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Dieu et patrie
Dieu et patrie (p. 1-361).


DIEU ET PATRIE



par Renée Gouraud
LA CROIX — Paris
(Roman-feuilleton publié du 27 février au 22 juin 1897.)



PREMIÈRE PARTIE

En Bretagne

CHAPITRE PREMIER


Comme la misère honteuse entrait sans permission par la porte béante du vieux château de la Roche-aux-Mouettes, la marquise de Caragny appela sa fille occupée à ressouder, comme elle le pouvait, avec un fer chaud, les petits carreaux de la fenêtre dans leur cadre de plomb.

« Viens, ma chère enfant, tu ne réussiras jamais à mettre le froid et le vent dehors ; ils entrent en maîtres chez nous, et je crois l’heure venue de te confier une offre qui m’est faite, un moyen d’étayer nos vieilles ruines. »

La jeune fille s’approcha curieuse, vint s’asseoir sur un coussin troué aux pieds du fauteuil de chêne de sa mère. Elle leva le front, et le regard des deux femmes se confondit ; elles se devinèrent.

« Oui, dit la marquise, oui, c’est le seul moyen, une mésalliance…

— Oh ! mère.

— Pierre Carlet est loyal, il a de nobles sentiments, il est d’une exemplaire piété.

— Et il est aussi marchand de bœufs… »

La mère eut un sourire navré et, avec des larmes dans la voix, elle voulut feindre un peu de gaieté.

« Les patriarches étaient pasteurs. Le premier état de l’homme, celui que dicta la nature, était l’élevage des animaux.

— Il y eut des rois pasteurs, dit la jeune fille ; Abraham et Jacob élevaient les troupeaux, mais ils ne les vendaient pas.

— Ils les échangeaient, ma fille, et c’était un trafic quand même. »

Un silence tomba sur ces mots. La discussion oiseuse n’était qu’apparente, au fond l’une et l’autre restaient convaincues : Il fallait du pain.

« Alors, reprit la mère, répondant à leur pensée commune, j’ai dit à Pierre Carlet de venir ce soir ; si tu daignes l’agréer, tu lui tendras la main… et puis songe, ma chère Jane, que par ce geste banal tu donneras aussi ton cœur, ton être ; cet homme, tu ne le regarderas plus comme au-dessous de toi, tu lui devras l’égalité ; ses sentiments, s’ils n’ont pas dès le début la délicatesse des nôtres, s’affineront à ton contact et, la grâce divine aidant, tu gagneras du bonheur. Jane, il faut regarder de très haut le devoir de vivre, se dire que notre passage sur terre doit nous mériter le ciel, et que le plus ou le moins de joies n’est rien en face de l’éternité. Dieu est le père de tous. Il ne fit pas deux races. »

Jane avait caché dans ses mains son visage ; des larmes filtraient entre ses doigts, larmes d’émotion plutôt que d’amertume, car, en son jeune cœur, naissait le désir d’une famille, d’un foyer personnel où elle serait la reine entourée de jolis enfants. Et quand vint le soir, rose, mais presque heureuse, elle mit ses doigts dans la rude main du jeune homme.

Il s’inclina très bas, trop sincère pour être gauche, et le merci qu’il prononça venait du fond de l’âme.

Les préparatifs du mariage ne furent ni longs, ni difficiles ; les de Caragny n’invitèrent personne de leur famille haut titrée.

La mort d’aucun des bœufs de Pierre ne paya le plaisir d’un festin.

On s’en alla prier au pied de l’autel, M. le curé de Saint-Enogat bénit les deux jeunes têtes inclinées devant lui. Il dit : « Dieu vous unit pour la joie et la peine, soutenez-vous l’un l’autre, vivez avec la paix et élevez une famille dans la crainte du Seigneur. »

Quand la marquise et ses enfants se retrouvèrent seuls au vieux donjon le soir du mariage, Pierre, digne et simple, alla s’asseoir près de celle qu’il avait le droit désormais d’appeler sa mère, et il lui prit la main affectueusement :

« Permettez-moi, Madame, d’agir en fils près de vous ; je voudrais, avant de partir pour Paris avec ma femme — il dit ces mots avec une indicible fierté, — être sûr que vous ne souffrirez pas de… de…

— Oh ! achevez, de la misère. Je n’ai pas de honte, mon enfant, d’une affliction qui n’est pas une faute. La mort de mon mari, le vaillant colonel de Caragny, m’a laissé pour tout bien une très mince retraite qui ne pouvait suffire pour ma fille, moi et notre fidèle servante Rosalie. L’entretien de la Roche-aux-Mouettes en absorbe la moitié ; le vent de mer s’acharne sur mon pauvre toit, et la lande est si improductive, qu’il faut beaucoup de main d’œuvre et de coûteux engrais pour lui faire donner notre maigre nourriture.

— Je sais ces choses, ma mère, et je suis heureux et fier de mettre à vos pieds l’espérance de les voir cesser. Vous me permettrez d’ajouter chaque mois à votre revenu une somme…

— Chut, Pierre, ménagez ma fierté, mon fils ; ce qui pour trois était insuffisant, sera suffisant pour deux. Je laisserai un peu plus crouler la ruine, les lierres et les liserons en cacheront les lézardes ; ma fille ayant ailleurs un abri, je n’aurai pas souci d’une masure qui encore durera plus que moi.

