Dieu et patrie/23

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XI


En arrivant à Bruxelles, la première pensée du prince fut de demander les journaux. Il pâlit à leur lecture, voulut les dissimuler ; mais Rita et Michelle, avides de savoir, s’étaient emparées des feuilles belges, qui, sans parti-pris, disaient la vérité.

Hélas ! ce n’était plus les récits des journaux parisiens. Le prince royal, loin d’être mort, marchait victorieux sans cesse. Le roi, entouré de sa garde, dont Hans Hartfeld faisait partie, s’avancait vers Paris, avec la sûreté d’une parfaite connaissance des lieux.

Aucune lettre du colonel n’était parvenue. Alexis Rosaroff se rendit au télégraphe, envoya une dépêche à Berlin, avec prière de transmettre au quartier général, sur le théâtre de la guerre, le télégramme suivant :

« Colonel Hartfeld : Femmes et enfants à Bruxelles, anxieux, attendent nouvelles de vous ; tous bien portants.

Alexis. »

Le lendemain, par la même voie, il recevait cette réponse :

« Conduisez enfants à Rantzein, suis légèrement blessé, nommé général. Prière à Michelle venir à Bourogne (Alsace), chemin facile, par Luxembourg. Cette dépêche servira de passe-port en pays allemand.

Général Hartfeld. »

Cette nouvelle fut pour la jeune femme, un nouveau coup : Hans blessé ! mais enfin, elle allait le voir et comme une consolation venait sourdre en son cœur. Blessé, il ne combattrait plus, il ne mettrait plus de sang français entre lui et elle.

Elle partit de suite, absolument tranquille au sujet de Wilhem et Heinrich, que Rita aimait et soignait comme ses enfants.

« Je vous suis, Madame, fit Minihic.

— Inutile. Tu ne passerais pas. Ensuite, comme tu ne pourrais jamais tenir ta langue, tu me compromettrais. Reste avec mes fils, »

Le voyage fut extrêmement facile ; aucune entrave dans la marche des trains jusqu’à la frontière. Arrivée là, Michelle vit le casque prussien ; elle montra sa dépêche au chef du poste, qui, aussitôt, mit une voiture à sa disposition, avec toutes les marques d’un respect absolu. Et il munit le cocher d’un sauf-conduit. Cette voiture, réquisitionnée en hâte, portait la couronne et les armes d’une famille française. Dans les poches intérieures du landau, étaient encore des journaux français et des cigares.

Michelle prit les journaux et lut à cette date, 15 juillet 1870, en tête du premier article, cette phrase :

« En route pour Berlin ! soldats français, nous partons en promenade militaire ; le triomphe, une fois de plus, consacrera le drapeau tricolore. »

Ah ! quelle déception ; les fertiles campagnes alsaciennes saccagées ; les blés roulés à terre, hachés par le passage des chevaux ; des maisons désertes, pas une fumée ne sortant des toits ; des animaux parqués sous la garde de soldats en uniformes prussiens. De temps à autre, un bivouac, une sentinelle qui s’avançait en reconnaissance, lisait le sauf-conduit, saluait et se retirait.

La nuit venue, le soldat cocher arrêta ses bêtes au bas d’une montée :

« Madame, dit-il, voyagerons-nous encore ? Ces chevaux n’en peuvent plus. Sur le château, là-bas, flotte notre drapeau, nous pouvons en approcher sans crainte, nous y prendrions un peu de repos. »

Michelle se pencha à la portière, elle vit le drapeau noir et jaune à la cime d’une tour, soupira profondément et :

« Faites ce que vous voudrez, relayez si c’est possible, et continuons. »

Aussitôt, la voiture tourna dans l’avenue de chênes séculaires et pénétra dans un parc superbe, aux gais massifs de géraniums rouges. À la porte de la cour d’honneur, un factionnaire les arrêta.

Le cocher échangea le mot de passe et la grille s’ouvrit :

« Où sommes-nous ? fit Michelle, s’adressant à un officier qui ouvrait la portière.

— Chez vous, Madame la comtesse, notre général est à quelques lieues.

— Conduisez-moi vite vers lui. Est-il gravement blessé ? je ne vis pas depuis deux jours.

— Rassurez-vous : le général est en bonne voie de guérison. Il m’a précisément envoyé au-devant de vous : je suis un de ses officiers d’ordonnance. Veuillez descendre et prendre quelque nourriture pendant qu’on va changer l’attelage.

