j’y cacherai mon lingue dans le chou !

À côté du briquetier, il y a un homme dont les pieds sont nus. Il écoute la conversation des deux enfants.

La voix reprend :

— Hé ! le pote, pourquoi t’es ici ?

— ???

— Tu pourrais p’t’être me répondre. T’as pêché à la ligne dans les étalages, hein ? t’as une tête à ça !

— Non, murmure Didier.

— T’as fait fric-frac ?

— Non !

— T’aurais sonné un mec ?

— Non, répond-il par signe.

— Oh ! rit l’autre. Je vois, t’es un chou-chou.

Paroles incompréhensibles que le voyou répète :

— Chou-chou… chou-chou…

Que veut dire ce nabot sinistre à corps d’insecte, à visage de pendu ?

Didier ne sait, mais il devine qu’on l’accuse d’une honte. Et il se défend.

— Ce n’est pas vrai, j’ai rien fait… l’agent m’a conduit au poste et puis ici !

Le voyou regarde l’orphelin et il reprend, plus bas :

— T’es jamais venu, alors ?

— Non.

— Tu débutes, mais t’y reviendras, va… T’as commencé comme moi. Ils m’ont ramassé en vagabonde, quand ma mère nichait à Saint-Lago.

— Où qu’y t’ont envoyé, alors ? demande Didier, avide de documentation.

— Au pensionnat, parbleu.

— Moi, ils me mettront à l’Assistance.

— Tu crois ça, chochotte. À l’Assistance… T’es pas plus sucré qu’un autre. T’iras au pensionnat, comme les copains.

— Qu’est-ce que c’est, le pensionnat ?

— La Petite Roctance.

— La Petite quoi ?…

— Bougre d’âne, la Petite Roquette ! Tu comprends donc pas le français ?

Il a le vertige. Ainsi, c’est à la Petite Roquette, à la prison des chenapans, des assassins qu’on le conduit, lui, Didier, qui n’a « rien du tout fait », qui est en chômache, qui n’a jamais dit un gros mot à quelqu’un.

C’est pas vrai. Il connaît de réputation la Petite Roquette, cette prison gardée par une sentinelle, ce bâtiment sombre, aux allures de château-fort, dressé dans Ménilmontant en épouvantail des gosses qui grandissent sur les flancs du Père-Lachaise, de la Courtille et des Buttes-Chaumont. On en parle à l’école, dans les cours de morale et d’instruction civique, on en évoque les cachots comme repoussoir pour inspirer l’amour du bien aux méchants. L’instituteur dit à ceux qui ne sont pas sages :

— Vous, qui ne faites pas vos devoirs, vous, les fortes têtes, vous irez à la Petite Roquette.

C’était une blague de cette petite frappe qui ricanait parce que Didier ne pouvait imposer silence à ses sanglots.

Il essuie ses larmes. Le petit voyou cause maintenant avec l’homme, qui passe la main sur ses pieds et dit :

— J’espère bien qu’ils vont m’donner des tartines neuves, j’les liquiderai chez Ernest, dans quelques jours.

— T’es verni, répond l’gosse. Moi, je suis bien ficelé… Pas d’erreur, je refile la vingt et unième[1].

Non, on ne pouvait pas envoyer Didier à la Petite Roquette, ou alors, il n’y aurait plus de bon Dieu !


XI


On l’invite cependant, vers deux heures de l’après-midi, à monter en voiture cellulaire.

Vingt-cinq minutes après, le panier à salade pénètre à gauche sous le porche de la Petite Roquette, le cocher mugit pour arrêter ses chevaux, un porte-clefs se met en branle et le cachot des jeunes détenus reçoit le matricule 5.685.

On a conduit Didier chez le Directeur qui a causé avec l’enfant avant de le mener à sa cellule, une chambre mesurant trois mètres sur deux, éclairée par une fenêtre qui ne s’ouvre jamais. D’autres gardiens lui ont ordonné de ne pas parler, de ne pas chanter, de ne pas rire. Silence et solitude, c’est le régime cellulaire de la maison. Pourtant, Didier n’a retenu le moindre souvenir de ces propos. Il a pris un bain, revêtu l’uniforme, on a coupé ses cheveux. Tout disparaît devant l’idée qui envahit son cerveau.

Il veut se détacher complètement des choses et des gens qui l’entourent, il ne veut plus répondre aux questions de ses maîtres, il ne veut plus manger… Il découvre l’injustice des hommes, et il en meurt. Il traduit les sentiments qui l’étreignent en disant :

— On a triché avec moi !

Si le cogne avait ramassé Didier sur la voie publique, pensait-il, rien de plus naturel, rien de plus juste qu’on le menât en prison. Mais ce qui révoltait Didier, c’est qu’il s’était adressé lui-même à l’agent : il lui avait demandé un renseignement et l’autre l’avait mis en arrestation. Quand on est perdu dans Paris, on demande le bon chemin au sergent de ville qui ne vous coffre pas. L’agent avait coffré Didier. Il avait triché, triché, triché et Didier voulait mourir.

Il répète cela dans les heures. Un sentiment nouveau le pénètre et lui fait du bien : la haine.

Il a plaisir à se sentir isolé et à détester les cognes et les gens de l’endroit. Puis sa haine s’étend comme de l’huile. Il déteste les Belges, le père et la mère Voisin qui l’ont abandonné, les gosses qui vivent hors des prisons. Il devient méchant et jaloux, il se représente des scènes de vengeance, il rêve qu’il se bat et qu’il est le plus fort.

Il tourne dans sa chambre, il essaie d’ouvrir la fenêtre qui résiste. Il considère, au-dessus, le petit guichet d’aération et rêve de suicide. Puis, il s’étale sur sa couchette. Les tiraillements d’estomac le redressent, il a déjeuné par cœur au Dépôt. Mais il savoure le plaisir de se laisser mourir de faim et, par sa mort, de punir ses ennemis.

Il s’approche, puis il s’éloigne de la gamelle où nagent des aliments. Il constate que son désir s’aiguise au fur et à mesure qu’il lui résiste. Pour être victorieux, il ne faut pas affronter la tentation, car la combattre, c’est songer à elle, il faut l’empêcher de siéger dans l’esprit et fixer sa méditation sur un autre objet.

La bataille dure une heure, après quoi Didier, furieux, mange avec avidité l’ordinaire de la prison.

Les nuits sont tourmentées, il les peuple de spectres sanglants… Qu’il dorme ou qu’il veille, il voit des bandits qui l’assaillent et l’étranglent. Il rêve aussi qu’il est mort et mis en cercueil. Une nuit, une meute hante son chevet et il crie au secours ! Un gardien approche avec un falot, empoigne l’enfant par le collet et le jette en bougonnant dans un cachot. Au lieu du lit, c’est la planche. Au lieu de la soupe et de la viande, c’est le pain sec. Du coup, Didier se guérit des cauchemars ; lorsqu’il réintègre la cellule, il n’a plus peur. Ainsi, la médication martiale de la maison, « deux jours de cachot », a raison des fièvres et des hallucinations affolantes.

Le jour, Didier tue le temps par d’innombrables opérations arithmétiques : il compte de 1 jusqu’à 2.000, puis de 2.000 jusqu’à 1. Il fait aussi de petites corvées en compagnie des gardiens. Sous le rapport du travail, il faut avouer qu’il n’a pas de chance. D’habitude, on fabrique à la Petite-Roquette des éventails en papier, des sacs, des étiquettes, des agrafes, mais à cette époque, l’Administration vient d’entrer en conflit avec les entrepreneurs, si bien que les travaux sont momentanément suspendus.

Il y a, pour enjoliver la trame des jours, les cours de l’école, dont la disposition est une merveille d’ingéniosité. Chaque enfant est placé dans une alvéole, il ne peut voir son voisin, il n’aperçoit que son maître. Celui-ci, tel Dieu, épie tous les Caïns détenus. Ainsi, les études d’un architecte ont permis de dispenser aux pensionnaires de la Petite-Roquette l’enseignement en commun sans interrompre même une heure, à leur bénéfice, le régime de l’isolement.

Le quatrième jour d’incarcération, Didier assiste à une leçon que le maître intitule : « Les bienfaits de la Petite Roquette. »

— Mes enfants, commence l’instituteur, certains d’entre vous disent parfois :

« Je suis en prison. Or, vous, vous n’êtes pas en prison.

— Vrai, pense Didier, oùsque j’suis, maman !

« Vous n’êtes pas en prison, continue l’instituteur-chef, en détachant les syllabes et en élevant le ton sur le dernier mot. Vous êtes dans une maison d’éducation correctionnelle.

« Que veut dire éducation correctionnelle ?

« Éduquer en corrigeant. On vous éduque, c’est-à-dire on vous apprend à bien vous conduire, et, en même temps, à vous corriger de vos vilains défauts.

« Maintenant, vous me direz, s’il vous était permis toutefois de prendre la parole :

« Pourquoi suis-je toujours seul, pourquoi ne puis-je causer avec un camarade, pourquoi n’osé-je parler dans ma cellule ?

« Je vais vous répondre :

« Chacun de vous est un brave garçon, mais votre voisin, lui, est mauvais. Alors, si vous causiez avec lui, il vous rendrait méchant, il vous per-ver-ti-rait.

« De même, s’il était permis de chanter, il chanterait des choses sales, qu’on ne doit pas dire.

« Comprenez-vous ? »

Non, Didier ne comprend pas.

« La preuve que vous n’êtes pas des prisonniers, c’est que vous avez un bel uniforme. Savez-vous seulement quel uniforme vous portez ?

« Celui des bataillons scolaires. Hein ! vous voyez !

« Maintenant, je sais que vous vous plaignez de la nourriture insuffisante. Eh ! bien, réfléchissez un petit peu.

« Pourquoi ne vous donne-t-on pas plus à manger ?

« Dans votre intérêt.

« Vous restez tranquillement dans votre chambre, bon ; vous ne sortez pas, bon ; vous ne dépensez pas de forces, bon ; si vous aviez une nourriture trop abondante, vous tomberiez malades, comme les animaux d’une ménagerie qui, nourris trop copieusement, crèvent d’indigestion.

« Le régime de la Petite-Roquette est bien compris et toutes les mesures que nous arrêtons sont prises dans votre intérêt… »

Il n’achève pas.

Quelqu’un dans l’assistance vient de prononcer d’une voix claire :

— C’est pas vrai !

Comme si la baguette du maître s’était abattue en même temps sur leurs doigts, les enfants se redressent tous. Ils tournent la tête, mais leurs yeux ne peuvent percer les murs, et l’audacieux reste invisible.

L’instituteur fait un signe : la règle frappe le pupitre. L’élève qui lui a infligé le démenti sec, insultant, est saisi par les gardiens et conduit au cachot…

L’indiscipliné, le blasphémateur, c’est Didier…

La leçon continue…


XII


— Je suis content, dit l’enfant à haute voix.

— Content de quoi ? répond le maître qui vient trouver Didier dans le cachot.

Perdu dans ses pensées, il n’a pas entendu grincer la porte du mitard.

Aussi a-t-il un sursaut en voyant apparaître celui qu’il a défié.

— Content de quoi ? répète l’autre en souriant. Alors, mon petit bonhomme, on est donc anarchiste ?

Didier reste muet, suivant sa tactique.

— Voyons, dit l’homme en appuyant sa main sur le front du petit, pour le forcer à regarder l’interlocuteur en face. C’est tout à l’heure qu’il fallait tenir ta langue ; maintenant tu peux tout dire.

— Je n’ai rien à dire.

— Nous avons cependant à nous expliquer tous les deux. Nous ne sommes pas en classe ici et les autres n’entendent pas, aussi tu peux parler à cœur ouvert, sans crainte d’être puni.

Les paroles étaient douces, attiraient les confidences. Didier se met à pleurer, les sanglots le brisent comme des convulsions, mais ils font la paix en lui. Tout ce que sa petite âme entretient de rancœurs et de haine s’échappe avec les larmes. Il se confesse, il dit son désespoir. Il avait demandé l’Assistance, on lui donnait la prison, la pire des hontes, la Petite-Roquette.

Et l’instituteur-chef répond :

— Un peu de patience, que diable ! Il en faut dans la vie. Tu seras placé à l’Assistance publique où tu seras très bien. La Petite-Roquette n’est qu’une maison d’attente. Tu la quitteras dans quelques semaines et alors tu n’auras plus à te plaindre.

De nouveau, l’espérance qui n’a jamais cessé de luire au cœur des petits, réchauffe et console Didier. Il s’aperçoit que si le régime du cachot est un régime très dur, la cellule est fort supportable.

Il a un lit qui vaut mieux qu’une paillasse. Il a du pain, de la soupe, et le silence, l’isolement, qui pèsent comme des chaînes au début de l’incarcération, deviennent moins lourds avec l’accoutumance, avec la pensée aussi qu’ils sont épreuves temporaires et que le jour viendra des bonnes promenades et du soleil.

En attendant, Didier fait un voyage au Palais de Justice afin d’être interrogé par le juge d’instruction.

Car un juge a été commis pour instruire l’affaire Didier !

Dans la Souricière, en attendant sa comparution devant le magistrat, Didier entend les conversations des jeunes inculpés qui communiquent de cellule à cellule : fanfaronnades, chansons obscènes. On s’affranchit un temps de l’horrible contrainte. Les reclus sortent du tombeau.

— Comment qu’elle s’appelle, ta femme ?

— Et la tienne ?

— Elle t’engraisse ?

— Tu parles !

Dans le bourdon des paroles, Didier distingue les mêmes propos : histoires de filles, récits de mauvais coups, malédictions contre les bourriques qui vous ont poissé, mais qu’on aura au débarcadère et qu’on enverra sécher à la Morgue.

L’interrogatoire est bref.

— Tu n’as jamais été condamné ? demande le juge. Alors, que faisais-tu sur le boulevard à huit heures du soir ? C’est beau de vagabonder à ton âge, dis ? Est-ce que tu demandais la charité aux passants ?

Didier explique de son mieux, une fois de plus, l’histoire de l’abandon et du sergent de ville. Le juge l’interrompt tout de suite.

— Au fond, ça regarde l’Assistance publique. Si elle veut bien de toi, je te laisserai partir.

L’Assistance publique doit être une vieille dame dans le genre de la directrice de la salle d’Asile qui montra jadis les lettres à Didier et qui lui donnait encore des bonbons quand elle le rencontrait place Gambetta. Ah ! Madame l’Assistance publique, vite, réclamez au juge d’instruction Didier, pour qu’il quitte la Petite-Roquette où il est enseveli depuis douze jours déjà !

Seulement, un détail échappe à cet ignorant briquetier : l’Assistance publique a de nombreux pensionnaires, une ribambelle d’enfants qui s’accrochent à ses jupes, et, mère Gigogne dénaturée, elle repousse énergiquement les nouveaux venus. Quand une maman, prenant son petit garçon par la main, se rend au bureau des enfants assistés et abandonne l’héritier à la mère nounou de la rue Denfert, Mme l’Assistance publique accepte le cadeau. Mais un orphelin vagabond, c’est un suspect, une mauvaise tête qu’on éloigne si l’on peut, comme on chasse un chien d’un restaurant. Didier, pensionnaire de la Petite-Roquette ! Oh ! la mauvaise note. Il tournera mal ; l’Assistance publique laisse Didier au juge d’instruction.

On a donc attendu deux mois la réponse de la mégère et, par ce fait, infligé à Didier deux mois de cellule.

Ils l’ont transformé : c’était un bavard qui criait et riait pour un rien. Maintenant, il a oublié bien des mots et il lui semble qu’il pourrait sans gêne demeurer muet toute sa vie.

Il était turbulent ; le voilà accroupi toute une journée dans sa cellule.

Son estomac s’est rétréci. Au début de l’incarcération, il a connu les arrachements de la faim ; à présent, l’ordinaire lui suffit, l’estomac est devenu docile, comme tout le reste, comme tout le monde : l’estomac se plie à la règle de la maison.

Et Didier qui avait peur autrefois, qui attendait pour monter le soir l’escalier de la maison de la rue Le Bua que, devant lui, un locataire en gravît les marches, Didier, habitué à la solitude, aux ténèbres, anormal et solitaire, souffre aujourd’hui lorsqu’un gardien pénètre dans sa cellule.

Il vient pourtant de causer avec un détenu. C’est le matin : deux enfants sont désignés pour accomplir une corvée de literie.

Dans son hébétude, Didier qui est de l’équipe n’entend même pas les paroles que lui adresse son compagnon, un frêle garçon si drôlement bâti qu’en d’autres temps l’orphelin n’eût pas manqué de rire au nez du malheureux.

Il était grand, ployant la nuque comme s’il recevait une permanente averse de coups. Mais ce qui le rendait surtout ridicule, c’était sa face d’où le menton avait fui, laissant en plan le nez pointu après lequel venait le cou, tout de suite. L’ensemble donnait l’illusion d’un bonhomme en bois, sculpté au couteau et laissé pour compte avant d’être fini.

Il dit :

— Combien que tu comptes encore ?… Moi, je n’ai plus qu’une semaine à tirer.

Didier fait un effort pour répondre, mais est-ce les mots ou la pensée qui se dérobe ? Il ne trouve rien à dire.

— Si tu veux, reprend l’autre, nous serons amis, je t’écrirai lorsque je serai libre et j’irai voir tes parents !

— Je n’ai pas de parents, dit enfin Didier qui articule facilement ces mots-là parce qu’il les prononce souvent depuis quatre mois.

— Tu n’as pas de chance, alors, reprend l’infirme. Moi, j’ai une maman.

Ah ! si tu la voyais, ma maman, comme elle est belle. Elle est belle comme une actrice, elle a des cheveux peints en rouge, elle a des bagues à tous les doigts, elle est mieux habillée qu’une princesse.

Elle m’aime bien, tu sais, ma maman. Seulement, c’est son ami qui ne m’aime pas. C’est à cause de lui qu’elle ne vient jamais me voir.

Son ami, il s’appelle M. Hippolyte : c’est lui qui m’a fait mettre ici, en correction paternelle.

Voilà déjà deux fois qu’il m’a conduit à la Petite-Roquette.

La première fois, c’était l’année dernière, au mois de juillet. Il voulait aller aux bains de mer avec ma maman, on ne pouvait pas m’emmener, hein ? ça aurait coûté trop cher et ça l’aurait ennuyé de me traîner avec lui.

Il ne savait pas quoi faire de moi. Mais il y a une femme qui lui a donné un conseil. Elle lui a dit : « Vous devriez le faire mettre en correction, j’ai placé comme ça ma gosse à Fresnes et je suis bien tranquille maintenant. Puisque le vôtre vous embarrasse, mettez-le à la Petite-Roquette, ça lui fera du bien. »

Elle lui a expliqué comment il fallait s’y prendre. C’est pas dur. On va trouver le juge, à ce qui paraît, et le juge est forcé de signer le papier qui vous met en prison.

M. Hippolyte aurait voulu me coller six mois de mitard, mais le juge a dit que trois mois, c’était bien assez. Alors, on m’a emmené en voiture ici, papa et maman ont été à la campagne pendant ce temps-là. Quand ils sont revenus, M. Hippolyte a essayé de me trouver une place. Mais il n’a pas réussi. Lui me disait qu’il ne voulait pas me voir devant ses yeux parce que j’étais trop moche.

Maman, elle ne pouvait rien dire, tu comprends. Son ami n’aurait pas été content.

Ah ! si tu la voyais, ma maman, comme elle est belle ! Je suis sûr que tu n’as jamais vu une dame aussi bien habillée que ma maman.

N’aie pas peur, on peut causer, le gaffe est un bon type, il fait semblant de ne pas nous entendre.

Un jour, je suis tombé malade. Alors, M. Hippolyte a dit qu’il fallait de nouveau m’envoyer faire une cure à la Petite-Roquette. Il s’est mis à rire, il a dit : « Je vais te donner une ordonnance pour te guérir. » Moi, je croyais que c’était la vérité. Mais, voilà, il y a des ordonnances comme il y a fagot et fagot, hein ? Il y a le médecin qui fait des ordonnances, mais le juge en écrit aussi, ça s’appelle comme ça, le bout de papier qui vous envoie en correction.

Alors, quand j’ai été guéri, j’ai eu celle du juge qui m’a fait emballer pour trois mois.

Ça n’empêche pas que je suis de la classe, mon vieux. Et que dans huit jours, je verrai maman !

Si seulement, elle pouvait changer d’ami. Je lui ai dit une fois, mais elle m’a battu.

