Dieu et patrie/31

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XIX


Ce fut précisément un de ces soirs de paix qu’arriva Hans Hartfeld. Il était venu par le bac de Dinard à pied jusqu’à la Roussalka. À travers les vitres de la véranda, il les avait tous aperçus dans leur intimité et il s’était glissé silencieusement entre eux.

Alexis lui avait aussitôt tendu les bras. Rita, qui chantait la Prière de Gounod, avait eu pour lui un regard éloquent de bienvenue et, sans s’interrompre, avait terminé sa mélodie.

Max avait de son côté écrit, plaisantant leurs terribles blessures à tous deux ; l’une au front, l’autre au menton :

« Quelle joie, cousin, de vous voir ! ensemble, nous ferions quelqu’un de passable, n’est-ce-pas ? »

Et ils s’étaient serré les mains. Yvonne cherchait à fuir, mais le jeune homme l’avait retenue en traçant ces lignes.

« Je te présente ma sœur d’élection, nous avons mêlé notre sang. »

Et la jeune fille était restée modeste et humble, au milieu de cette famille, qui la traitait en égale.

Le but d’Hans était précis, il voulait rapidement accomplir l’acte de foi qui allait assurer la sécurité de ses jours à venir ; tout de suite, il s’expliqua.

« Oui, dit-il, après le récit des choses qui l’avaient amené à cette décision, je viens ici chercher la divine miséricorde, parce que je suis un pauvre néophyte, encore mal aguerri, trop faible pour affronter les reproches en langue allemande. De retour à Rantzein – du moins au début – je me tairai, je remplirai en cachette, ainsi que les premiers chrétiens, mes devoirs pieux. Ma chère femme sera mon ange tutélaire.

— Quelle joie ! s’écria Rita, rien ne pouvait nous causer tant de bonheur ! Ô Hans, comme notre Michelle sera heureuse ! L’avez-vous prévenue ?

— Non, fit-il hésitant, non… là-bas, une lettre reste. »

Et s’irritant contre lui-même :

« Comme je suis encore lâche, mon Dieu, et de combien de grâces j’ai besoin ! »

Le curé de Saint-Enogat, prévenu, vint à la Roussalka, dès le lendemain matin. Il eut avec le général un long entretien. Puis, les Rosaroff et Hartfield se rendirent à la petite église bretonne, où simplement, entre eux, eut lieu la cérémonie touchante qui fut l’admission d’une brebis de plus dans le troupeau du Bon Pasteur. Hans était très simple, avec sa foi d’enfant. Il éprouva un indicible sentiment de repos, de bien-être. Il lui sembla, disait-il, que son cœur sortait d’une étouffante prison, qu’il avait assuré son avenir, mis en réserve certaine des trésors ; qu’il ne devait plus se préoccuper de rien, étant désormais à l’abri de l’orage.

La journée qui suivit cette tranquille matinée fut consacrée par les trois amis à une intime et douce causerie. Ils regardèrent un peu dans le passé, déjà lointain, de leur jeunesse et ils se dirent que l’acheminement avait été progressif, que le pays breton représentait leur oasis, l’endroit choisi par Dieu comme leur port de salut.

Michelle, l’innocente Michelle, qui ne jouissait pas de son triomphe à l’heure actuelle, avait été l’apôtre, le canal des miséricordes divines.

Éloignée, elle souffrait, courbée sans cesse par cette loi du plus fort que représentait Edvig ; mais si faible et si naïve qu’elle fût, la vaillante fille de France rayonnait, comme l’aurore du jour nouveau qui dissipe autour d’elle les ténèbres et l’effroi : son mari, ses enfants en étaient la preuve.

Nos amis veillèrent tard. Ils ne pouvaient se résoudre à se séparer ; si fraternellement unis, leurs âmes n’avaient qu’une pensée. Ainsi qu’aux premiers siècles, ils auraient voulu courir au martyre.

Vers minuit, à l’heure où ils allaient enfin se séparer, le général devant partir au jour, Max se plaignit d’un peu d’oppression ; la fièvre montait brûlante à son front. Sa mère resta près de lui jusqu’au moment du départ d’Hans. Quand celui-ci pénétra dans cette pièce où la veille ils avaient tous goûté tant de joie, il eut une brusque sensation de deuil. Rita, très fatiguée, s’était assoupie ; Max, l’œil sec et brillant, lui fit signe, désignant un papier sur lequel il avait crayonné pendant la nuit. Et Hans effaré lut :

« Je sens la pneumonie qui menace les blessés convalescents gagner ma poitrine. J’ai devant moi des visions de fin prochaine. Tout me semble rapetissé et terne. Je n’ai pas peur ; je suis chrétien ; je vais mourir.

