Dieu et patrie/35

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IV


Au petit jour, le comte revêtit sa tenue militaire et se hâta de courir à l’appel de son souverain. Michelle, qui avait assez mal dormi, des suites de la scène de la veille, se leva tôt.

« Voyons, se dit-elle, si je ne dois plus instruire mes pauvres orphelins, il faut au moins que je les en prévienne, que je me fasse remplacer. Puisque mon mari est absent pour la matinée, je vais donner ordre de seller Tauben et je vais courir vite jusqu’à l’école. »

Ceci convenu avec elle-même, Michelle revêtit son amazone et passa dans la salle d’étude.

Wilhem et Heinrich travaillaient déjà avec leur professeur. Ils accoururent se jeter dans les bras de leur mère.

« Tu vas à l’école ? dit Wilhem.

— Oui, je serai là pour déjeuner, nous sortirons ensemble cette après-midi après la classe, si vous voulez. En attendant, travaillez bien, mes chers petits.

— Sois tranquille, mère. »

Ils reprirent leur place, la jeune mère adressa au professeur un salut amical et passa dans la chambre de sa fille.

Frida, matinale ainsi que tous les bébés, jouait déjà avec une bande de poupées et un jeune chien ; elle sourit gentiment.

Michelle la prit sur ses genoux, regarda ce frais visage éclatant de santé et de joie, elle lui fit joindre ses petites mains, répéter avec elle un Ave Maria, puis, tranquille, elle descendit. Le remplaçant de Minihic, un groom badois, tenait en main le poney favori dressé par Hans pour sa femme : une jolie bête douce, à longue queue flottante, à crinière ondulée de couleur fleur de pêcher. Il tourna vers sa maîtresse ses gros yeux intelligents, et, retroussant ses lèvres, il chercha, dans la main avancée vers lui, le morceau de sucre habituel.

« Nous allons trotter, mon Tauben, le temps est superbe, la route belle et plane. »

Tauben secoua sa crinière. Walter, le groom, mit en selle sa maîtresse, sauta lui-même sur sa monture, et suivit à dix pas derrière, suivant l’ordre. Minihic, lui, n’avait jamais pu se résoudre à ce rôle d’écuyer, aussitôt les abords du parc franchis, il se rapprochait de sa maîtresse, reprenait la conversation.

Et elle s’y prêtait de bonne grâce, voyant toujours son ami d’enfance sous la tunique marron à boutons d’or sanglée de cuir fauve. La culotte de peau blanche, les bottes à revers et le chapeau à cocarde n’effrayaient pas l’amitié de Michelle. Maintenant, suivie à dix pas par le valet silencieux, elle regrettait son gai et dévoué compagnon d’antan. Ils avaient ensemble exploré le pays, avec quelle joie, quel plaisir, quelle liberté ! Aussi la sévère Edvig avait-elle surpris plus d’une fois cette familiarité déplacée pour en faire un crime à sa belle-sœur pour lui occasionner des remontrances de son mari. À présent, la comtesse demeurait en son rôle, elle faisait des enfilades de kilomètres sans prononcer une parole.

La nature tout à coup devenait boudeuse, au lieu du beau soleil pressenti d’abord, voilà qu’une brume se levait des prairies, s’accrochait aux premières branches, gagnait les sommets des arbres, et quand elle arriva à la lisière du bois, une buée glaciale enveloppait l’horizon.

« Quelle désagréable rosée ! » se dit Michelle.

Albert Freeman était là. En quelques mots elle expliqua qu’elle ne pouvait continuer à s’occuper de son œuvre.

« Pourquoi ? demanda-t-il désolé, nos enfants vous aiment tant ! Dans quelque temps nous aurons une belle Première Communion.

— Je ne dois plus venir, » fit Michelle le cœur gonflé.

Alors, il comprit une angoisse secrète et n’insista pas. Michelle lui tendit la main.

« Je vais repartir de suite, adieu. J’aurai de ces quelques semaines un bien doux souvenir.

— Mais vous ne devez pas partir par un temps pareil. À présent, il pleut à torrent.

— Qu’importe, dit Michelle insouciante. Cette averse n’est rien auprès du déluge de reproches qui m’attend si je tarde, » acheva-t-elle intérieurement.

Elle partit à fond de train, passa comme un éclair sur la route ruisselante, boueuse, et arriva à l’hôtel trempée.