Je l’aime bien tout de même, ma maman, elle sent bon, tu sais, elle a au moins quarante bouteilles de parfums dans son lavabo. Qu’est-ce que je dis ? elle en a bien soixante, oh ! oui, elle en a bien soixante ! Si tu voyais comme elle est belle !

Le lendemain, un lundi, M. l’instituteur-chef fait appeler Didier.

— Approche, mon bonhomme. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Ne parlons plus de l’Assistance publique qui décidément ne veut pas te recueillir, mais par contre M. Hudieux consent à t’admettre dans son patronage.

Tu vas comparaître aujourd’hui devant les magistrats. M. Hudieux te réclamera au tribunal et si tu es sérieux, travailleur, docile, tu peux redevenir un honnête garçon.

Didier balbutie : « Monsieur, Monsieur le Directeur… », mais l’émotion qui découpe sa réplique fait monter à son visage, que soixante jours de cellule ont pâli, la couleur rose de la joie.

Sous la table, le chien de l’instituteur aboie, un terre-neuve énorme dont la queue frappe le plancher comme le battant d’une grosse caisse. Souvent Didier, en voyant le chien choyé, soigné, nourri, servi par tous les gardiens, a envié le sort de l’heureux dogue ! Ah ! pourquoi Didier n’était-il une bête au lieu d’être un homme ?

M. l’instituteur reprend :

— Souviens-toi toujours de ton séjour à la Petite-Roquette. Songe que si tu commettais, plus tard, un délit, tu ne trouverais plus de personnes charitables pour s’occuper de toi. Tu serais un homme irrémédiablement perdu puisqu’on t’enverrait en maison de correction !

Pendant que Didier traverse la cour en compagnie du surveillant, à ses pieds, comme un sac, le corps d’un enfant s’abat.

Tout le personnel se précipite ; le gardien emporte à l’infirmerie le blessé qui a perdu connaissance. Trois minutes après, il revient à lui… Un jour de repos suffira pour le remettre d’aplomb :

— J’ai raté mon coup, crie-t-il à tue-tête. Il n’y a de la veine que pour la crapule !

Il s’est précipité du second étage et c’est la seconde fois qu’il tente de se suicider. Les barreaux sont supprimés aux fenêtres de la Petite Roquette, les désespérés ne peuvent plus se pendre avec leur chemise déchiquetée, ils n’ont que la ressource de gagner la cour, tête en avant, par la voie rapide.


XIII


Les témoins agitent leur feuille de convocation, la salle est pleine et le garde, à la porte, ne laisse plus entrer maintenant le public des couloirs.

— Messieurs, le tribunal !

Les casquettes se dévissent des têtes pommadées, les juges s’assoient bruyamment, la huitième chambre correctionnelle va rendre des jugements.

Le président est un petit vieillard à figure exsangue, reflétant l’ennui de juger, chaque semaine, soixante affaires dénuées d’intérêt.

Un piaffement, un brouhaha de toux, le banc des accusés se remplit. Elles sont trois fillettes, douze et treize ans, et un jeune homme, inculpés de vol à l’étalage d’une mercière, rue des Martyrs. Elles rient, en canailles, et leurs regards vont à la bande de voyous qui stationnent au fond du prétoire.

Pour voir juger leurs femmes, ceux-ci ont fait un brin de toilette : respectueux de l’autorité, ils ont mis une chemise propre, bleue ou rouge à raies blanches, serrée au col par un bouton de fer, et puis leurs souliers vernis à bout Carnot. Ils tortillent leurs casquettes plates à longues visières vernies, ils sont silencieux, se tiennent bien, mais les petites qui ont aperçu leurs maîtres manifestent en frétillant la joie de les revoir, après deux mois d’incarcération. Joie naïve qui s’exprime en signes de tête, en grands baisers. Désir immense de « crâner » devant les hommes, de montrer qu’elles n’ont peur ni du garde qui les rappelle à l’ordre en leur donnant des tapes sur les bras, ni des juges qui perdent tout doucement patience.

— Assez !

Le président a frappé rageusement sur la table. Et il appelle :

— Brénard Augustine.

La prévenue se lève : elle a les yeux battus, un chignon planté haut sur la tête ; déjà vieille dans ses gestes, elle dandine les hanches et fourre les mains dans les poches de son tablier rose.

— Neuf ans et demi, orpheline, commence le président.

Alors, elle se retourne à demi vers son homme, elle dessine un grand geste qui montre le tribunal et d’une voix enrouée, elle glapit :

— Regardez-moi donc ce type-là. Y va pas ramener longtemps, tout de même !

Puis, apostrophant le juge, elle lui lance des injures ignobles, crachats d’argot, mots boueux envolés des bas-fonds… « Va donc, eh ! espèce de… »

L’assistance frissonne. Les juges sont impassibles, le garde reste figé sur son banc.

La salle est pleine de cette envolée de paroles qui bourdonnent, se répercutent aux oreilles des spectateurs, provoquent un lourd malaise.

La fillette rit.

Elle rit parce qu’elle devine que les hommes, là-bas, se disent : « Tout de même, la gosse, elle a pas peur, elle a du sang. »

Une dame se penche vers l’instituteur de la Petite-Roquette. Elle murmure :

— Ces enfants-là sont gangrenés jusqu’aux moelles… Il est fou de vouloir les amender !

Tous les yeux fixent les magistrats. On attend avec anxiété l’arrêt qui va foudroyer l’inconsciente.

Le président parle d’une voix fatiguée :

— Gardes ! Faites sortir les individus qui se tiennent au fond du prétoire. Oui… les petits amis des prévenues.

Les municipaux exécutent l’ordre, ils se précipitent devant les jeunes hommes pommadés, mais, si prompt que soit le zèle des soldats, ils ne peuvent exécuter à temps la consigne, les adolescents ont détalé.

— Désormais, vous ne laisserez plus entrer à la huitième chambre de pareils garnements. Ce sont eux qui, par leur présence, provoquent des incidents.

— Brénard, Augustine. Tu as pénétré dans un magasin de la rue des Martyrs ?

— Oui, Monsieur le Président.

Elle n’injurie plus, elle pleure, elle cache ses larmes dans son tablier. Ne voulant plus étonner son homme, elle redevient la pauvresse honteuse. Le vice était un manteau qui couvrait ses épaules. En chassant les souteneurs, le juge a enlevé du même coup le vêtement d’infamie qui la drapait, et la petite apparaît, dans sa misère nue, grelottante.

Forfanterie des jeunes, désir de singer les adultes, ce sont les grands fauteurs des actions coupables des enfants.

« Le Tribunal…

« … acquitte les prévenues comme ayant agi sans discernement et, par application de l’article 66, décide qu’elles seront enfermées jusqu’à leur majorité dans un établissement de correction. »

Les enfants déguenillés défilent en troupeau : voleurs aux étalages, voyageurs sans billets saisis dans les trains, apprentis escrocs, furets, mauvaise graine, fruits gâtés de la ville.

C’est le cérémonial monotone : le garde tire le gosse à la culotte pour le faire lever à l’interrogatoire du président :

— Tu t’appelles Giraudot Joseph… tu as quatorze ans, tu as été abandonné par tes parents…, placé à l’Assistance Publique…, tu t’es sauvé de la maison de ta nourrice. Pourquoi ? Tu étais malheureux… bien sûr, on te battait… mais tu ne le méritais pas…, tu es un si brave garçon, toi… honnête n’est-ce pas…, tu te contentes de dévaliser les petites boutiques… Alors… tu reconnais les faits. Tu nies ? Naturellement ! L’agent Suret est-il dans la salle ? Agent ! Levez la main… jurez de dire toute la vérité.

« Le Tribunal après avoir entendu les témoins acquitte le prévenu comme ayant agi sans discernement, et décide qu’il sera envoyé, jusqu’à sa majorité, dans un établissement de correction. »

L’article 66 est le cadenas qui boucle les mioches, les acquitte et les envoie s’envaser jusqu’à l’âge de vingt ans dans les geôles correctionnelles.

La plupart des gringalets n’avaient pas de famille. Mais quand, par hasard, il y avait un papa et que ce papa était à l’audience, le juge bourru lui décernait au passage quelques compliments :

— Eh bien ! le voilà votre fils ! Je vous en félicite, Monsieur… vous vous occupez de lui, au moins ! Sur les bancs de la correctionnelle, c’est du propre !

Voici l’inculpé de treize ans qui a volé six mandarines, un récidiviste du vol d’oranges. La première fois qu’il a commis ce délit, le juge l’acquitta et le rendit à son père. Il recommença quinze jours plus tard, fut encore épargné. Mais cette fois, son compte est bon.

Le père dit que le garçonnet est incorrigible, qu’il volera tous les jours, si on ne le fourre pas en prison.

— Mais, vous ne pouvez pas le surveiller ? clame le juge.

— C’est papa qui m’a appris, répond le gosse. Il n’y a pas si longtemps qu’il m’envoyait, le dimanche, rafler les boîtes de sardines à la porte des épiceries ! Quand j’en rapportais, il disait : « Il est intelligent ce gamin-là, il sait rapporter les hors-d’œuvre. » Aujourd’hui, papa est fâché avec moi.

Or, le gosse a déniché un avocat extraordinaire qui ne se contente pas de formuler : « Je demande pour mon client l’indulgence du Tribunal. » Il dit : « N’envoyez pas cet enfant dans une maison de correction, ne le condamnez pas, pour six mandarines, à huit ans de captivité.

« Si vous tenez à le frapper, enfermez-le en prison, comme un homme ; s’il était adulte, le délit qu’il a commis lui vaudrait quinze jours de prison. Parce qu’il est un enfant, sous prétexte d’éducation, la peine dure huit ans. »

La plaidoirie déconcerte la magistrature et l’avocat perd la partie. Le voleur d’oranges s’en ira dans les colonies de l’État, cultiver la terre jusqu’à la vingt et unième.

Denis Guillot, huit ans, flânait sur les bords de la Seine, mais il s’arrêtait trop souvent quai de la Râpée. Il faisait le guet pour les filles publiques et hantait les vespasiennes. Un sergent de ville le fila. Aucune erreur n’était possible.

Maigre, pâle, la tête aplatie, c’est un dégénéré à la deuxième puissance, un fils de crétin. Son défenseur dit :

— Vous n’avez qu’à regarder mon infortuné client pour vous convaincre qu’il est irresponsable et qu’il ne faut pas l’envoyer en prison ni en correction.

— Alors, que faut-il en faire ? interrompt le président. Voulez-vous vous en charger, maître ?

L’avocat ne répond pas. Évidemment, on ne peut construire des hôpitaux pour ces larves. Alors, vous ne voulez pas l’adopter, n’est-ce pas ? Moi non plus. À la maison de correction.

Dans une maison bien ordonnée, on fait une place à chaque chose et chaque chose est à sa place. De même les voyous sont casés, ils ont une place — la Petite-Roquette, la prison, la Centrale — pour chaque âge de leur vie.

C’est le balayage à sec de la poussière d’égout. Le torchon de la huitième ramasse les microbes, les emprisonne dans les colonies pénitentiaires pour les disséminer ensuite en pleine nocivité aux quatre coins de la France.

Voici Didier, le dernier de la bande, abandonné de tous, abandonné même de ses vêtements. Il cherche son avocat, mais le jeune homme est absent du Palais, retenu en d’autres lieux par des affaires sentimentales. La simplicité du cas Didier fait qu’on se passe aisément de plaidoirie. Ce vagabondage n’était même pas suivi du corollaire habituel : la mendicité.

Il faut dire, à l’honneur de la Magistrature, que le président n’essaya point de morigéner le jeune Didier.

— M. Hudieux veut bien se charger de toi, tâche de ne plus revenir devant nous, s’écrie le juge.

Et il expédie le verdict d’acquittement, sans condition, escamotant les mots, comme s’il récitait des patenôtres…

— Monsieur le Directeur, interroge le jeune garçon, qu’est-ce que ça veut dire : acquitté, sans discernement ?

— Ça veut dire, répond le digne instituteur, ne pas connaître la portée de ses actes, ne pas savoir exactement ce qu’on fait.

— C’est vrai, répond le logicien de neuf ans, je ne savais pas ce que je faisais en demandant à l’agent le chemin de l’Assistance publique.


XIV


Il ressent tout de même une fière joie lorsque, après avoir dit au revoir à M. l’instituteur qui lui a donné vingt sous pour son coucher il se trouve libre devant la grille du Palais.

L’air piquant le saoûle, il a envie de courir en chantant.

Les bâtisses ont des chapiteaux de neige et le soldat qui monte la garde à l’Horloge marque le pas, sautille sur une jambe, pour chasser le froid.

Les marrons grillent sur la tôle des chaudières, remués par les Auvergnats qui ont rabattu leur casquette sur leurs oreilles gelées. Les tramways patinent, les chevaux pataugent et les cochers s’injurient.

Jamais, depuis qu’il est orphelin, Didier ne s’est senti si heureux.

C’est qu’il a une bonne place en perspective et une grande après-midi de liberté.

Il doit se trouver demain à huit heures rue Saint-Sébastien, à l’atelier des libérés repentis où M. Hudieux lui a réservé un emploi.

En attendant, c’est là qu’il dirige, tout guilleret, sa promenade. En chemin, il fait les choses interdites aux prisonniers. Il siffle, chantonne, pousse à coups de pied un chaudron, mais il évite les sergents de ville. Et la vue soudaine de la voiture cellulaire sautant sur les pavés de la rue éteint la joie tumultueuse du petit garçon.

Le lendemain, de bonne heure, il est à la maison des repentis.

Le demi-jour de l’aube hivernale emplit l’atelier. Les vitres sont décorées de fleurs apportées par le givre. Un économe, noir comme un croque-mort, le pointeau, délivre à Didier un jeton qui ressemble à une médaille gagnée au champ de foire. Lorsque l’enfant, pour se rendre à son établi, traverse la salle, une rangée de têtes se retournent, des bras s’étendent et offrent au nouveau, en manière de bienvenue, une bourrade amicale, un pinçon confraternel.

Ce qu’on demande à Didier n’est pas difficile. Dans les établissements de bienfaisance, comme dans les prisons, le travail est divisé pour obtenir la forte production. À l’atelier des libérés repentis, on fabrique des rinceaux pour les suspensions. Didier ébarbe le cuivre et gagne trente-cinq sous par jour.

À midi, c’est la trêve. Un camarade qui travaille à son côté dit :

— On va chercher l’acompte pour aller « bouffer ».

Tous les gamins qui composent l’équipe repassent devant le pointeau et lui remettent la médaille. En échange, l’homme verse à chacun la somme de soixante-quinze centimes. Alors, les enfants se répandent dans la rue Saint-Sébastien, accostent les échoppes où cuit dans l’huile, à gros bouillons, la nourriture des petites gens.

Pour cinquante centimes, Didier achète deux saucisses et une garniture de pommes frites. Le pain, le demi-setier, complètent le repas.

Au dîner de sept heures Julien, un collègue, guide le jeune Didier :

— Je vas te conduire à mon hôtel où il y a des chambres à cinq sous !

L’hôtel Pélamorgues est un débit sans enseigne qui fait l’angle de la rue Saint-Maur et de la rue du Chemin-Vert. À côté de la boutique, un corridor ébréché qui ressemble à un tunnel conduit aux chambres des voyageurs.

Il y a des chambres au premier étage, louées quarante sous, dont les beaux lits de fer sont nantis de couvre-pieds rouges.

Mais il y a aussi, sous les combles, des chambres à cinq sous, avec des portes basses, comme en ont les cabinets d’aisances, portes sans loquets, fermées par des ficelles, chambres où les paillasses sont étendues pour le repos des gueux.

Didier partage le logis avec son camarade et quatre hommes. La nuit, il est réveillé par la flamme d’une bougie qu’on promène au-dessus d’un goulot et par un concert de voix fortes.

Le camarade grogne :

— Ben quoi, c’est une retraite aux flambeaux !

C’est un voyageur venu tard que l’on conduit à la dernière paillasse. On l’entend grelotter dans sa couche, la bougie fait au plafond un cercle lumineux, une silhouette file sur le mur et l’obscurité s’abat de nouveau sur la masure et les êtres ensommeillés. Didier s’endort très tard, éprouvant un plaisir singulier à rester les yeux ouverts dans la nuit. Il aime à se conter des histoires, il se figure être le factionnaire qui veille dans un camp et protège toute une armée. Les récits qu’il bâtit le rendent heureux, font battre son cœur, si bien que le froid ne peut mordre son corps maigriot. Puis, sa pensée s’attache aux créatures qui l’ont approché et lui ont souri. Elles passent sur le chemin, le croisent et disparaissent. Jamais on ne les revoit, jamais le petit ne reverra sa jolie maman qui lui faisait des chatouilles sous les bras, qui se mordait les lèvres comme pour se retenir de mordre Didier et l’embrassait bruyamment sur les joues.

La mère Voisin a passé, elle a suivi sa route, comme Julia, comme M. Wlaemick, comme M. l’instituteur. Didier les rencontre en rêve, s’attache à leur suite, mais, au réveil, il ne les retrouve plus. Il reste seul « sur le chemin de la vie ».

Tous les jours, de nouveaux apprentis entrent à l’atelier et d’autres en sortent, comme si les jeunes congédiaient les anciens. Didier demande à son camarade les causes de cet échange d’enfants.

Julien dit :

— Ne t’épate pas, mon vieux : la maison n’est qu’un entrepôt, mais elle a des succursales en France et à l’étranger. La firme est bien connue sur la place. Je t’expliquerai la binaise un de ces jours.

Le soir, à l’hôtel, Didier veut connaître la binaise, à toutes forces. Julien hausse les épaules :

— T’es trop gosse, tu comprendrais guedal.

— Tu me prends donc pour un Jacquot ! remarque Didier mortifié.

Ce qui froisse le plus un enfant, ce qui blesse le plus un homme, c’est qu’on doute de son intelligence. Le mot imbécile est la plus sanglante injure que l’on puisse adresser à un Français.

Sous peine de perdre l’amitié de son camarade, Julien doit dire ce qu’il sait :

— Pour chacun des apprentis, explique-t-il, le directeur du patronage reçoit de l’État une guelte de cinquante centimes par jour. C’est son petit bénéfice, sans compter le produit du turbin.

Mais il n’a pas assez de place, ni assez de commandes, pour occuper tout le monde dans son atelier. Puis, il veut, c’t’homme, gagner beaucoup, beaucoup de fois cinquante centimes. Alors, il a un type qui s’occupe de caser les anciens dans les verreries par exemple, ou chez les paysans. Pour ces gosses dont M. le Directeur ne s’occupe plus, l’État lui verse toujours cinquante centimes. Et le juge en envoie d’autres qui prennent la place des vieux qui sont partis. Je parie que tu n’as pas compris ?

— Penses-tu, Bébé ! répond ce grand farceur de Didier, j’ai mieux compris que toi.

— Moi, reprend l’autre, je suis un pupille de l’Assistance, a m’a envoyé chez des pedzouilles, près de Meaux, qui me nourrissaient à coups de bâton. Alors, je me suis barré en lousdem, j’ai turbiné le long de la route et mezig est revenu à Pantruche. Pour ne pas être chopé, je me suis réfugié chez un charitable. Et voilà pourquoi tu as l’honneur de faire ma connaissance. Et toi ? raconte-moi un petit peu ton histoire.

Didier ne se fait pas prier pour conter ses aventures.

— Tu ne sais pas, dit Julien en manière de conclusion, on va trouver un filon pour gagner un peu de monnaie. Moi, d’abord, je ne vais pas rester longtemps dans la turne des repentis. En attendant, on vendra le soir des journaux tous les deux. Mais pour cela, il faut économiser une pièce de quarante sous. Mets-toi la ceinture à ton déjeuner et cale-les-toi avec des petits pains !

Ce fut long, long, pour former cette malheureuse pièce de larantqué ; quand on avait six sous d’économie, Julien émettait cette proposition :

— Viens donc boire un petit rhum à l’hôtel.

Il faisait bon dans le débit. Derrière le zinc, le patron, hercule d’Auvergne, plongeait ses bras poilus dans le bassin d’eau où Didier voulait élever des poissons rouges. Les bouteilles de toutes les couleurs lui plaisaient, car sur leurs étiquettes il y avait des cerises, des prunes, des citrons qui annonçaient de bonne choses.

— C’est deux petits rhums pour ces messieurs ? demandait le tonitruant patron.

