Diego Velasquez/01

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Diego Velasquez
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 574-601).
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DIEGO VELAZQUEZ

PREMIÈRE PARTIE[1]

Les souverains de l’Espagne, au temps de sa splendeur comme au moment de sa décadence, s’étaient à l’envi attachés à acquérir pour leurs collections des ouvrages choisis de ses peintres le plus en renom. Mais quelle que soit la grandeur de ces différens artistes, on ne trouve rien d’eux au musée du Prado qu’on ne connaisse en quelque sorte, car, dans les galeries de l’Europe entière la plupart d’entre eux sont représentés par des productions équivalentes ou même supérieures. Il en est autrement de Velasquez. Si à Rome, à Dresde, et en Angleterre, on a déjà eu l’occasion de rencontrer quelques-unes de ses toiles les plus remarquables, ce n’est qu’au musée de Madrid qu’il est possible d’apprécier la force et la souplesse de son talent, dans les soixante tableaux de lui qui s’y trouvent réunis. Récemment d’ailleurs, comme pour donner satisfaction à la foule toujours plus nombreuse de ses admirateurs, plusieurs publications ont mis en pleine lumière sa vie et son œuvre. Après sir William Stirling qui avait ouvert la voie, M. Curtis, avec une ténacité tout américaine, a poursuivi pendant vingt ans la rédaction d’un catalogue complet de ses tableaux. En France, le critique qui connaît le mieux l’école espagnole, M. Paul Lefort, après avoir publié de 1879 à 1884, dans la Gazette des Beaux-Arts, une série d’articles sur Velazquez, nous a donné de lui en 1888 une excellente monographie dans la collection des Artistes célèbres ; et l’an dernier encore, dans une étude d’ensemble sur l’histoire de la peinture espagnole, il réunissait, en les résumant avec une grande sûreté de goût, les informations que nous possédons aujourd’hui sur les maîtres de cette école. Profitant à son tour des recherches et des découvertes de ses devanciers, M. G. Justi, dans le beau travail qu’il a consacré à Velazquez, — certainement un des livres les plus remarquables que la critique d’art ait produits de notre temps, — lui élevait un véritable monument. Avec une conscience scrupuleuse, M. Justi, pendant des séjours réitérés en Espagne, a fouillé toutes les archives, consulté tous les documens. Il connaît à fond l’histoire, la littérature et les mœurs du pays ; il a vu et revu tous les tableaux de Velazquez ; et dans l’étude si complète qu’il a tracée de la vie du peintre, de son œuvre et de son temps, on sent, avec une rare indépendance de jugement, cette autorité particulière que donne la connaissance parfaite d’un sujet. Tant de qualités, jointes à une admiration bien légitime pour le maître qui lui a inspiré son livre, en rendent la lecture aussi instructive qu’attachante. C’est en m’aidant de secours si précieux et en faisant à M. Justi de larges emprunts que je voudrais étudier la physionomie de Velazquez, et m’arrêter surtout à celles de ses œuvres qui me paraissent le mieux caractériser son génie.


I

Diego Rodriguez de Silva, plus connu sous le nom de Velazquez qu’il tenait de sa mère, naquit à Séville où il fut baptisé le 6 juin 1599, dans la paroisse de San Pedro. Il descendait d’une ancienne famille portugaise, un peu appauvrie au service de la couronne, mais qui possédait encore quelque aisance, puisqu’elle vivait de ses revenus. L’enfant avait reçu une bonne éducation et il réussissait dans toutes ses études. Cependant comme il manifesta de bonne heure son goût pour la peinture, son père n’avait mis aucun obstacle à sa vocation.

La situation de Séville, — qui faisait d’elle l’entrepôt des marchandises venues du Nouveau Monde, — l’étendue de son commerce et la fertilité de ses campagnes avaient amené chez elle une grande richesse. On vantait partout la vaillance de sa noblesse, la grâce et la beauté de ses femmes, cet air plus subtil qu’on y respirait. Il semblait qu’à ses qualités natives, la race joignît ici je ne sais quelle finesse de goût et comme une courtoisie plus chevaleresque qui lui venait des Maures, ses anciens maîtres. À côté des monumens qu’ils avaient laissés de leur occupation, s’élevaient maintenant en grand nombre des édifices religieux, des églises et des cloîtres, que les nouveaux souverains de l’Andalousie tenaient à honneur de construire, comme autant de témoignages de leur foi victorieuse et que, de leur mieux aussi, ils s’efforçaient de décorer de tableaux et de sculptures. Il avait bien fallu pour cela réclamer, au début, le concours des étrangers, car les luttes opiniâtres, qui pendant longtemps avaient absorbé l’activité de la population, ne laissaient que peu de place à la pratique des arts. Mais avec la prospérité croissante et la tranquillité, le goût s’était peu à peu développé et Séville compta bientôt parmi ses habitans, surtout parmi les membres du haut clergé, des lettrés, des amateurs éclairés comme cet archevêque de Castro qui fut le Mécène des poètes et des artistes, ou encore ce Pedro de Valderrama, prieur des Augustins, qui, partageant, les heures de sa journée de travail entre l’étude, la prédication et l’administration de son ordre, trouvait encore le temps de bâtir à Malaga, à Grenade, et à Séville même, de nombreuses maisons religieuses, comptant bien qu’en reconnaissance de tous ces édifices élevés en son honneur, Dieu lui réserverait une demeure dans le ciel.

Cependant ce n’est guère que vers le milieu du XVIe siècle que le mouvement de la Renaissance s’était sérieusement fait sentir à Séville, à la suite des migrations de plus en plus fréquentes des artistes espagnols en Italie. Les grands maîtres de ce pays, Raphaël, Corrège, Michel-Ange étaient admirés par eux comme des prodiges, ce dernier surtout dont la force, la gravité et la vigoureuse éloquence étaient si bien faites pour les séduire. Luis de Vargas, un des premiers, inaugurait chez ses compatriotes l’étude du nu et les doctrines qu’il avait puisées à Rome chez Perino del Vaga. Mais on a peine à comprendre aujourd’hui l’engouement qu’excitèrent à cette époque ses tableaux dépourvus d’originalité, véritables pastiches où, à côté de ce mélange de réalisme vulgaire et d’aspirations idéales qui restera un des traits de l’école espagnole, on rencontre des réminiscences flagrantes des maîtres italiens et même des morceaux entiers empruntés à des gravures faites d’après leurs compositions. C’est chez un élève de Vargas, Luis Fernandez, dont les œuvres ont aujourd’hui disparu, que se formèrent Herrera et Pacheco qui devaient être successivement les maîtres de Velazquez.

Herrera le Vieux (1576-1656) auquel dès l’âge de treize ans il fut confié, était alors dans tout l’éclat de sa popularité. Architecte et graveur en même temps que peintre, il montrait dans la pratique de ces différens arts l’énergie et la rudesse qui étaient le fond même de son tempérament et qui, dans le cours de sa vie agitée, l’exposèrent à mainte aventure. La puissance du coloris et l’ampleur du dessin rendaient plus saisissans et plus étranges encore ces types d’une sauvagerie brutale qu’on retrouve souvent dans ses œuvres, notamment dans le Saint Basile du Louvre. Parmi les moines qui entourent le saint docteur il en est quelques-uns de mine plus que suspecte, et qu’on ne s’attendait guère à rencontrer en si vénérable compagnie. Peut-être étaient-ce simplement des amis de ce peintre qui, pour des méfaits très positifs, avait eu maille à partir avec le Saint Office[2]. Tel était l’homme dont Velazquez reçut d’abord les leçons ; mais avec sa nature fière et délicate, le jeune homme ne put supporter longtemps l’humeur assez difficile d’un pareil maître, et au bout d’un an il entrait dans l’atelier de Pacheco, chez lequel il était du moins assuré de rencontrer des procédés plus courtois.

Dessinateur médiocre et fort inférieur à Herrera pour le talent d’exécution, Pacheco ne rachetait point ces défauts par des qualités de coloriste. Bien qu’il n’eût jamais quitté sa patrie, il suivait en tout les erremens des Italiens et professait pour Raphaël un véritable culte. À l’exemple de Barrocio, il avait adopté un parti d’ombres crues et de lumières blafardes dont il exagérait encore les contrastes. C’était cependant un esprit curieux, et il s’appliquait à réunir en doctrines les préceptes de son art. Aussi, sans même parler des détails précieux que nous lui devons sur Velazquez, les écrits qu’il nous a laissés[3] offrent pour nous plus d’intérêt que ses œuvres. Suivant lui, la mission de l’art est d’élever les hommes vers Dieu. La connaissance des textes sacrés et des traditions qui régissent la représentation des sujets religieux doit donc être pour les artistes l’objet d’une étude incessante. Sur ce point, le bon Pacheco avait acquis une compétence indiscutée, et son autorité faisait loi dans tous les cas litigieux. Non seulement il prescrit les épisodes qui doivent être traités de préférence, les types et les attitudes qu’il convient de donner à chaque saint, mais encore la forme et la couleur consacrées pour ses vêtemens. Il sait jusqu’au menu de la collation que les anges ont servie au Christ dans le désert. Aussi, confiant dans sa piété comme dans son érudition, le Saint-Office lui avait-il commis le soin de surveiller les peintres ses confrères et de lui adresser des rapports où il appréciait le caractère d’orthodoxie de leurs œuvres. Par une heureuse inconséquence, ainsi que le remarque M. Justi, il n’avait en rien l’étoile d’un inquisiteur. Malgré la différence des croyances, Albert Durer, qu’il a étudié de près, n’est point pour lui un hérétique. L’œuvre gravé du grand Allemand lui paraît même d’une orthodoxie absolue. Il l’admire sans réserve, et à raison de son respect pour les choses saintes, il le compare aux plus ascétiques des maîtres espagnols : « Il ne s’est jamais permis de montrer nus les pieds de la sainte Vierge », ajoute-t-il, plein d’admiration ; mais comme, avec le temps, un si louable esprit de réserve est devenu chose bien rare, Pacheco déplore l’amoindrissement graduel, et même la perte irrémédiable du sens religieux en Espagne.