— Je vous en prie !

— Assez, si vous aviez la force d’enfreindre ma défense, j’enverrais de suite à M. le curé votre aumône. »

Ces mots, prononcés d’un ton ferme, ne laissèrent aucun doute au gendre de la marquise ; il soupira de regret, ce bonheur qu’il avait rêvé de restaurer serait incomplet. Du moins, il lui restait à édifier celui de sa femme et il n’y faillirait pas.

II


Jane se laissait fort bien gâter par son mari. Il avait loué pour elle un joli appartement boulevard de la Villette, à proximité des abattoirs où son commerce l’appelait chaque jour. Il parait sa femme à plaisir, achetant sans jamais le trouver trop cher, le bibelot de prix que les yeux de Jane avaient caressé avec une pensée d’envie.

Leur vie était bonne, leur dimanche bien rempli. Après la messe, ils allaient visiter la grande capitale qu’ils ignoraient, ils dînaient hors de chez eux, souvent aux environs, et ils rentraient las, mais ravis de leur journée.

Cette existence dura six mois, puis un jour, comme une traite arrivait et que l’encaisseur, son portefeuille ouvert, son bicorne sur l’oreille attendait, Pierre fouilla nerveusement dans son secrétaire et, le sourcil froncé, la voix altérée, dit :

« Je ne suis pas en mesure, demain, avant midi, je passerai à votre banque. »

L’homme indifférent referma sa sacoche, porta la main à son chapeau et s’en alla, tandis que Pierre s’effondrait sur son fauteuil de cuir, le front barré d’une grande ride.

Il resta ainsi absorbé en d’inquiétants calculs jusqu’au déjeuner, où il retrouva son sourire en face de sa femme, qui lui parlait gaiement de la joie de sa maternité prochaine et lui montrait la jolie layette qu’elle brodait finement.

« Viens avec moi, Pierre, aujourd’hui je veux aller choisir le berceau.

— Aujourd’hui, ma chère Jane, c’est que j’ai bien à faire.

— Oh ! une heure seulement. Nous prendrons une voiture, nous irons rue de la Chaussée-d’Antin ; j’ai vu à une vitrine un ravissant berceau en cuivre doré garni de satin azur et de dentelles.

— Ce sera atrocement cher !

— Mais si joli, et pour notre bébé, rien ne saura être assez beau.

— Sûrement. Mais il n’appréciera, je t’assure, que son bien-être, et pas beaucoup l’ornement.

— Quoi ? tu me refuserais. Ce serait la première fois, fit Jane câline.

— Non, non, je ne refuse pas, répondit Pierre vaincu, jamais, certes, je ne veux te causer un regret. »

Il soupira, tandis que Jane, joyeuse, ouvrait béant son porte-monnaie et le jetait en riant à son mari, comme une enfant qui joue.

« Il faut y remettre des louis, Pierre ; songe qu’il est déjà vide ; je suis surprise de voir à quel point l’or roule facilement à Paris.

— Oui, je vais en mettre, dit le jeune, homme en se levant de table ; prépare-toi vite, nous allons partir, car j’ai peu de temps à te consacrer. »

Pierre s’éloigna et, pendant que la voix harmonieuse de Jane, qui chantait tout en s’habillant, pénétrait jusqu’à lui, il saisit ses livres, les feuilleta rapidement et les referma découragé.

Pierre, en sa joie de nouvel époux, n’avait pas calculé, n’avait pas restreint la soif de luxe de sa femme. Cette jeune fille, pauvrement élevée, avait eu une réaction complète vers le bien-être, le plaisir de dépenser, de ne plus compter sans cesse l’argent à peine suffisant au nécessaire comme autrefois. Elle avait à pleines mains puisé dans la bourse commune que jamais son mari ne lui fermait.

Lui, par un accès de délicatesse mal comprise, craignant de la froisser s’il lui marchandait quoi que ce soit, craignant qu’elle ne crût qu’il songeait à sa pauvreté, à son manque de part apporté au ménage, laissait aller les choses en un train bien au-dessus de leurs ressources. Le courage lui manquait. Alors il s’étourdit, emprunta, vendit mal et, finalement, au jour même de l’arrivée en ce monde de son bébé, attendu et adoré, il se trouva à la veille de la faillite.

La marquise vint pour recevoir l’enfant, lui donner un baiser et une bénédiction. Depuis longtemps elle rêvait de ce voyage ; depuis longtemps, elle mettait en réserve, dans une tirelire, de petites économies à grand peine accumulées, afin de pouvoir offrir quelque chose à sa fille et payer son propre voyage à Paris.

Tout de suite elle vit l’intérieur de luxe désordonné, le gaspillage des gens de service ; elle eut un serrement de cœur et, prenant le bébé sur ses genoux, elle appela Pierre.

« Vous songez à votre enfant, mon fils, dit-elle sérieusement ; vous devez préparer son avenir, lui assurer l’aisance, n’est-ce pas ?

— Oui, fit Pierre embarrassé, oui, j’y songe, et ce m’est cruel parfois, car je la voudrais heureuse et comblée, ma fille bien-aimée, ma petite Michelle.