Comme elle montait à son appartement pour changer de vêtement, elle remarqua que tous les domestiques couraient effarés, et elle perçut de grands éclats de voix dans le cabinet de son mari.

Saisie de peur, elle en ouvrit vivement la porte. Alors elle resta terrifiée sur le seuil. Hans debout, d’un rouge violacé, bouleversait toute la pièce. Les livres, cahiers, dossiers étaient épars à terre. Edvig, d’une effrayante pâleur, feuilletait fébrilement les moindres papiers.

À la vue de Michelle, elle bondit :

« Misérable créature, s’écria-t-elle, c’est vous qui l’avez volée ?

— Quoi ?

— La lettre ! »

Elle bégayait, étranglée d’angoisse.

Hans, d’un grand effort, parvint à se maîtriser.

« Michelle, dit-il d’une voix sourde, au nom de Dieu, je vous adjure de dire la vérité. Vous avez soustrait ici une pièce de la dernière importance, l’empereur m’a fait appeler ce matin. Le dossier qu’il m’avait confié et que je lui ai remis hier était incomplet. Il y manquait une feuille : Vous l’avez.

— Non !

— Oui, oui, hurla Edvig, vous, espionne, voleuse. Votre sortie à une heure insensée, par un tel temps, raconte votre crime. Oui, néfaste étrangère, honte de notre famille, vous avez été livrer à votre complice, l’odieux Freeman, ce secret d’État dont répondait votre mari. Vous avez foulé aux pieds l’honneur des Hartfeld. »

Michelle abasourdie demeurait clouée sur le seuil, sa gorge sèche et serrée lui interdisait toute parole. Soudain, Hans porta la main à son cou, arracha violemment sa cravate, et tomba lourdement sur le sol, pris d’une congestion subite.

Alors Edvig eut un cri de hyène en furie, elle bondit sur sa belle-sœur, la poussa jusqu’à la porte, criant folle, capable de toutes les violences.

« Arrière maudite, sortez d’ici. Votre présence tue votre mari. »

Michelle épouvantée obéit, s’enfuit dans sa chambre, et là, ébranlée, vaincue, elle aussi, elle perdit connaissance.

De longues heures s’écoulèrent sans doute, puisque la nuit était presque venue quand Michelle revint à la conscience des choses. Nul n’était entré dans sa chambre, ses vêtements trempés étaient collés sur elle, elle grelottait, elle essaya de se dévêtir, sonna pour appeler sa femme de chambre. Nul ne vint.

Alors, avec beaucoup de peine et beaucoup de temps, elle parvint à changer de costume. Ensuite, elle sortit pour aller aux nouvelles. Son cœur battait à se rompre, elle tremblait violemment. Un silence de mort régnait dans la maison.

Elle ouvrit la porte de la salle d’étude : les livres épars, les blouses de travail jetées sur une chaise indiquaient le départ précipité des enfants. La chambre de Frida, également déserte et désordonnée prouvait une fuite.

Alors, la comtesse se rendit à l’office. À sa vue, les domestiques se turent et pas un ne se leva.

« Où sont les enfants ? demanda-t-elle.

— À Rantzein, répondit Walter.

— À Rantzein ! depuis quand ?

— Depuis tout à l’heure ; ils viennent de partir. »

Et comme les gens silencieux baissaient la tête.

« Mais, parlez, vous me faites mourir.

Mlle Hartfeld a ordonné leur départ immédiat pour… pour…

— Pour que les fils du général Hartfeld ne soient pas salis par le contact de l’espionne ! » cria le cocher d’Edvig insolemment. Michelle comprenait à peine ; elle quitta l’office, remonta, et alla vers l’appartement de son mari. Elle se heurta à une porte close, elle frappa.

« Qui est là ? demanda la voix impérieuse de sa belle-sœur.

— Moi, je vous supplie de me laisser entrer près de mon mari. »

Un silence de mort répondit à ces mots.

Michelle de nouveau frappa sans succès. Elle fit le tour par le cabinet de toilette. Là, elle rencontra le docteur qui se lavait les mains. Il la toisa d’un regard méprisant, et, sans la saluer, passa devant elle pour rentrer près du malade. Alors elle le suivit. Hans, sur son lit, était sans mouvement, sans voix. La congestion avait paralysé les membres, ses yeux seuls vivaient. Ils se tournèrent vers Michelle avec une inexprimable angoisse, elle s’élança vers lui ! Mais Edvig lui barra le passage.