Une réglementation si étroite n’était guère faite, on le conçoit, pour attirer un esprit aussi libre que celui de Velazquez, et tout bon catholique qu’il fût, peut-être ces contraintes si sévères et si multipliées suffisent-elles à expliquer le petit nombre de tableaux religieux qu’il a peints. Pacheco, du reste, à cause de sa situation comme de son caractère, jouissait à Séville d’une grande considération. Sa maison était le rendez-vous des beaux esprits et il avait eu l’idée de rassembler les portraits de ses contemporains les plus distingués pour en faire l’objet d’une publication. Il est vrai qu’au point de vue de la ressemblance de ces portraits, il ne se montrait pas très exigeant, car quelques-uns d’entre eux avaient été faits de souvenir, et d’autres sur de simples descriptions[4].

On comprend qu’à défaut d’enseignemens très efficaces, Velazquez ait du moins trouvé chez Pacheco toutes les facilités d’acquérir, avec une culture intellectuelle assez étendue, la distinction, le tact et le savoir-vivre qu’il conserva toute sa vie. Mais peut-être, au point de vue même de son développement artistique, la direction d’un peintre médiocre tel que Pacheco pouvait-elle lui être plus profitable que celle de Herrera. Dans des conditions analogues, on avait vu, quelque temps auparavant, Rubens délaisser les leçons de Van Noort pour celles d’Otto van Veen, chez lequel il avait passé quatre ans. Ce ne sont pas toujours, en effet, les plus grands artistes qui font les meilleurs maîtres. Ils sont trop personnels pour respecter l’indépendance de leurs élèves et, d’ordinaire, ceux-ci, subjugués par leur ascendant, subissent trop profondément leur influence pour pouvoir jamais la secouer entièrement. Avec la haute idée qu’il avait de son art, Pacheco insistait, sans doute, sur les élémens et il entendait que son élève possédât ce fonds solide d’instruction dont il avait pour lui-même ressenti la privation. Sa méthode, très usitée à ce moment en Espagne, était d’ailleurs excellente. Elle consistait à mettre d’abord ses élèves aux prises avec la nature et à leur faire copier des fruits, des légumes, des poissons, des volailles, avant de passer à l’étude de la figure humaine. En associant avec goût ces objets, de manière à en composer des ensembles agréables, les débutans se familiarisaient avec les formes et les couleurs. Ils acquéraient, en même temps que le sentiment de l’harmonie, l’habileté si désirable du maniement de la brosse, pour rendre avec toute leur diversité les modèles qui posaient complaisamment devant eux. Bien des peintres de grand talent, en Italie et surtout en Hollande, s’étaient fait une spécialité de la représentation de ces natures mortes, et pour se détendre de leurs grands travaux en se retrempant dans l’étude directe de la réalité, des maîtres tels que Rubens, Rembrandt, ou de nos jours même Delacroix ont souvent pris plaisir à en peindre. Jusque dans ces petites choses, en effet, un grand artiste peut montrer ce qu’il est et trouver pour lui-même des enseignemens. Velazquez devait tirer un profit certain de ces sortes d’études connues en Espagne sous le nom de bodegones, et Pacheco nous apprend qu’il en avait exécuté un grand nombre. Indépendamment même du témoignage de Pacheco, nous en trouverions une preuve suffisante dans l’excellence avec laquelle son illustre élève a traité les accessoires, que d’ailleurs il n’a jamais introduits que très discrètement dans ses œuvres.

En ajoutant à ces accessoires groupés et choisis avec attention quelque personnage, Velazquez et après lui Murillo trouvaient le sujet de quelques-unes de ces scènes familières dont la vie espagnole fournit à chaque instant les motifs pittoresques. Pour quelques maravédis, le gamin de la rue, le portefaix en disponibilité, le vieux pauvre ou la paysanne du marché voisin, tous les oisifs que l’artiste rencontrait sur son chemin, — et Dieu sait qu’il n’en manque pas en ce pays ! — étaient prêts à lui donner séance. Avec eux, il n’avait pas à se gêner, et sans épargner leur temps, ni sa peine, il se faisait la main pour de plus nobles modèles. Son biographe nous apprend même qu’afin de n’avoir pas à les chercher, il avait recueilli chez lui un jeune paysan qui, moyennant un très mince salaire, posait devant lui dans toutes les attitudes, sous tous les éclairages, en prenant toutes les expressions qu’il pouvait souhaiter. Il le dessinait au crayon noir sur du papier teinté qu’il rehaussait légèrement de blanc ou d’un peu de couleur. En se proposant ainsi les problèmes les plus divers en face de la nature, il apprenait à la bien voir, et, avec l’amour toujours plus profond qu’elle lui inspirait, il s’appliquait à rendre l’infinie variété de ses aspects.

Il eût été intéressant de retrouver quelques-uns de ces dessins ; mais aucun d’eux, que je sache, n’est parvenu jusqu’à nous. Les rares spécimens qui nous sont offerts sous le nom de Velazquez dans les collections, diffèrent tellement entre eux, et ils sont pour la plupart si peu intéressans, qu’il me semble difficile d’en admettre l’authenticité. Quant aux peintures de ses débuts, plusieurs nous ont été conservées qui peuvent avec quelque vraisemblance lui être attribuées. Je rangerais volontiers parmi elles un Vendangeur qui figurait à l’Exposition rétrospective de 1893 à Madrid. C’est un jeune garçon, de type assez vulgaire, vu de face, en pleine lumière. Vêtu d’une jaquette d’un jaune verdâtre et d’une culotte rouge, il tient en main une grappe de raisins, et un panier posé à côté de lui est rempli de sa récolte. Derrière, un paysage austère, à peine égayé par un cours d’eau, se déroule sous un ciel assombri dans le haut et vaguement éclairé à l’horizon. La tête, joviale et brunie par le soleil, est modelée d’une touche un peu rude, avec des ombres assez dures ; mais à la franchise de l’effet, à la force des intonations, à l’exécution déjà singulièrement habile, surtout dans les raisins, on sent le peintre épris de son art, ému en présence de la nature, et qui, dans cette simple interprétation vivement enlevée en quelques heures, a fait passer quelque chose de la flamme qui était en lui. D’une facture plus large et plus personnelle, d’autres études analogues, signalées par Palomino, — la Vieille avec un gâteau qui appartient à sir Francis Cook, et surtout le Porteur d’eau qui fait maintenant partie de la collection d’Aspley-House, et qui fut peint évidemment quelques années après, — manifestent des progrès sensibles. Dans sa simplicité même, ce dernier tableau est très caractéristique. La belle tenue, l’ampleur de la peinture, la noblesse du type de l’Aguador, la dignité de son attitude et sa fierté sous les loques dont il est vêtu, le contentement de ces deux gamins auxquels il vient de verser leur modeste régal, la gravité même de la scène, tout, contribue à faire de cette composition familière une image aussi naïve que fidèle de la vie espagnole, quelque chose comme un hymne à ces eaux pures et glacées que nos voisins dégustent en connaisseurs, et dont l’espoir lointain soutient le voyageur dans ses courses sous un soleil torride, à travers les vastes espaces d’une contrée pierreuse et désolée.

Résumer ainsi, en quelques traits saillans, une impression dans ce qu’elle a de plus vivant, nous intéresser à une scène à côté de laquelle nous serions passés indifférens, et, d’un rien, composer, à force de talent, une œuvre inoubliable, c’est bien là le propre d’un artiste de race. Avec les plus nobles sujets, le brave Pacheco, dans sa vie tout entière n’a pas su atteindre pareille fortune. Du moins, en bon juge qu’il était, ne pouvait-il se méprendre ni sur la valeur de son élève, ni sur les succès qui l’attendaient, et comme il le dit naïvement lui-même : « Après ces cinq années d’enseignement, je le mariai à ma fille, séduit par sa jeunesse, sa droiture, ses bons instincts, et par les espérances que m’inspirait son génie naturel. » En effet, le 3 avril 1618, âgé seulement de 19 ans, Velazquez épousait la fille unique de Pacheco, cette Juana qu’il avait vue grandir à côté de lui et de laquelle il s’était sans doute épris peu à peu. Un portrait peint par lui et qui appartient au musée du Prado, — (no 1086), — passe pour la représenter. C’est un honnête visage, coiffé d’une abondante chevelure. Les traits sont fins et respirent la bonté. On sent qu’elle fut pour l’artiste une compagne dévouée et fidèle. Lui-même d’ailleurs devait être un mari excellent, et si quelques années après il eût pu aspirer à un parti plus avantageux, il n’en laissa jamais rien paraître, et demeura toute sa vie très attaché à son intérieur.