— Chez qui sommes-nous ? répéta Michelle.

— Le château appartient à un riche industriel alsacien, M. Freeman. Nous l’avons réquisitionné pour camper. Le pays est conquis. »

Michelle soupira ; elle se laissa conduire à la splendide salle à manger, où un excellent souper était préparé.

Tous les officiers se levèrent à son approche, lui firent place, et elle dut s’asseoir entre eux, manger et boire, au milieu de ce luxe français, les mets réquisitionnés à ses compatriotes.

Les militaires parlaient gaiement, victorieux, ravis de leur conquête, ils portaient des toasts, et Michelle ne pouvait parvenir à avaler, la gorge étranglée, à bout de force, prête à la révolte, au combat, et brisée sans cesse en son élan par la plus fausse des situations humaines.

Quand on vint lui dire que sa voiture était prête, elle s’élança heureuse de sortir de ce milieu odieux. Tous les convives se levèrent, s’inclinant très bas, devant la femme de leur chef, et l’aide de camp lui offrit son bras, pour descendre le perron. Sur le seuil, elle croisa une femme vêtue de deuil, à l’aspect triste et digne. Michelle devina en elle la maîtresse de maison, l’hôtesse forcée de ces Allemands. Elle voulut lui parler ; lui exprimer, par un mot sympathique, son regret d’avoir un peu pris part à l’invasion de sa demeure ; mais l’autre la regarda fièrement et, sans répondre, passa.

Encore un coup ! Michelle ne les comptait plus. Son voyage repris lui fut un soulagement.

Partout, sur son passage, la guerre horrible avait mis son empreinte, des fermes arboraient, à leur pignon, le drapeau de la croix de Genève. Ce fut vers l’une d’elles, que l’officier d’ordonnance, monté près du cocher, dirigea l’attelage. Le cœur de la jeune femme battait violemment. Elle sauta de voiture dans la cour, en proie à une angoisse inexprimable. Tout de suite, elle vit devant la maison, sous un berceau de vignes, assis sur un banc de bois, un homme, la tête enveloppée de bandes ; les yeux cachés.

Cet homme, en l’entendant venir, eut un cri :

« Michelle ! »

Et il voulut se lever, courir à elle ; un autre homme en uniforme de chirurgien-major le retint, et ce fut Michelle qui s’élança, le prit par la main, mit ses lèvres fiévreuses sur le pauvre visage, horriblement déchiré, dont le bas seulement était visible.

« Oh ! ma chère femme, » disait-il, suffoqué, pouvant à peine parler, et ils restaient ainsi sur ce banc, attendris, les mains dans les mains. Enfin, elle put interroger.

« Vous souffrez, Hans, je sens votre blessure ! vos yeux, mon ami, sont-ils préservés ?

— Oui, oui, dit-il vivement, devinant son angoisse, oui, je vous reverrai encore ; aujourd’hui, je suis condamné à vous deviner, à vous écouter ; mais je vous vois dans mon cœur, et eussé-je à jamais perdu la vue, je vous contemplerais toujours, ma femme bien-aimée. »

Michelle regarda le docteur, qui, discrètement, s’éloignait.

Celui-ci comprit une muette interrogation.

« Il dit vrai, Madame, il a été bien atteint, mais Dieu vous l’a gardé. Un coup de sabre au-dessus de l’arcade sourcilière, alors que son cheval tué sous lui s’écroulait… À présent, la plaie se cicatrise. Il aura une belle marque, par exemple, mais bien glorieuse. C’est à lui que nous devons le succès de Bourogne. »

Michelle pressa vivement la main de son mari ; le guerrier disparaissait. Elle ne voyait plus que le blessé, et son cœur saignait de la blessure de Hans.

« Oh ! il a été superbe, continua le docteur ; le roi l’a nommé général sur le champ de bataille, mis à l’ordre du jour et l’a embrassé.

— Et qui l’a sauvé, relevé ?

— Nous l’avons enlevé sur le champ de bataille, après la charge ; nous cherchions nos frères blessés, il gisait méconnaissable, et nous l’avons transporté dans un cacolet. »

Michelle frissonnait. Hans eut vers le chirurgien un signe d’éloignement.

« Assez docteur, puisque c’est fini. Michelle, parlez-moi de vous, de nos enfants. Avez-vous eu bien de la peine à parvenir jusqu’ici ? vous avez été malade ? »

Les questions se pressaient ; elle le calma et comme en tâtonnant, il cherchait devant lui quelque chose, elle comprit :

« Vous avez soif ?

