Dieu et patrie/26

La bibliothèque libre.

XIV


La conduite de Minihic avait mis de l’orage dans la maison, Edvig avait été acerbe pour Michelle ; les domestiques de la maison ne parlaient plus au Breton. Il mangeait seul ce que voulaient bien lui laisser les autres, et si sa maîtresse n’eût veillé à suppléer à l’insuffisance de tels repas, le pauvre garçon eût bientôt manqué de forces.

Il ne quittait pas les blessés français ; il les promenait doucement dans les allées du parc et, quand ils étaient assez forts, on les envoyait à Ludow rejoindre les autres prisonniers.

Georges Rozel, qui, maintenant, sortait un peu tous les jours, voyait avec terreur approcher le moment où il serait incarcéré à son tour dans la forteresse. Il fuyait la comtesse Hartfeld qui, fort occupée, d’ailleurs, des plus malades de ses blessés, ne s’occupait pas de lui, ne songeait plus à se disculper d’une accusation, que les circonstances semblaient rendre juste. Elle se taisait ; sa peine déposée au pied de la croix, elle accomplissait son devoir avec calme. Quant au jeune officier, il lisait et priait la plupart du jour ; la bibliothèque de Rantzein, fort riche, lui fournissait un ample moyen d’étude. Il avait peine à fixer son esprit sur la méditation, à ressaisir ses anciennes habitudes de calme intérieur depuis qu’il avait admis en son cœur ces pensées de batailles. Et il se reprochait cette vie active de luttes passionnantes qui avaient distrait sa vocation.

Une après-midi, les enfants de Michelle jouaient sous la fenêtre ; par hasard, ils avaient un jeu tranquille et ne pensaient pas à la guerre ; alors l’idée vint à Rozel de faire un croquis de ces deux jolis garçons et il demanda à Minihic un crayon et une feuille de papier.

À peine avait-il terminé ce travail rapide, que le major entra pour l’inspection. Un nouveau convoi de blessés était annoncé. Il fallait que les convalescents fassent de la place. Georges et presque tous ses compagnons prendraient le lendemain le chemin de Ludow. Alors une idée vint au jeune homme : en face de l’horreur de cet internement indéfini, il pensa à tenter une fuite et, pendant que la garde du soir s’organisait, il pria Minihic de venir près de son lit après la prière.

À neuf heures, selon l’habitude, Michelle récitait la prière en français, à voix haute, les soldats répondaient ; aucune invocation spéciale n’était faite au sujet de la guerre ; mais tous avaient une pensée commune, quand, d’une voix suppliante, Michelle répétait : « Souvenez-vous, ô très pieuse Vierge Marie…, etc. »,

Ce soir-là donc, une grande inquiétude régnait parmi les prisonniers, c’était leur dernière nuit sous ce toit hospitalier. Ils ne verraient plus leur protectrice, et bien des larmes coulaient silencieuses et amères. Minihic veillait à l’intérieur et une sentinelle montait la garde devant la porte à l’extérieur. Le Breton s’approcha, suivant son désir, du lit de Georges Rozel.

« Que voulez-vous, mon capitaine ?

— Sais-tu ce que je pense, mon ami ?

— Je le devine, mon capitaine, mais c’est une folie ; il n’y faut pas songer.

— Pourquoi ?

— Parce que les Prussiens surveillent autour du château et que quand bien même vous tromperiez leur attention ici, vous seriez repris plus loin ne connaissant pas le pays.

— Je le connais un peu. Par les bois, je gagnerais la Suisse.

— Si l’on vous reprend, vous êtes fusillé.

— Je le sais, qu’importe. Ma pauvre mère me croit déjà mort, et si le ciel permet que je sois tué, c’est qu’il n’a plus besoin de moi pour son service. Allons, mon ami, mon frère de France, aide-moi à me sauver.

— Je joue ma tête, moi aussi.

— Viens avec moi. Est-ce ta place ici ? Tu es malheureux, maltraité, tu reçois leurs soufflets, leurs insultes, quand ta patrie manque de bras et de cœurs, quand les journaux sont, remplis de nos défaites. Notre devoir, à nous, est-il de rester inertes, inutiles, de subir un destin que nous pouvons, par notre volonté, entraver ?

— Mais ma chère maîtresse, comment pouvez-vous me conseiller de l’abandonner ?

— C’est vrai ; mais crois-tu qu’elle ne souffre pas pour toi ? Qui sait même, si elle ne t’estimerait pas plus en te voyant un fusil à la main ? Cette nuit est la dernière pour nous de liberté relative, Minihic tu es notre seul gardien.

— Et la sentinelle donc ?

— À nous deux, il serait bien facile de la bâillonner.