II

L’existence de Velazquez semblait désormais toute tracée, modestement renfermée dans le cercle de sa famille et la pratique de la peinture. Il comptait, du reste, parmi les relations de son beau-père, bien des hommes distingués et des artistes éminens qui, avec le temps, le recherchaient lui-même pour son affabilité et son talent. Le célèbre sculpteur Montañes était l’ami de Pacheco ; et Alonso Cano, après avoir successivement reçu des leçons de tous deux, devenait le camarade de Velazquez. Ce dernier s’était aussi lié intimement avec Zurbaran, qui fréquentait l’atelier du peintre Juan de las Roëlas. Les deux jeunes gens étaient, à un an près, du même âge, et leurs familles étaient unies. Il est probable que les affinités de leur caractère aussi bien qu’un égal amour pour l’art qu’ils pratiquaient firent naître entre eux une étroite amitié, car plus tard, quand il fut devenu le favori de Philippe IV, Velazquez se souvint de son ancien compagnon d’étude à Séville, et il essaya de l’attirer auprès de lui à la cour. Pour le moment il semblait que tous deux dussent suivre une même carrière et se consacrer exclusivement à la peinture religieuse qui, en dehors de la capitale, pouvait seule défrayer leur activité. Pacheco était bien posé dans l’opinion pour assurer à son gendre des commandes suffisantes. Séville, d’ailleurs, était alors le principal centre de la dévotion on Espagne. Les églises, les chapelles et les couvons s’y étaient de plus en plus multipliés, et dans les douze premières années du siècle, on n’y avait pas fondé moins de neuf maisons monastiques. En 1613, le jour de la Nativité, un frère prêcheur ayant fait un sermon en l’honneur de l’Immaculée Conception, un mouvement passionné se produisit en faveur de cette croyance parmi la population. Deux tableaux destinés à la glorification symbolique du futur dogme, — une Immaculée Conception et un Saint Jean à Pathmos, — furent à ce propos exécutés par Velazquez pour la salle du chapitre des Carmélites[5]. Mais ces compositions allégoriques étaient tout à fait en dehors des aptitudes d’un artiste peu accoutumé à se passer de la nature et qui n’avait abordé jusque-là que des épisodes empruntés à la vie populaire. Il allait trouver dans l’Adoration des Bergers, qui appartient aujourd’hui à la National Gallery, et dans l’Adoration des Mages du musée du Prado, des sujets mieux appropriés au caractère de son talent. Ce dernier tableau, qui porte la date de 1619, est à bon droit considéré comme une des œuvres les plus importantes de sa jeunesse.

Velazquez avait alors vingt ami, et cette année même, le 18 mai, sa femme l’avait rendu père d’une petite fille qui fut appelée Francisca. Aimant et religieux comme il l’était, son cœur s’était ouvert à ces émotions nouvelles qui, chez un ménage honnête, marquent les étapes de la vie. Il pouvait donc mettre quelque chose de lui-même dans ces images proposées comme un idéal à la piété des fidèles. La disposition à laquelle il s’arrêta est des plus simples : les trois Rois et un de leurs suivans, agenouillés à la gauche de la composition, offrent leurs présens au petit Jésus que la Vierge tient emmailloté sur ses genoux. Saint Joseph est debout à côté d’elle, et, à travers la porte cintrée de l’étable, on aperçoit un fond de paysage, avec des arbres, une côte bornant l’horizon, et un ciel dont la base est éclairée par les premières lueurs de l’aube. Les figures respirent l’énergie, et la vive lumière qui les frappe accentue encore la mâle expression de leurs types franchement espagnols. Avec son air grave, un peu triste, la Vierge, très simplement posée, semble une honnête campagnarde, et le poupon empaqueté dans ses langes regarde avec curiosité ses adorateurs, de ses petits yeux perçans et grands ouverts. Évidemment toutes ces figures sont des portraits, exécutés avec une véracité extrême ; mais leur maintien, comme l’expression de leurs traits, témoigne de l’ardeur de leur foi. Par son ingénuité, la scène ainsi conçue déconcerte un peu notre jugement et, habitués que nous sommes aux formules traditionnelles, le souvenir de tant d’œuvres italiennes où elle a été traitée traverse malgré nous notre esprit. Elle est bien telle cependant qu’une âme droite et une intelligence naïve pouvaient se la représenter à la lecture des livres saints ; telle que peu de temps après, sur cette terre hollandaise qui venait de secouer la domination espagnole, Rembrandt allait la peindre avec une égale sincérité, dans toute l’ingénuité d’un sentiment très personnel, en s’inspirant comme Velazquez des réalités qui l’entouraient, mais pour en dégager, comme lui aussi, ce qu’elles contiennent de profondément humain et touchant. L’exécution de l’Adoration des Mages manifeste un progrès marqué sur les œuvres précédentes par l’ampleur du parti, par le jet simple et large des draperies, par cette souplesse de la touche qui est une des supériorités propres de Velazquez et qu’il développera de plus en plus, enfin par cet instinct de l’harmonie qui lui permet d’associer de la manière la plus heureuse des tons qu’il est cependant difficile d’accorder, comme le vert de la tunique et le jaune du manteau du mage placé au premier plan. Toutefois, dans les ombres noirâtres et cernées, dans l’écart excessif qu’elles présentent avec les lumières, dans la facture elle-même çà et là trop appuyée, on sent encore l’effort d’un homme qui s’applique, et ne laisse pas assez oublier toute la peine qu’il s’est donnée.

La vivacité des contrastes entre l’ombre et la lumière se retrouve aussi bien dans l’Adoration des Bergers que dans l’Adoration des Mages. On serait d’ailleurs peu fondé à y voir une influence directe de Caravage ou même de Ribera, qui, à l’exemple de ce dernier, montrait cette recherche du clair-obscur dans la plupart de ses tableaux. À cette date, Velazquez n’aurait pu voir aucune œuvre de ces deux maîtres à Séville. Mais c’était là une préoccupation qui hantait alors la plupart des peintres dans toute l’Europe : Elsheimer en Allemagne, Valentin en France, Honthorst, Bramer, Lastman et les italianisans hollandais, Rubens lui-même dans les premiers temps de son retour à Anvers. En Espagne, à Séville même, Juan de las Roëlas s’était fait le propagateur des nouvelles doctrines, que Zurbaran apprenait à son école, et auxquelles il resta fidèle, tout en atténuant un peu ce que ces oppositions trop tranchées avaient d’excessif. Nous avons dit quelles conformités d’esprit et de goût rapprochaient Velazquez de son compatriote. Traitant les mêmes sujets, leurs talens devaient présenter bien des analogies, et une Adoration des Bergers que Zurbaran peignit aussi vers ce moment[6] aurait pu facilement être attribuée à son ami. Avec une pareille précocité, tous deux avaient même conscience et ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre se passer de la nature. Peu d’existences présentent autant d’unité que les leurs, et nous croyons que des affinités si nombreuses et si étroites ne pouvaient manquer d’amener entre eux ces influences mutuelles dont l’histoire de l’art nous offre si souvent la trace et qu’elle nous révèle parfois plus profondes entre jeunes gens du même âge qu’entre maîtres et élèves.

Mais Zurbaran avait de bonne heure trouvé la voie dans laquelle il persévéra toute sa vie, avec un talent et une originalité auxquels il ne nous paraît pas qu’on ait rendu suffisamment justice. Né vingt ans avant Murillo, il n’a jamais comme lui mêlé à ses compositions religieuses cette grâce un peu maniérée qui est entrée pour une bonne part dans le succès et la réputation de son jeune émule. Avec une gravité constante et une science impeccable, Zurbaran est resté, par excellence, le peintre de la piété espagnole dans ses aspirations les plus austères et les plus élevées. Les impressions qu’il produit sont d’autant plus fortes qu’il se retrempe sans cesse dans l’étude de la nature, et, bien qu’il n’ait jamais peint de portraits isolés, ses tableaux ne sont guère que des collections de portraits. Mais si diverses que soient les figures qu’il y introduit, toutes sont expressives, subordonnées à l’unité de son œuvre et à son éloquente signification. Dans ce monde très particulier où il nous mène, il marque nettement les différences des tempéramens, et nos deux tableaux du Louvre permettraient, au besoin, d’apprécier toute la valeur de ce grand artiste[7] qui, avec des moyens si discrets, a su être si personnel. En aucun pays, dans aucune école, vous ne rencontrerez des types plus nobles, des âmes plus convaincues, des vies plus saintes. La sobriété extrême des accessoires et des costumes, la nudité des intérieurs s’accordent avec ces existences vouées au renoncement, maîtresses d’elles-mêmes, à la fois monotones et ardentes. Zurbaran est le peintre des moines. Personne n’a su, comme lui, représenter leurs visages extatiques, leurs yeux enflammés, la noblesse inconsciente de leurs attitudes, et jusqu’à ces belles draperies qui semblent elles-mêmes s’associer à leurs prières, façonnées et comme moulées dans leurs plis par les habitudes régulières de l’oraison. Derrière ces productions si nombreuses dont la perfection ne s’est jamais démentie, on se plaît à retrouver chez l’artiste l’accord d’une vie sainte et remplie par le travail. Aussi amoureux de son art qu’épris d’obscurité, Zurbaran aimait à quitter la ville pour aller poser son chevalet dans quelque cloître accroché aux flancs des sierras abruptes et solitaires. Vivant dans un commerce étroit avec ses modèles, et partageant leur règle, il reconnaissait l’hospitalité qu’ils lui donnaient en peignant sur les murailles de leurs chapelles les actes d’humilité, de détachement, de charité dont leurs patrons leur avaient laissé l’exemple. Plus d’une fois il s’oublia dans ces retraites studieuses, et Palomino nous raconte que l’ayuntamiento de Séville dut un jour lui envoyer une députation afin de l’arracher à son village natal. Confondu avec ces rudes paysans de l’Estramadure, il était revenu raviver près d’eux les souvenirs de son enfance, et en décorant de ses chefs-d’œuvre leurs autels rustiques, il goûtait avec un égal bonheur le plaisir de peindre et celui d’être ignoré.