— Non, fit Hans en se penchant vers lui, tu es mieux, au contraire.

— Ne t’illusionne pas, cousin, et surtout ne me plains pas. Je pars heureux. Dieu me traite en élu, en m’appelant jeune à lui. »

Il cessa d’écrire, une crise d’étouffement le força de se lever.

Rita, anxieuse, accourut ; d’un regard, elle lut les griffonnages de son fils.

Elle pâlit plus encore ; mais aussitôt souriant :

« Allez, Hans, l’heure de votre départ ne doit pas être retardée. On vous attend où vous avez des devoirs. En passant, prévenez notre bon recteur qu’il vienne aussitôt. »

Et, comme le général l’embrassait en pleurant :

« Remercions Dieu, dit-elle. Il me l’avait donné, il me le reprend avant qu’il ait achevé la route pénible des jours ; que son saint nom soit béni. »

Elle alluma les candélabres, mit entre eux le grand crucifix d’ivoire, le bénitier, et se mit à prier.

Quand le prêtre parut, Max, dont l’oppression gagnait sans cesse, lui tendit le petit papier, le dernier, où s’épanchaient les défaillances suprêmes de son âme pure. Le curé le lut rapidement, le fit flamber à une bougie ; puis agenouillé près de lui, il récita les prières et les exhortations des mourants.

Alexis et Rita, l’un près de l’autre, sans une larme, avec un calme résigné, s’associaient à la cérémonie dernière.

Yvonne sanglotait ; Lahoul, que le général avait appelé en passant, laissait tomber de grosses larmes sur sa rude barbe blanche.

Quand le soleil plongea, le soir, dans la mer, Yvonne rentra dans la chambre avec des gerbes de chrysanthèmes blanches qu’elle épandit sur le lit du soldat français, devenu russe, et que la patrie blessée avait reconquis pour l’éternité…

Quelques jours plus tard, la paix était signée. Mme Rozel et son fils s’embrassaient longuement. L’abbé Rozel, que le long siège de la capitale avait tenu sans cesse sur la brèche, au poste de consolation que le clergé de Paris sut, à cette époque néfaste, si admirablement remplir, regardait son neveu avec une fierté attendrie.

Et comme le jeune homme s’agenouillait devant lui pour avoir sa bénédiction, il dit :

« Maintenant mon fils, tu as tenu haut le drapeau de la patrie, tu vas songer à la famille.

— À la grande famille chrétienne, oui mon oncle ; car je sollicite de ma mère et de vous, la permission d’aller aux Missions étrangères. Je n’ai que trop tardé et je me sens tout chancelant sur ma route, à cette heure où j’ai vu le monde. »

Le prêtre le releva dans ses bras :

« Georges, si tu chancelles, ne pars pas ; aucune voie n’est fermée à l’homme de bonne volonté. Le ciel se peut gagner par toutes les directions…

— Mon oncle, je me suis trop laissé attirer par les liens terrestres. Dieu m’appelle, mon oncle. J’ai trop rêvé à Rantzein.

— Quoi ?

— J’ai cru à la faute d’une femme pure et vertueuse ; j’ai éprouvé une torture inouïe, à la pensée qu’elle avait trahi sa patrie, j’ai eu la preuve du contraire, j’ai vu à quel point elle m’avait protégé… Et toutes mes pensées, sans cesse occupées d’elle, me font crier au Seigneur : « Prenez-moi, ô divin Maître des cœurs, et que votre amour seul brûle mon âme ! »

L’abbé Rozel eut un soupir. La pauvre mère s’agenouilla, brisée devant le calvaire, et le jeune homme s’enfuit.

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Minihic était venu embrasser les siens, il avait trouvé sa sœur priant sur une tombe fraîchement recouverte, il avait vu son père suivre des yeux, sur la mer, la fumée d’un yacht qui s’éloignait, et il était resté un peu dans ce milieu de famille apportant la distraction de sa présence. Ensuite, il était reparti pour la Suisse, muni de la permission de s’unir à la brave Elsa, qui n’avait pas craint de tendre la main aux proscrits.

Minihic avait conservé son grade après un examen, où sa parfaite connaissance de la langue allemande avait pesé beaucoup en sa faveur, de sorte que le brave garçon voyait devant lui une série de jours heureux, et il acceptait avec bonheur la garnison de Belfort qui lui était assignée.

Rosalie continuait à filer sa quenouille auprès du foyer de Lahoul, et Mme Carlet était retournée à Paris dans la communauté qui, deux fois déjà, lui avait donné asile.