— Non, non, Monsieur. Vous causeriez dommage à Mme la comtesse, Mlle Hartfeld est méchante, elle l’accuserait de connivence.

— Mais songe à notre pays, songe qu’un Français vaut dix Prussiens, que les conquérants avancent, qu’ils prennent ton village… »

Minihic crispa les poings :

« Tonnerre ! Si je les savais en Bretagne !

— Ils en sont à la porte ; vois leur Tagblatt[1] d’aujourd’hui, ils tournent Paris. »

Le Breton réfléchissait, ébranlé, la pensée chez lui où le vieux père restait le seul protecteur de sa mère, de sœur Yvonne et il sentait bouillonner en lui la jeunesse, la force, la colère.

« Voilà, reprit-il enfin, moi je connais le pays, je puis vous mettre sur une piste qui va en Suisse par les bois en quelques heures, au matin je serai de retour ici…

— Si tu viens un peu avec moi, il faut partir tout à fait, on te ferait payer trop cher ma fuite. Pourquoi hésites-tu ? À la frontière, tu prendras un fusil, moi de même et nous rattraperons vite un régiment quelconque, avec lequel nous parviendrons à défendre notre sol, notre foyer.

— Ah ! mon capitaine, quelle désertion pour moi ! Et Mme la comtesse ?

— Je te répète qu’elle t’admirera plutôt. Tu n’es pas lié ici, toi ! tous les Français de ton âge sont sous les drapeaux à cette heure décisive pour notre patrie.

— C’est vrai, tout de même, ce que vous dites, mon capitaine, je vais aller parler à Mme la comtesse.

— Garde-t’en bien, malheureux, déjà une fois il m’est arrivé malheur d’une confidence à son égard.

— Alors, je vais lui écrire.

— Surtout, hâte-toi. Tiens, j’ai mon plan ; vois, je suis au lit, mais habillé, nous allons descendre par la fenêtre de la pharmacie qui est déserte à cette heure et donne sur le parc. Nous serons cachés par les massifs.

— Il y a des rondes et des chiens.

— Les chiens te connaissent ; les rondes, nous les éviterons. Tu perds un temps précieux, Minihic ; si tu me laisses aller seul — et j’irai, — tu seras responsable de la mort d’un Français, si je suis repris. Allons, écris vite, mets ce croquis des enfants de ta maîtresse avec ta lettre, ce sera mon adieu à moi. Va et que Dieu nous garde ! »

Le Breton écrivit quelques mots rapides, il y enjoignit son petit sac de terre de France, le portrait de Wilhem et d’Heinrich et il glissa le tout dans le bureau de la comtesse Michelle, à côté de ses ordonnances de médecin et de ses rapports de santé ; puis, un peu grisé, un peu tremblant, il roula son tablier d’infirmier, saisit son chapeau, sa bourse, son couteau, suspendit sa livrée au-dessus de son lit et revint vers son compatriote.

Georges s’était déjà glissé dans la pharmacie ; doucement, il avait fait jouer l’espagnolette de la fenêtre, qu’aucun barreau de fer n’entravait, Rantzein étant créé pour être une demeure de plaisance et non une prison. D’épais lauriers montaient jusqu’à l’appui de la croisée, où ils étaient taillés en bordure.

« Allons saute, dit Georges Rozel à Minihic, nous ne sommes qu’au premier étage, en te pendant par les mains au bord de la fenêtre, tu auras moins de distance à franchir, d’ailleurs, tu tomberas sur la terre molle ; va, je te suis.

— Et la sentinelle qui se promène dans l’allée ?

— Elle tourne le dos pour le moment, saute avant qu’elle ne se retourne. »

Les deux jeunes gens, lestes et hardis, franchirent d’un élan ce premier obstacle ; un chien grogna, tout de suite calmé par un léger sifflement du groom. La lune, sous les nuages, se cachait à propos. Tapis entre les lauriers et le mur, ils retenaient leur souffle, ils lorgnaient entre les branches.

« Miracle ! murmura Georges, juste le soldat tourne l’angle. En route !

— Erreur, mon capitaine, jamais la sentinelle ne doit bouger de la ligne droite.

— J’en suis sûr, je le vois, viens toujours. »

Les deux fugitifs longèrent les taillis du parc, un chien les suivait pas à pas. Au bout du mur d’enceinte, il y avait une porte close bien entendu ; mais ce mur, couvert de lierres, offrait toute facilité pour grimper. Le Breton passa le premier, aidant son compagnon, dont le bras mal guéri était encore faible.