D’humeur plus sociable que Zurbaran, Velazquez était appelé à vivre dans le monde. Tout modeste qu’il fût, il pressentait sa valeur, et les circonstances allaient bientôt le révéler à lui-même. Son beau-père avait de son côté conçu pour lui des ambitions auxquelles la mort de Philippe III (31 mars 1621) vint tout à coup donner une direction positive. L’avènement du nouveau souverain avait été salué par les acclamations et les espérances de toute l’Espagne. Jusque-là le jeune prince avait été tenu à l’écart et même étroitement surveillé. Mais il avait pu voir, avec la domination du duc de Lerme, les désastreux résultats du favoritisme pour le royaume et il avait résolu de gouverner par lui-même. Au début, son temps fut entièrement consacré aux affaires. Il y faisait preuve d’un esprit net, pénétrant, et dans le programme qu’il s’était tracé, il se proposait d’allier à la piété de son père la sagesse de son grand-père Philippe II et l’esprit militaire de Charles-Quint, son aïeul. Il aimait d’ailleurs les lettres qui, avec Lope de Vega et Calderon, allaient briller sous son règne d’un éclat inespéré. Lui-même composait agréablement des airs de musique ou des comédies improvisées dans lesquelles il se plaisait à jouer son rôle devant un cercle d’intimes. Sous la direction du dominicain Maino, il avait aussi appris à dessiner et à peindre et il montrait dans l’appréciation des œuvres d’art un goût exercé. Quand, vers la fin de son règne, le Spasimo de Raphaël arriva à Madrid, précédé par la grande réputation dont il jouissait alors en Italie, Philippe IV, après l’avoir examiné avec attention, se contenta de dire que ce n’était pas là un des meilleurs ouvrages de l’Urbinate.

Être attaché à la personne d’un pareil maître, c’était pour un artiste de valeur un désir très naturel, et Pacheco [trouvait parmi ses relations familières bien des facilités pour aider la réalisation des vœux qu’il formait à cet égard. Un de ses amis, le licencié Francisco de Rioja, — il avait assisté comme témoin au mariage de Velazquez, — venait même d’être attaché à la personne d’Olivarès dont le crédit auprès du jeune roi augmentait de plus en plus. Une première fois, en 1622, poussé par son beau-père qui l’avait muni des lettres de recommandation les plus pressantes, notamment pour un maître des cérémonies de la cour de Philippe IV, le chanoine don Juan de Fonseca, Velazquez s’était rendu à Madrid pour y tenter la fortune. Mais à raison des trop nombreuses occupations du prince, toutes les démarches faites à ce moment pour lui procurer l’accès du palais demeurèrent infructueuses. Fonseca cependant n’avait pas perdu de vue les intérêts de son protégé, séduit qu’il était par son caractère aussi bien que par son talent, et au printemps de 1623, sans doute avec l’assentiment d’Olivarès, il l’engageait de nouveau à quitter Séville avec Pacheco, pour s’installer pendant quelque temps à Madrid. Dès son arrivée, le jeune artiste fit le portrait du chanoine qui, aussitôt terminé, fut soumis à l’approbation du roi et obtint avec ses suffrages tous ceux de la cour. Il fut décidé que Philippe IV donnerait au peintre des séances pour l’exécution d’un grand portrait équestre qui malheureusement a disparu, probablement à la suite de l’incendie du Palais Royal en 1734. Le roi, qui était représenté revêtu d’une armure et tenant en main le bâton de commandement, fut certainement satisfait du tableau, et la bonne grâce de Velazquez aidant, dès le 6 octobre 1623, il attachait l’artiste à sa personne en qualité de peintre de la cour. Les appointemens qui lui furent d’abord alloués étaient assez minimes ; mais en prenant possession de son emploi, il pouvait se rappeler avec quelque fierté que Titien avait autrefois rempli le même office auprès de Charles-Quint. Il est vrai qu’en même temps que la puissance des successeurs du grand empereur avait graduellement décliné, le talent de leurs peintres officiels, Antonio Moro, Sanchez Coello et Pantoja de la Cruz, suivait la même progression décroissante. Velazquez, en entrant au service de ce roi de dix-huit ans, allait relever le prestige de la dignité qui lui était conférée. Pendant les trente-sept années qu’il conserva ses fonctions, avec sa réputation toujours grandissante, il put voir constamment croître la confiance et le crédit dont il jouissait auprès de son maître.


III

Le beau zèle que Philippe IV avait d’abord montré pour son métier de roi ne devait guère durer. Sous le masque de la déférence calculée dont il lui prodiguait les témoignages, Olivarès l’avait peu à peu dégoûté des affaires en l’écrasant sous leur poids. À mesure que le jeune souverain se déchargeait sur son ministre de soins plus importans, la galanterie, les cérémonies officielles, les longues réceptions d’une cour formaliste, l’équitation, la chasse et les passe-temps de toute sorte tendaient de plus en plus à remplir les heures de ses journées jadis mieux employées. Toutes ces diversions étaient, du reste, impuissantes à secouer l’incurable ennui de Philippe IV. Au milieu de sa vie futile, il conservait cette attitude grave, hautaine, et cette physionomie renfermée qui lui étaient naturelles. Dans tout le cours de son règne on ne le vit pas rire plus de trois fois. Impassible pendant des heures entières, il se contentait de s’éventer un peu avec son chapeau, et c’est à peine si quelques paroles brèves et impératives tombaient de sa bouche. Un corps maigre, élancé, surmonté d’une petite tête pâle, aux grands traits, un regard impénétrable, des lèvres épaisses et vermeilles, telle était la figure ingrate que Velazquez allait représenter si souvent pendant toute sa carrière, sans que ni l’âge, ni les épreuves de la vie amenassent de modifications bien marquées sur ce masque immobile.

Tel il nous apparaît déjà dans ce premier portrait du Prado — (no 1070), — qui nous le montre debout, avec ses jambes menues, l’ovale allongé de son visage encore imberbe, ses cheveux blonds, son teint mat et ses mains bien faites, l’une pendante et tenant un placet, l’autre appuyée sur un tapis rougeâtre, la seule coloration du tableau. Les carnations et le noir du costume se détachent franchement sur le fond d’un gris uniforme. Fidèle à ses préoccupations de clair-obscur, l’artiste a peint son modèle en pleine lumière, et les ombres, d’ailleurs très restreintes, se découpent avec netteté, presque durement. Malgré tout, dans la simplicité de ses allures et de ses colorations, ce portrait a grand air. Il frappe par la sincérité absolue, par la plénitude des intonations, par cette justesse des mises en place qui restera toujours une des supériorités de Velazquez. À distance ses constructions sont établies avec une sûreté parfaite dans leur ensemble ; quand on s’approche, elles se justifient et se complètent par le détail du modelé et par la touche elle-même, toujours donnée dans le sens de la forme. L’artiste est déjà bien lui-même, en possession d’une originalité qui s’accusera de plus en plus, mais que désormais on ne saurait méconnaître. Il aurait pu d’ailleurs, s’il en avait senti le besoin, voir et consulter au palais même bien des modèles, plus d’un chef-d’œuvre : entre autres ce beau portrait de Philippe II par Titien, auquel il a peut-être emprunté l’élancement un peu exagéré de son personnage, ou bien ces austères et fortes peintures d’Antonio Moro, si profondément caractérisées, et dans lesquelles la conscience et le fini de l’exécution sont, presque autant que chez Holbein, mis au service de l’expression.

Mais Velazquez ne s’inspira jamais que de la nature, et l’amour qu’il avait pour elle devait le préserver de toute imitation. Soumis aux influences les plus diverses et les plus hautes, il restera toujours lui-même et, jusqu’au terme de sa vie, la pratique du portrait lui permettra de se retremper dans l’étude attentive de la nature. Il faut dire, à l’honneur du roi, qu’au lieu de rechercher cette facture minutieuse qui d’habitude séduit les amateurs, il préférait apparemment l’ampleur et le grand aspect des productions de son peintre, aussi bien que leur absolue sincérité. Peu à peu il avait pris goût à la société de Velazquez, et il aimait à venir, dans l’atelier qu’il avait fait disposer pour lui au palais, le surprendre pendant son travail. De tout temps, au surplus, il avait eu l’habitude d’errer dans les vastes corridors de l’Alcazar de Madrid, portant sur lui des clefs qui lui permettaient d’en ouvrir, à son gré, toutes les serrures. On racontait même à ce propos la plaisante histoire arrivée à un architecte italien attaché à sa cour. Rentrant un jour dans le réduit qui lui était réservé, non seulement le pauvre homme y avait vu tous ses papiers en désordre, mais dans une cassette à son usage, où était rangé un saucisson qu’on lui avait envoyé de Florence, il n’en retrouvait plus qu’une portion avec ce curieux autographe. « Nous avons pris pour nous la moitié manquante ; nous vous laissons l’autre par charité. Moi, le Roi. »