— Non, mais il doit y avoir un vase rempli d’une solution antiseptique ; ma tête brûle, c’est la joie ; mettez un peu de fraîcheur sur mon front. »

Elle le fit de sa main douce et légère, elle imbiba les linges et, prenant contre elle cette tête endolorie, elle l’appuya contre son cœur, se tenant ainsi debout devant Hans.

« Écoutez. Les petits sont en parfaite santé, toujours robustes et charmants ; ils parlent sans cesse de leur papa. Je pense que, maintenant, ils sont à Rantzein étant partis aussitôt votre dépêche. Alexis et Rita sont dévoués, excellents, désolés aussi ; Max leur fils est quelque part, dans l’armée avec Georges Rozel, le neveu de notre bon curé.

— Mon Dieu, gémit Hans, pourvu que nous ne nous rencontrions pas sur le champ de bataille ! Ici, dans cette Alsace, la guerre est horrible. La frontière était une barrière idéale avant cette atroce lutte. J’ai vu des choses, pendant la mêlée, à révolter l’humanité : deux amis se trouvant en face, sabre en main, jettent leurs armes et se précipitent dans les bras l’un de l’autre, accouplant ainsi, dans leur étreinte fraternelle, les deux uniformes ennemis.

J’ai entendu dans cette ferme, où je suis, que nous avons prise par droit de conquête, entre mon maréchal des logis et le fermier, ce dialogue :

« Je viens prendre ta maison, mon pauvre grand-père.

— Prends. J’ai mis les bêtes dans le bois. Comment va ta femme, ma petite-fille ?

— Bien. Elle m’a dit : si tu vois grand-père et que vous preniez sa ferme, dis lui de venir nous rejoindre. Les rois peuvent s’entre-tuer, nous, on s’aime. »

Et le Prussien, en pleurant, embrassait le vieillard, lui montrait le chemin de l’exil, lui aidait à monter en carriole et revenait vers nous, les yeux mouillés de larmes. Il cherchait lui-même ce qu’il fallait dans les armoires, connaissait les ressources et tenait en ordre la maison[1].

— Tout cela est fratricide, les enfants du bon Dieu sont frères, Hans, pourquoi ces différences haineuses de nationalités ? Elles sont inexplicables. »

Le général eut un geste las de découragement.

Le maréchal de Moltke dit pourtant : « La guerre est sainte ; elle est salutaire. Et, de fait, depuis que le monde existe, la guerre a eu lieu. »

Comme ils parlaient, un bruit soudain envahit le calme des champs. Le canon grondait sourd et sinistre ; au loin, une fumée montait dans le ciel, voilant tout l’azur, et le docteur rassembla son monde, ses ressources de pansements extemporanés, et, au pas de course, il marcha vers le bruit.

Dans la maison, des plaintes s’entendirent ; la pauvre ambulance de première ligne contenait des mourants, des blessés destinés à l’évacuation sur l’hôpital et que des trains allaient prendre, quand la voie du chemin de fer serait dégagée.

Michelle jeta un regard à l’intérieur du bâtiment : quelques lits, de la paille et partout des soldats étendus gémissaient, suppliant, demandant à boire. Un seul infirmier ne pouvait suffire à écouter, à secourir ; elle eut la pensée de s’adjoindre à lui, de porter un peu d’eau, un peu d’aide aux innocentes victimes du grand crime des guerres ; mais Hans tenait sa main, elle n’osa bouger. Il écoutait attentif le bruit de la bataille. Ne pouvant voir de ses yeux, ses facultés auditives se doublaient.

— Ils approchent, expliquait-il, mais lesquels ? Amis ou ennemis ? Ne vois-tu rien, Michelle ?

— Je vois un amas de poussière occasionné sans doute par des chevaux, et puis une lueur intermittente dans le ciel, on dirait un éclair.

— C’est le canon.

— Le bruit se fait entendre un peu de temps après l’éclair.

— Le son va moins vite que la lumière.

— Là-bas, sur une colline, voilà des sapins qui s’enflamment, on dirait une gerbe de feu que le vent pousse… et puis cela gagne par terre ; dans la bruyère sèche, l’incendie court, il descend la pente à présent… des bêtes se sauvent devant les flammes, elles bondissent affolées…

— J’entends des pas, une course qui vient ?