« Messieurs », flattait les adolescents. Quelquefois, Julien disait au débitant :

— On vous fait les verres au zanzi.

Didier apprit à jouer aux dés, ce qui était vraiment beau pour un garçon de cet âge. Il connut, à neuf ans, les émotions d’une partie de hasard et le plaisir de boire un petit rhum qui ne vous a rien coûté.

C’était une maison bien achalandée que celle de Pélamorgues. Toutes les compagnies s’y donnaient rendez-vous.

Au matin, des ouvriers tuaient le ver ; à partir de dix heures, les apéritifs coulaient en cascades.

Les consommations révélaient la position sociale des buveurs. Les bonnes, flanquées de leurs amoureux, affectionnaient les boissons douces, les petites groseilles et les grenadines au kirsch. Les employés de bureau se payaient des citrons ou de riches pernods, et les garçons de recettes commandaient les vermouths-cassis qui désaltèrent.

Le cassis se prête à toutes les mixtures. Les garçons laitiers l’absorbent avec une forte dose de cognac, mais les bouchers lui préfèrent l’eau-de-vie pure. Quant aux boulangers, le vin blanc est leur caprice.

Avec cela, M. Pélamorgues se vantait d’arroser la police et d’éviter les contraventions en remplissant la cave de M. l’Officier de paix.

De plus, M. Pélamorgues recevait chez lui les petites filles qui se livrent à la débauche à l’âge où, dans Alexandrie, Thaïs apprenait l’art de la danse. Les fillettes de neuf ans ramenaient à l’hôtel des vieillards qui versaient à ces courtisanes la somme de cinquante centimes, sur laquelle M. Pélamorgues prélevait chaque fois 50 % (frais d’hôtel et service).

Un soir que Didier et Julien grimpent l’escalier aux forts aromes pour gagner leur domicile, ils constatent que la porte de leur chambre est fermée. Ils redescendent, couchent sur des chaises dans le débit et comme Didier s’étonne que l’hôtelier ait ainsi disposé de leur logis au profit d’étrangers, Julien lui explique :

— Tu comprends, Pélamorgues nous fait un prix de faveur, mais s’il trouve à louer ses salons plus cher, on ne peut pas le lui reprocher. Demain, la place sera libre.

Ce fut une grande semaine où Didier fit de nombreuses connaissances.

D’abord, une belle dame qu’il avait souvent rencontrée dans la maison et qui causa gentiment avec lui. Elle lui dit même :

— Viens donc te promener avec moi, l’après-midi.

— Je ne peux pas ! Je travaille ! répondit l’enfant avec cet accent de fierté que l’on a lorsque à l’âge de neuf ans on gagne sa vie, et l’on fait sa position.

— Alors, un dimanche, tu viendras, hein ? Quels beaux yeux il a ce petit coquin !

Pour la première fois de sa vie, Didier se regarda dans une glace, celle qui ornait une pâtisserie.

Puis, ce furent des messieurs, des habitués qui, dans le café, jouaient aux cartes toutes les après-midi que Dieu fait, car ils étaient tuteurs de filles. Ils avaient des cheveux si finement peignés sur les tempes qu’on eût pu les compter. Abondants au sommet du crâne, ils étaient, à mi-tête, brusquement tondus pour laisser la nuque bien découverte.

Cela formait la boule et Julien enviait une si belle ordonnance de coiffure qui, malheureusement, n’était pas permise au patronage des repentis.

Ces messieurs dînaient dans la salle. Ils offrirent l’absinthe au petit Didier qui mangea une omelette et but un grand coup de vin.

Les convives remplirent de nouveau son verre. Mais Didier ne put le boire, car il était souffrant à la fin du banquet.

C’est à cette époque qu’il tomba malade et que son estomac vomit les repas à l’huile de l’échoppe Saint-Sébastien. La fièvre apporta au cerveau de l’enfant d’affolantes visions de briqueterie et de cachots.

Il délira pendant deux jours. Le troisième, Pauline, une des prostituées qui vivaient à l’hôtel, lui apporta une tasse de tisane à la fleur d’oranger.

À partir de ce moment, Didier entra en convalescence. La patronne de l’hôtel lui donnait du bouillon et Julien faisait la causette au chevet du malade. Il était dans une chambre claire et chauffée, il jouissait de l’estime et de la pitié publiques, et les joueurs de cartes demandaient souvent de ses nouvelles. Tant de soins et de sympathie le rétablirent. Lorsqu’il fut sur pied, la fille Pauline lui dit :

— Il ne faut pas continuer à manger des saletés qui te rendent malade. Il faut que tu trouves un boulot où que tu soyes nourri. Il n’y a pas autre chose à faire : il faut que tu sois garçon boucher, garçon crémier, charcutier ou bistro. Un métier nourri, quoi. Là, au moins, tu mangeras tous les jours à ta faim et tu ne seras pas avec du vilain monde comme nous. Pas vrai, Madame Pélamorgues ?

— Ne parlez donc pas au pluriel, répondit l’hôtelière, vexée.


DEUXIÈME PARTIE


XV


Paris dort en ce matin lumineux : la rue est abandonnée. Le soleil essaie de pénétrer les maisons, il coule dans les lames des persiennes alignées qui gardent la paresse des hommes dont le sommeil, à l’aube, semble une bouderie.

Les caquets des moineaux s’envolent du fouillis des arbres. La chaussée en repos, sillonnée de traces luisantes laissées par les voitures, semble plus large qu’à l’ordinaire. Cinq heures tombent lointainement des églises.

Quelques fiacres se traînent près du trottoir ; les outils d’arrosage, des tubes et des boules, encombrent la rue. Les balayeuses, coiffées de paille, se montrent les premières. Puis, les boutiques s’éveillent une à une ; les portes cochères se meublent de bidons cabossés, et les fillettes viennent, qui portent le lait. Alors, les mansardes donnent signe de vie : à l’œil de bœuf s’encadre le visage ébouriffé des bonnes, tandis que les porteurs alertes traversent la rue, serrant sous leurs bras les paquets de journaux, et que les voitures à chiffons partent, chargées de tas et de marmaille.

Boulevard Magenta, un ouvrier cadence le pas en sifflant un refrain martial. Il a cette stature de l’adolescent « monté en graine », comme on dit. Il est vêtu d’un pantalon de velours tout neuf, et une ceinture de flanelle bleue s’enroule sur son ventre plat.

Ce passant est Didier, mousse de la terrasse à dix-huit ans.

En prenant l’ouvrage, ce matin-là, Didier change de condition.

Hier garçon, il est ouvrier aujourd’hui.

Pendant neuf ans, il a vécu dans une boutique et un escalier de service : c’est là qu’il apprit à connaître la vie et les hommes.

Dans les métiers nourris, il débuta par celui de graou, avec la protection de Mme Pélamorgues. Il faut savoir qu’un graou est un charcutier.

Didier, qui, pour être embauché dans le négoce, avait usurpé l’âge de onze ans, se vit enfermé, depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures du soir dans une cuisine, réceptacle des graisses en fusion et en vapeur.

Mais seize heures de travail, une atmosphère de graillon, quels désagréments minimes, si l’on songe qu’il avait le couvert et le gîte assurés ! Il sut accommoder les chairs hachées avec les épices, resta deux années dans l’arrière-boutique et l’abandonna seulement le jour que, soudoyé par un camarade, il revendiqua le salaire mensuel de quinze francs — exigence repoussée par la patronne. Alors, il débuta dans la boucherie, ce qui est plus plaisant pour un jeune homme. En province, le boucher est un tueur de bétail ; à Paris, sa profession est toute pacifique. Ce fut dans cette branche qu’il connut les manigances du commerce. En effet, les garçons détaillants trompent les ménagères sur le poids des marchandises en jetant, sur le plateau de la balance, un pouce agile et pesant ; un argot spécial, en usage dans la corporation, facilite d’autres tricheries, et il n’est pas jusqu’à la caissière qui ne gruge, par de faux calculs, les clientes réputées naïves.

Déjà, l’hôtel Pélamorgues l’avait initié à plus d’un mystère ; il parachève son éducation dans les métiers nourris.

L’escalier de service, les mansardes qu’il fréquente sont animés d’une vie intense. On les lave peu ; la rampe et les entablements des fenêtres sont couverts d’une épaisse poussière, qui jamais ne subit l’injure des torchons, car les concierges, gens dédaigneux, soignent les parties nobles de la maison et négligent la demeure où vivent les garçons avec la valetaille.

C’est dans l’escalier de service que Didier reçoit les éléments de la politique et de l’économie sociale. Beaucoup de passants, sur les murs, laissent la trace de leurs sentiments et de leurs convictions politiques. À côté des quatrains qui célèbrent les charmes des demoiselles, Didier peut lire, en formules concises, le programme des partis qui se disputent le pouvoir. Il comprend les revendications des salariés en voyant, sous la plaque bleue qui porte l’inscription « Escalier de service », cette ligne au crayon : « Escalier de servitude. » « Les étages sont hauts, les pourboires sont bas », écrivent aussi les commis. Il entrevoit les horizons de la doctrine antisémitique : « Eau, gaz, juifs à tous les étages. » Les hommes du jour sont acclamés, leurs adversaires livrés à la vermine. Mais les dessins et les apostrophes aux servantes sont surtout nombreux, l’amour, plus que la politique, menant les hommes.

Messager de confiance, il porte aux cuisinières les lettres des commis bouchers. Il voit le commencement et la fin d’intrigues sentimentales ; il est le témoin de drames domestiques. Une fois, dans une mansarde occupée par la femme de chambre Léontine, il aperçoit, par la porte entr’ouverte, une silhouette inconnue de fille qui se sauve à l’approche du gamin. Un être vit là en cachette, ne descendant jamais l’escalier et ne s’aventurant dans le couloir qu’au crépuscule, alors que le logis des bonnes est désert. Léontine monte à cette recluse quelques aliments dérobés à la cuisine.

C’est une servante enceinte et sans place, à qui la femme de chambre donne l’hospitalité. Une fillette naît dans la mansarde, mais la sage-femme trébuche dans l’escalier, ce qui fait découvrir le pot-aux-roses.

C’est la concierge qui pénètre dans la chambre de Léontine, au nom de ses maîtres, pour la congédier.

Dans les boutiques, Didier voit fleurir les idylles adultères. Quand le patron fréquente les bars avec assiduité, la patronne a de tendres sourires pour le premier garçon.

Didier grandit et, devant ses yeux d’enfant, la vie passe, brutale : à treize ans, il est un homme, il a une maîtresse, il siffle des chansons grivoises, et il écrase son nez aux vitrines lorsqu’il regarde les images d’Épinal que les journaux destinent aux tout petits. Il est candide, et rien ne l’étonne, car il a tout vu.

Mais le métier nourri ne peut procurer de gros appointements. Quand un commis demeure plus d’un an ou deux ans dans une maison, il faut le remplacer, car ses exigences croissent avec sa taille. Aussi la profession est-elle instable, et rares sont les chanceux qui deviennent chefs.

De graou, de boucher, Didier se transforme en garçon crémier. Ces nettoyeurs de flacons sont peu nombreux, car on leur préfère les demoiselles jolies et propres qui, seules, servent les clients, et qu’on choisit parmi la fleur des campagnardes. Didier revient à la boucherie, à la coupe, à la préparation de la viande, puis devient loufiat ou garçon de café.

Il change volontiers d’emploi, car les places vacantes sont nombreuses dans les métiers nourris. Les chômeurs, en possession de bons certificats se font inscrire aux offices qui procurent des garçons aux marchands de vins, et des commis aux patrons bouchers. Les candidats attendent devant le siège social, et comme ils sont bien une centaine chaque après-midi, ils ne s’ennuient jamais. Dans la maison, un vieux monsieur, grossier comme un patureau, après les avoir fait revenir trois fois, leur procure une situation nouvelle.

Didier s’enrôle enfin dans l’épicerie. Mais on ne songe pas à demeurer toute la vie commis-bocal. Ou bien on ouvre boutique, ou bien on quitte la profession. Didier, qui n’a pas d’argent pour tenir commerce, est contraint de choisir un autre métier.

Comme d’habitude, un négociant en vins lui indique l’orientation qu’il doit donner à ses recherches, et le gratifie d’un de ces conseils qu’on dénomme : fin filon.

— Avant dix-huit ans, il est inutile de travailler dans l’industrie ; après dix-huit ans, il faut devenir manœuvre terrassier.

Voilà pourquoi Didier, qui siffle à perte de souffle, va prendre, en ce juillet parfumé, le treuil au chantier de construction. Embauché la veille, son salaire de trente centimes l’heure l’émancipe de l’internat. Il peut loger et vivre à sa guise.

À la vérité, ce qui lui donne de l’entrain n’est pas le sentiment d’avoir gravi plusieurs échelons dans la hiérarchie sociale. À ceux qui n’ont pas de métier aimé, parce que longuement appris, le changement de profession est indifférent.

Didier est heureux parce qu’un grand amour emplit sa vie. Il est seul, et son amie marche à côté de lui. Il lui parle, il sourit à sa pensée.

Le travail du mousse est facile. Les compagnons terrassiers creusent une galerie, et Didier, avec un manœuvre, tourne le treuil qui ramène les déblais au jour.

Au bout de quelques minutes, le manœuvre émet des propos qui font rire Didier à grands éclats. L’homme dit :

— Mais comment fais-tu pour manier le truc ? Ce n’est pourtant pas difficile : tu as déjà chaud… Tiens, t’es aussi adroit de tes mains qu’un cochon de sa queue !… Et puis, t’as pas besoin de charrier ton ancien !

— Mais je ne te charrie pas, répond le jeune homme… Je pense à quelque chose !

C’est à la manie qu’ont les vieux de débiner les nouveaux et d’invectiver contre eux sans motif.

Un ouvrier croit déchoir s’il ne dit pas à son apprenti, en le menaçant du coude :

J’ai pas encore vu un client comme toi…, tu pourras jamais apprendre le boulot. C’est vrai : tu t’y prends comme un manche. Ton père devait être peintre en bâtiment ; t’as pas été oublié dans la distribution !

Le manœuvre, qui est Breton, demande ensuite à Didier le nom de son village. L’homme boit de temps en temps le vin contenu dans une gourde en peau de bouc. À midi, un représentant de commerce vient dire au nouveau qu’à la paye il devait acheter un ustensile semblable à celui du compagnon.

Puis, le soir, les hommes rangent leurs outils, s’épongent le front dans leurs mains et endossent leur paletot de ville.

Didier se dirige vers la rue du Quatre-Septembre et, en arrêt sur le trottoir, devant la Bourse, s’expose aux bousculades de la foule.

À sept heures précises, d’un groupe de cousettes sort une tête blonde, un chapeau fleuri de roses, dont une gaze voile l’éclat, une blouse en éclatant « merveilleux » toute blanche sous la jaquette. Deux amoureux s’embrassent, pas gênés du tout par les trois ouvrières qui saluent rieuses : « Au revoir, Francine ! » la camarade cueillie par le terrassier.

Une fois de plus, il lui est reconnaissant d’être jolie.

Et comme six mois auparavant, lorsqu’elle sourit à son premier baiser, c’est un étonnement pour lui qu’une jeune fille si bien mise et si belle ait pu « regarder » un simple commis boucher, vêtu d’un bourgeron !

Elle avait seize ans, exerçait le beau métier de lingère dans une maison de blanc. Il l’avait aperçue dans ces petites rues encombrées du quartier Saint-Honoré, qui sont les communs, le débarras des voies princières, aux splendides vitrines de l’Opéra et de Vendôme, rues froides, où il y a des mastroquets, des emballeurs, derrière des charrettes à bras, des copeaux et de la paille. Il l’avait vue chargée des colis qu’elle expédiait en « postaux », dans une messagerie, l’avait suivie, guettée de longs jours, perdue pour la retrouver dans la rue Réaumur, donnant le bras à deux fillettes. Dans une mansarde, les songeries d’amants sont ingénieuses ; pour avouer son amour, il écrivit sur une facture-mémorandum :

« Mademoiselle, je ne pense qu’à vous. Si ça vous ennuie, ne répondez pas à ma lettre. J’écris très mal, mais je vous aime quand même et vous embrasse respectueusement. Didier, commis chez Fargelle, 143, rue Saint-Augustin. »

Une orthographe de cuisine donnait aux mots une étrange physionomie ; il roula le mémorandum en boulette, puis le remit le soir dans la main de la petite, en lui disant hardiment :

— C’est un prospectus, Mademoiselle !

Par une carte qui représentait une pensée dans un filigrane d’or, elle répondit :

« Je vous aime aussi. Francine. »

Didier fixa la missive par une cordelette et la porta comme un scapulaire.

Il vécut des jours inoubliables. Son chaste amour ne voulait point qu’il pût aimer Francine comme il avait possédé les servantes : elles avaient révélé à son enfance une chose grossière, défendue parce que malpropre, accompagnée de plaisanteries, perpétrée dans les réduits où montaient les odeurs de vaisselle, un acte qui semblait presque un vice à sa naïveté d’adolescent.

Il mêla Francine à tous les témoignages de bonté que « des personnes » avaient eus pour lui. Un jour, il dit à la jeune fille :

— Tu as bien connu cette Julia qui travaillait avec moi à la briqueterie ; si, tu as dû la connaître.

Une pensée le ravissait, expliquait ce grand amour : il songeait, tandis qu’il accomplissait sa besogne, qu’il morcelait la viande, qu’il nettoyait la balance :

— Je ne suis plus seul ! C’est vrai tout de même qu’en ce moment, quelqu’un pense à moi, quelqu’un m’écrit peut-être !

Il lui demandait :

— Pourquoi m’aimes-tu ? pourquoi m’as-tu choisi ?

— Je t’aime depuis toute petite, répondait-elle en riant… Autrefois, mes parents me grondaient… même quand j’avais raison ! alors j’espérais toujours qu’un ami prendrait ma défense et me consolerait !… Je pensais à toi ! Quand je devins orpheline, j’allais chez marraine : dans la rue, il y a toujours des types qui vous disent au passage des compliments ou bien des grossièretés : on se sauve. Lorsque toi tu m’as parlé, je t’ai reconnu… Je t’aime parce que je sens que tu m’aimeras longtemps !

Il ne buvait plus la goutte du matin, il ne disait plus de gros mots, tout cela, parce qu’elle était une demoiselle bien élevée… Et ils convinrent ingénument qu’ils se mettraient en ménage dès que Didier s’affranchirait des métiers domestiques.

Ils suivent la rue Réaumur, qui fait communiquer les ateliers avec les maisons des travailleurs, la Bourse, la Banque, le Sentier avec Belleville et Ménilmontant.

À sept heures du soir, la rue Réaumur est l’aorte du cœur de la ville ; d’un mouvement fiévreux elle envoie le sang aux extrémités de la capitale. Cent mille besogneux la parcourent.

Les rideaux de fer hurlent sur les boutiques, les tramways jaunes grincent, et, dans le ciel, s’inscrivent les lettres fugitives des enseignes électriques. Les corridors, les boutiques, les cours laissent échapper par escouades les ouvrières en toilette gaie et les employés en costume sombre.

Didier et Francine se confient les menus événements de leur vie et tout les fait rire. Ils se moquent ensemble du manœuvre qui tance le mousse au chantier, elle raconte l’histoire du trottin congédié pour n’avoir pas voulu faire les commissions des ouvrières.

Elle dévisage les personnes et se flatte d’en reconnaître, à la toilette, la profession et la qualité. Cette dame au visage gras et blême, à la forte poitrine sanglée dans un corsage sur lequel brille une montre en or, c’est une première, « elle en a la touche » ! Les caissières se distinguent par leur lorgnon. « Regarde-moi cette petite, comme elle est frusquée ! » Des apprenties viennent, laides, en effet, avec leur chapeau orné de cerises, leur boléro défraîchi, leur jupe courte en écossais découvrant des bas plissés. Francine admire les modistes qui ont grand air, avec une simple cloche, un paillasson de cent sous et un bout de ruban. Près du Métropolitain, Didier et Francine doivent s’arrêter, car les fillettes forment des meetings qui coupent la circulation : les poignées de main se prolongent, les doigts enlacés se balancent, tandis qu’à côté cliquettent les baisers des amoureux.