On peut penser que la faveur de Velazquez ne laissait pas de porter ombrage aux artistes qui avaient joui jusqu’alors des bonnes grâces du maître. Trois Italiens, le Florentin Angelo Nardi, Eugenio Caxesi et Vicencio Carducho, étaient avant lui en possession de ce titre de peintre du roi qu’il venait d’obtenir, et sans le combattre ouvertement, ils ne se sentaient pas d’humeur à lui céder le pas. Sous couleur des intérêts du grand art dont ils se prétendaient les représentans, ils essayaient de le discréditer. Dans le livre que l’un d’eux fit paraître quelque temps après[8] et où l’on trouve la trace de tous les torts qu’il imputait à son nouveau confrère, Carducho parle avec dédain de ces artistes qui, « sans carton préalable, jettent à même leurs couleurs sur la toile et se contentent de peindre des natures mortes ou des portraits, productions d’un genre évidemment secondaire, et qu’on ne saurait comparer aux œuvres qui exigent de longues méditations, du style, et des qualités d’un ordre supérieur. » Bien qu’il se sentît visé directement par ces propos, Velazquez ne leur avait d’abord opposé que le silence. Mais un jour que le roi, ennuyé de ces insinuations, demandait à l’artiste si, comme on le prétendait, il n’était, en effet, capable de peindre que des portraits, celui-ci, sans s’émouvoir, répondit que c’était là un très grand compliment que lui faisaient ses détracteurs et que, parmi eux, il n’en était pas un qui méritât un pareil éloge. Poussé à bout cependant et désireux de montrer qu’il pouvait mener à bien d’autres entreprises, il accepta en 1627 le défi qui lui était proposé dépeindre, en même temps que ses rivaux et dans les mêmes dimensions, une scène quelconque dont le sujet leur serait donné. Une commission fut chargée de juger le concours et le roi choisit pour sujet l’Expulsion des Morisques à Valence, en 1609[9]. Malgré sa rigueur, la mesure prise à cette date par Philippe III, à l’instigation du clergé qui la réclamait depuis longtemps, avait rencontré les sympathies d’une population fanatique et désireuse de voir disparaître, avec ceux qui en étaient les victimes, les derniers témoignages vivans d’une occupation longue et humiliante. Les Italiens, qui avaient probablement suggéré le choix de cet épisode, pensaient embarrasser Velazquez, puisqu’il ne pourrait, en le traitant, se servir de la nature, ainsi qu’il faisait d’ordinaire, les personnages qui devaient y figurer étant à cette époque tous morts ou dispersés. Le jury cependant donna la préférence à son tableau qui fut aussitôt exposé avec les chefs-d’œuvre de Titien et de Rubens, dans une des salles du palais où il périt sans doute lors de l’incendie de 1734, sans qu’on en ait conservé ni une esquisse, ni une copie. Le peu que nous en savons nous est fourni par une description de Palomino[10]. Au centre de la composition, le roi, vêtu de blanc, indiquait de son bâton de commandement la mer vers laquelle, sous bonne escorte, étaient dirigés les Maures dont on voyait, au fond, l’embarquement ; une femme symbolisant l’Espagne, — la seule figure allégorique que l’artiste ait jamais peinte, — était assise sur un trône, en costume antique, tenant dans ses mains un bouclier, un glaive et des épis.

Le calcul des ennemis de Velazquez avait donc tourné à leur confusion, et tandis que sa situation à la cour grandissait de plus en plus, ses concurrens allaient bientôt s’apercevoir, à leurs propres dépens, de la disgrâce qu’ils avaient encourue. Il est vrai que les accroissemens successifs apportés à la position de Velazquez étaient presque uniquement honorifiques et que ses augmentations de solde demeuraient le plus souvent à l’état théorique, car, grâce aux guerres et au luxe de la cour, — les livrées seules étaient portées au budget pour une dépense annuelle de 130 000 ducats, — les embarras financiers de l’Espagne allaient toujours empirant. Aussi la garde royale n’était-elle pas payée depuis trois nus et, en plein hiver, les fournisseurs se refusant à livrer du bois, sinon contre argent comptant, les dames de la cour gelaient dans leurs chambres. Tous les fonctionnaires, au lieu de toucher l’intégralité de leur traitement, devaient se résigner à des transactions pour obtenir quelque argent sur l’arriéré de leur solde. Discret, modéré dans ses désirs, Velazquez gardait le silence tant que la pénurie n’était pas trop forte dans son petit ménage ; mais il fallait bien de temps à autre réclamer quelque argent pour subvenir à son entretien.

L’année qui suivit l’exécution du tableau des Morisques, Rubens, chargé d’une mission diplomatique, arrivait à Madrid où il allait faire un séjour d’environ huit mois. Dans les vingt-cinq ans qui s’étaient écoulés depuis son premier voyage en Espagne, sa situation avait bien changé. Il n’était alors qu’un très petit personnage, accompagnant, comme un simple courrier d’ambassade, les présens envoyés par son maître, le duc de Gonzague, à Philippe III et au duc de Lerme. Maintenant, à l’apogée de sa gloire, il frayait avec les princes et les souverains de l’Europe. Sans doute, il avait eu quelque peine à vaincre les jalousies que sa venue excitait parmi les diplomates de carrière, et les préventions mêmes du roi. Mais son talent venant en aide à son savoir-vivre, il avait peu à peu triomphé de ces difficultés et gagné la confiance de Philippe IV. Actif comme il l’était, il ne se sentait pas en peine de bien employer les loisirs auxquels le condamnait le train d’une négociation qui avec une cour formaliste traînait forcément en longueur. Outre le portrait équestre du roi et plusieurs portraits en pied ou en buste de Philippe IV, de la reine, des infantes et d’autres grands personnages, il avait entrepris d’après les chefs-d’œuvre de Titien qui se trouvaient à Madrid de nombreuses copies dont il ne voulut jamais se dessaisir. Le prince prenait plaisir à voir la facilité et la prestesse merveilleuses avec lesquelles il s’acquittait de cette tâche.

Dès l’arrivée de Rubens, Velazquez, sur l’ordre du roi, s’était mis à la disposition du peintre diplomate pour lui faire les honneurs des collections et des résidences royales. Ils avaient ensemble visité l’Escurial, et Pacheco nous apprend que, par sa modestie et sa bonne grâce, son gendre avait su gagner l’affection du grand peintre qui manifestait une vive admiration pour les œuvres de son jeune ami, et le proclamait un des artistes les plus distingués de cette époque. La générosité de son caractère plaçait Velazquez au-dessus de tout sentiment de jalousie envers son célèbre confrère ; mais il devait également conserver vis-à-vis de lui toute son indépendance d’artiste, et, quoi qu’en aient pensé certains critiques, nous croyons avec M. Justi qu’il serait difficile de découvrir une trace quelconque de l’influence que cette visite de Rubens aurait exercée sur le développement de son talent. Le tableau des Buveurs (Los Borrachos), qu’il peignit en 1629 et qu’on invoque à cet égard, nous paraît, au contraire, un témoignage décisif contre une pareille assertion. Il est vrai qu’en dépit d’un effet de soleil très franc, les contrastes du clair-obscur y sont un peu moins accusés que dans l’Adoration des Mages de 1619 ; mais cette tendance vers une clarté croissante, nous aurions pu déjà la signaler dans le portrait de Philippe IV dont nous avons parlé plus haut, et ainsi que Rubens le fit lui-même, Velazquez devait toute sa vie la manifester dans son œuvre. L’exécution du tableau des Buveurs et la façon même dont il l’a conçu attestent, en revanche, une entière originalité.

On connaît la composition de cet épisode pour lequel il eût été si facile à l’artiste de se conformer aux interprétations que les maîtres de la Renaissance avaient déjà données de l’antiquité. À Madrid même, les Bacchanales de Titien qu’il avait sous les yeux lui auraient fourni des modèles. Mais sans s’inquiéter des traditions et en répudiant les réminiscences de la mythologie elle-même, qui pourtant lui avait fourni son sujet, Velazquez ne voulut chercher que dans la nature les élémens de son œuvre. Au lieu d’un décor païen, au lieu de figures empruntées à la statuaire antique, c’est en Espagne qu’il avait placé la scène et c’est parmi ses compatriotes qu’il avait cherché ses modèles. Tout au plus s’est-il contenté de déshabiller à moitié Bacchus assis sur un tonneau et à côté de lui un de ses compagnons tenant en main une coupe pleine. Les cinq autres personnages qui occupent toute la droite du tableau et le soudard agenouillé aux pieds du dieu qui vient de l’admettre parmi la joyeuse confrérie, portent des costumes et ont des types franchement espagnols. Sous ce ciel de plomb, ces coteaux où mûrit un vin généreux, ces pampres dont les pousses vigoureuses tordent capricieusement leurs vrilles, ces visages tannés, ces fronts reluisans, ces yeux allumés, ces rires à pleine bouche, tout cet ensemble de physionomies caractéristiques, ces harmonies puissantes et austères, le peintre les avait trouvés autour de lui. Formes et couleurs sont à la fois très locales et très expressives, et sur cette terre privilégiée de la littérature picaresque, il n’avait eu que l’embarras de choisir, parmi les vagabonds des grandes routes ou des rues, ceux qui s’accordaient le mieux à son dessein, pour les grouper en plein soleil, célébrant chacun à sa façon le dieu du vin. Pour un moment ils ont oublié leur rude et aventureuse existence. Les uns ont des mines attendries, extatiques ; les autres s’épanouissent ou rient à leurs coupes remplies de la liqueur vermeille. Nous n’avons pas ici affaire à cette ivresse lourde, épaisse et fumeuse des ivrognes de nos pays du Nord : l’ivrognerie est chose inconnue en Espagne. Mais quand l’occasion s’en présente pour ces déshérités de la vie, ils trouvent au fond de leurs verres cette gaieté communicative qui délie les langues, donne aux regards une étincelle furtive et verse dans les âmes, avec l’oubli des épreuves passées, l’insouciance de l’avenir, ce bonheur et cette richesse suprêmes des misérables. Tout cela est clairement et fortement exprimé par des pantomimes vraies, par des attitudes éloquentes, par la vivacité même de cette exécution déjà si sûre d’elle-même et si personnelle, et tout cela procède d’une poétique absolument nouvelle. Plus d’allégories ; plus de nymphes, ni de Silènes ; plus de traces de conventions traditionnelles ; la nature seule, avec ses exubérances et ses rudesses. Au lieu de se mettre, comme tant d’autres, en quête de documens, et de chercher dans les traductions de seconde main ces figures banales consacrées par un trop long usage, Velazquez, vraiment classique à le bien prendre, puise directement à la source de toute poésie où s’étaient abreuvés les anciens eux-mêmes.