— Ne rêvez pas, Pierre ; trop de richesse encombre la vie ; ce qu’il faut, c’est la dignité de l’existence, à laquelle contribue l’argent ; ce qu’il faut encore essayer d’avoir, c’est la possibilité de faire du bien. Êtes-vous certain que votre budget est sagement ordonné ? »

Pierre ne répondit pas, il eut une lourde angoisse, mais à aucun prix, à cette heure, il ne voulait l’avouer, et il se leva, brisant ainsi une enquête pénible.

La marquise soupira ; la lutte, elle la connaissait ; toujours elle l’avait soutenue à force d’habileté, de courage obstiné, mais sa fille lui ressemblait peu. Ce mariage mal assorti avait laissé entre les époux une gêne ; lui flatté dans sa vanité, elle croyant son mari incapable de payer jamais l’honneur qu’elle lui avait fait en acceptant son nom vulgaire de Carlet, en renonçant à son rang, à son orgueil de seize quartiers de noblesse, et de ce malentendu allait naître la ruine.

« Allons, je repars, dit la marquise aussitôt après le baptême ; votre Paris me navre, j’aime mieux ma lande sauvage et la grande voix de la mer à celle de la foule. Si vous pouvez, vers les beaux jours, venez respirer avec votre fille l’air pur de notre Bretagne. »

Pierre accompagna sa belle-mère jusqu’à la gare et revint à pied sous la bise glacée, si fiévreux, si agité, qu’il ne sentait pas les morsures du froid. Il courut chez son banquier, emprunta encore, aliéna tout, ses animaux, sa maison, le peu que lui avaient laissé en héritage ses parents, et il rapporta de l’or.

III


Six années s’écoulèrent encore pendant lesquelles, à force de travail, Pierre put arriver à faire vivre sa famille sans trop de peine. Jane, instruite par sa mère, comprit un peu son incurie, et la situation obérée allait peut-être s’éclaircir, quand un soir, des hommes au pas lourd, sinistre, montèrent l’escalier du logement où la famille Carlet avait un modeste asile.

Ces hommes rapportaient Pierre, sanglant, mourant : un coup de corne en pleine poitrine l’avait abattu.

Décrire le désespoir de Jane serait impossible ; elle s’affola devant ce blessé incapable, vaincu en pleine vie, qui ne pouvait plus la soutenir ni la protéger. Elle pleura, sanglota éperdument pendant que, joignant ses cris au tumulte, Michelle se jetait sur le cœur de ce père tendre, dévoué, si faible et si bon.

« Éloignez-vous, Madame, dit le médecin sévèrement, quand il pénétra dans la maison bouleversée ; emmenez votre enfant, et avec un peu plus de calme, tout n’est peut-être pas désespéré. »

Jane obéit, entraîna Michelle, et comme ces mots remettaient un espoir dans son cœur, elle songea à prier, à faire joindre les menottes de l’enfant, à supplier le ciel d’avoir pitié d’elles, de lui.

Pierre eut un léger mieux, il put dire quelques paroles de tendresse à sa femme et à sa fille ; il eut l’immense consolation de s’entretenir avec un prêtre et de se confesser ; mais la force et la santé ne pouvaient plus revenir.

Alors la détresse tomba lourde dans le ménage : Jane eut à recevoir la visite de l’huissier ; elle éprouva un désespoir fou à la vue des privations qu’il leur fallait supporter de nouveau ; elle s’était si facilement acclimatée dans l’aisance !

Au lieu de se résigner, elle s’aigrit, devint maussade, oubliant de prier, restant inerte des heures sans songer au travail, sans s’occuper de sa fille qui vagabondait par la rue et qu’une voisine, émue de cet abandon, finit par conduire à l’école communale avec sa propre fille.

Un mois s’écoula. Pierre se traînait maintenant par la chambre, peu à peu démeublée ; il regardait à travers la fenêtre la bande de ciel bleu que lui mesurait la rue, et il reprenait son vieux livre de prières, lisait les psaumes et les évangiles. Et quand l’enfant rentrait de la classe, il lui montrait les images pieuses, en lui apprenant à lire les mots écrits au bas des gravures. L’intelligente fillette retenait et répétait. Elle adorait son père, passait tous ses soirs à le regarder si pâle, si oppressé, souriant quand même, doux et résigné. Tant qu’il en eut la force, il l’amusa avec des petits objets de bois qu’il lui taillait avec un couteau ; puis, vers Noël, une pneumonie se déclara et enleva le pauvre Pierre en quelques jours.

Jane faillit perdre la raison ; au lieu de se rattacher à ses devoirs maternels, de regarder avec courage une situation triste à coup sûr, mais surmontable à force d’énergie, elle se laissa abattre et, à son tour, tomba gravement malade d’anémie cérébrale.

Le bon curé de la paroisse, celui-là même qui avait consolé les derniers moments de Pierre Carlet, obtint d’une de ses paroissiennes, riche et charitable, qu’elle payât la pension de la pauvre veuve dans une maison de santé, et il écrivit à la marquise de Caragny pour la prier de se charger de sa petite fille, la famille paternelle se bornant à d’éloignés cousins.

Par le courrier suivant, une lettre arrivait signée de la grand’mère :

« Je ne puis m’absenter, Monsieur le curé, étant obligée à la plus stricte économie, mais envoyez-moi Michelle, je l’attends. En la recommandant au chef de train, elle m’arrivera à bon port. L’express de Paris-Saint-Lazare, qui part à 8 heures du matin, est direct pour la Bretagne ; je ferai prendre ma petite-fille à la gare de Saint-Malo à 4 heures.