« Vous osez ! vous la plus méprisable des femmes, coupable de haute trahison et de la mort de votre mari ; fuyez dans votre pays maudit, fuyez avant que la justice allemande ne s’empare de vous. Ce dernier sacrifice de vous éviter la prison, je le fais à cause des enfants de mon pauvre frère qui paye de sa vie l’irréparable malheur de vous avoir connue.

— Je ne suis pas coupable, gémit Michelle, c’est à peine si je comprends ce dont on m’accuse, mais qu’importe, l’heure presse et il est une chose autrement importante à laquelle il faut songer. »

Le regard de Hans à ces mots eut une lueur d’espoir.

« Il faut, reprit la jeune femme appeler de suite un prêtre. Hans est depuis cinq ans un fervent catholique. »

Edvig eût un geste de rage à ces mots. Elle se tourna vers le mourant comme pour le prendre à témoin de ce nouveau mensonge, mais les paupières du malheureux s’abaissèrent par deux fois comme pour un assentiment. Mlle Hartfeld leva les bras au ciel avec un désespoir muet, tandis que le médecin regardait avec moins de dureté cette femme qu’on accusait, et dont l’unique préoccupation était, non de se défendre, mais de penser au salut de son mari. Aussi répondit-il à la question angoissée de Michelle.

« Peut-il parler ?

— Non, mais il comprend. Bientôt, ajouta-t-il tout bas, il ne le pourra plus, l’hémorrhagie gagne le poumon, hâtez-vous donc. »

Alors, la comtesse courut d’un trait, sans songer à sa toilette étrange, jusqu’à la chapelle où son mari et elle avaient coutume d’entendre la messe et de remplir leur devoir pieux. Le chapelain les connaissait tous deux, il était là par bonheur. En quelques minutes, il eut réuni le nécessaire pour les derniers sacrements, et il suivit hâtivement Michelle, accompagné de son clerc.

On le laissa entrer dans l’hôtel, on le laissa monter à l’appartement du mourant, mais quand Michelle voulut à sa suite pénétrer dans la chambre de son mari, elle trouva sa belle-sœur comme un mur devant la porte.

« Fuyez, vociféra-t-elle, fuyez avant qu’il ne soit mort, car, en vérité, après, je vous jette à la rue.

Éperdue, à demi-folle, Michelle obéit ; elle se sauva à la chapelle, où elle attendit le prêtre, et quand elle entendit la petite clochette annonçant son retour, elle alla vers lui :

« Ma fille, dit l’homme de Dieu, priez, vous n’avez plus de protecteur en ce monde.

— Il est mort ! et me croyant coupable… Il emporte dans l’éternité une pareille pensée !

— Les âmes dégagées des liens terrestres voient la vérité, ma fille, vous avez commis sans doute une grave imprudence, si ce n’est une faute, car tout le monde est contre vous à la maison.

— En effet, tout le monde est contre moi. Mon Père, donnez-moi donc l’absolution car, en vérité, je dois avoir commis un bien grand crime dont je n’ai pas conscience. Les Français jadis m’appelaient espionne, aujourd’hui les Allemands me donnent le même titre, que le divin Christ sur la croix daigne jeter vers moi un regard de miséricorde !… »

Quand la nuit fut tout à fait venue, le sacristain vint pour fermer l’église et vit sur une chaise une femme absorbée dans une muette contemplation. Il lui toucha l’épaule :

« On ferme, il faut sortir. »

Alors la femme se leva, et, d’un pas automatique, gagna la rue.

Elle se dirigea vers la gare, prit un billet pour Rantzein et monta dans le premier train.

La comtesse Hartfeld fuyait…

Les wagons filaient dans l’ombre, rayaient les haies et les bois de lumières rapides, les voyageurs s’allongeaient sur les banquettes. Une femme et un bébé de deux à trois ans étaient installés vis-à-vis de Michelle.

L’enfant avançait ses menottes vers l’étrangère, cherchait à saisir la chaîne d’or qui soutenait la montre de la comtesse Hartfeld. Et cet enfant au rire clair, tout à coup rappela à la malheureuse mère sa Frida qu’elle n’avait pas embrassée ce soir-là dans son berceau, et Wilhem et Heinrich qui n’avaient pas eu le tendre bonsoir quotidien. Elle fondit en larmes malgré elle, éperdument, pour la première fois depuis les rapides événements qui venaient de s’accomplir.

