Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 38

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 221-224).
CHAPITRE XXXVIII.
Chrétiens platoniciens. Trinité.

Tous les métaphysiciens, tous les théologiens de l’antiquité, furent nécessairement des charlatans qui ne pouvaient s’entendre. Le mot seul l’indique : Métaphysique, au-dessus de la nature ; théologie, connaissance de Dieu. Comment connaître ce qui n’est pas naturel ? Comment l’homme peut-il savoir ce que Dieu a pensé, et ce qu’il est ? Il fallait bien que les métaphysiciens ne dissent que des paroles, puisque les physiciens ne disaient que cela, et qu’ils osaient raisonner sans faire d’expériences. La métaphysique n’a été jusqu’à Locke qu’un vaste champ de chimères ; Locke n’a été vraiment utile que parce qu’il a resserré ce champ où l’on s’égarait. Il n’a eu raison, et il ne s’est fait entendre, que parce qu’il est le seul qui se soit entendu lui-même.

L’obscur Platon, disert plus qu’éloquent, poëte plus que philosophe, sublime parce qu’on ne l’entendait guère, s’était fait admirer chez les Grecs, chez les Romains, chez les Asiatiques et les Africains, par des sophismes éblouissants. Dès que les Ptolémées établirent des écoles dans Alexandrie, elles furent platoniciennes.

Platon, dans un style ampoulé, avait parlé d’un Dieu qui forma le monde par son verbe. Tantôt ce verbe est un fils de Dieu, tantôt c’est la sagesse de Dieu, tantôt c’est le monde qui est le fils de Dieu. Il n’y a point, à la vérité, de Saint-Esprit dans Platon, mais il y a une espèce de trinité. Cette trinité est, si vous voulez, la puissance, la sagesse et la bonté ; si vous voulez aussi, c’est Dieu, le Verbe et le monde. Si vous voulez, vous la trouverez encore dans ces belles paroles d’une de ses lettres à son capricieux et méchant ami Denys le Tyran : « Les plus belles choses ont en Dieu leur cause première, les secondes en perfection ont en lui une seconde cause, et il est la troisième cause des ouvrages du troisième degré. »

N’êtes-vous pas content de cette trinité ? En voici une autre dans son Timée : « C’est la substance indivisible, la divisible, et la troisième qui tient de l’une et de l’autre. »

Tout cela est bien merveilleux ; mais si vous aimez des trinités vous en trouverez partout. Vous verrez en Égypte Isis, Osiris et Horus ; en Grèce, Jupiter, Neptune et Pluton, qui partagent le monde entre eux : cependant Jupiter seul est le maître des dieux. Birma, Brama et Vistnou, sont la trinité des Indiens. Le nombre trois a toujours été un terrible nombre.

Outre ces trinités, Platon avait son monde intelligent. Celui-ci était composé d’idées archétypes qui demeuraient toujours au fond du cerveau, et qu’on ne voyait jamais.

Sa grande preuve de l’immortalité de l’âme, dans son dialogue de Phédon et d’Ékécratès, était que le vivant vient du mort, et le mort du vivant ; et de là il conclut que les âmes après la mort vont dans le royaume des enfers. Tout ce beau galimatias valut à Platon le surnom de divin, comme les Italiens le donnent aujourd’hui à leur charmant fou l’Arioste, qui est pourtant plus intelligible que Platon.

Mais qu’il y ait dans Platon du divin ou un peu de ce profond enthousiasme qui approche de la folie, on l’étudiait dans Alexandrie depuis plus de trois cents années. Toute cette métaphysique est même beaucoup plus ancienne que Platon : il la puisa dans Timée de Locres. On voit chez les Grecs une belle filiation d’idées romanesques. Le Logos est dans ce Timée, et ce Timée l’avait pris chez l’ancien Orphée. Vous trouvez, dans Clément d’Alexandrie et dans Justin, ce fragment d’un hymne d’Orphée : « Je jure par la parole qui procéda du père, et qui devint son conseiller quand il créa le monde. »

Cette doctrine fut enfin tellement accréditée par les platoniciens qu’elle pénétra jusque chez les Juifs d’Alexandrie.

Philon, né dans cette ville, l’un des plus savants Juifs et Juif de très-bonne foi, fut un platonicien zélé. Il alla même plus loin que Platon, puisqu’il dit que « Dieu se maria au verbe, et que le monde naquit de ce mariage ». Il appelle le verbe Dieu.

Les premiers sectateurs de Jésus qui vinrent dans Alexandrie y trouvèrent donc des Juifs platoniciens. Il faut remarquer qu’il y avait alors beaucoup plus de Juifs en Égypte qu’on ne peut en supposer du temps des pharaons. Ils avaient même un très-beau temple dans Bubuste, quoique leurs lois défendissent de sacrifier ailleurs qu’à Jérusalem. Ces Juifs parlaient tous grec, et c’est pourquoi les Évangiles furent écrits en grec. Les Juifs grecs étaient détestés de ceux de Jérusalem, qui les maudissaient pour avoir traduit leur Bible, et qui expiaient tous les ans ce sacrilége par une fête lugubre.