Croyez, Monsieur le curé, à mon profond respect et à ma vive reconnaissance.

Marquise de Caragny. » 

Mme Carlet, inerte, les yeux secs, regarda vaguement les apprêts du départ de sa fille ; elle-même se laissa mener où l’on voulut, et ce fut l’obligeant prêtre, celui qu’on trouve toujours dans les moments de détresse, qui se chargea de conduire l’enfant à la gare.

« Tu vas aller rejoindre ta grand’mère, ma fille, sous la conduite de ton ange gardien ; tu seras bien sage et tu te tiendras tranquille dans le wagon.

— Oui, et maman ?

— Ta mère est malade, nous allons la soigner et nous te la rendrons guérie.

— Et papa ?

— Ton père est au ciel auprès du bon Dieu et veille sur toi.

— Alors papa habite chez le bon Dieu ; pourquoi ne m’a-t-il pas emmenée, alors ?

— Parce qu’il faut aller consoler ta grand’mère, qui est toute seule à la Roche-aux-Mouettes.

— J’aimerais mieux rester ici à l’école avec mes amies.

— Écoute, Michelle, tu es bien jeune pour me comprendre, mais tu es très intelligente, tu as déjà suivi le catéchisme, eh bien, tu sais qu’on ne va pas chez le bon Dieu sans l’avoir mérité, n’est-ce pas ? Qu’il faut pour gagner le bonheur à venir, le préparer sur cette terre ? Tu le gagneras, toi, en étant douce et sage, en aimant bien ta grand’mère.

— Je l’ai jamais vue, ma grand’mère ; papa disait que c’était une grande dame très solennelle.

— Elle est bonne, va avec confiance vers elle, et si tu es embarrassée en route, prie ton ange gardien, il t’aidera. Voici un petit panier et quelques provisions. Adieu, ma pauvre enfant. »

Le bon curé s’éloigna le cœur serré, l’œil noyé d’une larme d’infinie pitié pour cette détresse d’un petit être innocent, orphelin, sans autre appui qu’une vieille aïeule presque également faible. Mais il éleva son âme, se reprochant à l’instant même son émotion :

« Non, se dit-il, Dieu n’abandonne pas ceux qui comptent uniquement sur Lui, parce que ceux qui n’ont rien que Lui ont tout. »

La marquise de Caragny avait éprouvé un rude choc de ces malheureux événements ; elle avait longuement gémi dans la petite église de Saint-Enogat ; puis un soir, comme le soleil couchant entrait dans la mer pour y passer la nuit et en ressortir au jour de l’autre côté de la baie, elle s’assit un instant au sommet de sa Roche-aux-Mouettes, sous le calvaire de granit bleu, et là elle eut clairement la vision de sa faute…

« Oui, se dit-elle, j’ai agi follement, j’ai bâti sur le sable mouvant le bonheur de ma fille ; quand les bases qui doivent soutenir l’édifice ne sont pas égales, l’édifice vacille, puis, au premier souffle un peu fort, s’écroule. Cette union disproportionnée n’a amené que des malheurs. J’ai voulu consolider, j’ai détruit. Cette enfant qu’on m’envoie, que sera-t-elle ? À coup sûr une lourde charge pour moi, qui ne suis plus guère d’âge à me plier au degré de l’enfance, à entreprendre une éducation. Mal élevée sans doute, ma pauvre petite-fille a trop vécu abandonnée de ses parents malades et découragés tous deux. On l’a mise à l’école communale laïque ! Seigneur, faites qu’il ne soit pas trop tard, ni trop difficile à moi de former ce cœur, d’y faire germer le dévouement, l’amour et le sacrifice. »

Quand elle eut longuement rêvé, la vieille marquise se leva très droite, toujours très fière, elle portait haut le poids d’un grand nom, la misère et les privations n’avaient jamais altéré sa dignité ; l’âge l’avait faite plus dure, l’habitude de souffrir l’avait rendue moins facile à l’attendrissement, sa piété avait plus de justice que de douceur, plus d’austérité que de miséricorde.

Dans le pays, on la respectait profondément, on la saluait très bas, malgré l’économie extrême qui la forçait à ne pas répandre aucun bienfait en nature ou en argent ; mais on venait la consulter pour des peines morales et physiques jamais en vain. Le conseil donné était toujours productif et empreint de sagesse. Près d’elle, depuis des années, la vieille servante Rosalie la servait avec fidélité ; pas payée, peu nourrie, elle vénérait cette solennelle maîtresse dont les vertueux exemples l’édifiaient. C’était entre ces deux femmes que Michelle allait apporter le sourire de ses sept ans.


IV


Le matelot Lahoul faisait voler sur les lames courtes, moutonnantes, la barque légère où, frissonnante, enveloppée d’un petit châle de laine, toute menue pour son âge, Michelle se tenait blottie.

Ses grands yeux naïfs suivaient le vol des mouettes, ses petites mains d’instinct s’appuyaient sur la rame rappelant en cette pose le joli tableau de Renouf : « Un bon coup de main. »

Le marin riait, fort et bon quand des volées d’écume les fouettaient au visage, et rapprochant de lui l’enfant :

« As pas peur, ma petite Mouette, c’est la mer qui te souhaite la bienvenue, elle t’embrasse. »

Michelle passait sur ses lèvres sa langue rose trouvant amer le baiser, mais heureuse du grand air, de cette sympathie qu’elle devinait ; elle riait.