— Oh ! l’horrible spectacle, Hans ! Ce sont les cacolets remplis, des êtres affaissés, des traînées de sang, des hommes rouges…

— Allemands ?

— Oui. »

Le chirurgien revenait :

« Général, disait-il, encore de la besogne, ça chauffe là-bas et dur. Ah ! ces Français, ils sont une poignée et tiennent quand même ! »

Michelle, à ces mots, eut une flamme dans les yeux, un regard éloquent au ciel. Nul ne le vit ; Hans reprit avec un geste d’impuissant regret :

« Et dire que je suis tenu là, sans regard, sans force. Ah ! si je pouvais remuer, comme j’irais les déloger, moi, et enclouer leurs canons ! Allons, major, un casque m’irait mieux que ces turbans de bandelettes.

— Patience, fit le chirurgien, tout en veillant au transport de ses blessés. Deux jours encore et j’ôte l’appareil, si vous êtes calme, si vous ne vous redonnez pas la fièvre de colère. »

Michelle frissonnait. Cette fièvre de colère était contre les siens !

Quand le général serait capable de remonter à cheval, ce serait pour retourner tuer les Français, leur prendre leurs villes, les déloger, ainsi qu’il le disait si énergiquement.

Des gémissements venaient de partout, une odeur fade s’épandait dans l’air. Hans prit en tâtonnant la main de sa femme.

« J’ai eu tort de vous attirer ici, ce spectacle n’est pas pour vous. J’ai cédé à une pensée d’égoïsme, à un immense désir. Voulez-vous repartir ? Je vais vous faire accompagner.

— Non, je reste, Hans, je veux vous voir guéri ; si je pouvais quelque chose pour ces malheureux.

— Docteur, appela Hartfeld, avez-vous assez d’aides ?

— Jamais, parbleu ; le major chef est à Lomont, à un kilomètre d’ici ; on me laisse seul et voilà un tas de choses à faire. Je suis débordé ; sans place, sur cette paille, ils agonisent.

— À boire ! » suppliait-on de toutes parts.

Et alors Michelle se leva, très pâle, mais résolue, prenant dans sa volonté de la force. Elle courut au puits qu’elle voyait dans la cour, emplit un seau et, revenant, le posa au milieu de la grande salle de la ferme, disposée en ambulance.

Alors, avec sa douceur de femme et de mère, elle souleva les pauvres martyrs, offrit à leurs lèvres brûlantes le liquide frais.

« Bravo, Madame, fit le major ; tenez, sur cette planche, prenez un flacon, mettez-en quelques gouttes dans chaque tasse. Bien, à présent, voici un blessé qui peut marcher, son bras en écharpe ; laissez-le servir les autres et venez me donner des bandes ; mes aides vont pouvoir repartir au champ de bataille. »

La jeune femme s’empressa ; se raidissant, elle parvint à être utile, à regarder sans défaillir l’horreur des opérations.

Ce fut long, puis enfin une charrette put emmener les blessés qui, après un pansement sommaire, pouvaient supporter l’évacuation sur une ambulance de seconde ligne.

Soudain, un fantassin apparut au détour du chemin.

« Les Français ! criait-il, sauve qui peut ! »

Hans entendit :

« Michelle, regardez. Que dit cet homme ? »

Malgré sa faiblesse, l’officier blessé parvint à se lever.

« Général ! criait le soldat, voici un régiment d’infanterie française qui tourne le poste. L’ambulance va tomber en leurs mains.

— Miséricorde ! et je serai prisonnier ! moi, incapable de reprendre la lutte. Ah ! non, un cheval pour l’amour de Dieu ! Major, faites-moi donner un cheval. »

Le chirurgien, tout à son affaire, n’entendait pas, et Michelle, qu’une espérance folle venait de saisir, ne le prévenait pas :

S’il pouvait donc être prisonnier, désarmé, enfermé jusqu’à la fin de cette guerre maudite !

En ce moment, un obus tomba sur le toit de la grange, roula le long des tuiles et vint s’enfoncer dans la mare.

« Oh ! oh ! voici des pruneaux, fit le major, haut le drapeau, les enfants ! Qu’est-ce qui peut monter l’attacher à la girouette ? »

Un aide infirmier se hâta.

Hans, tâtonnant, marchait dans la cour.

« Un cheval ! suppliait-il.

— Pas un ici, général, et vous n’avez d’ailleurs pas la force de vous tenir sur une selle.

