Dieu et patrie/29

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XVII


C’était la nuit de Noël, les cloches sonnaient l’appel des fidèles à la messe de minuit. Le son clair jaillissait dans l’air calme et glacé ; des myriades d’étoiles regardaient la terre, et Minihic, le fusil sur l’épaule, arpentait, en tapant ses bottes pour s’échauffer, la lisière d’un bois, auprès d’un village de l’Orléanais.

Ça avait tonné dur toute la journée, et puis, à la nuit, chacun s’était retiré, sans qu’on sût seulement dans la bagarre qui avait gagné la victoire. Des morts, des blessés, des misères sans nombre ; tel était le bilan de la bataille.

Le Breton, par une faveur du ciel, s’était battu comme un brave soldat, sans rien attraper de mal, il s’en étonnait lui-même, monologuant :

« Bien sûr, que je devais y venir à la guerre, le plomb siffle autour de moi, comme l’écume des vagues autour d’un bateau, sans me faire plus de mal. Je suis comme mes rochers de Saint-Enogat, je ne recule pas quand ça déferle. Je ne me couche pas non plus, je reste et ça passe. Oui, j’ai bien fait de partir, elle sera fière de moi, ma chère maîtresse quand je la reverrai… quand je la reverrai… ; à présent je n’irai plus chez elle ; mais il faut espérer qu’elle viendra en Bretagne, elle ! Du coup, me voilà bombardé lieutenant de mobile, moi ! après trois mois de manœuvres, mais elles ont été fermes, les manœuvres, par exemple. Miséricorde ! quelle école ! Si seulement je n’avais pas perdu M. Georges ; mais je ne peux pas deviner où il est allé avec sa compagnie. Il n’y a plus de régiments à présent, on passe de l’un dans l’autre, sans seulement y prendre garde. On se bat, voilà. Enfin, il n’est pas tué, j’espère. Il a payé son écot au début, lui ! Comme ça sonne clair, ces cloches ! Ah ! que je suis donc heureux d’y aller, à la messe de minuit. Depuis si longtemps, que je n’ai pu mettre le pied dans une église ! Il n’y a pas de foule sur la route, on a peur… parbleu, ça se comprend.

Qu’est-ce qui se passe donc par là dans ces broussailles ?

J’entends que ça remue. On s’est battu autour tantôt, ce doit être des bêtes qui lèchent le sang… si c’était un blessé, tout de même. Il faut voir. »

Il sauta le fossé, gagna le talus. Des allumettes erraient dans sa poche, il en frotta une et tressaillit.

« Oui, un blessé ! un soldat, il gratte la terre et les feuilles avec ses doigts, il doit être bien bas. Ouf, c’est un Prussien, ah ! un Prussien, pas la peine de me déranger. »

Il repassa le fossé ; mais ses jambes refusaient d’avancer, les cloches continuaient à se balancer dans le clocher. Un remords peignait le breton : « Tout de même, se disait-il, c’est un chrétien qui agonise. »

Il retourna sur ses pas, frotta encore une allumette :

« Oui, c’est bien un Prussien, oh ! oh ! et galonné donc ! Mon général ! Seigneur Jésus ! c’est le comte Hartfeld, mon maître ! Ah ! bien, j’allais faire une belle besogne, un homme qui ne m’a jamais fait que du bien. Tout de même, c’est pas de sa faute s’il est né Prussien. »

Il se pencha :

« Monsieur le comte, m’entendez-vous ? aidez-vous un petit peu, je vas vous soulever, c’est moi, votre groom, Minihic.

— Michelle ! » articula une faible voix.

Ces mots firent sur Minihic un effet de galvanisation ; il trouva de la force, prit à bras le corps le blessé :

« À moi ! » cria-t-il.

Quelques paysans se rendant à la messe entendirent, ils accoururent.

« Aidez-moi, reprit Minihic, c’est un blessé.

— Un Prussien !

— Un blessé, accentua le Breton. Allons, en mesure, soulevons-le. »

Un château, sis à peu de distance de l’église, montrait sa silhouette sombre :

« Allons là-bas », ordonna Minihic.

Hans semblait sans connaissance. Le trajet, heureusement, était peu long ; ils arrivèrent. Ce château, comme presque tous ceux qui étaient sur le théâtre de la guerre, servait d’ambulance. Les propriétaires se dévouaient aux soins des blessés, sans distinction de nationalité. Le comte fut de suite admis, il avait été frappé de congestion occasionnée par le froid sur sa blessure mal guérie, et qui s’était rouverte. On s’empressa de lui prodiguer des soins.