La petite Parisienne n’avait jamais vu que les rues populeuses, l’école, les arbres poussiéreux au boulevard extérieur, et cette transplantation en pleine nature la ravissait.

Le souvenir de sa ville natale n’amenait aucune larme à ses paupières que le vent faisait clignoter, elle s’en allait au souffle du destin comme une fleur détachée roule dans l’espace. Chétive, mais aguerrie, ainsi que tout ce qui pousse durement, elle n’avait pas de cris, ni de caprices. Embarquée dans son wagon de troisième classe, elle avait mangé, dormi, aidée par l’un ou l’autre de ses voisins. Réclamée à la gare de Saint-Malo, par un matelot inconnu envoyé par sa grand’mère, elle voguait maintenant sous la protection du brave Lahoul vers cette parente, son dernier refuge.

« Alors, dit Lahoul, tu viens de Paris, tu as roulé depuis ce matin dans le train, eh bien, ma belle, en voilà une brise qui va te déballer la poussière du voyage. Tu es contente de venir à la Roche-aux-Mouettes ?

— Je sais pas, fit l’enfant rêveuse, l’esprit retourné vers la classe où des petites amies lui restaient. Qu’est-ce qu’on y fait à la Roche-aux-Mouettes ?

— Ah ! dame, on n’y fait pas de la rigolade pour sûr : Mme la marquise lit des papiers qu’elle appelle : l’armoirial de France.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— M’est avis que ça pourrait bien être de la pâture pour les rats.

— Ah ! fit Michelle sans comprendre.

— Dame, je me demande ce que tu pourras bien faire là-bas, toi, la petite Mouette, entre la douairière de Caragny et sa servante Rosalie ; sauf le petit Tribly, je ne vois rien de jeune dans la cambuse.

— Qu’est-ce que c’est que Tribly ?

— Le petit à la chienne de garde, la vieille Branchote.

— Quel bonheur ! exclama Michelle, qui avait passé son enfance à souhaiter un chien. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ton bateau ?

— Il y a Alcyone, c’est son nom, ma petite ; depuis dix ans, le pain que je mange, c’est à ma barque que je le dois. Allons, tiens, nous arrivons ; vois le donjon, là-haut, c’est la Roche-aux-Mouettes.

Voyons souque ferme, petiote, et « dérape » ; ça y est. »

Le marin avait engagé la barque dans la passe, et la quille s’enfonçait dans un sillon de sable mouvant.

Il enleva l’enfant, la posa à terre, saisit la corde, la lia ferme au piquet et :

« En route, il faut courir des bordées pour grimper la pente, c’est raide, courage. »

Michelle suivit son compagnon. C’était très drôle cette liberté, très amusant. Le vent de mer chassait sa petite jupe courte sur ses jambes nues, ses boucles rousses entraient dans ses yeux, elle avait ramassé de larges algues et s’en était fabriqué une ceinture. De ses doigts menus, elle faisait claquer les boules brunes de goémons. Rieuse, fraîche, elle trottinait derrière son grand camarade.

Ah ! bien, elle ne regrettait plus du tout la cour étroite de l’école. C’était une vraie fête de courir ainsi, la fête de la liberté !

« C’est rigolo, tout de même, disait-elle, dans son langage d’enfant élevée à l’école communale, c’est rien drôle. »

Et on entrait maintenant sous le vaste portique un peu branlant, mais bien imposant tout de même. De l’autre côté de la cour carrée, entourée du cloître à colonnes, l’immensité bleue apparaissait. L’écusson des de Caragny dominait le beffroi, et encore cela avait grand air ces deux anges aux ailes éployées, soutenant le blason d’azur au chef d’or, aux trois épées en pointe sur le champ, avec en exergue la fière devise : « Rien que mon droit. »

Dans la salle basse, où l’on entrait de plein pied, Trilby fit un bond vers les arrivants et se calma tout de suite à la vue du matelot qu’il connaissait, tandis que, timidement, Michelle mettait sa main sur la tête du molosse avec une bonne intention de caresse.

« Madame la marquise, commença Lahoul, son béret en main, s’inclinant devant la douairière qui, assise, ainsi qu’une statue dans une haute stalle de bois, le regardait venir, c’est la petite Mouette ; je l’amène.

— Bien, Lahoul, voici votre dû, répondit la douairière, offrant une pièce de mince volume au matelot. Vous pouvez retourner à vos affaires. »

Le marin obéit, gêné toujours en face de la noble dame.

« Approche mon enfant, fit la marquise, s’adressant à Michelle.

— Où est ma grand’mère ? demanda l’enfant intimidée.

— C’est moi. »

L’enfant eut un mouvement comme pour s’élancer dans les bras de celle qui lui parlait, mais elle se retint.

« Qu’as-tu ? demanda la marquise, allons, parle, dis ta pensée ?

