Dieu et patrie/21

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IX


Le lendemain, Michelle entendait la première messe à sa paroisse. Elle n’avait pas dormi de la nuit et aussitôt que l’abbé Rozel parut à l’église, elle se hâta vers lui. Il remarqua de suite son anxiété et la fit entrer dans son cabinet. Là, elle conta sa misère :

« Mon Père, mon pieux ami, que faire, que devenir ?

— Mon Dieu, gémit le prêtre, ne permettez pas que notre chère patrie soit victime de pareilles manœuvres ! Seigneur, gardez la France de ses ennemis !

— Oh ! mon Père, sûrement nous allons avoir une catastrophe.

— J’en ai peur, mon enfant, notre pays a besoin d’une leçon, la vie est trop molle, trop lâche. Le luxe insolent n’a plus de bornes. Il faut prier avec ténacité pour le salut de la France ; demain, je dirai ma messe à cette intention. Au revoir, Michelle, puisse votre saint patron vous protéger, demandez-lui de vaincre nos ennemis comme il terrassa le dragon.

— Mais un conseil, mon Père, une ligne de conduite ?

— La soumission, Michelle, l’oubli de vous-même, ne pas vous appesantir sur vos peines, on pleure souvent sur soi sans même s’en rendre compte et c’est une manifestation d’égoïsme ; soyez dévouée à vos devoirs de mère et d’épouse chrétienne. Enfermez-vous dans votre petit centre d’action, qui est le foyer. Ne regardez pas au dehors, la place de la femme est toujours inférieure, si toutefois on peut appliquer ce mot à celle qui est l’âme de la famille. La Vierge Marie travaillait et priait, voilà votre divin modèle. »

Michelle se retira un peu rassérénée. Que pouvait-elle en effet ?

Elle devait humblement se tenir où le ciel l’avait placée, avec l’unique idée d’accomplir ce qu’elle devait aux siens simplement, sans considérer ni ses goûts, ni ses préférences, ni céder à l’orgueil de tenter d’entraver les événements, où elle n’avait pas de mission.

Plusieurs jours s’écoulèrent encore. Paris resplendissait sous le radieux soleil estival : sur les routes, ce n’étaient que beaux équipages ; sur la Seine, que bateaux de plaisance allant vers Saint-Cloud, où se tenait la cour. Les comédies, les tableaux vivants, les petits jeux se succédaient en ce centre de plaisir.

L’étranger regardait de loin Paris avec étonnement, les joies lui semblaient celles d’enfants imprudents.

Les journaux de l’opposition avaient bien d’ironiques avertissements, on chansonnait l’empereur, on attaquait l’impératrice… Et le couple impérial rêva tout à coup d’un grand dérivatif, d’une chose qui occupa les masses pour les détourner d’eux, d’un cyclone passant dans le temps, pour en changer le cours.

Et tout à coup, un soir tomba chez les Hartfeld, cette terrifiante nouvelle :

« Ordre au colonel Hans Harfeld de réintégrer son corps d’armée pour cause de mobilisation immédiate. »

« Nous partons, mon enfant, » dit Hans à sa femme.

On était alors au commencement de juillet, et Michelle espérait aller passer quelques semaines à la mer, vers sa Bretagne, aussi, répondit-elle joyeuse :

« À Saint-Malo ? »

Il secoua la tête gravement.

« À Rantzein, où vous vous rendrez avec les enfants, pendant que j’irai rejoindre mon régiment.

— Ah ! mon Dieu, il y a quelque chose ?

— Je le crains, mais je n’ai aucune certitude absolue, cependant, tout l’indique. Hâtez les préparatifs de départ.

— Mais j’ai une foule de choses à régler !

— Les détails de ce genre ne sont plus rien ; songez que je serais d’une inquiétude mortelle en vous sachant ici sans moi.

— Comment, vous me quittez !

— L’ordre est formel. Je pars ce soir seul.

— Vous me laissez les enfants ?

— Il le faut. La rapidité avec laquelle je vais voyager leur donnerait la fièvre.

— Hans, dites-moi tout, en grâce : nous avons la guerre ?

— Hélas ! ma pauvre enfant !

— Vous allez vous battre ! Mon Dieu, mon Dieu ! et contre la France !