La rue de Cléry jette sur la voie Réaumur les demoiselles du Sentier, du gros, du demi-gros et de la dentelle. Près du monument au piocheur qui est élevé à la gloire du travail, des marchandes des quatre-saisons vendent des fruits aux midinettes gourmandes. Encore quelques pas, et nos amis font une pause devant un magasin qui fait de l’or, parce qu’il vend des formes de chapeaux. On les essaie sur place, devant les glaces rondes fixées sur l’éventaire. Pour trente-deux sous, on a des feutres marquis. Les demoiselles de magasin, coiffées à l’ange, ne finissent pas de servir leur collègues des ateliers. Et Mlle Francine, comme les autres, profite d’une occasion.

La journée brûlante s’achève en fraîcheur. Les étoffes blanches palpitent à la brise, les soies des blouses et des chemisettes semblent vivantes et les yeux des hommes les caressent.

Des jeunes filles, en bande, ont la hardiesse de répondre aux compliments des commis de la nouveauté. Nouvelle station devant le petit colporteur qui a ouvert un parapluie rouge, dans lequel des cartes à la gélatine rehaussées de paillettes représentent des visages poupards et disent des mots doux comme le sucre. De la rue des Petits-Carreaux montent des femmes ployées sous les fardeaux de la confection. Attifées sans goût, l’idée de coltiner les lourds paquets les empêche d’être coquettes. Bien qu’à l’atelier de leur patronne, elles aient produit le labeur d’un jour, elles emportent encore de l’ouvrage au logis de leur mari ou de leur maman. Chargées de grands sacs en papier qui sont de vraies bannettes, les modistes conservent leur élégance… Les gueules du métropolitain avalent une partie de la cohue. La voie ascendante des Petits-Carreaux emporte vers le faubourg Poissonnière les gens de Magenta et de Clignancourt. Puis c’est la rue Saint-Denis qui se présente avec ses fleuristes et ses plumassières, assez nombreuses pour encombrer le boulevard Sébastopol.

Des ouvriers traînent les charrettes appartenant aux entrepreneurs ; blouses, cottes, pantalons de velours apparaissent. La rue Saint-Martin, avec sa vieille église qui prie au carrefour, amène une compagnie de « typotes », et les filles du bijou qui s’assemblent dans les cours moisies du IIIe arrondissement. Les petites baraques exposent des roues de bicyclettes, des pièces détachées ; voici des palissades, sur lesquelles des ouvrières contemplent les offres et les demandes d’emploi.

La rue Réaumur, au delà du boulevard, cesse de marcher droit, elle oblique soudain pour muser vers le Temple. Les amoureux l’abandonnent et prennent la rue de Turbigo. Mais les clameurs d’un phonographe leur imposent un arrêt dans une étroite boutique, où les chansons illustrées exposent en guirlandes les gloires du café-concert. Au centre de cette boîte à musique, se dresse une vaste embouchure qui souffle une rafale de sons au visage des auditeurs. Ils apprennent la romance du jour en la lisant à la muraille. Quand l’appareil est en repos, les notes suintent encore du plafond, la salle en est pleine, et c’est la joie des garçons qui, cherchant aventure, offre la Valse tendre ou le Sourire d’avril aux fillettes conquises.

Des mâts signalent la place de la République et les fauves de bronze qui veillent sur la Marianne. Des ballons électriques éclairent le fourmillement de la foule qui assaille le faubourg du Temple. Dans les kiosques à journaux les tenancières mastiquent des portions. Quelques larges gouttes d’une pluie bénigne font accélérer la marche des passants. Didier et Francine font le gros dos et courent vers la rue Fontaine-au-Roi, où ils ont un domicile.


XVI


Dans une large chambre du sixième étage, ils possèdent un buffet neuf de vingt francs, en pitchpin verni, un lit, une table en bois blanc, qui sent la rue de Charonne et les cours d’ébéno, le tout acquis à la petite semaine. C’est là qu’ils deviennent de vrais amants.

Francine, nous sommes heureux !

Il répète cela mentalement, lorsqu’il croise les gens de la rue, les distributeurs de prospectus, les garçons de café, ceux qui n’ont pas de travail, qui vivent « chez les autres », ceux dont l’heureux Didier a partagé la misère au temps du trimard et du service.

Ce qui le surprend, c’est la rapidité avec laquelle filent les jours. Ses années d’enfance ont passé si lentement ! Quel bonheur solide est le sien, un bonheur dépourvu même de cette légère brume d’inquiétude qui ombre les amours les plus vivaces. Sa jeunesse lui donne une telle quiétude ! le sentiment qu’ils sont invulnérables ! Ils ne doutent de rien, ils regardent la vie !

Ils se disent rarement : je t’aime ! Ils sont si liés qu’ils pensent en même temps les mêmes choses et qu’ils n’ont pas besoin, pour se comprendre, de parler.

Didier avoue quelquefois à Francine :

— Tu es, je crois, la première personne qui m’ait appelé par mon petit nom ! J’étais si jeune quand ma mère est partie, que je ne me rappelle plus ses mots d’amitié. Mon père, lui, me parlait peu… je dormais encore quand il s’en allait au travail, et, quand il en revenait, c’était son tour de dormir. Le maître m’appelait par mon nom de famille : Didier, les patrons aussi, tout le monde ! Il n’y a que toi…

Le matin, Didier se lève dès six heures, cinq heures suivant les saisons, pour se rendre aux chantiers lointains. Francine, elle, ne commence sa besogne d’atelier qu’à neuf heures.

Ils ont d’amicales disputes parce qu’elle veut se lever à la même heure que lui.

— Penses-tu, dit-elle, que je vais rester à me prélasser, lorsque mon mari est debout ! Eh ! bien, merci !

Elle prononce : mari en toute simplicité, en toute innocence, n’imaginant pas que des liens plus forts auraient pu exister entre elle et son ami.

Leur plus grave contrariété est qu’il leur est impossible de prendre en tête à tête le repas de midi. Il pioche à Vaugirard, elle coud à l’Opéra ! Ils enragent de ne pouvoir se rencontrer au déjeuner, c’est une heure de présence ensemble qu’on leur prend.

Un dimanche matin, ils s’offrent une partie de campagne. Pour Francine, la campagne c’est l’inconnu. Elle n’a vu de vraies prairies qu’au cinématographe. Elle a été plusieurs fois au Bois de Boulogne, de nombreux dimanches aux fortifications, mais elle ne sait pas ce qu’est une forêt ou des vaches tondant l’herbe ! Paris est si grand qu’on n’a pas besoin d’en franchir les portes. Elle garde du Jardin des Plantes, où, gamine, sa marraine l’a conduite, un souvenir attendri.

Un projet de promenade à Robinson n’avait jamais vu le jour. Mais maintenant, émancipée par le mariage, elle peut réaliser son rêve de campagne.

Donc ils partent pour le bois de Verrières. Le soleil les accompagne, les vivifie, leur verse des chansons plein le cœur. Il leur semble que tout le monde sourit et que c’est pour eux, pour Didier et Francine spécialement, que sifflent les moineaux.

Ils cheminent dans ce Paris dont, fils de provinciaux, ils ne sont que les enfants adoptifs et qui pourtant est si bien à eux. Les monuments, les rues, les gens, les maisons mêmes ont un visage ami. Ils achètent des raisins à la marchande des quatre-saisons et les mots qu’ils échangent avec elle sont bien les propos que les gens du peuple parisien échangent avec une marchande des quatre-saisons. Le même sel les assaisonne : Didier dit : « Il en fait un plat ! » ce qui signifie : « Il en fait une chaleur ! »

— Tachez moyen de bien nous servir, prie Francine.

— Penses-tu, elle vend ses cornets au prix du raisin, ajoute en riant son compagnon.

— Ne vous maltraitez pas trop, les petits agneaux, leur crie la fruitière.

Un petit garçon vend des roses aux passants. Didier en offre une gerbe à Francine. Celle-ci gronde son ami des folles dépenses qu’il engage.

— Tu n’as même pas marchandé !

Mais comme elle est contente !

Une bambine offre des marguerites.

— Où mettrais-je toutes mes fleurs ? demande Francine, effrayée par les prodigalités du jeune homme.

— Tu les piqueras dans tes cheveux, quand nous serons en wagon !

Il ne veut pas dire non aux gagne-petits qui les assaillent. Il est heureux, il veut que tout le monde le soit. Générosité de prince ! Les gens se retournent en voyant ces jeunes amants dont les bras sont pleins de bouquets.

Un pâtissier ambulant débite des tartines. Didier en fait encore emplette et lorsqu’il a pris au guichet de la gare les deux billets pour Massy-Verrières, il s’aperçoit qu’il ne lui reste plus d’argent.

— Bah ! t’inquiète pas, ma petite Francine, nous déjeunerons quand même !

— Tu connais du monde, là-bas ?

— Je ne connais personne. Mais nous irons à l’auberge et nous paierons sans un sou vaillant !

Il est si sûr de soi que Francine ne sollicite point d’explications complémentaires. La confiance qu’elle a en lui frise l’admiration…

Les senteurs de la forêt leur donnent le vertige. L’odeur de l’écorce, des pousses, de la terre, leur monte à la tête. Ils marchent à l’aventure, ne voulant pas voir les sentiers, s’égarant volontairement. Pourquoi chercher une direction ? l’amour les pousse et ce qui les guide c’est leur bonne étoile. Le sol est fait de feuilles tombées, les ans passés, dans lesquelles ils enfoncent doucement, ils boivent l’air parfumé avec les harmonies qui s’envolent de toutes les branches. Parfois le soleil troue le feuillage mouvant et précipite sur les mousses un ruisseau de piécettes éblouissantes. Alors les deux passants se trouvent enveloppés d’or. Mais tout de suite c’est la lumière atténuée et la fraîcheur. Aux endroits difficiles, quand on traverse des barrages de ronces, le terrassier la prend sur son dos. Ils éprouvent la joie de se sentir séparés du monde par l’épaisseur d’un bois, qui est aussi un monde, et malgré leur jeunesse, leur gouaillerie, leur insouciance, la majesté de la Forêt les imprègne d’une religieuse émotion. Les arbres qui soudent leurs racines pour prendre des forces et pouvoir élever jusqu’aux cieux leurs branches mêlées, la rangée des cimes, les arbres corpulents qui semblent se mesurer avec le soleil, qui en obstruent les rayons, en retiennent la chaleur, qui narguent les orages, arrêtent les torrents en courroux, les arbres si vieux qui se reproduisent incessamment, les factionnaires géants d’une cité qui renferme tant de créatures, le régiment des arbres inspire aux hommes un inconscient effroi. Et le sentiment qu’éprouvait l’ancêtre préhistorique devant la forêt, refuge des animaux dangereux, emplie de leurs clameurs, palpitant de leur vie ; ce sentiment réduit au millionième, dans des cœurs et des cerveaux modifiés par dix mille ans ; cette curiosité et cette angoisse, ils la ressentent en fugitifs de la ville : Francine et Didier se taisent dans la forêt sanctuaire.

Ils se taisent surtout parce qu’ils ont trop ri le long du chemin, parce qu’ils sont las et qu’ils ne veulent plus penser, qu’ils éprouvent une volupté à laisser dormir en eux tout ce qui est volonté, intelligence, pouvoir directeur de la personne. Ils se sont assis, ils ne bougent plus, ils ferment les yeux. Le cerveau, ce gendarme qui morigène la créature, ne parle plus à cet instant. Leur cœur bat fort, le sang brûle leur peau. Tout ce qui est l’acquis, l’artificiel, disparaît : ils laissent vivre l’instinct profond : la Forêt leur en donne l’ordre, l’asile où tout rappelle la perpétuité, l’impérissable, et aussi l’accolade universelle, la fraternité de tous les règnes. Chaque fois que l’arbre projette une ramure, il alimente une myriade d’insectes qui vivent parce que l’arbre vit et qui, l’arbre mort, continuent à vivre. Chaque fois qu’une feuille périt, elle rend à des animaux son suc et sa sève et les animaux qui meurent, nourrissent de leur corps des floraisons nouvelles. Francine et Didier, hôtes de la Forêt, se sentent une parcelle de cet univers où tout se tient ; obéissant à ses lois impérieuses, chaînon dans la chaîne, ils s’unissent au milieu des êtres vivants !

Il faut tout de même qu’ils se mettent à la recherche des hommes ! De fourrés en clairières, de pentes en paliers, à force d’aller en mangeant des baies aigrelettes, ils arrivent à la plaine que le vent, tout à l’heure captif de la Forêt, secoue de frissons menus qui font chanter les herbes. Ils veulent trouver une auberge. Didier fait le malin, mais au fond il ne sait trop comment finira l’aventure avec les quatre sous qui lestent son porte-monnaie. S’il n’avait point sa femme avec lui, s’il n’avait point tant « crâné » au départ, combien joyeusement il aurait sauté le déjeuner ! Mais il avait promis à Francine qu’on mangerait et il l’exhorte à manger dans le petit restaurant mi-campagnard, mi-citadin où ils échouent à presque deux heures de l’après-midi. N’empêche qu’ils commandent les moins chers des mets, du bœuf bouilli, de la salades et des fraises.

— Ces messieurs-dames prennent du café ?

Non, ces messieurs-dames ne « prennent » point, ils n’en ont pas le moyen ! Sur la table de bois fendu, des poules sans-gêne volètent et viennent mendier des miettes. Ce pauvre Didier n’est pas à la noce ! Cette gosse de Francine ne se doute pas du danger qui plane sur leur tête, elle ne pense pas sans doute qu’elle et son ami se rendent coupables du délit de grivèlerie. Sans cela, elle n’aurait pas ri d’aussi bon cœur. Elle trouve le moyen de faire des niches aux poules, oui, aux poules ! Elle leur présente de la mie de pain en boule qu’elles becquètent gloutonnement.

Mais la sournoise avant de rouler la mie, l’a enduite de moutarde et elle trouve très drôle, très spirituel de faire manger ce condiment aux volatiles !

— Mademoiselle, murmure Didier, donnez-nous l’addition.

— Comment vas-tu faire ? interroge Francine.

— Tu vas voir, dit-il. Je n’ai pas le sou, mais j’ai ma montre ! Elle n’est pas en toc, tu sais, c’est du nickel pur ; elle vaut douze francs cinquante, nous avons dépensé cinquante-cinq sous. Je vais la laisser en gage !

La bonne revient avec la note, que la petite examine. Quand elle l’a vérifiée avec le soin d’un comptable, elle tire de sa poche une belle pièce de cinq francs.

— Grand fou ! dit-elle à son ami. Tu crois que je t’aurais laissé faire des bêtises, dépenser toute ta fortune et nous mettre en route sans un liard ? Je n’aurais pas été une bonne ménagère si je n’avais ménagé cette petite réserve. T’es généreux, toi, tu donnerais jusqu’à ta chemise. Heureusement que pour mon mari, j’en garde une de rechange !


XVII


C’est à cette époque qu’apparaît l’événement qui doit orienter sa vie.

Novembre est venu, avec un soleil faible comme un sang d’anémique :

— Je sens la gelée qui court dans mes rhumatismes, dit un terrassier, le temps va changer ; je vois les semaines de trois jours qui rappliquent avec le mauvais temps !

Comme c’est la pause, il extrait de sa poche un brûle-gueule et pêche en même temps une brochure à couverture blanche qu’il parcourt, en fronçant d’attention les sourcils.

— C’est beau à lire ? interroge Didier.

— Je pense bien, dit le camarade, surtout pour un jeune homme. Tu devrais la bouquiner, p’tit gas, pour t’instruire : je te la donne, cette brochure-là.

Elle s’appelle : Le Collectivisme ! Le soir, Didier l’ouvre, assis en face de Francine qui coud des blousettes. Mais la fatigue éparpille l’attention de l’ouvrier, puis, au début, la page est aride, il feuillette l’opuscule avant de le ranger.

Et soudain, voici qu’une phrase le saisit et lui ordonne d’absorber tout l’ouvrage. Elle énonce la misère des pauvres et indique un seul remède à leurs maux.

Didier lit, les coudes sur la table, les poings serrés à la tempe. À présent, les pages forment une rampe de lumière, les mots sont des signes électriques allumés dans la nuit. C’est écrit avec une conviction telle qu’on croirait la parole d’un prophète, livrant au peuple les commandements de Dieu.

Didier est ébloui :

« Le problème que le socialisme a pour mission de résoudre, dit la brochure, réside tout entier dans un fait dont on peut dire comme du soleil :

« Aveugle qui ne le voit point !

« L’outil n’appartient plus à celui qui l’utilise. Ni les mines ne sont aux mains des ouvriers du dessous qui les mettent en valeur, ni les tissages, filatures, hauts fourneaux, scieries mécaniques, ne sont la propriété du personnel qui les exploite. »

Et de ce fait que l’auteur vient de faire éclater, découle toute la série de souffrances que Didier avec le peuple a subies.

« Force humaine de travail que l’on emploie et que l’on n’entretient que dans la mesure où cela est demandé par la production, les ouvriers se sont vus exproprier de leur seul moyen d’existence, le travail, par la force non humaine de travail que représente la machine. Une partie seulement a pu continuer à travailler, c’est-à-dire à vivre ; pour les autres, c’est le chômage, ce fléau jusqu’alors inconnu, la morte-saison, c’est-à-dire la saison où l’on meurt. Pour ne pas mourir, ils se sont pressés à la porte des ateliers, offrant au rabais leurs bras et permettant aux employeurs d’abaisser, à l’aide de cette armée de réserve, le salaire des ouvriers occupés. »

Des figures de briquetiers apparaissent entre les lignes du manuel. Didier éprouve la plus forte émotion de sa vie.

Il lui semble que tout à coup, à cette minute même, les hommes s’aperçoivent que l’immense armée des gueux souffre un mal sans pareil : gueux d’usines, de boutiques, femmes de briquetiers, gamins torturés dans les maisons correctionnelles ! Alors, on les gracie tous, à tous on rend la vie. Le bélier cogne contre les prisons d’enfants. On prend d’assaut la Petite Roquette comme les gens de 89 prirent la Bastille ! Car l’écrivain ne se contente pas de dépeindre les peines de la vie ouvrière, les travailleurs sur le pavé, « la femme, l’enfant industrialisés, arrachés au foyer domestique, poussés dans l’usine par la faim ».

Il clame que « ce système va s’effondrer et que, fatalement, sur ses ruines, une société nouvelle va fleurir ».

« La société communiste est en germe dans le régime bourgeois. Ce qui sert à la production est chaque jour enlevé à la masse et devient la propriété de quelques individus ; les petites boutiques disparaissent pour faire place aux grands magasins, les petits ateliers sont happés par les grandes usines, les terres elles-mêmes, rongées par l’hypothèque, sont annexées aux grands domaines. Grands magasins, grandes usines, grands domaines sont la propriété des sociétés anonymes ou de puissants capitalistes.

« Alors intervient le bouleversement sauveur. On brûle tous les titres de propriété, on allume des torches avec les actions, les obligations, les paperasses de l’enregistrement, le grand-livre de la dette publique. Et la collectivité rentre en possession du sol, du sous-sol, des outils autrefois détenus par les oisifs.

« Les conséquences de la transformation de la propriété bourgeoise en propriété sociale sont incalculables. Plus de classes, partant plus de lutte de classes. Au lieu du volons-nous, de l’exploitons-nous les uns les autres, l’entraidons-nous les uns les autres !

« Le Messie, le Rédempteur de ce monde régénéré, ce sont les machines, esclaves de fer et d’acier. Pour être cela, il suffit qu’elles cessent d’être la propriété de quelques-uns et deviennent la propriété sociale de tous, produisant pour tous. »

L’auteur termine son exposé, dans une grande envolée d’éloquence : « Je vous ai montré, dit-il, les phénomènes qui, dans les entrailles de la vieille société, élaborent un ordre nouveau, l’ordre collectiviste. Il reste à savoir comment, brisant la matrice qui l’emprisonne, cet ordre nouveau viendra au jour, par quelle délivrance, quel sera l’accoucheur, en un mot.

« C’est le prolétariat groupé en un parti de classe, l’ensemble des producteurs, qui aura pour mission de reconstituer le patrimoine de l’humanité au bénéfice de tous.

« Mais avant tout, il aura à s’emparer du pouvoir politique, à devenir le gouvernement, le facteur de la loi. Et pour conquérir l’État, il faut que les travailleurs viennent rejoindre les effectifs de leur parti, du parti socialiste… »

Le logis est silencieux. Francine a, depuis longtemps, abandonné son ouvrage. Un frisson secoue l’ouvrier. Dans cette maison où, depuis la cave jusqu’aux combles, logent des façonniers, familles entassées qui vivent de bas salaires, Didier perçoit l’effort des hommes asservis qui, depuis l’aube des siècles, essaient de soulever les dalles qui les murent vivants.