— Je pensais, répondit la petite fille décidée, que ma grand’mère serait comme celle à Marthe Eupin, la fille au marchand d’huîtres.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Quand Marthe rentrait de l’école, sa grand’mère la prenait sur ses genoux, l’embrassait, puis elle lui donnait deux sous pour acheter un croissant. »

La douairière, au lieu de répondre, regardait l’enfant, attentive, examinant cette physionomie ouverte, expressive, aux yeux roux dorés, aux lèvres fraîches et rieuses, et elle n’y retrouvait rien des de Caragny. Hélas ! jointe à ce physique, la façon de s’exprimer, l’éducation première si visiblement négligée, lui déplaisaient amèrement.

L’aïeule poussa un profond soupir de déception. Elle attira l’enfant vers elle :

« As-tu apporté quelques vêtements ma fille ?

— V’là le baluchon, répondit Michelle, montrant le maigre paquet déposé par Lahoul dans un coin.

— Sais-tu lire ?

— Plus souvent que je sais lire !

— As-tu faim, petite ?

— Pardi, depuis Paris que je me trimballe ; pour sûr que j’ai faim. On boulotte mal dans le train.

— Quel langage ! gémit la marquise. Que ferai-je de cette gamine ? »

Puis, s’adressant à Rosalie qui, debout, dans la porte, oubliait de filer sa quenouille pendue à son côté, intéressée et surprise elle aussi :

« Donnez donc à cette enfant quelque chose à manger. »

La servante obéit, ouvrit une porte ogivale qui donnait dans la cuisine.

« Va, ordonna la grand’mère, va, Michelle, et ne manque pas de réciter ton « benedicité ».

« Encore une croix, Seigneur ! se dit la marquise en joignant les mains, cette petite fille qui a mon sang dans les veines est toute à former, à reprendre, Seigneur, aidez-moi en cette tâche. Donnez-moi la force nécessaire pour triompher à mon âge du besoin de repos. »

Elle courba le front, ses mains lâchèrent le tricot commencé, elle remonta sa vie, son enfance précaire pendant l’émigration de ses parents à Coblentz, puis sa brillante jeunesse à la cour des rois, au temps où Charles X lui disait : « Marquise, vous dansez la gavotte comme une fée. » Son mariage ensuite avec l’élégant officier de la garde qu’était alors le marquis de Caragny, leurs déceptions en 1830, la guerre civile, les courses à travers champs pour porter à manger aux réfractaires cachés dans les bois, les combats héroïques des fiers Vendéens, les visites domiciliaires faites dans leur château où toujours les légitimistes persécutés pour refus de serment trouvaient asile. Après le triomphe du succès, la joie d’avoir joué l’ennemi. Enfin, la colère des braves légitimistes à l’avènement de Louis-Philippe, l’obligation de prêter serment de fidélité au nouveau roi. Oh ! ce jour où le décret parut, jamais elle n’oublierait avec quelle décision désespérée le colonel de Caragny avait brisé son épée en s’écriant devant tous : « Jamais, je ne prêterai serment à l’usurpateur. » Cette scène l’avait conduit dans une forteresse où, trois mois durant, il demeura emprisonné avec d’autres fidèles.

Ensuite, c’était le retour au foyer, sans place rétribuée, sans autre fortune qu’une pauvre petite retraite servie par la reconnaissance du dernier roi exilé, Henri V. Et alors la dure vie à la Roche-aux-Mouettes jusqu’au jour où le vieux soldat, écœuré et las, avait dû retourner vers la céleste patrie. Toujours le tableau des années allait en s’assombrissant : la misère chaque jour plus lourde, l’obligation de marier Jane. Et là, encore une chute, une déception, jusqu’à l’arrivée de ce pauvre petit oiseau sans plumes tombé du nid, et que la Providence envoyait près d’elle chercher les miettes de sa vie…

Dans la pièce voisine, assise sur un petit banc de pierre à l’intérieur même de la cheminée, Michelle dévorait une tartine de pain bis légèrement recouverte d’un peu de beurre. Rosalie, les mains jointes, la contemplait :

« Ben sûr, elle va mettre la famine chez nous ! » grommela la servante, tandis que les quenottes blanches de la fillette s’aiguisaient sur la croûte dure et que Trilby venait mettre câlinement sa grosse tête sur les genoux de la fillette.

Très heureuse de cette familiarité, nullement effrayée, l’enfant partagea fraternellement avec l’animal, puis quand elle eut terminé son frugal repas, elle fit un bond par la porte ouverte.

« Ah ! le beau soleil ! et qu’on est bien dehors ! »

Elle courut tandis que, gambadant sur ses talons, Tribly jappait ; le jardin s’ouvrait à gauche, étagé sur le coteau du côté opposé au vent de mer. Une haie de tamaris protégeait le potager :

« Que c’est joli ! que c’est joli ! » criait Michelle, le cœur débordant d’aise, à la vue des gros choux ronds craquelés au sommet, montrant leur cœur jaune, des carottes au léger feuillage finement découpé, des poireaux roides aux larges feuilles vert clair gracieusement retombantes, des navets bourrus, des haricots aux larges gousses mûres dont le vent secouait les grains avec un petit bruit de castagnettes. Et là-bas, un miroitement de pommes jaunes et rouges dans les hauts pommiers moussus.

Michelle restait en extase, son imagination n’avait jamais rêvé pareil délice. Hors le boulevard de la Villette aux arbres poussiéreux et malingres, les charrettes des maraîchères aux légumes fanés, elle n’avait nulle idée de la nature, de la bonne générosité du sol. Et elle entrait ses petites dents dans les fruits avec une joie naïve non encore émoussée.