— Calmez-vous, Michelle. Cette lutte sera courte, terrible je le crains, mais ne vous effrayez pas outre mesure. Je suis déjà revenu de Sadowa. Allons, soyez énergique. Les larmes ne changeront rien aux choses et si vous ne vous dépêchez, vous pourrez courir avec les enfants, de grands dangers. »

Il savait qu’en parlant des enfants, il touchait la meilleure corde du cœur de sa femme, il continua :

« Vendez vile à n’importe quel prix le mobilier ; emballez ce que vous souhaitez garder, ne dites à personne ce que vous savez. Je viens de télégraphier à Alexis Rosaroff de venir vous protéger en mon absence et en tous cas vous aider. »

Michelle, atterrée, les yeux soudain creusés, comprenait l’étendue de son malheur. Machinalement, elle ouvrait des tiroirs, en vidait le contenu. Hans reprit encore :

« Dites à votre mère, qu’elle fera bien de retourner en Bretagne.

— Elle ne voudra pas. Pourquoi ?

— Parce que Paris sera sans doute envahi ?

— Paris !

— Enfin, conseillez-lui de s’installer à Saint-Malo. Après, si elle refuse, vous aurez accompli votre devoir. »

Le dîner fut triste. Wilhem et Heinrich causèrent à peu près seuls ; leur père était anxieux, le colonel devait être à la gare à neuf heures et il attendait la dernière minute pour quitter les siens, espérant toujours voir arriver Alexis, et lui remettre sa petite famille. Ah ! la patrie a de dures exigences !

Il dut faire avancer la voiture. Huit heures et demie sonnaient, la gare de l’Est est loin de l’avenue d’Antin. Il n’avait qu’une petite valise contenant ses papiers, un peu de linge ; il étreignit les siens sur son cœur :

« Oh ! mes trésors aimés, comme je donnerais bien mon sang pour vous éviter cette atroce douleur ! »

Et comme Michelle pleurait silencieusement :

« J’ai tort de ne pas vous emmener tous, fit-il ; que sont les choses matérielles auprès du déchirement de nos âmes ! »

Les petits garçons enlaçaient leur père, devinant un malheur. Soudain, le timbre du dehors vibra, et presqu’aussitôt un homme s’élançait dans la chambre. C’était le prince.

« Ah ! fit Hans avec soulagement, poussant les siens dans les bras ouverts d’Alexis ; défends-les. »

Alexis embrassa son cousin.

« Pars, dit-il, et que rien ne t’alarme. Mon yacht est à Rouen. Demain soir, nous prendrons la mer. »

Le colonel s’enfuit. Vingt minutes restaient encore avant le départ du train, il brûla le pavé et sauta sur le quai de la gare de Strasbourg deux minutes avant l’heure réglementaire. Le guichet était fermé. Il courut quand même, jeta un billet bleu et obtint le passage. Le quai était encombré de bagages, les voyageurs semblaient pris de fièvre, pourquoi ? — Une transe était dans l’air et ceux qui fuyaient ainsi ne parlaient qu’allemand.

Michelle passa la nuit en préparatifs. Forcée d’agir, elle pensait moins ; au jour, elle se jeta brisée sur son lit, s’éveilla à huit heures et se mit au travail. Le bureau de son mari la retint.

Le tiroir secret avait sa clé maintenant ; elle l’ouvrit ; des feuilles blanches y traînaient seules. Elle en prit une et écrivit un mot d’adieu à l’abbé Rozel, puis, appelant Minihic :

« Ceci vite à son adresse, à deux pas. »

Minihic regarda sa maîtresse en prenant la lettre.

« Madame a de la peine ?

— Oh ! oui.

— Mais nous aurons bientôt rejoint M. le comte. »

Michelle ouvrit les lèvres pour répondre, expliquer sa torture ; mais elle se contint. À quoi bon troubler cet enfant de dix-huit ans qui la servait fidèlement ?

« Va, ordonna-t-elle, et rentre vite, j’ai besoin de toi. »

Le groom courait, et si vite qu’il alla, au retour, il était encore précédé par Georges Rozel.

Le jeune homme était envoyé par son oncle, que retenait son ministère. Il pénétra dans l’hôtel en désordre ; il vit l’emballage hâtif, parcourut le rez-de-chaussée, et, ne trouvant que des ouvriers incapables de le renseigner, il monta au premier.