Sa mansarde est un écran, et, devant le gars, surgit tout à coup la milice des révolutions. Didier voit les pauvres, courbés sur les établis, se redresser et prendre un fusil. Il voit la colline de la Croix-Rousse, sur laquelle flotte le drapeau noir des canuts et le plateau de la Courtille, sur lequel frémit l’oriflamme rouge des communards. Il entend le cri des insurgés qui résume la plainte de l’humanité qui veut vivre. Vivre en travaillant ! Vive la République démocratique et sociale ! Vive la Commune !

L’orphelin de Paris reconnaît sa famille : l’homme de Transnonain, l’homme du Cloître-Saint-Merry, du Temple, du Père-Lachaise.

Ses parents, les combattants de Saint-Martin, d’Aubry-le-Boucher, qu’il fallut décimer à coups de canon, les douze mille républicains de 1848 saignés par l’armée d’Afrique, les trente-cinq mille fédérés de 1871.

Il a cette vision : le flot Réaumur ouvre toutes ses écluses ; les hommes, les femmes débouchent de toutes les rues où, trente, soixante ans auparavant, se dressèrent les barricades. Mais les passants ne circulent plus paisibles et museurs, comme à la sortie de l’atelier. La petite brochure les transforme ; ils grondent, ils revendiquent le travail et la liberté, la conquête de l’outil.

Didier reprend la tradition ; sa vie a désormais un but. Un nouveau soldat s’est engagé pour les luttes des clubs et de la rue.

Dès le lendemain, sous les auspices du terrassier, son collègue, le jeune homme s’inscrit au groupe de l’Alliance ouvrière (Unité socialiste).

Il attend sa convocation avec impatience. Elle lui donne rendez-vous, le samedi suivant, à huit heures et demie, salle du Raisin d’Or.

À cette heure-là, Didier, fiévreux, se rend dans le café. Il regarde les personnes qui l’entourent, sûr de reconnaître les militants à leur visage. Mais, seuls, dans la salle, des compagnons remplissent de picolo les verres bas qui font des ronds sur la table, et des joueurs à la manille étalent en éventail un « piquet » sur le tapis élimé.

« Peut-être me suis-je trompé d’établissement ? » Il demande au mastroquet si le groupe de l’Alliance ouvrière tient toujours là ses réunions.

— Oui, M’sieur, répond l’homme. Mais vous êtes en avance ! Les camarades ne viennent jamais que vers les neuf heures et demie…

Il se promène en attendant l’ouverture de la séance. Il ne veut pas arriver le premier au groupe ; aussi n’entre-t-il au Raisin d’Or qu’à dix heures sonnées.

Le lieu de réunion est une petite pièce, située sous un escalier, au fond du débit. Quinze personnes sont attablées, et le garçon est obligé de déranger l’une d’elles chaque fois qu’il prend un torchon dans un placard.

Didier présente à l’un des militants la lettre d’introduction que lui a donnée le terrassier. Celui qui la lit lui tend la main :

— Soyez le bienvenu !

Et à ses compagnons, il dit :

— Je vous présente le citoyen Didier, un nouveau membre du Parti, qui s’est fait inscrire au Groupe.

Le secrétaire de l’assemblée déclare la séance ouverte. Un président est désigné, qui donne la parole au secrétaire-adjoint pour la lecture du procès-verbal de la précédente réunion.

Alors, un citoyen présente une remarque : la phrase qui le concerne dans le résumé n’a pas été rapportée exactement.

— C’est un détail, dit-il, mais il a son importance ; les comptes rendus doivent être l’analyse fidèle des paroles prononcées.

Plusieurs membres du groupe interviennent, le débat se prolonge, devient âpre et, après une demi-heure de pourparlers, on convient que l’incident n’a pas d’importance ; on rectifie les mots qui l’ont provoqué, et l’on adopte le procès-verbal.

L’ordre du jour appelle la discussion sur la prochaine campagne électorale. Didier écoute avidement les orateurs à qui le président donne la parole suivant leur tour d’inscription.

Pendant le débat, Didier examine la physionomie de ses nouveaux camarades. Trois ouvriers manuels seulement ; les jaquettes et les vestons dominent dans l’assemblée. Le patron du café, qui est du Parti, fait la navette entre le comptoir et la réunion. C’est un homme trapu, à l’accent méridional, avenant comme tous les liquoristes. Les murs de la salle qu’il prête chaque semaine à ses amis politiques sont recouverts de tableaux ornés d’étiquettes. Elles mentionnent les noms des administrateurs des quatorze sociétés ayant leur siège dans l’établissement : « Les Pères tranquilles de Paris » (Société de mutualité commerciale) ; « la Boule de Soupe » (Société de prévoyance pour les épiciers et fruitiers) : « les Vieux Militaires », le groupe indépendant, et enfin, la section de l’Alliance. Le débitant est membre actif et cotisant de ces sociétés concurrentes.

Comme la discussion devient confuse, un assistant s’adresse à Didier :

— Vois-tu, camarade, dit-il, n’aie pas une mauvaise impression. Ce soir, nous discutons les questions de cuisine, toujours ennuyeuses, on voudrait bien les laisser de côté, mais le moment vient qu’elles s’imposent. Heureusement, la semaine prochaine, nous aurons une conférence éducative qui t’intéressera davantage.

La conversation se prolonge entre les deux hommes, interrompue seulement par les membres du groupe qui, pour avoir son avis, s’adressent à Dranis, l’interlocuteur de Didier.

C’est un médecin plein de gaieté et de finesse bonhomme. Il tutoie tout le monde, et s’il affecte dans son langage le laisser-aller, voire les incorrections, si ses manières sont bourrues comme celles du peuple, on sait qu’il est un savant et un lettré, deux fois docteur, sociologue estimé, soignant les malades du faubourg et défendant les grévistes devant les tribunaux. Le groupe est fier de ce tribun chez qui la simplicité est élégance, qui blague en argot, jusqu’au moment où la conversation s’engage sur le socialisme. Alors, aucun juron n’émaille plus son discours ; sa voix chaude vous retient et il atteint la grande éloquence, d’autant plus persuasive que, sous les paroles, on sent frémir la conviction du révolutionnaire. Mais lorsque vous êtes conquis, il dit en riant :

— Non, mais des fois, je ne vais pas pontifier et vous raser, avec les grands mots !

Il déteste le battage, comme il dit, et a refusé déjà les candidatures qu’on lui proposait en province, où les chances de succès étaient sérieuses, parce qu’il ne voulait pas quitter sa circonscription. Il a, par contre, accepté d’être candidat à l’élection municipale du quartier où son échec est assuré. Méprisant l’argent, il épousa naguère une orpheline fort jolie, mais sans fortune.

Avec le docteur Dranis, Didier se lie dès l’abord ; il sympathise ensuite avec ses compagnons. Ils sont tous honnêtes et désintéressés, ouverts aux questions d’économie sociale. Mais certains retiennent particulièrement l’attention du néophyte.

Il y a le vieil ouvrier, vétéran du groupe, le libraire qui vend des brochures et le journal Le Révolutionnaire. Didier, à chaque séance, moissonne son étalage. Seuls, les volumes à trois francs sont interdits à sa convoitise, parce que trop coûteux. Il est vrai que Didier imagine un biais pour tenter la chance de les acquérir.

Il conseille au camarade libraire d’organiser une tombola avec émission de billets à dix centimes. Le gros lot serait un livre. Ainsi, Didier gagne l’Insurgé, de Jules Vallès, et les Pamphlets socialistes, de Paul Lafargue.

Il y a le sous-agent des postes, l’étudiant en droit, Morisseau, le courtier enfariné, qui exerce sa verve, non seulement sur les ennemis de l’école marxiste (à cette époque, de vives dissensions séparaient les révolutionnaires), mais encore sur tout ce qui n’est pas le Parti.

Ces réunions du samedi sont une fête pour Didier, parce qu’il apprend la doctrine, parce qu’il est plongé dans le milieu socialiste et qu’il converse avec des militants. Il lit à sa femme les brochures du parti et les emporte au chantier pour les parcourir au moment du casse-croûte. Il fait des recrues, il voudrait que toute l’entreprise adhérât au Parti. La cotisation mensuelle est fixée à cinquante centimes : il eût désiré qu’on la doublât pour multiplier la propagande. Il fait changer le jour affecté à la réunion mensuelle de la section parce qu’elle coïncidait avec celui du groupe, ce qui diminuait le nombre des assemblées.

L’idéal socialiste l’enthousiasme ; les peines de sa vie d’ouvrier lui font aimer ses théories politiques.

Avec le mauvais temps, est venue la morte saison : comme le parti socialiste a raison de proclamer que l’insécurité générale est la base normale de la société ! Lorsqu’on dit : les ouvriers sont en chômage, ça ne signifie pas toujours que les compagnons valides n’ont plus qu’à se croiser les bras. Cela indique surtout qu’on les débauche en masse dans les chantiers et qu’avant de trouver un nouvel employeur, il faut aller voir dix patrons, faire le tour des entreprises pour ramasser un boulot qui dure à peine trois jours ; après quoi c’est la mise à pied et, pour vivre, la chasse aux corvées qui commence.

Mais, par bonheur, quand on a dix-huit ans, on ne rechigne pas aux gros ouvrages. Et puis, si Didier rentre à la maison après avoir battu sans succès le trimard, visité tous les cabots, Francine le console tout de suite :

— Eh bien ! quoi ! est-ce que les robes et manteaux ne vont pas maintenant ? Vois-tu, comme on a de la chance : c’est la morte-saison dans la terrasse, c’est le plein ouvrage à l’atelier. Va donc, mon petit, cet été, je me reposerai bien !

Mais Didier n’est pas homme à se laisser convaincre comme un feignant. Quand il ne boulonne pas dans sa profession, il masse dans celle des sans-métier et rapporte quand même sa petite journée.

Il veut que Francine réserve sa paye entière pour la Caisse d’Épargne, en prévision du moment qu’il accomplira son service militaire.

Aussi, pour boucler leur budget, les amoureux mettent-ils à contribution toutes les ressources de l’économie domestique. C’est une science étonnante : elle permet à un chômeur doté d’un bel appétit de faire deux repas quotidiens sans mettre plus d’un cran à sa ceinture. Voici la recette : on achète au marché, pour vingt sous, un quartier de tête de vache. Avec un quartier on peut manger de la viande pendant une semaine ; on accommode le museau, l’oreille au gros sel et à la vinaigrette, le reste en ragoût. On achète aussi des légumes cuits, cédés par les traiteurs à des prix minimes : deux sous le grand bol de haricots. Et si Francine déjeune, le midi, au bouillon-restaurant, elle se délecte, le soir, avec la cuisine préparée par Didier.


XVIII


Ils planent au-dessus de la misère. Ils la bafouent ; et ils s’aiment tant que ces moments, tout de même un peu rudes, cimentent leur jeune amour.

De bonne heure, Didier se rend sur la place de la mairie, où les chefs d’équipes, les manutentionnaires viennent chercher les manœuvres dont ils ont besoin. À neuf heures, ils peuvent se retirer : si l’embauche n’est pas venue, elle ne viendra plus ce jour-là. Les malingres et les vieux vont dans les bureaux de publicité quémander les emplois de sandwichs et de distributeurs. Didier se fait garçon de peine chez les charbonniers et trouve sa vie dans le coltinage des sacs. Ou bien, il loue ses bras à Saint-Denis, dans les usines de gadoue et de produits chimiques. Naturellement, ce n’est pas ce qu’on appelle du bon travail ; on désigne même cela d’un nom assez sale. Dans les engrais, les acides, la céruse, « on en prend autant avec les dents qu’avec le nez », et ce n’est pas bon pour la santé[2].

Malgré la peine de ce temps-là, Didier ne délaisse pas le groupe. L’hiver se prolonge et, vers février, Didier se décide à prendre le grand trimard. Ça fait toujours gros cœur de laisser sa femme à Paris, pour gagner son pain à la cambrousse. Bien sûr, les terrassiers célibataires trimardent joyeusement ; quelques-uns parcourent même les chemins de France en société de leur bonne amie. Mais quand on est uni sérieusement, on est plus casanier.

Sur la ligne de Blois, on construit une grande tranchée, on pose une nouvelle voie, ce qui assure pour longtemps du travail aux compagnons. Alors, il n’y a pas à barguigner : trois mois de campagne sont bien vite passés, d’autant plus que la Compagnie donne un permis chaque quinzaine aux « bonshommes » pour qu’ils puissent embrasser leur femme à Paris.

Francine pleure tout de même, en voyant le gars s’éloigner, la pelle et la pioche sur l’épaule. Les outils luisent comme ceux de tout trimardeur aimant son turbin ; le fer de la pelle couvre la nuque de Didier.

Il fait le trajet à pied, suivant l’usage ; il a un petit baluchon de linge et les poches bourrées de brochures. Quand il ne trouve pas d’ouvrage dans une ville, il demande un morceau de pain.

Il n’y a pas de honte à cela. On ne rencontre pas le travail tout prêt qui vous attend au bout du pont. Et les hommes du peuple, les paysans accordent volontiers le quignon trempé de piquette au bon terrassier qui déambule. Il faut se rappeler que le fermier aime ce compagnon-là, car lorsqu’il a fouillé le sol des villes, il fait aussi la fauchée et la moisson. Ce n’est pas un galvaudeux.

Embauché avec de bons gars, Didier n’a pas un jour de chômage et, par surcroît de chance, le cantinier qui les nourrit n’est pas un trop grand voleur. Le soir, les hommes se retrouvent dans une salle d’auberge où bougonne un petit feu. Ils ouvrent leurs cahiers de chansons, ils fredonnent un refrain, un bruit d’accordéon monte, quelques curieux stationnent devant la porte pour voir deux compagnons qui dansent gravement avec les servantes.

Souvent aussi, l’on cause du métier, et Didier, devant ses frères, évoque l’espérance d’affranchissement qui est la religion du prolétariat. Les jeunes approuvent, les vieux sont sceptiques.

— T’auras beau faire et beau dire, c’est toujours le même tabac : il y a ceux qui tiennent la pelle et ceux qui tiennent le manche ; ceux qui ont la besace et ceux qui ont le pognon !

Il écrit régulièrement à Francine ; ainsi passent les jours, et quand la campagne est finie, le terrassier a ramassé des jaunets dans la brousse. Plus de trimard, cette année ; un train chauffe pour les Pantruchards, et Didier laisse aux piétons la grande route.

Il faut avoir couru l’embauche, cheminé avec les gars de pioche pour savourer les douceurs du retour, savoir ce que valent, après l’auberge et la chambrée des nomades, le foyer, et puis l’amante, dont la joie vous rend orgueilleux. Didier retrouve ses amis de groupe, les soirées d’études et les discussions. On est en pleine bataille ; une élection législative partielle mobilise les socialistes et, pour porter le drapeau du Parti, la section, puis la Fédération de la Seine ont désigné le citoyen-docteur Dranis à l’unanimité et par acclamations. On utilise le dévouement du terrassier. Dranis lui dit :

— Tu jaspineras à mes réunions, vieux ; il faut qu’un militant de ta trempe monte à la tribune.

Didier refuse, le docteur se fâche, le jeune homme se décide à parler en public. L’assurance lui vient, la foule comprend son langage étonnamment puissant, alimenté qu’il est par l’argot de métier, qui sent la rue, dont les mots sont la substance même de la pensée. Mais Didier sert surtout son parti en collant des manifestes. Le soir, avec un militant, il placarde les affiches de la section. Elles sont peu nombreuses, mais il semble que l’art du colleur les multiplie ; très haut, elles paradent, elles chevauchent les appels des candidats, elles sont partout et on les respecte. Didier connaît la joie que donnent les humbles labeurs accomplis pour la cause. Malgré la fatigue du travail quotidien, il circule, durant une quinzaine, presque toute la nuit, et cette promenade dans les rues silencieuses lui procure une émotion bien douce : les habitants sont endormis, Didier leur apporte la vérité qu’au réveil ils liront sous leurs fenêtres, la vérité sous la forme d’une déclaration signée par le Conseil national du Parti socialiste.

… La tournée est finie ; Didier rentre furtivement à son logis, prenant garde d’éveiller Francine. Précaution inutile : elle ne dort pas, car elle est inquiète…

Au commencement de la période, il a eu regret de délaisser ainsi sa femme, après la longue absence de la campagne. Mais lorsqu’il lui a demandé si elle n’était pas fâchée de cet abandon, elle lui a dit qu’elle aimait tout ce qu’il aimait, et qu’elle était socialiste, puisque telles étaient les idées de son ami.

Le Parti reconnaît les efforts du camarade : Dranis l’embrasse au sortir d’une réunion tumultueuse.

— Je ne vois qu’un seul homme, s’écrie-t-il, qui donne autant que toi à la cause, c’est Martin Bréger ; il faut que je te présente à lui !

Au scrutin de ballottage, le citoyen Dranis est élu par 5.442 voix contre 4.929 à M. Arsène Pacotte, commerçant-industriel, candidat républicain libéral…

Lorsque Francine avait fait cette gentille réponse : « J’aime tes idées, puisque ce sont les tiennes », elle s’imaginait que les absences de Didier allaient cesser bientôt. Mais lui, de plus en plus est conquis par le Parti, la doctrine, la propagande. Les meetings, les commissions, la coopérative prennent tous ses loisirs et sa femme murmure timidement :

— Nous n’avons même plus le temps de nous parler !

Elle songe : « Je ne lui plais peut-être plus autant qu’autrefois ! » Comme elle se trompe ! Ce qui est sûr, c’est que tout, hormis les idées politiques, a perdu de l’importance aux yeux du gas. Âme ardente, cet enfant qui n’avait pas eu d’enfance, cet adolescent qui avait toujours connu la férule, possède une réserve de tendresse qu’il répand sur la collectivité. Ce qui concerne sa personne, ses intérêts matériels, par exemple, lui semble mesquin, indigne de retenir l’attention : c’est comme s’il se mettait à se soigner, à se dorloter pour un bobo. Non, sa personne ne compte pas ! D’autre part, il considère tellement son amie comme partie intégrante de lui-même qu’il ne songe pas plus maintenant à s’occuper d’elle, qu’il ne s’occupe de lui. Voilà comment s’explique cette sorte de détachement dont souffre la pauvre Francine.

Il lui annonce un jour :

— Nous allons entrer dans la grande semaine ! Le 28 mai c’est une date mémorable !

Elle sourit. Elle dit :

— Je pense bien que c’est une date à retenir.

— Tu sais donc ?…

— Mais certainement, mon chéri !

— Comment ! Tu sais que le 28 mai commence le Congrès du Parti ?

Elle le regarde, elle se maîtrise et d’une voix à peine altérée :

— Le 28 mai, c’est le jour où nous nous sommes rencontrés pour la première fois !

Il l’embrasse, il lui dit des choses tendres : que pour lui, non seulement celui-là, mais tous les jours sont anniversaires de bonheur et que sa femme lui fait la vie si douce qu’il n’a pas à préférer tel à tel autre jour.

Et il ajoute :

— Mais comment ne comprends-tu pas que mon devoir est de militer, que je ne puis rester dans ma coquille comme un égoïste ?

Elle répond :

— Tu n’es donc pas heureux dans ta coquille ?

— Mais les autres, Francine, les autres sont malheureux. Et moi aussi je l’ai été, et je n’essaierais pas de préparer un avenir meilleur pour les autres ? Que dis-je, pour ceux qui seront là quand nous n’y serons plus, pour nos enfants, car nous aurons des enfants, Francine !

Il conclut :

— Au fond, c’est ma faute ! je n’ai pas fait ton éducation socialiste, mais il faut, Francine, que tu comprennes la grandeur de la Cause, il faut que tu t’y dévoues, toi aussi !

Quand il a quitté la maison pour assister à la réunion du groupe, elle se pare du collier dont une année précédente, pour l’anniversaire de leur bonheur, il lui avait fait don. De cette façon, elle peut s’imaginer en être encore à l’année dernière, alors que tout l’esprit de l’amant était occupé par l’amoureuse !


XIX


La même année, l’Alliance ouvrière, dans son Congrès national, invite ses membres à se faire inscrire à la Chambre syndicale de leur « corporation, pour y répandre l’idée socialiste et recruter des adhérents à la Politique et au Programme du Parti ».

Le lendemain de cet édit, le jeune homme demande à ses collègues de chantier :

— Es-tu syndiqué, toi ? Où se trouve le syndicat ?