Il ne fut donc pas difficile aux sectateurs de Jésus d’attirer à eux quelques-uns de leurs frères d’Alexandrie et des autres villes, qui haïssaient les Juifs de Judée : ils se joignirent surtout à ceux qui avaient embrassé la doctrine de Platon. C’est là le grand nœud et le premier développement du christianisme ; c’est là que commence réellement cette religion. Il y eut dans Alexandrie une école publique de christianisme platonicien, une chaire où Marc enseigna (ce n’est pas celui dont le nom est à la tête d’un évangile). À ce Marc succéda un Athénagore ; à celui-ci, Pantène ; à Pantène, Clément, surnommé Alexandrin ; et à ce Clément, Origène, etc.

C’est là que le verbe fut connu des chrétiens, c’est là que Jésus fut appelé le verbe. Toute la vie de Jésus devint une allégorie, et la Bible juive ne fut plus qu’une autre allégorie qui prédisait Jésus.

Les chrétiens, avec le temps, eurent une trinité ; tout devint mystère chez eux ; moins ils furent compris, plus ils obtinrent de considération.

Il n’avait point encore été question chez les chrétiens de trois substances distinctes composant un seul Dieu, et nommées le Père, le Fils, et le Saint-Esprit.

On fabriqua l’Évangile de Jean, et on y cousit un premier chapitre où Jésus fut appelé verbe et lumière de lumière ; mais pas un mot de la trinité telle qu’on l’admit depuis, pas un mot du Saint-Esprit regardé comme Dieu.

Cet Évangile dit de ceux qui écoutent Jésus : « Ils n’avaient pas encore reçu l’esprit[1] ; » il dit : « L’esprit souffle où il veut[2], » ce qui ne signifie que le vent ; il dit que Jésus fut troublé d’esprit[3] lorsqu’il annonça qu’un de ses disciples le trahirait ; « il rendit l’esprit[4], » ce qui veut dire : il mourut ; « ayant proféré ces mots, il souffla sur eux, et leur dit : Recevez l’esprit[5] » Or il n’y a pas d’apparence qu’on envoie Dieu dans le corps des gens en soufflant sur eux. Cette méthode était pourtant très-ancienne : l’âme était un souffle ; tous les prétendus sorciers soufflaient et soufflent encore sur ceux qu’ils imaginent ensorceler. On faisait entrer un malin esprit dans la bouche de ceux à qui on voulait nuire. Un malin esprit était un souffle ; un esprit bienfaisant était un souffle. Ceux qui inventèrent ces pauvretés n’avaient pas certainement beaucoup d’esprit, en quelque sens qu’on prenne ce mot si vague et si indéterminé.

Aurait-on jamais pu prévoir qu’on ferait un jour de ce mot souffle, vent, esprit, un être suprême, un Dieu, la troisième personne de Dieu, procédant du Père, procédant du Fils, n’ayant point la paternité, n’étant ni fait ni engendré ? Quel épouvantable nonsense !

Une grande objection contre cette secte naissante était : « Si votre Jésus est le verbe de Dieu, comment Dieu a-t-il souffert qu’on pendit son verbe ? » Ils répondirent à cette question assommante par des mystères encore plus incompréhensibles. Jésus était verbe, mais il était un second Adam ; or le premier Adam avait péché : donc le second devait être puni. L’offense était très-grande envers Dieu, car Adam avait voulu être savant, et pour le devenir il avait mangé une pomme. Dieu, étant infini, était irrité infiniment : donc il fallait une satisfaction infinie. Le verbe, en qualité de Dieu, était infini aussi : donc il n’y avait que lui qui pût satisfaire. Il ne fut pas pendu seulement comme verbe, mais comme homme. Il avait donc deux natures ; et de l’assemblage merveilleux de ces deux natures il résulta des mystères plus merveilleux encore.

Cette théologie sublime étonnait les esprits, et ne faisait tort à personne. Que des demi-Juifs adorassent le verbe ou ne l’adorassent pas, le monde allait son train ordinaire : rien n’était dérangé. Le sénat romain respectait les platoniciens, il admirait les stoïciens, il aimait les épicuriens, il tolérait les restes de la religion isiaque. Il vendait aux Juifs la liberté d’établir des synagogues au milieu de Rome, Pourquoi aurait-il persécuté des chrétiens ? Fait-on mourir les gens pour avoir dit que Jésus est un verbe ?

Le gouvernement romain était le plus doux de la terre. Nous avons déjà remarqué[6] que personne n’avait été jamais persécuté pour avoir pensé.


  1. Jean, vii, 39.
  2. iii, 8.
  3. xiii, 21.
  4. xix, 30.
  5. xx, 22.
  6. Chap. xiii, page 156.