« Michelle, dans la grande cheminée du salon, brûlait des lettres ; elle se retourna, vit le jeune homme sur le seuil, et, s’élançant vers lui, sans songer aux recommandations de son mari, dans un cri de douleur :

« Ah ! mon pauvre ami, nous avons la guerre ! »

Il tressaillit, chancela presque sous l’empire d’un incroyable effroi, d’une vision horrible. Cette femme qu’il vénérait, l’amie de son oncle, qu’était-elle donc ?

Il promena autour de lui un regard atterré, vit les flammes faire leur œuvre de destruction, les ballots préparés avec leur adresse en langue étrangère, les armes du colonel, son casque surmonté de l’aigle aux ailes éployées, ses deux enfants qui jouaient au soldat, comptant :

« Ein, zwei, drei[1]. »

Et sans répondre à la jeune femme, sans un mot d’adieu, il enfonça ses poings dans ses yeux pour renfoncer les larmes prêtes à jaillir, et, courbé, hagard, fou, il s’enfuit comme un insensé.

Michelle alors comprit ce qu’il avait pensé. Un pli amer creusa sa bouche ; elle battit l’air de ses deux mains et tomba évanouie sur le tapis.

Peu après, elle revenait à elle, rappelée à la vie par les baisers de ses enfants qui pleuraient, lui parlaient, l’enlaçaient de leurs bras caressants, et elle les étreignit longuement, passionnément, avec un immense désespoir.

« Prions, mes chers petits, dit-elle en les faisant s’agenouiller, prions ; le bon Dieu nous juge et nous voit, qu’importe l’opinion des hommes ! »

Comme toujours, la prière mit en l’âme de Michelle une nouvelle vaillance ; elle se roidit, compta la souffrance et monta en voiture pour se rendre chez sa mère.

Mme Carlet sortait de table, elle buvait du café en lisant son journal, assise sur le balcon de son appartement.

En apercevant sa fille pâle et toute défaite, elle eut cette judicieuse remarque :

« Tu veilles trop, Michelle, tu t’amuses trop dans le monde ; ce n’est pas raisonnable. »

Michelle négligea de se disculper :

« Mère, nous reparlons pour Rantzein. Je viens vous dire au revoir.

— Ah ! tu es bien heureuse de repartir pour la Forêt Noire ! En cette saison torride, Paris n’est pas tenable.

— C’est pourquoi, mère, je viens vous proposer une saison au bord de la mer.

— Excellente idée, seulement je ne suis pas en fonds…

— Mère, je serai heureuse de vous offrir cette saison.

— Comme tu es gentille ! viens donc avec moi ?

— Impossible, mon mari m’attend, mais il a pensé à vous avant de partir : il vous envoie ce chèque à valoir sur une banque de Saint-Malo.

— Pourquoi avez-vous choisi Saint-Malo ?

— Parce que c’est notre pays. J’ai cru que vous seriez bien aise d’aller prier sur la tombe de grand’mère. »

Mme Carlet réfléchit. En effet, elle devait à sa mère cette marque de respect.

« Eh bien, mais, fit-elle joyeuse comme une enfant, je pars de suite, le temps d’emplir une malle.

— Mère, je ne le puis, mais je voudrais bien, moi aussi, aller prier là-bas. Voulez-vous faire une prière pour moi ? Lahoul doit entretenir la tombe. Et cette pauvre vieille ruine, notre berceau, mère, allez-y. Il doit y traîner encore de chers souvenirs…

— Nous avons tout déménagé, répondit Mme Carlet, qui ne saisit pas la pensée de sa fille. Quand pars-tu ?

— Aujourd’hui ou demain. Voulez-vous que je vous accompagne à la gare, au train de Bretagne, ce soir ?

— Bien volontiers.

— Je vais aussi télégraphier à Lahoul pour qu’il aille au-devant de vous et retienne à l’hôtel votre appartement. »

Michelle embrassa sa mère ; elle avait peine à parler. Ses larmes l’étouffaient, mais elle ne pouvait rien expliquer à cette pauvre femme, qu’une grande douleur, jadis, avait refaite enfant.

Alors elle repartit seule… paria de nations ennemies.

  1. Un, deux, trois.