Des figues rouges pendaient ouvertes à demi d’un gonflement de maturité, des grappes roses de raisins s’enchevêtraient sur un treillis formant berceau. C’était sauvage et délicieux ce coin de jardin mal entretenu, où l’homme mettait juste l’indispensable à la vie quotidienne. Pas une fleur cultivée, mais d’adorables semis naturels de giroflées parfumées et d’œillets roses venus dans le sable, jetés en graines par la brise ou les petits oiseaux. Puis les plantes grasses étalaient leur épaisse végétation habituelle au littoral, la ronde feuille de la passe-pierre, l’épais bourgeon du cactus…

C’était une féérie ; Michelle s’allongea sur le sable fin et doux d’où s’élançaient de petites asperges minces et vertes.

De l’autre côté de la haie de sapins et de tamaris, un douanier faisait les cent pas, l’œil sur les flots.

« Tiens, le gardien du square ! » se dit Michelle en se pelotonnant d’instinct derrière les buissons pour dévorer ses fruits.

Mais ce n’était pas de ce côté qu’il fallait craindre ; en sens inverse de la maison venait Rosalie, un panier au bras. Elle aperçut Michelle, la bouche et les mains pleines, sa petite robe maculée d’un écrasement de figues.

« Ah ! la vilaine créature, exclama la vieille servante, contrariée de ce surcroît de travail, d’embarras et de dépense amené par l’enfant. Elle n’est pas à prendre avec des pinces. »

La petite, en entendant ces mots, se mit à rire ; d’un geste gamin, elle allongea ses doigts, le pouce au nez, le petit doigt vers la servante, et elle courut, sautant comme un faon, les planches de légumes.

Rosalie regardait, oubliant ses salades, les deux poings sur ses hanches, et comme Michelle s’approchait d’elle, sa petite langue rose au bord des lèvres, ses jolis yeux rieurs et joyeux, la vieille fille de la côte eut un ressouvenir de sa jeunesse libre au bord des grèves, et quelque chose comme un attendrissement passa dans son cœur. Elle secoua la tête, laissa tomber ses bras :

« Ah ! tu peux rire, va fillette. »

Et elle se courba péniblement vers la terre pour cueillir ses chicorées.

« Attendez, dit l’enfant, je vas vous aider. »

Elle saisit le couteau, le panier, évitant ainsi toute besogne à la servante et elles rentrèrent ensemble.

Ce petit service fut récompensé tout de suite, Rosalie lava sans rien dire les taches du costume, fit baigner dans l’eau fraîche le visage et les mains de l’enfant. Puis quand les ablutions furent finies, Rosalie et Michelle se mirent ensemble à éplucher la salade assises devant la porte. Tout à coup, la petite s’écria :

« Ah ! j’aimerais bien mieux que ce soit vous, ma grand’mère ! »

Cette fois, le cœur de Rosalie s’émut tout à fait, elle tendit les bras et Michelle embrassa à pleines lèvres les vieilles joues halées de la domestique.

Sur le seuil du perron, debout, roide et digne, la douairière voyait cette scène, un sourire indulgent joua sur ses lèvres.

« Allons, se dit-elle, l’enfant a du cœur. J’ai été, moi, trop sévère dès l’abord ; cette pauvre servante a su mieux s’y prendre ; enfin, ajouta-t-elle avec son irrémissible orgueil que soixante-dix années de combat n’avaient pu vaincre, les plébéiens se devinent, la fille du marchand de bœufs va au-devant de ses pareilles. » Aussitôt, la marquise se reprocha cette pensée comme une faute, car, si elle n’était pas toujours maîtresse d’un premier mouvement, du moins, elle se jugeait impartialement ; elle appela avec douceur :

« Michelle ! viens près de moi, tu as joué, couru, il faut venir te reposer et apprendre qu’une fille bien née ne vit pas à la cuisine. As-tu apporté un catéchisme ?

— Pour sûr, le bouquin est dans le baluchon.

— Eh bien ! va le chercher, nous allons essayer ensemble de nous rappeler les saintes doctrines de notre religion. »

La fillette partit en sautant, elle s’attarda vers Tribly ; puis elle s’amusa à secouer la salade dans le panier de fil de fer. C’était si drôle de voir les gouttelettes brillantes asperger le chat qui dormait en rond et qui bondit sous l’insulte.

Après, elle s’égara dans les longs couloirs du vieux château, allant dans les chambres vides et nues où elle trouva toute une collection de chauves-souris groupées en tas sous le volet d’une fenêtre ; leurs petits yeux vifs, leurs oreilles recourbées ainsi qu’une corne de chèvre, leurs étranges ailes sans plumes, l’intéressaient infiniment :

« La drôle de binette ! » exclama-t-elle, puis, comme la nuit arrivait, qu’elle avait refermé la porte par où passait un reste de jour, voilà que les oiseaux se mirent à voler. Alors Michelle eut peur et se sauva effarée.

Elle finit par trouver « le baluchon ». Il avait été déposé dans le salon, elle s’assit à terre et se mit en devoir de délier les courroies qui renfermaient deux ou trois petits tabliers, une robe, un peu de linge et un vieux livre usé, sur la couverture duquel on lisait encore : Pierre Carlet.