On lui répond :

— Ça doit être à la Bourse du Travail. Mais dans la terrasse, c’est pas sérieux !

À la Bourse du Travail, dans un petit bureau, il voit le secrétaire, conseiller prud’homme, mélancolique, âgé, qu’on dénomme en dérision le magistrat et qui délivre un livret de syndiqué au jeune homme en lui confiant :

— Il n’y a rien à faire avec les terrassiers ; on est à peine trois cents inscrits, et la moitié des hommes ne paient pas seulement leurs cotisations.

— C’est peut-être que vous ne faites pas de propagande, répond Didier. Il y a déjà un bout de temps que je suis dans la terrasse, et je n’ai pas entendu parler du syndicat !

Jusqu’alors, Didier n’a pas eu le loisir d’étudier ses compagnons de travail. Son esprit vagabonde à travers les rêves communistes, tandis que ses bras chargent les tombereaux et les wagonnets sur la ligne du Métropolitain, où il a trouvé « l’embauche ».

Mais, du jour que le Parti lui fait une loi de former une association avec les salariés de la corporation, ses yeux s’ouvrent au spectacle des luttes qui l’environnent ; il sonde le cœur et le cerveau de ses compagnons.

Or, matin et soir, avant et après la besogne, dans l’entreprise, les hommes se chamaillent comme d’acariâtres époux.

Ils ont beau parfois se colleter, ils n’arrivent pas à vider leurs querelles, car les défauts qu’ils se reprochent ne peuvent se redresser.

À cause de leur différence d’origine, l’Auvergnat se dispute avec le Breton. « Mangeur de châtaignes ! » — « Va donc, anigous gousse d’ail ! les épluchures pour les Bretons ! »

C’est faire grave offense à un homme qui manœuvre la pioche de l’appeler terrassier, alors qu’il est mineur.

On fait toutes sortes de « mistouffles » au mousse, parce qu’il débute dans le métier. Didier n’a obtenu la paix qu’après une série de batailles avec les plus méchants de ses collègues. La qualité des horions qu’il a répartis à la bande vaut au gars un brin de considération, et ses surnoms de Pantruchard — parce qu’il est de Paris — de Curé — parce qu’il n’a pas de moustaches — sont désormais synonymes de costaud et de fort en poigne.

Le nouveau venu est l’ennemi. Ainsi le veulent les anciennes coutumes. Des brimades accueillent encore le jeune bourgeois dans les grandes écoles ; à la caserne, le briscard torturait autrefois les bleus. C’est une loi du vieux monde, pense Didier ; les peuples se font la guerre de nationalité sur les continents ; les ouvriers se font la guerre de province sur les chantiers. Nous, socialistes, sommes les premiers qui appelons « camarades » les hommes qui travaillent à nos côtés, et qui grognent entre eux comme des chiens à gueule sur un os.

Parmi les compagnons, le contre-maître ou chef d’équipe, ou cabot ou capotasse, règne en féodal. L’homme lui garde reconnaissance de l’avoir embauché parmi tous les quémandeurs de travail. Le cabot, dit Berri, Limousin ou Picard, est grossier, invective contre les hommes, s’oublie même jusqu’à frapper les bonnes têtes, celles qui paraissent résignées et bonasses.

Il pousse à la charge : « Hardi les gars ! Mettez-y-en, bon Dieu ! On dirait que vous ne savez pas travailler. »

L’amour-propre excité, on abat bon labeur. Le chef ajoute :

— Si vous avez fini la tâche avant l’heure, je paie une tasse.

Et pour la bleue ou le litre d’aramon, les hommes doublent l’effort.

C’est à ces ouvriers-là que Didier, dans un estaminet proche du chantier, dit un jour :

— C’est pas tout ça, les gars ; il s’agit maintenant de se grouiller pour le syndicat. Qui qui veut sa carte ? Elle ne coûte que vingt sous par mois.

Ils lui rient au nez. Pendant une demi-heure, Didier reçoit une volée de brocards. Il ne se fâche pas, mais il demande à chaque homme les raisons pour lesquelles il vilipende le syndicat.

Beaucoup lui répondent : « C’est une balançoire ! Les malins, les fins des fins la connaissent trop. Ce n’est pas à moi qu’on la fait à l’oseille ! Le syndicat est une fumisterie dans laquelle j’ai coupé et qui ne me repincera plus. — Syndicalistes, socialistes, tous banquistes. — Moi, je fais mes affaires tout seul avec les singes et les chefs, qui sont trop contents de m’apporter du boulot, hein ! parce qu’on peut faire la place de Paris et la cambrousse sans en trouver un seul qui fasse le poil à Bibi. — Moi, je ne connais qu’une chose : le pognon ; je suis pognonniste. — Donner vingt sous au syndicat ! et mon œil ? Je donne pas seulement un rond à ma femme, parce que c’est pas mon programme de nourrir une gonzesse. »

D’autres reprennent : « Bien, moi, je vais te dire deux mots… j’en étais, du vieux syndicat : le trésorier ramassait la monnaie, les cotisasses ; quand il y en a eu assez, crac, au revoir les voisins… bonjour, Luc… Il a joué la fille de l’air, il a bazardé la caisse… Voilà ce que c’est le syndicat ! »

— Combien t’a-t-il volé ? demande alors Didier.

— Oh ! il n’y avait pas longtemps que j’en étais, heureusement, mais j’avais bien versé trois balles en tout.

— C’est tout ce que vous avez à dire, les gars ? riposte le propagandiste. Eh bien ! je vais vous répondre une chose.

C’est pas du sang que vous avez dans les veines. Regardez donc un peu comme vous êtes traités dans l’usine ; un peu plus que des chiens, un peu moins que des nègres… Le cabot vous engueule et vous tape sur la figure… Il a raison : vous n’osez pas vous rebiffer…

On se fout tellement de vous qu’on s’arrange pour vous faire crever comme des mouches dans le chantier. Pour descendre au puits, il y a une échelle, alors qu’il faut un escalier ; hier encore, deux copains sont descendus la tête en bas… C’est bien fait, puisque vous êtes contents !

Il ne fait pas si chaud au tonnerre de Dieu que dans la galerie ; vous travaillez dans de vieux égouts qui sentent la vidange, il devrait y avoir des puits d’aération : vas-y voir, Jean, si on les fait creuser. Vous asphyxiez dans la fosse… tant mieux, puisque ça vous fait plaisir !

Pour un verre de pure, pour une zézette, on vous ferait faire le boulot de deux hommes avec vos ongles. Vous devriez toucher douze et quatorze sous l’heure, vous travaillez pour dix sous avec beaucoup de remerciements. Tas de lâches !

Oui, vous êtes des lâches. Si y en a qui ne sont pas contents, ils n’ont qu’à le dire, je n’ai pas mes poings dans la poche et vous le savez bien.

Vous n’aimez pas votre femme, ni vos gosses ; sans cela vous demanderiez la paie qu’on vous doit. Mais vous aimez bien mieux vous abrutir chez le bistro et crier contre le syndicat.

Regardez-moi ce grand outil qui se plaint de ce que le syndicat lui ait barboté son pognon. Combien qu’il t’a donc pris, dis, ballot ? Trois francs ? Mettons vingt sous pour être dans le vrai.

Tiens, les voilà, tes vingt sous.

Il lui lance une pièce à la figure.

— Tu ne pleureras plus maintenant, j’espère. Bien sûr, parce qu’il y a dix ans, il s’est trouvé dans l’organisation un voleur, tous ceux qui s’occupent de grouper les « bonshommes » sont des vendus, pas vrai ? Mais si tu n’étais pas si bouché, tu saurais que ces choses-là ne sont plus possibles aujourd’hui, que l’argent est placé dans une banque, qu’il y a une commission de contrôle et qu’il faut au moins trois signatures pour toucher la monnaie.

Y en a-t-il qui aient une observation à répliquer ? Non. Y en a-t-il au moins des hommes parmi vous ? S’il y en a, qu’ils se montrent, je les syndique tout de suite.

Un « intellectuel » en jaquette, parlant de la sorte, se fût fait écharper. « Il est bien de chez nous », pensent les travailleurs en écoutant Didier.

Des compagnons sortent du groupe et viennent lui serrer la main. Beaucoup pensent comme lui et sont contents qu’il ait secoué les copains. Mais aucune adhésion n’est faite ce jour-là, et c’est le lendemain seulement que les terrassiers viennent apporter au Pantruchard leur pièce de vingt sous.


XX


On parle de lui : il se fait congédier le lendemain parce qu’il demande au chef d’équipe que le chantier soit tenu proprement.

— Si tu n’es pas content, lui répond le cabotasse, ramasse tes clous, mon fi.

Il les ramasse, en effet, mais ce congé fait grogner les compagnons et, trois jours après, l’entrepreneur ordonne les aménagements qu’avait réclamés Didier.

Grâce à la bonne saison, à la multiplicité des travaux, Didier trouve un nouvel emploi avant que l’étiquette « rouspéteur », infamante comme les lettres du bagne, ne s’attache à sa réputation.

Le gas est solide à l’ouvrage, aimé des copains qu’il rudoie. Il sait travailler, et s’il milite à l’extérieur, il file doux dans le puits.

Un meeting à la Bourse du Travail n’a pas de succès. Alors Didier organise une équipe de propagande avec laquelle il visite tous les samedis les cabarets fréquentés par les compagnons du bâtiment.

La veille, un passe-partout sur la vitrine annonce la réunion. Le soir, dans la boutique sombre où préside le liquoriste, les marchands de chapeaux, de ceintures, de bottes et de pantalons vont de groupe à groupe, livrant contre acompte les marchandises aux taupiers.

— Voulez-vous faire silence pendant quelques minutes, dit une voix.

Les conversations cessent entre buveurs, et Didier expose la nécessité de l’action syndicale. Lorsqu’il a fini sa causerie, des camarades lui disent :

— Veux-tu trinquer avec nous ?

D’autres murmurent :

— Tope là, frangin, tu pourras toujours boire à ma gourde !

Les jours ne suffisent pas à sa tâche : lorsque la besogne de terrasse est terminée, vers six heures, le bureau de la corporation lui prend ses veilles. Il ne change pas de métier, affirme-t-il, il creuse les fondations du syndicat.

Il aura des assises profondes. Mais quels durs travaux : Didier n’a pas à lutter seulement contre les compagnons passifs, le patronat omnipotent. Il a devant soi d’autres obstacles, les obstacles imbéciles contre lesquels se brise le plus tenace des hommes. Il a par exemple la grammaire, l’orthographe ! Comment voulez-vous que Didier écrive au Préfet de la Seine, à l’ingénieur en chef, à l’inspecteur du travail, pour traduire les exigences des camarades ?

Didier, qui parle avec une clarté et une concision remarquables, écrit hélas ! comme un écolier de la rue Bretonneau qui a terminé ses études vers l’âge de huit ans. Il faut qu’il accumule des pelotons de phrases pour exprimer le moindre fait.

Il connaît bien l’indigence de son style et se doute que les lettres rondes, écrasées, qui ont la mission de rendre sa pensée, dissimulent, en traîtresses, les plus graves des hérésies grammaticales.

Il met aux mots le plus de consonnes possible : sa bonne volonté est indéniable, mais le résultat est désolant.

L’idée que le destinataire pourra sourire de la missive, partant railler le syndicat, emplit de honte le cœur du jeune ouvrier. C’est pour cela que le « magistrat » seul rédige les lettres. Mais Didier se procure un cours complet de grammaire et d’exercices à l’usage des aspirants au certificat d’études et, patiemment, il conjugue des verbes, il accorde des participes, il fait des compositions françaises. Cette besogne l’exaspère : il marque le pas sur place alors qu’il faut entrer en lice, se jeter dans la mêlée, provoquer les combattants qui jouent des parties terribles et signent des accords dont les ouvriers, ces belligérants endormis, font les frais.

Le conseil de révision surprend Didier en pleine besogne, mais ajourne son départ, les majors découvrant sa bronchite chronique.

Un jour, à l’Assemblée générale du syndicat, un homme propose que Didier soit nommé secrétaire avec le « Magistrat » comme adjoint.

L’assistance approuve et le gars donne de mauvaises raisons pour justifier le refus qu’il oppose. Il dit qu’il est trop jeune, lui qui souvent proclame, avec une belle présomption, que l’âge ne confère pas plus l’expérience que le jugement.

Mais un sentiment complexe l’anime. Deux années ont passé depuis le jour qu’il a reconstitué le groupement corporatif, il a dépensé des efforts sans nombre pour réveiller la masse des terrassiers endormis ; il ne veut pas qu’on le soupçonne d’avoir guigné la fonction rétribuée, d’avoir livré des batailles pour gagner le secrétariat. Il demeure donc en chantier, mais il y travaille irrégulièrement, car il ne se passe guère de semaines que ses camarades ne le délèguent auprès des chefs d’équipes et des patrons quand un homme est victime d’un injuste renvoi. Didier plaide aussi la cause des accidentés, devant le juge de paix et le président du tribunal. La corporation lui rembourse les journées perdues.

— Si tu ne veux pas être secrétaire du syndicat, nous te cassons la gueule.

Tel est le sacre amical qui place enfin Didier à la tête de l’organisation.

Des joies, des peines intenses, un labeur qui commence à six heures du matin à cause des visites aux chantiers, qui ne se termine jamais avant minuit, à cause des réunions de sections et de groupes, voilà ce que lui procure le corps à corps avec la tâche incommensurable. Maintenant, la paix est faite entre les hommes de pioche ; on ne connaît plus dans la galerie Berrichons, ni Auvergnats, et la permanence de la Bourse voit défiler tout un monde pour qui le syndicat est un bureau de conseils, un office de défense, une école même, car le nombre des ivrognes diminue parmi les syndiqués. Souvent Didier reçoit les confidences de ses camarades, souvent il intervient avec rudesse pour chasser les aigrefins qui dépouillent les blessés du travail.

Il arrive une fois qu’un terrassier venu de la province se trouve sans ouvrage à Paris. Le syndicat lui donne un secours. Quand l’homme est à bout de ressources, il réclame de nouveaux subsides. Didier lui explique alors que l’organisation est trop pauvre pour entretenir tous les chômeurs. L’homme dit, en se retirant près de la porte :

— Tout de même, t’as vécu de mes cotisations, feignant !

Didier ressent comme un coup de lancette au cœur. Devant l’ingratitude et l’injustice des hommes, l’idée lui vient d’abandonner le secrétariat, de reprendre sa liberté, de laisser là son œuvre ! Il se reproche aussitôt cette minute de faiblesse et il dit, sans amertume, au Magistrat :

— Cet imbécile répète les calomnies qu’on déverse sur les « meneurs. » Ce qu’il dit n’a pas d’importance, car les militants ne comptent pas sur la reconnaissance de leurs camarades. Leur récompense est plus haute, ils luttent pour un idéal sublime !

Parfois, des hommes viennent en recherche d’ouvrage. Ils ne sont pas syndiqués, disent-ils, parce que leur femme est malade, parce qu’ils ont pris le trimard.

Ils sont embarrassés, et Didier souffre de leurs souffrances ; car il devine la vérité sous toutes ces feintes : les hommes sont des chômeurs venus d’autres corps d’état. Or le syndicat ne peut laisser envahir la profession par les sans-travail, parce que chaque parcelle de besogne glanée par un chômeur est un morceau de pain pris à d’autres besogneux.

— Chez qui as-tu travaillé, camarade ? interroge notre ami…

Pas de réponse.

— Dis-moi au moins le nom d’un compagnon qui « terrassait » à côté de toi ?

Le même silence.

— Mon pauvre vieux, ça ne m’amuse guère de faire le juge d’instruction. Dis-moi ton vrai métier. Je demanderai alors aux copains de ta profession qu’ils te cherchent du boulot. Il y a peut-être quelque chose à faire dans ta partie…

Si tu es forgeron, je ne puis t’admettre dans la terrasse. Cela me chagrine de te faire pareille réponse, mais il y a chez nous quatre mille syndiqués sans emploi ! Il faut d’abord les caser… Si je t’écoutais aujourd’hui, je ne serais plus du syndicat des terrassiers, j’appartiendrais à celui des fumistes ou des démolisseurs !

Mais Didier ne prodigue pas uniquement des sentences à son solliciteur, il le conduit au bureau des forgerons, quémande un poste pour lui et lui donne un petit secours.

Il a son carnet, ses pauvres. Mais Francine le gronde, Francine, économe, prévoyante, presque égoïste depuis qu’à leur nouveau logis le mobilier des amants s’est augmenté d’un berceau.

Parmi ceux qui assaillent Didier, pour obtenir une place dans la taupinière, il est un homme encore jeune et si timide qu’il tremble en formulant la coutumière demande.

Le secrétaire lui dit :

— Tu as les mains blanches, compagnon. Toi, terrassier ? Allons donc, maître d’école, plutôt…

L’homme répond, la tête basse :

— Je suis curé. Je me suis sauvé de ma paroisse du jour que l’État n’a plus connu l’Église. Vous dites que je ne suis pas terrassier, permettez, je suis paysan, mon père était valet de ferme, mes ancêtres ont remué la terre. Moi, on m’a mis dans un séminaire parce que j’apprenais bien. Mes parents étaient des rustres, qui faisaient de beaux labours et de beaux enfants. Donnez-moi ma pioche, je suis des vôtres, je veux retourner la terre, c’est mon sang qui l’exige !


XXI


Le soir que Francine met au monde une fillette est un soir de décembre, brillant, gelé, cinglant. Des balayeurs précipitent sur la rue du sable que la bise ramène à la figure des passants… Une troupe de camelots s’abat sur la capitale, hurlant à la mort, annonçant la catastrophe qui vient d’engloutir neuf terrassiers tubistes sous la Seine, dans un caisson crevé !

Alors, de tous les chantiers du métropolitain sortent les hommes et voilà qu’ils se réfugient à la Bourse du Travail comme les foules du moyen âge, à la nouvelle d’un événement sinistre, s’attroupaient dans les églises. Vers six heures, une colonne de deux mille puisatiers et mineurs marchent vers la Cité, vers l’excavation où neuf d’entre eux n’ont comme linceul qu’une couverture trouée de boulons.

Là-bas, les casques des pompiers forment un rang lumineux, la palissade noire des agents se dresse devant les curieux qui s’agitent et jabotent.

Soudain, la foule est disloquée, submergée par les hommes de la terrasse qui brisent les cordons de police et disent au Préfet :

« Faites remonter vos pompiers, c’est nous qui descendrons dans le trou ; ce n’est pas leur affaire, c’est la nôtre, de sauver les camarades !… »

Personne ne reprend la besogne du lendemain, les gardes municipaux cernent les puits, on croirait la ville en état de siège : les ouvriers en grève organisent les soupes communistes ; Didier fait aux Halles les achats du matin. À côté de lui, quelques officiers de troupe approvisionnent l’ordinaire des régiments.

Puis il assiste aux réunions de quartier, et ce n’est pas sans émotion qu’il parle à ses camarades, pesant chacun de ses mots, hanté par l’idée de cette révolution qui sera faite par les hommes qui l’écoutent.

Il prononce de brèves harangues, il déteste les mots inutiles, n’aimant pas certaines réunions publiques où les applaudissements vont au bel orateur, où les démagogues, nantis d’un bagout puissant peuvent, hélas ! exposer les idées les plus baroques.

À onze heures, Didier retrouve les familles de grévistes réunies pour le repas en commun. Il considère les groupes : les habitudes, le caractère des hommes se devinent rien qu’à la tenue des femmes et des enfants.

Il rêve d’un syndicat exerçant une influence profonde sur la vie familiale, la carte d’adhérent, brevet de dignité, le syndicat entourant d’un parrainage les enfants de ses membres.

Il esquisse de grands projets, mais il revient vite aux réalités du moment. La grève se prolonge, déclarée pour obtenir le respect des conventions établies par les anciens contrats. Les ouvriers souffrent de l’inaction. La pioche manque à leurs mains tannées, le travail est pour eux un besoin comme la faim et l’amour ! Encore un mois de chômage et les hommes, n’en pouvant plus, réintégreront les puits, rendus, vaincus par le repos.