S’il n’est guère possible de découvrir la trace de l’influence de Rubens dans les Buveurs, on croit du moins que ses conseils et ses récits éveillèrent chez Velazquez un vif désir de parcourir cette Italie dont Pacheco lui avait déjà tant vanté les merveilles. Il comprenait que la vue des œuvres du passé, aussi bien que les beautés de cette riche nature, ne pouvait qu’élever son esprit et agrandir pour lui les horizons de son art. Peut-être même Rubens avait-il parlé de ce projet à Philippe IV. En tout cas, le roi, qui avait témoigné à l’artiste tout son contentement du tableau des Borrachos, consentit au voyage et une certaine somme lui fut même allouée comme frais de route. Profitant du départ d’Ambroise Spinola, alors dans tout l’éclat de sa gloire militaire, et qui regagnait à ce moment l’Italie, Velazquez s’était embarqué à Barcelone, le 12 août 1629, et, dix jours après, il abordait à Gênes. Mais par ce que Rubens lui en avait dit et parce qu’il en savait [lui-même, c’était Venise qu’il avait hâte de visiter. Entre tous les artistes qu’il pouvait y étudier, Tintoret avec sa verve un peu rude et sa robuste simplicité y devint le principal objet de son admiration. Aussi, en dépit des défiances qu’excitait son séjour dans cette ville où les Espagnols étaient alors assez mal vus et où on le soupçonnait lui-même d’espionnage, il avait copié plusieurs des compositions les plus importantes du maître vénitien, notamment l’Erection de la croix.

À Rome, où il se rendit ensuite, les grands aspects et les ruines de la Ville éternelle l’avaient séduit plus encore que les chefs-d’œuvre du passé, car il n’était pas homme à vivre longtemps de la pensée des autres, et la nature lui proposait des sujets mieux faits pour l’inspirer. Les jardins de la villa Médicis et le magnifique spectacle qui se déroule du haut du Pincio l’attirèrent de préférence. C’était là pour lui un lieu de prédilection et, sur le désir qu’il en avait exprimé, le comte de Monterey, ambassadeur d’Espagne, avait sollicité pour lui du duc Ferdinand de Médicis la faveur qui lui fut accordée d’habiter le palais, qui appartenait alors à ce prince. Deux études du musée du Prado, évidemment faites d’après nature, nous offrent un précieux souvenir des deux mois qu’il habita la villa Médicis. Les motifs en sont des plus simples. L’une d’elles représente une allée du jardin avec un portique percé de trois ouvertures à travers lesquelles on découvre quelques maisons à demi cachées dans des arbres d’un vert bleuâtre. Au milieu de l’arcade centrale est placée une statue antique d’Ariane étendue sur un lit. Sur le terrain et sur les parois du portique, des arbres projettent leurs ombres transparentes et l’artiste a exprimé avec une sincérité charmante le jeu de ces ombres mobiles, qui semblent trembler sous nos yeux. L’autre motif, quoique plus simple encore, est cependant plus heureux. Au-dessus d’une bâtisse ornée de pilastres et de niches et surmontée d’une terrasse, de vieux cyprès élèvent dans un ciel clair leurs masses d’un vert olivâtre. Des planches disjointes garnissent les portes d’une espèce de hangar pratiqué dans la muraille, et au centre une femme étend sur la balustrade quelques nippes pour les sécher. Avec cette mince donnée, Velazquez a peint un petit chef-d’œuvre. Les blancs nuancés de la muraille, discrètement égayés çà et là par les tons roses de la brique, les deux colonnes bleuâtres, et les gris variés des planches et du terrain s’opposent franchement au velours intense des cyprès et composent une harmonie exquise. La touche large et facile est d’une souplesse merveilleuse ; tour à tour légère ou appuyée, elle [a, quand il le faut, des accens d’une précision singulière. Telle qu’elle est, cette petite toile à peine couverte et dont la trame, par places, est restée apparente, suffirait à prouver le peu qu’il faut à un grand artiste pour nous intéresser, on nous montrant ce que les réalités les plus humbles peuvent contenir de poésie.

Sur les hauteurs du Pincio, plus d’une fois Velazquez avait dû rencontrer un autre étranger vivant comme lui un peu à l’écart, épris comme lui de cette nature italienne, à laquelle il ne put jamais s’arracher. Notre Poussin logeait, en effet, à quelques pas de là, et il est permis de se demander, avec M. Justi, si ces deux hommes de tempéramens bien dissemblables, il est vrai, mais si bien faits pour s’entendre, ne se sont point connus. D’après une indication empruntée à Sandrart, Velazquez aurait acheté à son confrère son tableau de la Peste, pour le compte du roi d’Espagne ; mais sans qu’on en sache le motif, la plupart des acquisitions signalées par l’écrivain allemand ne furent point livrées, et nous manquons tout à fait de renseignemens sur les rapports qui ont pu exister entre les deux artistes.

Quoi qu’il en soit, à la suite d’un accès de fièvre, Velazquez avait été forcé de quitter la villa Médicis pour se rapprocher du palais de l’ambassadeur qui, jusqu’à son entier rétablissement, fit donner à son compatriote les soins les plus attentifs. Son séjour à Rome s’étant prolongé davantage, le peintre avait pensé à exécuter pour Philippe IV un pendant à ce tableau des Buveurs que le roi avait accueilli avec une satisfaction si marquée. Il arrêta son choix sur un épisode mythologique, et peut-être le désir de faire ses preuves vis-à-vis des artistes de Rome et de montrer qu’à l’occasion il était aussi capable qu’aucun d’eux de peindre le nu, avait-il décidé de ce choix. Mais si nous n’étions pas renseignés à cet égard, il nous serait à peu près impossible de reconnaître le sujet de cet épisode, car, jusque-là, il n’avait jamais été représenté et la façon dont Velazquez l’a conçu est absolument faite pour nous dérouter. On s’imaginerait difficilement, en effet, qu’il s’agit ici du dieu du Soleil informant le dieu des Enfers de ses infortunes conjugales. Ce forgeron aux traits vulgaires qui lance sur son interlocuteur des regards courroucés et ces ouvriers qui, d’un air narquois, écoutent le récit des mésaventures de leur patron, n’ont assurément rien à voir ni avec Vulcain, ni avec les Cyclopes. Ce sont de braves Espagnols surpris en plein travail, dans leur atelier, par l’apparition d’un visiteur inattendu et qui interrompent un moment leur tâche accoutumée. Comme pour les Borrachos, Velazquez ne s’est inspiré que de la nature et, si l’on ne savait qu’il a peint cet ouvrage en Italie, on croirait à voir les types mêmes de ses modèles et le cadre familier où il les a placés, qu’il l’a exécuté dans sa patrie.[11]. On n’y découvre d’ailleurs aucune réminiscence des œuvres avec lesquelles il vient de vivre et qui ont dû le frapper ; la composition, au contraire, est absolument personnelle. La seule transformation qui se soit opérée dans le talent de l’artiste, c’est qu’avec plus d’ampleur et des oppositions moins tranchées, il obtient un modelé plus souple et tout aussi puissant. Ses ombres, en effet, sont devenues plus transparentes et plus lisibles, et dans une gamme très austère, l’harmonie a autant de richesse que de distinction. Pour les accessoires, avec une sobriété toujours croissante, l’habileté est plus accomplie ; les corps, les draperies, les enclumes, les marteaux, les armures, tout, jusqu’au petit vase posé sur la cheminée, est exécuté avec autant de largeur que de perfection. On oublie, tant le regard est ravi, les vulgarités de la composition ; et, si le tableau n’est pas d’un lettré, il procède certainement d’un esprit très original et révèle un maître.

Malgré ses qualités d’expression, nous ne ferons que mentionner brièvement un autre ouvrage peint à la même époque : Jacob recevant la tunique sanglante de Joseph, placé aujourd’hui dans la salle du chapitre de l’Escurial. Les mêmes modèles ont servi pour les deux tableaux et le parti comme l’exécution y sont identiques. Malheureusement la peinture a souffert des injures du temps et peut-être plus encore des restaurations maladroites. Mais qu’il s’agisse de la Bible ou de la Fable, Velazquez, on le voit, conserve la même indépendance. Sans se préoccuper de ce qu’ont fait les autres, il veut se figurer lui-même son sujet. Il ne s’inspire donc que de la nature ; mais de la nature vue avec les yeux d’un observateur pénétrant et d’un artiste.