Le lieutenant breton, après avoir fait connaître le nom et la qualité de son maître, reprit la route du camp. Sa messe était manquée ; il en avait un vif regret. Il avait gardé de son enfance le culte poétique de cette douce solennité de Noël, et il s’en allait à travers champ, guidé par le feu de bivouac, un chant naïf aux lèvres : Il est né, le divin Enfant, etc…

Il avait le cœur joyeux. Cet acte de charité qu’il venait d’accomplir lui semblait un peu le payement d’une dette envers cet Allemand qui ne lui avait jamais fait que du bien à lui et aux siens. Et il éprouvait un sentiment étrange d’allègement, à la pensée d’en devoir moins à l’ennemi.

Les soldats ne dormaient pas, ils entouraient leur feu grelottants. Le chant de Minihic parvint de loin jusqu’à eux, et alors tous ensemble entonnèrent le refrain. Ce fut par la campagne de grandes ondes sonores, qui s’épandirent dans la nuit et mirent en tous ces hommes, las et désolés, une chaleur et un espoir.

Quelques jours de soins assidus rendirent au général sa présence d’esprit, presque sa vigueur. Sa plaie, de nouveau, se cicatrisait. La congestion avait disparu. Il était lucide, avait la force d’interroger, de se rendre compte de la situation. Il ne pouvait voir autour de lui, étant aveuglé par son pansement ; mais il devinait une douce main de femme.

« Religieuse ? demanda-t-il ému, retenant une fois dans les siens les doigts légers, qui rafraîchissaient son front.

— Non.

— Suis-je prisonnier ?

— Vous êtes notre hôte.

— Je suis dans une ambulance française ?

— Une maison où l’on soigne tous ceux qui souffrent.

— Mais, après…

— Après, mon enfant, à chaque jour suffit sa peine.

— Dites-moi le nom de ce pays.

— Le château des Voisins, près Orléans.

— Mais la ville est occupée par nos troupes.

— Hélas ! oui.

— Alors, je ne suis pas prisonnier. En grâce, Madame, dites-moi les nouvelles. Où en est le siège de Paris ?

— Toujours au même point. On bombarde, on affame…

— Vous êtes Parisienne ?

— Oui, je suis partie avant l’investissement ; venue ici chez des amis, j’ai le bonheur d’être utile. J’ai un fils soldat, moi aussi.

— Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Une dizaine de jours. Vous aviez le délire, un infirmier était près de vous, c’est de ce matin seulement que, vous voyant calmé, on m’a mise à votre garde. À présent, il faudrait vous taire et demeurer tranquille, sans quoi le docteur me fera des observations. »

Alors il obéit, infiniment las. Sa pauvre tête brisée rendait pénible la suite des idées, un peu de rêve s’y mêlait sans cesse ; malgré lui il assimilait cette femme, sa gardienne, à Michelle, et, en tâtonnant, il prenait sa main dans les siennes.

Un matin, il tressaillit. On lui mettait entre les doigts une enveloppe.

« Une lettre ! exclama-t-il, une lettre ! d’Allemagne ?

— Oui.

— De Rantzein ? Oh ! Madame, lisez, lisez par grâce, quelle est la signature ?

— Michelle.

— Oh ! ma chère petite Michelle, donnez-moi le papier que je l’embrasse. »

Émue devant cette joie, la dame ambulancière se hâta d’obéir ; mais à son tour elle tressaillit. Un mot avait frappé son regard. Dominant sa propre émotion, elle lut :

« Mon cher Hans, vous êtes encore blessé et je ne suis pas là ! Vous savez si mon cœur souffre avec le vôtre : malheureusement, je ne puis vous rejoindre : on dit la France impossible à traverser. Minihic m’a écrit quelques mots au crayon, et c’est à ce brave garçon que je dois de savoir où vous êtes maintenant…

— Minihic, interrompit le général, comment cela se fait-il ? »

La lectrice continuait :

« Il me promet d’autres nouvelles, en tous cas, ayez pitié de mon angoisse et faites-m’en donner au reçu de cette lettre. Nous menons ici une existence torturante, au milieu des cris de douleur de nos malheureux blessés. Edvig et moi ne les quittons guère. J’ai eu, parmi eux, une ancienne connaissance : Georges Rozel…

— Mon fils ! s’écria l’infirmière.

— Quoi, votre fils ! Vous êtes Madame Rozel ?

— Oui. »

Elle continua d’une voix étranglée.