La mère du bébé s’émut :

« Madame, qu’avez-vous ? Quel chagrin vous accable ? Mon Dieu ! que vous me faites de peine !

— Ne vous occupez pas de moi, je vous prie ; je ne suis pas maîtresse de mes nerfs, je ne puis me contenir.

— Mon enfant vous dérange, mon petit Georges est un indiscret ; je suis désolée de la douleur qu’il a provoquée ! Madame, vous devez avoir un froid terrible, par cette nuit froide, sans manteau ; prenez ce châle, je vous en prie ; laissez-moi vous couvrir. »

La brave créature avait pris les mains glacées de Michelle ; elle l’enveloppait d’un châle de laine tricotée, et elle avait pour sa voisine de hasard des attentions de femme et de mère.

« Vous allez loin ?

— À Rantzein.

— Moi, je descends à Fribourg, la station d’avant. Avez-vous besoin de prendre quelque chose ? Vous êtes tellement pâle et toute tremblante, vous devez être malade ?

— Non, non, merci, » répondit Michelle, que tout ce verbiage fatiguait, malgré l’évidente bonté de l’étrangère. Celle-ci continua :

« Prenez, je vous en prie, quelques gouttes de vin pour vous réchauffer ; tenez, dans la timbale à Georges. »

La brave créature sortait de son panier un flacon clissé de paille, une coupe d’argent finement ciselée, et versait deux doigts de liquide.

Michelle, émue, sans force de résistance, à jeun depuis le matin, but les quatre gorgées de vin doré.

« Merci, vous êtes bonne.

— Regardez la jolie timbale, Madame, continua la mère du bébé, croyant utile de distraire sa pauvre voisine que son fils avait fait pleurer ; c’est un cadeau du parrain du petit, un ami de mon mari, un bien excellent jeune homme, un missionnaire actuellement en Chine. Tenez, voilà que nous approchons ; n’est-ce pas Georges ? Depuis huit grands jours que nous n’avons vu papa ! Va-t-il manger son garçon de caresses ! Nous étions allés chez des parents à Heidelberg.

— Votre mari est Allemand ?

— Oh ! non, Madame, ni moi non plus ; je suis Alsacienne, lui est Français, officier ; nous sommes en garnison à Belfort, et il doit venir au-devant de nous jusqu’à Fribourg. Oh ! c’est un brave cœur, mon mari, et bon, et gai ; seulement, des fois quand nous montons nous promener à la citadelle et qu’il se plante devant le lion rouge qui regarde la frontière, il montre le poing à la Prusse. Ah ! ils lui en ont fait de la misère, là-bas, de l’autre côté du Rhin.

— Hélas ! tous les Français en peuvent dire autant. »

La machine sifflait, la jeune femme éveilla son fils qui s’était endormi ; elle arrangea ses bibelots, puis :

« Je vous quitte ; adieu, Madame, bon voyage ; gardez ce châle, je vous en prie. Là-bas, en arrivant, vous le donnerez à un pauvre, si vous ne voulez pas le conserver en souvenir de moi.

— Je le garderai en souvenir de vous, et merci de bon cœur, répondit Michelle, réellement touchée et la main tendue vers sa compagne de la nuit.

— Pauvre femme ! » fit l’autre.

Le train s’arrêtait, il y eut l’encombrement habituel des gares ; l’express stoppait deux minutes, il fallait se hâter. Un homme, à la tournure militaire, arpentait le quai d’arrivée ; il accourut au wagon de Michelle, saisit l’enfant et le tint dans ses bras avec une joie évidente, puis il aida sa femme à descendre. Distraite, la comtesse Hartfeld regardait sans voir. Un objet restait dans le wagon sur la banquette en face d’elle, elle reconnut la timbale de l’enfant, et, comme le train s’ébranlait, elle se pencha vite, criant :

« Madame, vous oubliez… »

Le père l’aperçut, il courut, sauta sur le marchepied, tendit la main, et une double exclamation retentit :

« Madame la comtesse !

— Minihic ! »

Il n’eut que le temps de descendre, et l’express courant à toute vitesse s’enfonça dans le lointain, pendant que dans ces deux cœurs restait une impression de regret nuancée cependant d’un peu de joie.