— Alors à pied, mais je ne veux pas être prisonnier. Venez, Michelle, conduisez-moi ; vous savez le chemin de Lomont, vous en arrivez ; c’est ce grand château où vous avez trouvé mon envoyé, à un kilomètre à peine d’ici, à travers bois. La nuit doit venir d’ailleurs, nous nous cacherons.»

Il saisit le sabre et le revolver qui étaient près de lui. Il s’appuya sur le premier, mit le second dans sa poche et, prenant le bras de sa femme :

« En route, tout droit.

— Général, vous êtes un indiscipliné ! » cria le major.

Sa voix se perdit. Un autre obus vint briser un chêne à quelques pas.

« Vite, vite, fit le général, la fusillade approche et ce ne sont pas des fusils allemands. Gagnons le couvert du bois ; courage, Michelle, mène-moi bien, chère femme, tu es mes yeux et ma vie, car je ne résisterais pas à la honte d’être prisonnier.

— Oui, Hans, je le comprends ; mais comme vous devez souffrir sur ce chemin rocailleux ; tout de suite, à droite, nous trouvons les premiers fourrés, » répondit Michelle, dont l’œil anxieux suivait le nuage de poussière qui avançait et à travers lequel elle croyait distinguer l’uniforme français.

« Si seulement ils pouvaient nous joindre ! » pensait-elle.

Et cependant elle n’osait favoriser cette prise, qui aurait été un abus de confiance vis-à-vis de ce blessé aveugle qui avait foi en elle.

La Providence seule devait se charger de l’avenir.

Tout à coup, la fusillade cessa, on entendit une débandade, une course, quelques coups de feu isolés, des grains de plomb crépitèrent sur les feuilles des arbres, et cette fois la fugitive vit clairement les soldats français descendre vers la ferme, au pas de course, sonnant le ralliement.

« Le clairon ennemi ! fit Hans tressaillant ; courons, je ne veux pas être capturé, »

Il voulut courir, poussé par sa vaillance, mais ses forces le trahirent.

Il dut s’appuyer contre un tronc d’arbre ;

« Il est nuit, n’est-ce pas, Michelle ?

— Oui, presque ; sous le couvert du bois, on voit à peine.

— Y a-t-il un fourré, des broussailles où l’on puisse se cacher, disparaître ?

— Il y a là, à droite, un gros rocher d’où descendent des houblons et des clématites sauvages.

— Glissons-nous sous les branches, conduis-moi, ne crains rien, je te suivrai. »

Elle écarta les lianes qui retombaient en berceau au-dessous des pierres surplombantes et ils purent s’asseoir dans cette espèce de niche, qu’un rideau de feuillage protégeait.

Il était temps, une troupe débouchait à la lisière. Dans le crépuscule, on voyait luire les armes. Le rire des soldats arrivait à travers le silence des bois. Ils avançaient, causant gaiement entre eux. Une voix frappa l’oreille de Michelle, une voix connue.

Hans retenait son souffle, le front dans ses mains, il comprimait les battements désordonnés de ses tempes.

« Vive la France ! disait cette voix. L’ambulance est à nous. Il doit y avoir là-dedans de bonnes captures à faire. Ah ! nous avons bien travaillé ce soir ! Comme ils ont lâché pied ces Prussiens !

— Où sommes-nous, capitaine ? fit une autre intonation.

— Ma foi, je n’en sais rien, dans un bois, où il fait noir comme dans un four, c’est certain. Il me semble que de l’autre côté de cette colline, nous devrions rallier notre artillerie. Avons-nous encore des fusées ?

— Pas une seule.

— Il faut marcher avec précaution. Il ne s’agit pas d’aller nous jeter dans une embuscade de mangeurs de choucroute ; nous sommes ici parfaitement isolés.

— Est-ce que nous ne pourrions pas nous reposer, capitaine ? nous n’en pouvons plus. Il y a longtemps qu’il est l’heure de la soupe.

— D’abord, sortons de ces ténèbres, où nous serions pincés comme dans une souricière ; ce qui serait dommage après une si belle journée. Ah ! mes enfants, la douce chose que la victoire ! Voyez comme j’ai bien fait de prier ce matin Notre-Dame des Victoires ».

Les deux fugitifs n’entendirent plus rien que les craquements des feuilles sèches et les voix joyeuses qui s’éloignaient.

Leurs sentiments, certes, n’étaient pas à l’unisson !

  1. Ces récits sont authentiques.