IV

Après un court séjour à Naples où il était allé faire pour Philippe IV le portrait de la reine Marie de Hongrie, Velazquez s’était probablement embarqué dans cette ville et il était rentré au commencement de 1631 à Madrid où le roi et le duc d’Olivarès lui firent le meilleur accueil. Les années qui suivirent furent particulièrement fécondes. Le peintre était alors en pleine possession de sa maîtrise, et les critiques qui se sont occupés de lui s’accordent pour désigner cette date de 1631 comme inaugurant la seconde des trois manières successives qu’ils lui attribuent. Cette désignation est, à notre avis, un peu arbitraire. S’il est des artistes qui, à raison de certaines influences, ont été amenés à modifier leur façon de peindre et qui présentent ainsi, à diverses époques de leur carrière, des tendances ou des modes d’expression dont les différences sont plus ou moins nettement caractérisées, il n’en va pas ainsi avec un talent comme celui de Velazquez. Dès ses débuts, il avait trouvé dans l’étude directe de la nature le secret de son originalité. Ses idées, comme sa manière d’exécuter, ont pu changer avec l’âge ; mais ces changemens, au lieu d’être brusques et tranchés, se sont opérés par degrés insensibles. Il nous paraît donc difficile de dire où commence et où finit chacune de ces prétendues manières. Sans doute, avec le temps, il a gagné plus d’ampleur et, avec des moyens plus simples, il a obtenu des effets plus puissans. Mais ce n’est là qu’une de ces évolutions logiques qu’on peut observer chez presque tous les grands artistes. Mieux que la plupart d’entre eux, au contraire, Velazquez est resté fidèle au programme qu’il s’était tracé. De bonne heure en possession d’une technique et d’une méthode excellentes, il a cherché jusqu’au bout à les perfectionner.

Bien plus que l’étude des œuvres de ses prédécesseurs, la situation officielle de Velazquez a pu influer sur le développement de son talent. L’artiste, on ne l’a pas assez remarqué, n’avait pas de public. Il ne travaillait que pour le roi ; c’est au roi seul qu’il devait plaire et il faut admirer qu’ayant ce seul juge, il ait toujours progressé, cherchant avant tout à se satisfaire lui-même. À la longue cependant les conditions mêmes de sa charge devaient agir sur la nature de ses productions. Comme peintre du roi, le portrait constituait, à vrai dire, sa principale occupation ; mais il lui fallait compter avec la vie oisive et toujours tiraillée de Philippe IV. Les courtes séances que celui-ci lui accordait étaient prises à la dérobée sur des journées très disputées, entre un conseil ou une réception, une partie de chasse ou une cérémonie religieuse. De là pour Velazquez la nécessité de faire vite. Ce travail sous l’œil d’un maître impatient impliquait aussi l’obligation de pouvoir, à tout moment, lui montrer un résultat présentable, agréable même s’il se pouvait. Quelle qu’eût été leur facilité, peu d’artistes se seraient accommodés de ces hâtes et de cette gêne auxquelles le peintre se prêtait de bonne grâce. Il savait sur l’heure se rendre compte de ce qu’on attendait de lui et dans le peu d’instans dont il disposait il était prompt à démêler les traits caractéristiques d’un visage et à les reproduire. Les états très divers d’achèvement où il lui a fallu abandonner ses œuvres nous permettent de saisir en quelque sorte sur le vif sa façon de procéder, d’admirer l’étonnante pénétration de son regard, la justesse et la docilité de sa main. Composition, dessin et couleur, tout y paraît mené d’ensemble. En quelques touches, les constructions se dessinent irréprochables dans leur aplomb et les ressemblances s’accusent, criant, même de loin, le nom de leurs modèles. Toutes choses étant ainsi établies, le travail poussé plus en avant, loin d’amoindrir cette impression première, ne fera que la confirmer. Ce n’est pas, qu’on le croie bien, un mince mérite que cette exactitude absolue des mises en place pour un peintre auquel était refusé le bénéfice des croquis et des préparations. Évidemment, avant de s’installer à son chevalet, il avait beaucoup pensé à sa tâche ; il était fixé sur la marche à suivre, sur les moyens à employer en vue de la fin la plus expéditive et la meilleure. Aussi, pour qui sait voir, quelle décision, quelle intelligence, quelle concentration de la volonté supposent ces œuvres qui semblent faites si librement, comme en se jouant ! Que de difficultés cependant, que de problèmes abordés de front pour régler, comme il le fait, l’éclairage du modèle, et son attitude ; pour arrêter la silhouette, le choix du mouvement et l’expression de la figure ! Tout procède chez lui d’un art accompli, mais qui se dissimule avec soin et donne l’illusion de la réalité pure.

C’est donc avec raison qu’on a parlé de la facilité de Velazquez, et une telle réunion des plus rares qualités suppose évidemment les dons les plus heureux. Mais il faut ajouter que l’artiste les a fécondés par un effort continu. Il a toujours eu pour lui-même les exigences les plus sévères. Sans jamais céder à la virtuosité, il se surveille, se reprend et se corrige toutes les fois qu’il se trouve en faute ou qu’il pense améliorer son œuvre. Ses nombreux portraits du roi nous en fourniraient au besoin la preuve, par les traces de repentirs qui y sont restées visibles ; mais peut-être le portrait en pied de Ferdinand, le frère de Philippe IV, est-il plus intéressant encore à étudier à cet égard. Né à l’Escurial le 26 mai 1609, le prince avait été, dès l’âge de quatorze ans, nommé cardinal, sans qu’il eût la moindre vocation pour la carrière ecclésiastique. Quand plus tard, sur les instances de la princesse Claire-Eugénie, sa tante, il fut chargé de la seconder dans le gouvernement des Flandres, il avait de nouveau prié son frère « de le dispenser de son habit de cardinal, car il se croyait fait pour la guerre. » En 1633, il quittait l’Espagne pour n’y plus revenir : mais c’est vers 1628 que Velazquez, avant son départ pour l’Italie, avait peint de lui un portrait, qu’il remania notablement plus tard. La ressemblance avec Philippe IV est frappante ; l’ovale du visage est seulement plus allongé. Mais la physionomie respire l’intelligence et la bonté ; il devait, en effet, révéler dans son gouvernement les qualités d’un habile administrateur et tous ceux qui l’approchèrent parlent avec les plus grands éloges de son affabilité et du charme de sa personne. Il garda jusqu’à la fin de sa vie un goût très vif pour les exercices du corps et il se rappelait toujours avec plaisir les parties de chasse, parfois très périlleuses, auxquelles, pendant sa jeunesse, il avait pris part avec son frère dans les campagnes voisines de l’Escurial. Aussi plus tard, vers 1635, au moment où Philippe IV songeait à orner de tableaux cynégétiques les salles du petit château de Torre de la Parada, Velazquez, tout en conservant le visage du portrait exécuté quelques années auparavant, n’hésita pas à repeindre les vêtemens, le paysage et le chien placé à côté du chasseur ; la facture en est, en effet, plus souple et plus magistrale. Aux traces que l’on découvre de la peinture primitive, il est facile de reconnaître que la tête a été aussi plus dégagée des épaules, le col aminci, le manteau diminué par places et amplifié sur d’autres points, et l’une des jambes rejetée un peu en arrière. En même temps que l’aplomb de la figure est ainsi mieux accusé, la tournure générale a gagné comme élégance et comme vérité de mouvement. Le ciel gris foncé semé de quelques éclaircies et le bleu savoureux des fonds accompagnent merveilleusement les bruns du costume. L’ensemble est lumineux, d’une grande sobriété et d’une tenue superbe, et en dépit de la simplicité extrême de l’accoutrement, ce grand garçon svelte et bien pris à tout à fait grand air. Auprès de lui, son lévrier favori, avec sa physionomie placide, est, comme peinture, une merveille d’exécution, et le profil sévère de la montagne, — il rappelle celui du Guadarrama qui domine l’Escurial, — achève de localiser cette peinture vraiment typique qui caractérise avec des traits si exacts une contrée, une race, et une époque très particulières.