À présent, Minime prenait goût à ce jeu. Attraper les Prussiens, les battre, leur faire la guerre, lui aussi, ah ! quelle fête ! Et ils sautaient le mur, dévalaient la pente, sauvés ! Voici la Forêt Noire. Georges Rozel tomba à genoux, le Breton suivit son exemple, et en une action de grâce rapide, ils élevèrent leur cœur reconnaissant jusqu’au ciel.

À présent la marche rapide devenait impossible, il fallait éviter les grandes routes, suivre des sentiers où, malgré sa connaissance du pays, Minihic se perdait à chaque instant.

Ils glissaient sur les aiguilles de pins, un vent âpre leur jetait les branches au visage. Pas une étoile ne brillait sous le couvert des sapins, et pas une lueur de lune ne leur montrait l’horizon.

Personne ne les poursuivait encore ; jusqu’au jour, ils pouvaient être tranquilles, nul ne viendrait relever la garde de Minihic à la salle d’ambulance, avant six heures du matin. Toute la nuit était devant eux ; mentalement, ils invoquaient saint Antoine, pour qu’il leur aidât à trouver le chemin de France !

Plusieurs heures de marche pénible s’écoulèrent ; puis le sol s’abaissa ; ils étaient sur une pente, déjà les sommets s’éclairaient d’une vague blancheur vers l’Orient, et tout à coup, par une éclaircie, ils aperçurent une large plaine d’argent.

« Le Rhin ! exclamèrent-ils, l’autre rive est la Suisse !

— Mais comment franchir le fleuve ? »

Ils tombèrent épuisés sur la rive, haletants, leurs genoux fléchissaient malgré eux, et ils durent se reposer, réfléchir.

« Nager ? interrogea Minihic, moi, cela ne m’effraye pas, mais vous !

— Moi, je nage mal, puis j’ai le bras gauche qui ne vaut pas grand’chose. Cherchons un pont, un bac, un pêcheur…

— En attendant, j’en bois de l’eau du Rhin, à la santé de la France ! »

Le Breton emplit sa main plusieurs fois, Georges en fit autant ; puis, courageux, ranimés par cette fraîcheur, ils se mirent à longer le fleuve.

« Amont ou aval ?

— Voilà, où sommes-nous ? Au hasard encore, Dieu nous protège.

— Et d’une manière bien visible, mon capitaine : jusqu’à présent, pas une alerte, même ce factionnaire de Rantzein qui semble s’être éloigné pour nous faire plaisir. Et c’est réellement bien extraordinaire, je ne l’ai jamais vu changer ainsi sa consigne. On l’aurait dit de connivence avec nous. À moins que…

— À moins que… à moins que… dis donc ce que tu penses ?

— Que Mme la comtesse ne nous ait aperçus et… »

Georges Rozel incrédule haussa les épaules ; il ne croyait plus à l’aide de Michelle. Ils se remirent en marche, descendant le fleuve, ce qui, étant donné leur fatigue, était plus facile pour eux. Ils buvaient souvent, mais ils mouraient de faim. Le soleil, haut maintenant, les brûlait de ses rayons.

« Reposons-nous un peu, mon capitaine, proposa le Breton, nous devons être hors de danger, asseyons-nous un instant, sous ces bouquets de saules. »

L’officier accepta avec joie et ils s’étendirent sur l’herbe où bientôt ils dormirent de bon cœur.

Quand ils s’éveillèrent, le soleil, très oblique sur l’horizon, annonçait le déclin du jour, Minihic courut au fleuve, s’y abreuva longuement.

« Boire à la grande coupe, c’est exquis, dit-il, mais n’ayant pas tout à fait un estomac de poisson, j’ajouterais bien quelque chose au menu qui nous est offert. »

Georges, la main au-dessus des yeux, inspectait le Rhin :

« Une barque ! » s’écria-t-il.

Ces mots firent bondir Minihic. Il coupa une longue baguette, et, mettant en haut son mouchoir, il l’agita au vent. « Nous voilà comme de pauvres robinsons, mon capitaine ; le salut vient au-devant de nous, signalons notre présence. »

Georges Rozel, à genoux, invoquait Dieu ; cette première campagne était le début de la vie d’aventures à laquelle sa vocation de missionnaire le conduirait, et il était heureux de s’aguerrir. Le bateau était monté par des paysans alsaciens, qui ne firent aucune difficulté de recueillir les fugitifs. Au contraire, ils leur offrirent les quelques provisions qu’ils avaient avec eux. Ces pauvres gens pleuraient leur maison incendiée, leur récolte perdue. Et ils allaient près de Bellerive, dans leur famille, chercher du travail, un abri, un moyen de ne pas mourir de faim, sur leur terre désolée d’Alsace.

Quelques heures plus tard, les deux Français abordaient sur la rive gauche du Rhin, en Suisse !

  1. Journal allemand.