Les fonds du syndicat, de la Fédération, soutiennent le mouvement, les coopératives livrent des denrées à crédit : le faisceau des institutions ouvrières remplit d’admiration le cœur de Didier. Il se souvient que, dans sa jeunesse, les briquetiers en grève envahissaient l’usine de Bagnolet, et cela pour exiger la carte syndicale. La revendication s’est élargie, c’est la carte confédérale qui est aujourd’hui l’insigne de ralliement. Le syndicat tout seul est peu de chose, la fédération d’industrie assemblant les corporations est une force et la Confédération du travail, agrégeant les fédérations, est un redoutable pouvoir. À côté grandissent des coopératives qui, lorsqu’elles seront fédérées, représenteront bien le rouage d’une société communiste. En attendant, la grève des terrassiers effraie le public, duquel certains journaux entretiennent l’effroi. Un reporter veut photographier Didier, devenu l’homme du jour. Il est bien reçu ! Le secrétaire du syndicat l’éconduit sans douceur, assaisonne même son refus d’une plaisanterie rabelaisienne, que l’autre trouve du plus mauvais goût.

Cependant, Dranis, à la Chambre, développe une interpellation « sur les moyens que compte prendre le Gouvernement pour assurer l’hygiène et la sécurité des travailleurs et pour rappeler au respect de la loi les entrepreneurs du bâtiment ».

Le discours de Dranis, précis, vibrant, a pour effet de ramener à gauche la politique du Ministère.

Proche est la solution du conflit ; depuis huit jours, la délégation des terrassiers a des entrevues avec le Préfet, les conseillers municipaux, les entrepreneurs. L’accord intervient : les ouvriers obtiennent pleine satisfaction.

La puissance du syndicat reconnue lui assure trois mille recrues en l’espace de six semaines. La besogne de recrutement est faite, celle d’éducation commence. Didier l’entreprend.

Un soir, un étranger vient à la réunion du Conseil fédéral.

— Messieurs, dit-il, je viens vous proposer mon adhésion. Je suis commerçant, je ne suis pas ouvrier ; mais je désire être membre du syndicat, de la Fédération et même, si possible, de la C. G. T.

Les assistants croient à une plaisanterie du visiteur.

— C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Je suis marchand de vins, beaucoup de vos camarades consomment chez moi. Plusieurs corporations m’ont admis dans leurs cadres en qualité de membre honoraire, moyennant un versement annuel de dix francs. Je donnerais bien vingt francs pour être aussi de la C. G. T.

On le met à la porte en le couvrant d’injures.

La séance du Conseil est reprise, mais Didier n’ouvre plus la bouche. Et comme on remarque son abstention, il avoue :

— Ce bougre-là m’a rendu malade. Il faut que j’aille prendre l’air.

Il entre dans un bar situé près de la Bourse du Travail. Derrière le comptoir est une galerie de tableaux : ce sont les diplômes délivrés par une demi-douzaine de syndicats qui confèrent au limonadier de céans la qualité de membre honoraire.

Didier invite la patronne à quitter sa chaise, exécute avec une canne un rapide moulinet qui brise, en cinq secondes, toute la collection de brevets. Sous les fragments de verre gisent les feuilles que des mains inhabiles ont illustrées et qui représentent les attributs de la profession.

La marchande rit jaune ; si elle osait, elle ferait arrêter le gars, mais l’intérêt de son commerce lui interdit cette mesure ; elle se borne à lui dire :

— Si vous devez casser aussi les vitrines, prévenez-moi, je ferai mettre les volets.

Au mois d’octobre suivant, Didier est incorporé dans un régiment d’infanterie — Caserne du Château-d’Eau. Il a été ajourné deux fois ; reconnu bon la troisième fois pour le service, il a régularisé, devant le maire du Xe arrondissement, son union avec Francine, afin d’accomplir son année militaire à Paris.

Il appréhende les exigences de la discipline et les ordres que désavouerait sa conscience de militant.

Par bonheur, le régiment n’intervient pas dans les grèves ; le caporal de Didier lui commande seulement de nettoyer la « carrée », d’éplucher les pommes, de laver les assiettes. Il peut obéir et sa conscience ne lui fait aucun reproche.

Ses compagnons de chambre sont des paysans qui viennent de la Bretagne et du Poitou. Dans la compagnie, tous les types qui composent une société sont représentés, travailleurs des villes, valets de ferme, camelots, mauvaises têtes retour des joyeux. Didier se convainc qu’on peut vivre en bonne intelligence avec tous et qu’aucun n’est malfaisant. Ce sont bien, pense cet optimiste, cet enthousiaste, les compétitions d’argent qui les transforment parfois en « vilains messieurs », et notre société communiste, qui supprime les querelles d’intérêts, sera la plus heureuse des sociétés !

Presque tous les soirs, Didier rentre à son logis et ne rejoint la caserne qu’au réveil. Les journées sont monotones et remplies : exercices violents, revues et continuelles factions.

Didier garde la Chambre des députés, le Sénat, la Banque de France, les ministères. Rien n’amuse autant le terrassier qui passe que de reconnaître, tout à coup, l’ancien secrétaire du syndicat, arme sur l’épaule, en sentinelle devant l’Élysée ou les Finances ! Comme il rit, le brave taupier, comme il frappe ses genoux, et puis comme il se gondole dans les souterrains en parlant de Didier, qui fait le Pitou, et va « rempiler », ajoute-t-il, en pouffant !

Les exercices sur les boulevards extérieurs, les marches, les tirs, les grandes manœuvres et puis la classe. Au mois de septembre, Didier rend à l’armurier son fusil et reprend la pioche.

Il a une enfant, lui qui sort à peine de l’adolescence et qui est tout surpris de se retrouver, à certaines heures, un enfant. Cela le pénètre d’un sentiment complexe, trouble et ravissement, qu’il ne définit point parce qu’il n’est pas de ceux qui minutieusement s’analysent. Mais lorsque sa fille, la petite Marie, est malade, c’est là qu’il découvre que leurs âmes sont rivées l’une à l’autre. Il lui semble qu’en son être à lui, retentissent les malaises de la petite et quand elle souffre, il lui arrive de croire qu’il souffre physiquement. Marie d’ailleurs pousse vigoureuse. Et Didier ne peut s’abandonner aux joies et aux soucis de la paternité : la fièvre de l’apostolat dévore tout autour d’elle.

Bien qu’il ne soit plus secrétaire de l’organisation, il « milite » avec la même flamme qu’autrefois. Sa foi que n’entament pas les défaillances des hommes, s’exalte des dévouements qu’elle suscite.

Pourtant quelle amertume ne ressent-il pas lorsque son ami Dranis quitte le Parti pour devenir ministre de l’Industrie et de la Prévoyance. Comme les années changent les convictions ! Didier a des inquiétudes et des doutes. Mais il se ressaisit. Pour un transfuge, combien de recrues !… Et de désintéressements obscurs, insoupçonnés… Oui, malgré la petitesse des intrigants, il faut être du Parti qui défend les pauvres !


XXII


Ce soir là, Marie, déjà grandelette, chante à son papa les chansons de l’école maternelle. Didier les connaît pour les avoir apprises à l’âge de Marie ; ce sont les mêmes : l’art pour les enfants ne renouvelle pas fréquemment ses expressions. Didier et Francine peuvent donc accompagner leur fille dans un chœur adorablement niais qu’elle interrompt par son rire de clochette. Mais fatiguée de cet exercice, la petite fille veut que son papa lui apprenne à faire une cocotte. Le chapeau de gendarme, le navire à une voile sont faciles à faire : la cocotte demande un habile tour de main. Marie s’empare du journal que son père vient d’abandonner. Ce n’est pas de jeu, Père collectionne ses gazettes. Alors elle va près du fourneau et ramène une petite feuille qu’elle déplie.

— Qu’est cela ? s’écrie Didier, stupéfait.

Il s’aperçoit que ce papier froissé, corné, noirci, est une convocation pour une assemblée politique, le Conseil d’administration d’une œuvre éducative. On n’a jamais remis à Didier cette missive et voilà qu’il la retrouve extraite d’une boîte à charbon !

— Francine ! crie-t-il. Comment cela peut-il se faire ? Marie s’est emparée d’une convocation, d’une lettre urgente, elle a joué avec, elle l’a jetée.

Il ajoute :

— Tu ne surveilles donc pas mon courrier ?

Elle n’ose pas affronter les yeux de son mari.

— Francine, balbutie-t-il. L’aurait-on fait exprès ? Ce n’est pas possible… tu n’as pas fait une chose pareille… tu n’as pas dérobé cette lettre pour m’empêcher d’aller à une réunion !

Elle se met à pleurer. Elle explique.

— Tu sortais tous les soirs… le groupe, le syndicat, la section, la commission de contrôle, que sais-je ; il nous restait un seul jour,… notre pauvre dimanche ; j’ai reçu la convocation, je ne sais pas comment j’ai pu faire… je l’ai ouverte ! Elle te réclamait le dimanche aussi… alors dans un mouvement de colère je l’ai jetée… et puis j’ai oublié de la brûler.

Elle répète : « J’ai oublié de la brûler. » Elle insiste là-dessus, comme si c’était là sa faute : le fait de n’avoir pu la dissimuler ! Pour Didier, combien ignorant du cerveau, de la logique féminine, une telle excuse aggrave les torts de la pauvrette. Il garde le silence, un silence qui glace Francine. À la fin, il murmure ces mots abominables :

— Un militant ne devrait jamais se marier !

Elle lui demande pardon, elle se rend compte qu’elle a fait une vilaine chose, mais pas dans un but méchant, n’est-ce pas ? Elle sanglote sur ses genoux !

Il reste sombre, il ne la console pas. C’est leur première querelle de ménage. Il la boude. Mais le lendemain, il lui parle sur un ton grave :

— Écoute, dit-il, j’ai eu tort de me fâcher, de te dire des choses dures, mais toi, toi, tu ne recommenceras pas, tu ne recommenceras jamais ? C’est un attentat contre mes idées. À mon tour, je te promets de consacrer plus de temps à ma famille, à toi, ma petite Francine !

Elle le supplie de ne pas modifier la règle de sa conduite. C’est elle qui n’est pas raisonnable avec son égoïsme renforcé.

— Je devrais m’estimer heureuse. Tu t’occupes de ton Parti. Eh ! bien, est-ce que je ne serais pas plus à plaindre si tu aimais une autre femme par exemple ! Tes occupations veulent que tu sortes le soir. Mais si tu travaillais la nuit je te verrais moins encore !

Il dit :

— Non, j’arrangerai ma vie de tout autre façon. Il faut que je consacre aux miens une partie de mon temps.

Il n’a pas terminé ses paroles que la porte livre passage à une visiteuse essoufflée, aux yeux animés d’émotion.

— Venez vite, M. Didier, crie-t-elle. Mon mari est blessé — il est de l’équipe de nuit — il vous réclame !…

Avant qu’il ait répondu, elle a été chercher la pèlerine, le cache-nez, la casquette de son mari. Elle se tient debout, elle attend sa décision.

Elle se soumet, elle ne le dispute plus à la cause !

Un samedi soir, en faisant la paye de quinzaine, le comptable de l’entreprise lui dit :

— Il y a le patron qui veut vous parler.

L’entrepreneur approche, emmitouflé d’un cache-nez, et fait sonner ses galoches. C’est un petit homme rougeaud, enrhumé, venu d’Auvergne il y a vingt ans à peine, en sabots garnis de paille qu’il n’a pas encore eu le temps de retirer, bien qu’il ait déjà gagné quelques millions.

— La voici, notre mauvaise tête, grogne-t-il avec l’accent du terroir. Alors, c’est toi, l’homme ?

— C’est moi, l’homme, répond Didier.

— C’est toi le nom de Dieu qui veut tout chambarder ? Ah ! ah ! ah ! (il rit grassement). Eh bien ! qu’est-ce que t’aurais à dire, si je te foutais à la porte ?

— Rien du tout, fait Didier, aussi ne te gêne pas, mon vieux.

— Il me tutoie maintenant, reprend l’entrepreneur, en affectant la gaieté, quel type !

— Dame, on n’est pas du même pays, mais on est bien du même monde, pas vrai ? Il n’y a pas si longtemps, M. Dugioux, que vous étiez boulot comme moi !

— Taratata. N’en parlons plus. Tout ça n’est pas sérieux. Je pense si peu à te mettre à la porte que je te nomme cabot. Ça va-t-il ?

— Non.

— Tu refuses !

— Je refuse mes galons, M. Dugioux. Mes copains ont confiance en moi… j’ai de l’influence sur eux. Vous voudriez peut-être que je les trahisse ?

— Il n’est pas question de ça. Tu te crois malin, tu n’es qu’un sot. Tiens, tu tousses comme un poumonique, je t’offre des pastilles, le moyen de ne pas travailler, de regarder les autres. Tu craches dessus, c’est pas fort. Dis-moi un peu ce que tu ferais, si je te débarquais subito ?

— J’irais dans la Plaine[3] ! patron. Je roulerais la brouette.

— Mauvais boulot, petit, je le connais. Il y a mieux que cela. Quelque chose qui ne rapporte guère, mais qui est moins fatigant. Prends-en de la graine, pour le moment où je me priverai de tes services.

Quand j’étais en chômage, j’achetais des bottes de cresson et je les revendais aux femmes qui travaillent dans les lavoirs. Je me faisais mes vingt-cinq sous.

— Dites-moi, M. Dugioux, est-ce en vendant du cresson que vous vous êtes enrichi ?

— Trop malin, mon petit, tu n’es qu’un sot… À propos… des fois que tu voudrais entrer à la Ville, pour être surveillant des travaux, tu me ferais signe. C’est bon, ça… Au revoir, gamin !

Et dans le brouillard qui sent le marais, s’enfuit le patron qui pleure du nez à cause de son rhume.


XXIII


Les grèves successives ont obligé les entrepreneurs à payer de hauts salaires. Le jeune homme ne s’illusionne pas, d’ailleurs, sur le succès de ses campagnes : il sait bien que si les industriels capitulent, c’est le budget de la Ville qui fait surtout les frais de la victoire. Mais, par les courtes journées de travail, l’organisation a diminué le chômage, élevé le niveau intellectuel de ses adhérents. Et la propagande est si redoutable que le patronat déclare le lock-out, après avoir tenté vainement la formation d’un syndicat jaune.

Le lock-out, c’est le châtiment inflexible. C’est le maître qui chasse les ouvriers du chantier en leur disant : Quand vous serez devenus sages il y aura du travail, c’est-à-dire du pain pour vous !

La nouvelle du lock-out inquiète le gouvernement et le public.

Un matin, le docteur Dranis dépêche un émissaire à Didier.

Après avoir convoqué les représentants des entrepreneurs, le ministre de l’Industrie et de la Prévoyance désire une entrevue avec le représentant du syndicat ouvrier.

Se rendra-t-il à l’invite ? Il craint que la conversation ne ramène ces heures mauvaises où l’égoïsme, l’ambition, la cupidité de quelques-uns vous font douter de tous les hommes.

Et puis, Dranis rappelle à la mémoire de Didier les soirées d’enthousiasme du groupe socialiste, le tutoiement cordial entre camarades, l’éveil aux idées « qui sont sa joie et sa raison d’être et sans lesquelles il ne saurait point soutenir le combat de la vie », suivant la belle parole d’Élisée Reclus.

Mais la curiosité l’emporte sur la tristesse ; tant de légendes circulent sur Dranis que l’ouvrier veut voir l’homme dans ses nouvelles fonctions. Il s’est fait une renommée parlementaire en préconisant un programme d’essor économique, de grands travaux destinés à compléter l’outillage du pays. Ceux qui, délégués par leur syndicat, l’ont approché, disent qu’il affecte le langage poissard et qu’il condescend à s’abaisser jusqu’au peuple, en faisant montre d’une parfaite grossièreté. Il offre de l’argent, d’ailleurs, aux corporations. Bon Dieu, dit-il à tort et à travers, demandez-moi des fonds pour vos caisses de chômage ! Il fait sonner l’or et les faveurs comme si ses poches en étaient pleines.

… Le docteur vient, les mains tendues, à Didier et au camarade qui l’accompagne :

— Monsieur le Ministre, commence le terrassier…

— Ne m’appelle donc pas M. le Ministre, interrompt l’autre, donne-moi plutôt une bonne poignée de main !

— Faut-il aussi rester couvert ? demande ironiquement le gars.

M. Dranis reste un instant silencieux. Il prend Didier par la manche.

— Je suis le renégat, dit-il en ricanant, l’homme qui trahit sa classe.

On m’accuse de faire des affaires. C’est immoral, n’est-ce pas, mon petit, d’accepter un ministère quand on est l’élu du Parti ?

Ce n’est pas de l’immoralité, c’est de la fatigue. Je me suis lassé d’être le continuel opposant, de dire toujours non, de refaire le même discours, d’émettre la même protestation. Les forces qui étaient en moi m’obligeaient à jouer un rôle.

Notre siècle est celui des affaires. En aidant les affaires, je hâte les transformations sociales, je sers le progrès.

Et comme Didier fait un mouvement :

— Nigaud, je devine ta pensée. Quand on prononce devant vous autres le mot affaires, vous le traduisez par pots de vin, concussion, trafic de mandat, que sais-je ? Et pourtant, les pots de vins, la concussion, ça n’existe pas ! Il y a en réalité quelquefois, pas toujours, des commissions et pas autre chose. On paie une commission à cet intermédiaire, à ce banquier. Et puis après ? L’affaire marche quand même, la machine roule ; si c’est une mine, elle est creusée ; si c’est un chemin de fer, il est construit. Et un chemin de fer traversant l’Afrique, une cascade changée en source électrique font plus pour la cause de la civilisation que vingt-cinq palabres humanitaires. Il y a du coulage ? Qu’importe ! C’est comme une auto sur la grand’route, elle pue, elle fait du bruit, de la poussière, mais elle arrive au but !

Bien sûr, ça choque ta vertu. Mais il n’y a que les affaires qui mènent le monde. Et tous, nous les poussons les affaires, toi, moi, tes camarades : je te montrerai comment. Si tu veux comprendre la politique du temps présent, connais la loi qui l’inspire.

L’or est travaillé, ravagé par l’instinct de reproduction. L’or ne peut rester tranquille, il faut qu’il se multiplie. Regarde la foule des voleurs qui dépouillent la petite épargne. Pourquoi ne sont-ils pas inquiétés ? Parce qu’ils sont utiles aux affaires. L’or du bas de laine ne bouge pas. Les voleurs le lancent dans la circulation, jouent avec, le donnent à leurs maîtresses qui, elles aussi, spéculent. Les voleurs transforment l’or en énergie. Ils sont utiles aux affaires. Sans compter qu’ils communiquent la passion du jeu à leurs victimes, autrefois timides, méfiantes, qui n’osaient pas risquer cent sous, mais qui, dépouillées, étrillées, ne peuvent quand même résister à la tentation et livrent à la Bourse ce que les escrocs leur ont laissé.

L’or, autrefois immobile, travaille, et ce résultat, obtenu grâce aux véreux, leur vaut l’impunité. Ils aident les affaires. Et vous aussi, les syndicalistes. C’est pour cela qu’on vous tolère, qu’on n’étrangle pas la C. G. T. Si vous n’étiez pas là, si vous ne harceliez pas l’industrie par des grèves continuelles, les gens d’affaires pourraient se reposer et jouir en paix. Mais vous ameutez les ouvriers contre les patrons et vous êtes un stimulant admirable.

Le patron se dit : la main-d’œuvre coûte cher, il faut essayer de la remplacer par des machines. Et l’on trouve des machines, des systèmes. Vous êtes l’aiguillon. C’est tout profit.

Quand le mouvement de l’or et des affaires sera neutralisé par une autre force, quand vous aurez donné au monde une autre loi, alors les hommes d’État d’aujourd’hui, mus par une intuition supérieure, viendront vers vous avec désintéressement et abandonneront leur classe, au moment du naufrage, avec la même désinvolture et la même sincérité que le renégat Dranis lâcha le parti socialiste pour devenir le ministre d’un cabinet conservateur !

— Vous avez des raisons ingénieuses pour expliquer votre reniement, réplique Didier avec hauteur. Ce n’était pas pour la défense des affaires que nous vous avions envoyé au Parlement, mais pour la défense d’une classe : celle que vous avez abandonnée ! Je vous le dis sans fard, Monsieur, vous avez escroqué nos suffrages, et les affaires dont vous vous occupez sont surtout les vôtres. Au reste, nous ne sommes pas venus ici pour entendre des justifications dont nous n’avons cure. Si vous ne nous parlez du lock-out, des propositions que la Chambre patronale vous a chargé de nous transmettre, il ne nous convient pas de demeurer une minute de plus en votre présence !