On se tromperait étrangement d’ailleurs si, à raison de l’extrême liberté de cette peinture, on n’y voyait qu’une copie littérale de la réalité. Derrière la main qui exécute on sent toujours la pensée qui la guide. Mais d’autres œuvres de Velazquez nous feront encore mieux apprécier la double distinction de son esprit et de son talent. Attentif à tout ce qui pouvait honorer son maître, il n’a pas cessé de varier non seulement l’ordonnance de ses portraits, mais les milieux très divers dans lesquels il le place, comme s’il avait à cœur de fixer d’une manière précise les aspects sous lesquels celui-ci devait se montrer à la postérité. Entre toutes les effigies qui conviennent à un souverain, la statue équestre est la plus magnifique, celle qui prête le mieux à une sorte de glorification de sa personne. Soucieux comme il l’était de maintenir son crédit par ses flatteries, Olivarès avait songé à élever à Philippe IV un de ces monumens, consécration visible du titre de grand qu’il lui décernait dans tous les actes publics. La commande en avait été faite au florentin Pietro Tacca et c’est sans doute à cette occasion que, vers 1635, Velazquez peignit le grand portrait dont il exécuta également une réduction destinée à être envoyée au sculpteur pour lui servir de modèle. Dans le tableau du Prado, — no 1066, — le roi est représenté de profil, le bâton de commandement à la main, à cheval sur une de ces grosses et massives montures fort à la mode en Espagne à cette époque. Coiffé d’un chapeau à plumes, il porte une cuirasse d’acier bruni garnie de clous dorés et une culotte brune. Autour de son corps est passée une écharpe d’un rose vineux, dont les extrémités d’un pourpre plus vif sont bordées d’une frange d’or et flottent librement au vent. Derrière lui s’étendent les vastes perspectives d’un paysage largement ouvert, avec un cours d’eau qui serpente à travers des plaines boisées et des montagnes. Au lieu des colorations conventionnelles des fonds et de la pose un peu théâtrale que Titien donnait à Charles-Quint dans son célèbre portrait équestre de cet empereur, Velazquez s’arrête ici à un parti plus réel et il adopte pour son cavalier une attitude d’une vérité absolue. La louange n’en était que plus délicate, car Philippe IV était un des meilleurs écuyers de son royaume. En dépit de la complication du problème, ce qui domine dans cette œuvre, c’est la grâce et la noble simplicité de cette figure si bien en selle. La monture, loin d’absorber l’attention, ne sert qu’à mieux mettre en relief l’aisance et la belle tenue du roi. Pour avoir su donner à sa composition une silhouette à la fois si juste et si sculpturale, il fallait à l’artiste une connaissance parfaite des proportions et des allures du cheval, et cette connaissance, il l’avait évidemment acquise de bonne heure, puisque dès son arrivée à Madrid, il avait été capable d’exécuter ce premier portrait équestre, aujourd’hui disparu, dont le succès avait décidé de sa carrière. Mais depuis qu’il était à la cour, Velazquez n’avait pas cessé d’accroître son habileté à cet égard, grâce à son esprit d’observation et probablement aussi grâce à sa pratique personnelle du cheval. En même temps que la disposition des lignes et des masses assure à la silhouette du personnage toute son importance, les colorations, elles aussi, sont combinées de telle sorte que, malgré les grandes dimensions de la toile, le regard se reporte naturellement vers la figure. Bien que très modérés, les tons gris, verts ou bleuâtres du ciel et du paysage soutiennent heureusement les carnations et en font ressortir la fraîcheur. Sans recourir aux contrastes forcés usités par ses devanciers et dont ses premières œuvres elles-mêmes n’étaient point exemptes, le maître aborde résolument ici le redoutable problème du plein air. Les oppositions mieux réparties des nuances assurent un ressort suffisant à sa peinture et avec des contours plus enveloppés, les localités toujours respectées maintiennent l’équilibre. Enfin le jeu des verts et des roses qui dominent dans le tableau compose une harmonie aussi franche que distinguée.

Le portrait équestre d’Olivarès a, sinon plus de style, du moins plus de mouvement ; la peinture en est plus magistrale et l’effet plus saisissant. Aussi, contrairement à l’opinion de M. Justi, serions-nous disposé à le croire un peu postérieur. Avec sa crinière abondante et son encolure ramassée, le cheval, vu de biais, se présente en raccourci, ce qui ajoute au pittoresque. Tout frémissant, arc-bouté sur ses pieds de derrière, ce cheval donne bien l’idée de ces coursiers andalous, véritables bêtes de combat, car cuivrés par l’odeur de la poudre, on les voyait s’exciter encore au bruit et au tumulte de l’action. Quant au cavalier, revêtu d’une cuirasse, portant le bâton de commandement, calme mais résolu, il tourne à demi vers le spectateur son visage énergique à la moustache épaisse, aux crocs fièrement retroussés. Au loin, des tourbillons de fumée s’élèvent au-dessus d’une ville incendiée et se mêlent aux lueurs d’une vivo canonnade. Des troupes s’ébranlent et çà et là des cadavres jonchent le sol. On jurerait un général d’armée qui donne ses derniers ordres à ses soldats et leur indique du geste le point décisif qu’il s’agit d’emporter. L’image cependant est menteuse, et si, durant les longues années de la triste administration d’Olivarès, l’Espagne n’a pas connu la paix, du moins le ministre de Philippe IV n’a jamais paru en personne sur un champ de bataille. Désireux de passer à la postérité sous cette apparence martiale, il a probablement commandé à son protégé cette œuvre trompeuse que celui-ci, pour honorer son Mécène, a peinte avec une fougue et une crânerie surprenantes. Là aussi le visage, s’enlevant sur un ciel bleu verdâtre, attire tout d’abord l’attention. Seul le regard interrogateur et soupçonneux jure avec l’animation de la figure, avec la mâle expression des traits, et, en dépit de cette mise en scène complaisante, témoigne de la sincérité involontaire de l’artiste.

En revanche, Velazquez n’avait pas à se guinder pour un autre portrait équestre, celui de l’infant don Balthazar, qu’il exécuta vers 1635. C’était là un sujet bien fait pour son talent et qui lui a inspiré un de ses meilleurs ouvrages. On ne saurait oublier, quand on l’a vu, ce bambin de six ans, vêtu d’un riche costume vert brodé d’or, emporté par le galop du gros cheval brun sur lequel il est juché. Ainsi pomponné, le visage ombragé par un large chapeau noir à plumes, l’enfant est bien en selle ; on dirait déjà un cavalier accompli, et de fait, en Espagne, ces fils de roi étaient, dès le plus jeune âge, rompus à l’équitation. Un proverbe andalou nous apprend qu’à peine sortis du berceau, on les mettait à cheval, et deux petits tableaux peints aussi par Velazquez (collections du marquis de Westminster et de sir Richard Wallace) nous montrent ce même petit prince au manège, prenant sa leçon sous les yeux de ses parens et la surveillance d’Olivarès, son grand écuyer. Sérieux, impassible, le regard assuré, le gamin s’élance à travers l’espace. Les extrémités de son écharpe rose flottent au vent et il porte lui aussi le bâton de commandement. Ces campagnes vers lesquelles il dévale, ce grand pays ouvert, avec ses plaines semées d’arbres et ses montagnes couvertes de neige, tout cela doit être un jour à lui. Où qu’il ville il est le maître, et son petit visage respire déjà un air d’autorité. L’atmosphère est tiède et le ciel, d’un bleu profond, s’égaie de quelques nuages blancs ; il semble que l’avenir sourie au royal enfant, tant cette image est lumineuse, animée et charmante. Vers la même époque, dans un autre portrait du Prado, Velazquez a représenté don Balthazar encore plein de vie et de santé, tenant en main un fusil de chasse et flanqué de ses chiens favoris, l’un gros, épais, somnolent, l’autre une fine levrette, à l’air éveillé, tous deux peints d’une manière expéditive, mais avec cette sûreté de touche qui n’appartient qu’au maître. D’année en année, d’autres portraits suivront encore, dont plusieurs sont destinés à être envoyés à des cours voisines, car on songera de bonne heure à marier ce rejeton d’une souche qui semblait épuisée. À peine âgé de dix-sept ans, il était déjà fiancé à l’archiduchesse d’Autriche, sa cousine, quand tout à coup une fièvre pernicieuse contractée à Saragosse l’enleva dans l’espace de huit jours. Moins d’une heure après sa mort, Philippe IV, habitué qu’il est à refouler l’expression des sentimens les plus naturels, reprenant la plume que l’émotion faisait tomber des mains de son secrétaire, annonce au marquis de Leganes la perte qu’il vient de faire. Après lui avoir parlé de sa soumission à la volonté divine, il recouvre aussitôt le sentiment de son devoir de roi pour lui transmettre ses ordres, car « ses sujets étant désormais ses seuls enfans, il entend se consacrer entièrement à leur service. » Mais avec les habitudes que peu à peu il s’était faites, le train de la cour, bien plus encore que le soin de son royaume, allait bien vite le reprendre et apporter une diversion à son chagrin.


EMILE MICHEL.

  1. Sir « William Stirling, Annales of the artists in Spain. Londres. 1848. — Velazquez et ses Œuvres. Paris, 1865. — Don Pedro de Madrazo. Catalogo descriptivo e historico del Museo del Prado. Madrid, 1872. — Ch. Curtis, Velasquez and Murillo ; a descriptive and historical catalogue. Londres, 1883. — Cari Justi., Diego Velazquez und sein Jahrhundert. 2 vol. in 8. Bonn. 1888. — Paul Lefort, Velasquez. Librairie de l’Art, 1888. — La peinture Espagnole. Quantin, 1893.
  2. Herrera fut condamné comme faux monnayeur, et il n’évita son châtiment qu’en se réfugiant chez les jésuites de Séville.
  3. Arte de la Pintura. Séville, 1649.
  4. Les frais trop considérables qu’aurait nécessités ce recueil empêchèrent sa publication.
  5. Ils se trouvent aujourd’hui en Angleterre, dans la famille de sir Bartle Frère.
  6. Elle fait partie de la collection du duc de Montpensier.
  7. Ils sont, comme on sait, inspirés par la vie de saint Bonaventure et ils faisaient partie d’un ensemble que M. C. Justi a su reconstituer en y rattachant deux autres toiles des musées de Dresde et de Berlin.
  8. V. Carducho, Dialogues sur la Peinture, 1633.
  9. Les Morisques, on le sait, étaient les descendans des anciennes familles arabes qui pour demeurer jusque-là en Espagne avaient accepté le baptême.
  10. Museo Pictorico, II, 1724.
  11. C’est une tradition qu’il aurait fait poser pour ce tableau des gens faisant partie de la maison de l’ambassadeur d’Espagne.