« Il s’est vite remis ; puis, je ne sais comment il est parvenu à s’échapper avec Minihic, dont la vie ici, avec les autres domestiques, n’était plus tenable. Nos enfants vont bien. Ils prient pour leur père et lui tendent les bras à travers les batailles. Au milieu de vos douleurs, Hans, invoquez la Vierge Marie, consolatrice des affligés.

À vous,

Michelle. »

« L’envers de cette page est remplie d’une autre écriture, dit Mme Rozel, ce sont des caractères allemands et je ne puis lire que la signature : Edvig. Mais un de nos docteurs comprend l’allemand. Je vais le prévenir et vous l’amener. »

Elle partit, une joie dans l’âme. Son Georges ! elle en avait enfin des nouvelles. Il avait été blessé, mais guéri, et il s’était sauvé, le brave enfant ! Elle allait peut-être encore apprendre quelque chose et elle courait par la maison, appelant le docteur, surexcitée, tremblante. Elle le joignit enfin, l’entraîna.

Le blessé serrait son papier sur sa poitrine, des larmes coulaient sous son bandeau. Le major s’approcha et commença par gronder.

« Du calme, voyons, que signifie cette épidémie ? Malade et infirmière sont aussi impressionnés l’un que l’autre.

— Il y a de quoi, docteur, lisez, par grâce. »

Il prit le papier et lut en allemand. Hans comprenait, mais la pauvre Mme Rozel ne saisissait que des sons.

Quand il eut fini, elle prit le bras du docteur :

« Que dit cette lettre, docteur, que dit-elle de Georges ?

— Elle ne dit rien de Georges.

— De mon fils ! du prisonnier échappé, répétez-moi ce que vous venez de lire, par pitié !

— Répétez-le lui, » autorisa Hans, comprenant les scrupules du chirurgien. Alors celui-ci traduisit, après les expressions de tendresse fraternelle : « Michelle, dans son inconscience, est allée jusqu’à faciliter la fuite d’un prisonnier français, auquel elle a donné pour guide Minihic. Ce malheureux groom s’est oublié jusqu’à frapper nos domestiques et manquer de respect à nos enfants. Je suis aise qu’il ait fui. Quant à votre femme, je la surveille de près, puissiez-vous revenir bientôt, Hans, et cette abominable guerre prendre fin, sur le succès de nos armes.
Edvig. »

Mme Rozel et son blessé demeurèrent longtemps absorbés tous deux dans leurs pensées. La première soigna le second avec encore plus de dévouement, d’attention, sa femme avait secouru son Georges !

Les jours suivants, ils causèrent ensemble de ceux qu’ils aimaient, leurs relations n’étaient plus banales. Ils oubliaient les rivalités de leurs nations, pour ne s’occuper que d’eux, se rappeler de vieilles choses, revivre des heures heureuses passées, où chacun mettait ses souvenirs. Chaque soir, ils priaient ensemble. L’aumônier venait voir l’officier allemand et de plus en plus, la foi d’Hans s’affirmait en notre religion. Pendant ces longues heures de souffrance, le mari de Michelle réfléchissait, sans nulle distraction extérieure. Il repassait en son esprit la vie exemplaire de sa femme aux prises avec la malveillance de sa sœur, et il se disait qu’une conviction puissante et une grâce divine devaient être le secret de cette incomparable vertu.

Il s’entretenait avec Mme Rozel des vérités de notre culte. Il écoutait la lecture des Pères de l’Église et quand un jour, la mère du jeune missionnaire-soldat, lui dit : « Général, il faut causer à votre femme une grande joie : Il faut revenir près d’elle, catholique et croyant, » il répondit rêveur.

« Peut-être, avez-vous raison : là-bas, entre ma sœur et mes relations, je trouverai sans cesse ma nouvelle route barrée. Je ne pourrai, sans luttes pénibles, accomplir un acte, qu’au fond, depuis longtemps je désire. Si ma femme pouvait venir, je me déciderais. »

Sur ces entrefaites, une grande joie rayonna sur les deux armées : Un armistice était conclu ! Un prélude de paix. Alors, toutes les lettres arrivèrent par paquets et Hans en eut une de Rita, qui acheva de la convaincre. Sa cousine lui parlait des derniers événements, de son fils installé avec elle à la Roussalka. Elle avait appris son accident par les Lahoul et elle le priait de venir les rejoindre, d’achever près d’eux sa convalescence.

Alors Hans se décida. Oui, il irait incognito, en cachette de tous, avec des habits civils. Il resterait quarante-huit heures, le temps seulement, entre Alexis et Rita, qui seraient ses parrain et marraine, d’aller mettre au pied du même autel où avait été consacré son mariage, son abjuration. À partir du moment où il prit cette décision, la paix descendit dans son âme.