XXIV


Les temps sont agités. Les grèves tumultueuses qui se succèdent depuis plusieurs mois soulèvent des inquiétudes, affolent des intérêts. Le lock-out du bâtiment réduisant au chômage dix mille familles, exaspère les travailleurs parisiens. Leurs journaux publient des articles d’une grande violence : les articles de la presse dite bourgeoise semblent encore plus passionnés. Que de diatribes contre les syndicats, que d’appels à la répression gouvernementale ! Il semble qu’on a perdu, ici et là, le sens de la mesure. Mais ce qui est grave, c’est que le Président du conseil lui-même paraît oublier la notion précise des choses. Il se laisse émouvoir par les campagnes de presse qui terrifient l’opinion, annoncent la Révolution qui vient, les Barbares contre la Société. Il méconnaît le grand mouvement qui pousse à l’association les hommes du XXe siècle. Il ne retient de cette épopée que les épisodes mesquins ou douloureux. Le navire, en fendant l’onde, soulève de l’écume. Comment le syndicalisme bouillonnant n’aurait-il pas produit d’écume ? Et comment son noble ouvrage pouvait-il éviter les erreurs et les fautes ? Sincèrement le premier ministre s’imagine que les syndicalistes compromettent l’existence de la République. Trompé par des rapports d’agents zélés de la police, subissant, à son insu, l’influence de grands bourgeois effrayés, il n’hésite pas à proclamer l’alliance de la C. G. T. avec le parti bonapartiste et fait arrêter pour complots seize militants du comité confédéral.

Didier est du nombre.

À cinq heures du matin, trois coups violents ébranlent la porte de son logis, éveillant tous les locataires de l’étage. À travers l’huis, le commissaire de police entouré d’inspecteurs, s’excuse de sa visite intempestive. Devant le terrassier qui se frotte les yeux, il exhibe un mandat d’amener.

Didier bougonne : Charmant régime !

Le commissaire de police est courtois :

— Prenez votre temps, Monsieur Didier, pour vous habiller. Vous n’êtes pas plus pressé que moi sans doute. La matinée est très fraîche ! Couvrez-vous bien.

Il s’incline devant Francine.

— Excusez-moi, Madame, d’envahir votre domicile à une heure qui, pour être légale, n’en est pas moins indue !

— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle, pourquoi l’arrêtez-vous ! Il n’a rien fait. Il n’y a pas d’homme meilleur au monde.

Le commissaire lève les bras au plafond.

— C’est la politique, Madame !

— Ah ! la politique… répète Francine bouleversée.

L’après-midi, la jeune femme se rend au Palais de justice. Elle attend longtemps dans le couloir — en compagnie d’autres femmes, femmes d’inculpés comme elle — que le magistrat chargé de mener l’affaire du complot veuille bien la recevoir.

Il croit utile de lui faire des remontrances, de lui dire sévèrement :

— Votre mari est un anarchiste. Voyez où le conduit son agitation continuelle. Vous devriez lui faire la morale, vous, c’est votre devoir. Vous avez l’air d’une femme sérieuse ! Il faut lui conseiller de rompre avec tous ces gens-là, qui sont des malfaiteurs, des repris de justice. Enfin vous êtes de mon avis, vous aimeriez mieux qu’il restât tranquille chez vous au lieu de courir les meetings.

Elle lui répond, furieuse :

— Qu’est-ce qui vous permet de me parler ainsi ! Tout ce que fait mon mari est bien, je pense comme lui, je suis avec lui, vous avez beau le mettre en prison, vous ne nous séparerez pas.

— Puisque vous êtes aussi exaltée, dit-il, je ne pourrai pas vous donner l’autorisation de le voir à la Santé.

— Eh ! bien gardez-le, votre permis. Pour rien au monde, vous ne me ferez dire du mal de mon mari !

— Heureux Didier ! murmure le juge. Et dire que celui-là se plaint, trouve le monde mal construit. Tenez, Madame, le voici, pour vous et votre fille, le permis de communiquer avec le détenu.

Trois fois par semaine, au quartier des prisonniers politiques, Francine et Marie vont voir papa. Ces visites sont des fêtes. La mère et la fille peuvent causer avec lui dans la cellule pendant une heure, et la complaisance du surveillant permet de doubler la durée de l’entretien. Il faut le dire. Jamais ils n’ont eu, depuis cinq ans, de conversations aussi longues, aussi suivies. Cette remarque ne vient heureusement pas à l’esprit de Francine ! Quelle n’eût pas été son amertume de constater qu’il fallait le hasard d’une détention arbitraire, l’isolement d’une prison, les murailles si hautes, la rotonde, les barreaux impressionnants pour qu’ils pussent retrouver des heures d’intimité et d’épanchement.

Chaque matin, on peut voir Francine aller à la prison pour y porter quelques douceurs destinées à compléter l’ordinaire du prisonnier. L’après-midi, elle revient encore à la Santé et, par de longues veilles, rattrape tout ce temps soustrait au travail de couture.

Dans ces conditions, on comprendra qu’elle n’ait pas le temps de lire les journaux.

Didier les reçoit dans son réduit et savoure le filet suivant d’un organe conservateur du matin :

« Au nombre des « camarades » capturés hier par l’habile M. Laviore, chef de la Sûreté, se trouve un farouche révolutionnaire, M. Didier, à qui son talent de gréviculteur assura jadis un brin de notoriété. M. Didier n’a pas dû ressentir, d’ailleurs, une très vive émotion lorsque se referma sur lui la porte du cachot. Il est en effet familiarisé de longue date avec la « paille humide ». Repris de justice, il fit dès sa plus tendre enfance des stations prolongées à la Petite Roquette. Ajoutons, pour être impartiaux, que M. Didier n’a plus été condamné depuis son affiliation au syndicat des terrassiers.

« Une amusante anecdote nous revient sur ce gentleman. Il y a quelque temps, M. Didier ayant fomenté, pour n’en pas perdre l’habitude, une grève sur les chantiers du Métropolitain, nous lui demandâmes, pour la reproduire, sa photographie qu’il nous refusa. Pourquoi déclina-t-il l’honneur que nous lui fîmes en la circonstance ? Mystère et service anthropométrique. »

La petite presse départementale reproduit ce filet sous le titre :

Ces messieurs de la C. G. T…
Une bonne capture…
Les souteneurs de la Confédération…

Les journaux d’avant-garde protestent contre « les procédés d’une certaine presse ». Et l’organe diffamateur publie, quelques jours après, cette note en troisième page :

« M. Didier nous adresse, de sa prison, une lettre injurieuse que nous regrettons, vu sa forme, de ne pouvoir publier. Le leader syndicaliste se défend d’avoir été condamné dans son enfance, mais il reconnaît avoir été détenu à la Petite Roquette. Dont acte. Mais pourquoi M. Didier ne renonce-t-il pas définitivement à employer le langage de ceux avec qui le brave terrassier ne veut pas être confondu ? »

En ces jours, les angoisses harcèlent Francine. Elle murmure pour elle-même ces paroles que jamais elle n’a osé dire à son mari :

« Quand s’occupera-t-il un peu moins des autres, un peu plus de nous et de lui !… »

Cependant, le lock-out n’obtient pas le succès attendu.

Des feuilles radicales que l’on dit inspirées par Dranis attaquent le chef du gouvernement avec violence. Par contre, un député libéral l’interpelle sur ses complaisances à l’égard des anarchistes et demande la dissolution de la C. G. T.

Au Parlement, le ministre de l’Industrie et de la Prévoyance se révèle tacticien de premier ordre :

— Ne comptez pas sur nous, dit-il, pour faire œuvre réactionnaire ; jamais, pour ma part, je ne voudrai mettre le prolétariat hors du droit commun. Jamais je ne restreindrai le droit d’association et n’effleurerai même les garanties données à la classe ouvrière par la loi de 1884.

C’est un blâme direct au Président du Conseil, le désaveu des arrestations qu’il avait ordonnées. Le Ministère est menacé, la combinaison Dranis pointe à l’horizon.

Mais le chef du Gouvernement devine le piège, il applaudit aux déclarations de l’orateur. Il monte à la tribune : « C’est pour le respect de la loi, le maintien de l’ordre, la sûreté de l’État que le cabinet, à l’unanimité de ses membres a pris des mesures contre certains agitateurs. C’est en toute indépendance que le Parquet de la Seine a poursuivi les meneurs. Mais les inconscients qui se sont, une seconde, imaginé qu’on allait réformer la loi sur les syndicats professionnels, ceux-là peuvent se réjouir ; on la modifiera, certes, mais dans un sens plus libéral, plus généreux, plus démocratique encore, on donnera la capacité juridique et commerciale aux organisations ouvrières ».

Quelques jours après la réouverture des chantiers, le juge d’instruction ordonne la mise en liberté provisoire de tous les détenus et rend bientôt en leur faveur une ordonnance de non-lieu.


XXV


C’est à ce moment que les amis de Didier disent en secouant la tête : le camarade file un mauvais coton, il s’en va de la poitrine.

En rentrant du travail, il trouve chez lui deux délégués du syndicat qui lui annoncent :

— Les copains veulent que tu te reposes, c’est l’organisation qui paiera ta quinzaine !

L’attention le fait pleurer. Il se soigne, sur l’ordre de Francine, il boit d’abord de la tisane, puis se met au régime nauséabond de l’huile de foie de morue et de la créosote.

Sa compagne a quitté l’atelier, mais elle n’est pas seulement garde-malade : toute la journée trépide sa machine à coudre, tandis que Didier reste des heures à contempler sa fille Marie qui est bien turbulente.

Bientôt, il s’ennuie dans la maison. Il reprend des forces, mais ses amis l’empêchent d’aller au travail, on le voit alors à la Bourse et il écrit pour le Travailleur du Bâtiment.

Il retourne au Métropolitain et l’on dit maintenant dans les groupes : « Didier va passer. Il est foutu ! »

On lui donne un poste au ventilateur. C’est doux, c’est une place de vieux. Mais il est arrivé à l’âge difficile des mal nourris. À l’époque de la jeunesse, on ne mange pas le content, mais cela n’inquiète guère. Vers les vingt-cinq, trente ans, cela se paye douloureusement. On souffre des intestins ou bien de la poitrine. On tousse, cela s’appelle avoir un chat dans la gorge ou un bon Dieu de rhume. La maladie se plie d’ailleurs aux conditions sociales ; elle s’adapte au genre de vie ; il n’y a pas de maladie plus accommodante que la tuberculose : elle n’enjoint pas de cesser immédiatement le travail, elle laisse de longs délais. Au début, la tuberculose ne fait pas souffrir, elle sait bien que les pauvres n’ont pas le temps de se reposer.

Un jour qu’il gravit les escaliers de la Bourse, il sent comme un petit craquement dans le dos, comme une manivelle qui s’accroche là. Cependant, il assiste à la séance de la Commission pour le journal ; il considère le bulletin corporatif comme un instrument d’éducation autrement puissant que les grands meetings, il veut que les articles soient choisis avec soin, les polémiques rejetées, une place faite à l’exposé vivant de la doctrine, ce qu’il appelle le catéchisme. Au sortir de la conférence, Didier a la fièvre, puis la courbature et la toux l’empêchent de prendre le travail du lendemain.

Il consulte le médecin d’une officine qui couvre d’affiches les murs du quartier : l’Institut philanthropique annonce la guérison de tous les maux qui déciment le monde. Pourquoi Didier se laisse-t-il prendre à cette réclame grossière ? Parce qu’il est de ces gens dont la claire intelligence accomplit des merveilles lorsqu’elle est au service d’autrui, mais qui, pour leur gouverne, raisonnent comme des enfants. L’Institut philanthropique ne le guérit pas et lui rafle ses économies.

Pendant la journée du dimanche, les terrassiers viennent en visite ; certains de ces hommes simples pleurent en quittant le logis où Didier, qui va mourir, occupe encore son temps à étudier la langue internationale.

— Il faut que je remonte sur ma bête, dit-il parfois. Si je vis, vous verrez dans deux ans, le syndicat des terrassiers !

Une semaine passe, il est devenu irritable, il rudoie Francine. Il fait une scène au secrétaire-adjoint qui lui apporte un secours ; il ne veut pas accepter un sou de l’organisation, « car il n’est pas un feignant ».

Il faut que Francine reçoive en cachette l’indemnité et invente une histoire d’argent retiré de la caisse d’épargne. Il mange à peine ; lorsque, dans la rue, les marchandes crient les provisions : « Le colin, le beau colin et les sardines de Nantes ! » il ordonne à Francine : « Achète le colin ! » Quand elle présente le mets au malade, il repousse l’assiette en bougonnant. Les heures s’écoulent, mornes, dans la chambre chaude emplie par le tapage de la machine à coudre.

Une nuit, comme Francine pique des corsages, il quitte son lit, et vers elle va grelottant, le crâne et le front en sueur. Dans la figure squelettique, les yeux sont des taches, les joues sont trouées :

— Tu es folle, murmure-t-il, tu te crèves à l’ouvrage et tu ne penses pas qu’il faut vivre pour ta fille !

Il se fâche contre le nouveau médecin qu’il appelle farceur.

— Excusez-le, Monsieur, dit Francine, c’est la maladie qui le rend méchant !

Elle était allée livrer sa lingerie dans le Sentier. En rentrant, elle le trouve habillé, le feutre sur la tête, un ballot de linge au bras, et si maigre qu’elle recule, effrayée, devant ce cadavre vivant.

Il veut partir pour l’hôpital.

— Au moins, tu t’occuperas de la petite, et je serai mieux soigné que par toi !

— Mon pauvre homme… pourquoi es-tu si méchant ?

Il n’y a pas moyen de lui résister, car ses colères de malade se terminent par des crises. Grâce à l’intervention du député, il est admis à l’hôpital Tenon. La clameur des salariés qui veulent un meilleur sort ne s’arrête pas au seuil de l’asile, les infirmiers se plaignent de leur paye insuffisante, et Didier demande encore à son veilleur s’il est du syndicat. Il semble qu’il ait recouvré la sérénité et la patience. Comme à son chevet Francine pleure, il lui dit :

— Console-toi, je pars avec le souvenir d’une vie heureuse. J’ai eu pour compagne une Francine adorable, qui m’a donné une enfant. J’ai été utile à mes amis, je laisse une œuvre solide. Ma vie a été longue, j’ai été heureux.

Elle l’embrasse fougueusement. Il lui fait promettre de se remarier. Le four à briques, la prison, la galerie n’ont pas pris toute la vitalité du gars. La lutte qu’il soutient contre la mort étonne l’interne. C’est la nuit qu’elle frôle le lit du malade. Didier se débat contre la rôdeuse. Les pensées fondent sur lui, comme sur une chair dépecée des insectes voraces. De-ci, de-là, renaît l’espoir, il se dit : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas la fin, j’ai déjà été malade et je me suis rétabli. Que me faut-il, après tout, pour reprendre le dessus ? Une poitrine allégée, moins de fièvre… » Mais l’effort qu’il fait pour respirer l’air fade le fait tomber du haut de ses illusions.

« Alors ? C’est déjà mon tour ! Mais je n’ai pas vécu, je connais à peine Francine, nous venons de nous marier et vous nous séparez ! Vous voulez que je la quitte, que je reparte. Vous me volez mon temps, il n’est pas l’heure, laissez-moi dans mon lit, M. Wlaemick, il fait si bon se reposer.

« Francine, on me chasse encore une fois !

« Et toi, petite Marie, je ne t’ai pas vue, je ne me suis pas occupé de toi. Quand tu chantais, l’autre jour, je t’ai fait taire, tu m’empêchais de travailler. Je me disais : « Un moment viendra où nous ferons connaissance ; plus tard. Quand j’aurai des loisirs, je m’occuperai de ma petite fille. Elle me racontera des choses, elle me montrera ses devoirs d’écolière, nous les ferons ensemble. C’est sa mère qui s’occupe de Marie, maintenant. Marie est le complément de Francine. Pas un mot que Francine ne lui ait appris, pas un geste que je ne reconnaisse dans les gestes de Francine. Mais plus tard ! Ce sera son papa qui la promènera et la fera rire !… » Les yeux de l’ouvrier s’agrandissent ; à travers la muraille des jours, perçant l’avenir, ils veulent voir ce que sera la vie de la fillette. L’âme de Didier essaie de correspondre avec l’âme de Marie toute petite, puis adolescente et femme. Soudain, il bondit sur sa couche. Quelque chose de plus affreux que toutes les imaginations vient de surgir. Si Francine allait mourir elle aussi, laissant Marie sur la route, toute seule ? Si, par une malédiction redoublée, la fille, comme le père, restait sans parents, à la rue ?

Mais cela n’est pas possible. On ne conçoit pas Marie sans Francine, et Francine vivra tant que Marie aura besoin d’une mère. Pourtant…

Pourtant, une vision rassérène le fiévreux, enorgueillit son visage. Marie ne restera pas seule. Eux disparus, elle aura quand même une famille, celle que son père a créée, celle des syndiqués, des frères, qui ont dit leur dévouement avec des mots simples. « Si tu es dans la peine, toi, ta femme, ta gosse, n’importe où, n’importe quand, fais un signe, nous serons là ! » Même Francine morte, Marie ne sera pas orpheline…

La sueur baigne le phtisique, une ceinture de fer étreint ses os et, devant ses yeux troubles, le cerveau sans répit fait trépider les images. Après avoir songé à son amour, à sa descendance, il songe à sa souche, à ces rudes et tenaces paysans, à ces filles de la campagne, affinées par le séjour à la ville, ouvrières, femmes de chambre revenues aux champs, qui s’attendrissaient à la vue d’infortunes et, le dimanche, donnaient au vieux mendiant, non du pain sec, mais une tranche de gâteau. La patience, la probité des hommes, la douceur des femmes, tout cela mélangé avait produit le caractère de ce Didier, travailleur comme eux, enthousiaste et sensible comme elles.

Le souvenir de sa mère obsède le moribond. Il comprend que sa vie n’a pas été complète, puisqu’il a été privé de sa mère. Il cherche à s’en représenter les traits, mais, hélas ! elle a disparu depuis trop longtemps, tout est noir… Ce sont d’autres visages, à peine entrevus cependant, indifférents ou ennemis, les prisonniers du Dépôt, par exemple, qui s’imposent à la vision de Didier.

Cinq jours après son entrée à Tenon, Didier s’éteint sans agonie.


XXVI


Cent cinquante mille travailleurs accompagnent un dimanche le corbillard qui porte le cercueil au cimetière de Pantin. C’est un matin splendide. À peine sorti des rafales de mars, le printemps se pare de soleil. Les oriflammes des syndicats flottent sur la foule. Comme sur les trottoirs, derrière la police et la garde, il y a encore des hommes qui saluent le cortège par des cris révolutionnaires, puis des camelots qui vendent églantines et immortelles, c’est une cérémonie funèbre pleine de vie. Les habits propres des artisans témoignent qu’ils sont émancipés de la tâche ; voici le Comité confédéral et le drapeau de la C. G. T., le Conseil fédéral du bâtiment, le Conseil syndical des terrassiers, puis les milices immenses de l’industrie, les velours sombres, les ceintures cramoisies des taupiers, la maçonnerie-pierre, la charpente, la couverture, la métallurgie, l’alimentation, les transports, les postes, les chemins de fer, la délégation du Parti qui prennent possession des faubourgs. Loin, derrière eux, stationnent les voitures et les tramways, le mouvement est suspendu comme à l’aube de cette grève générale vers laquelle allait la pensée de Didier. L’effectif de la Révolution, celui de la Préfecture de police et des brigades centrales sont dehors, tandis que la garnison de Paris est consignée dans les casernes, tout cela parce qu’on mène au champ d’asile un cercueil si léger, que le poids en étonne les croque-morts. Dans les autos qui suivent doucement le cortège, et qui ronflent pour dépenser leur force, comme énervées de ne pouvoir prendre l’essor, il y a les ingénieurs de la Ville, les conseillers municipaux et le nouveau Président du Conseil, M. Dranis.

À la porte du cimetière où se masse un peuple, quelques-uns reconnaissent le chef du Gouvernement qui est l’objet d’une manifestation hostile. La police devient nerveuse. Vers les tombes, illuminées de soleil, un ouvrier dit à son camarade :

— Nous avons perdu un bon militant !



Fin
  1. Refiler la 21e… être enfermé jusqu’à vingt et un ans dans une maison de correction.
  2. Didier veut parler des poussières que les manœuvres respirent en quantités.
  3. Dans la Plaine-Saint-Denis.