Ce pauvre souvenir, elle l’avait glissé le matin même du départ dans ses effets, et à présent, elle le retrouvait avec une grosse émotion.

La distraction du jour l’avait empêchée de penser, et tout à coup, cette vue la rejetait dans le passé, elle se rappela son père aimé si doux, si bon, qui lui avait appris par cœur ses premières prières, elle serra sur son cœur le paroissien et avec de gros sanglots elle cria aux échos solitaires :

« Papa ! papa ! »

Tribly l’avait suivie, il s’approchait caressant, gémissant lui aussi avec son instinct de bête affectueuse, alors elle le prit par la tête, l’embrassa à pleines lèvres, comme un ami, un compagnon.

Peu à peu, elle glissa des larmes à la prière, puis ses yeux se fermèrent : la fatigue de la journée, la griserie du grand air la conduisirent au sommeil, elle s’affaissa sur ses maigres nippes, son petit corps réchauffé par le voisinage du brave chien.

V


Au bout d’un assez long temps, la marquise, surprise de ne pas voir revenir sa petite-fille, appela Rosalie.

« Voyez donc, dit-elle, où peut bien être allée Mademoiselle, je crains qu’elle ne soit repartie courir au jardin, il se fait tard et c’est l’heure du souper. Cette petite n’a pas idée de l’obéissance. »

Rosalie n’alla pas loin, elle appela Tribly, sachant bien déjà qu’où était l’un serait l’autre, et quand elle vit le chien apparaître, s’étirant, ouvrant en un long bâillement sa gueule énorme, elle alla d’où il venait et trouva Michelle.

« La pauvre petite chatte est rompue de lassitude, dit-elle, venez donc voir, Madame la marquise, comme elle s’est bien endormie. Si je la portais dans son lit sans l’éveiller.

— Si vous en avez la force Rosalie faites-le, si non, éveillez-la et elle marchera seule. »

Rosalie se pencha malgré ses rhumatismes, et, d’un grand effort de courage, elle enleva l’enfant.

Alors, à travers les couloirs sombres, ce fut une course pénible, le pas traînant de la vieille et le bruit des ongles durs de Tribly sur les dalles, résonnaient en écho sous les voûtes. Au fond du chemin de ronde une porte était ouverte, elle donnait dans la tour Est du château, la tour du guetteur, et là, au rez-de-chaussée, on avait dressé un lit de fer, une table et un petit banc pour loger la fillette. Rosalie la déshabilla doucement, avec précaution, la borda soigneusement dans la couchette et puis comme elle craignit que l’enfant venant à s’éveiller n’eût peur, elle fit coucher Tribly sur la descente de lit.

Puis, se penchant sur Michelle, la servante déposa un baiser sur le front pur de l’orpheline en murmurant, une fierté au cœur :

« Je puis bien t’embrasser, ma fille, puisque tu as souhaité que je sois ta grand’mère. »

Après, elle reprit le long corridor de son pas traînant, toute remuée de cet élan de tendresse spontané de la fillette, ayant inné dans l’âme, ainsi que toute femme, l’amour de l’enfant.

Michelle dormit jusqu’au jour, les chauves-souris eurent beau voler au travers des petits carreaux de vitres brisées, les chats-huants se répondre en leur dialogue lamentable, rien ne troubla la paix de l’enfant endormie sous la garde des anges.

Il était jour déjà quand Michelle ouvrit ses grands yeux étonnés et les promena sur l’inconnu des choses. Où donc était-elle ?

Elle sauta à terre, tout de suite rassurée par le contact du poil chaud et lisse du bon Tribly couché au bas de son lit et sur le corps duquel ses petits pieds nus se posaient.

Elle courut à la fenêtre, des branches de lierre l’obstruaient, des vignes-vierges entraient rampantes et preneuses ; encore, l’enfant s’émerveilla ; tout était beau ici, la nature et les bêtes !

La porte s’ouvrant la dérangea, Rosalie, une tasse de lait en main, pénétrait le sourire aux lèvres tandis que l’enfant surprise courait se jeter au cou de la vieille servante :

« Paix, fit la bonne ravie, tu vas renverser ton déjeuner ! et puis veux-tu bien t’habiller et ne pas courir ainsi sur les dalles de granit pour t’enrhumer après ! Sais-tu au moins t’habiller ?

— Ah ! pour sûr que je sais m’astiquer, tu vas voir. »

Elle sauta sur ses chaussettes, les enfila en un tour de main et, comme un coup de sonnette appelait Rosalie, elle continua seule bavardant avec le chien.

« T’es heureux, toi, ta toilette te pousse sur le dos, ta robe s’use pas et on ne te donne pas de taloches pour les taches que tu y fais ; t’as de la veine, mon vieux. Attends, on va déjeuner. »

Elle fit deux parts du pain bis et versa dans l’assiette la moitié de son lait, puis les deux amis mangèrent. Ce fut vite expédié, les deux amis ayant très faim.

Michelle alors sortit de sa chambre avec la pensée d’aller courir dehors, mais en passant devant une porte, une voix la retint.

C’était la parole grave de la douairière :

« Viens ici, ma fille, j’ai à te parler. »

La fillette dut entrer, fort ennuyée d’un tel retard à ses projets, et resta droite, plantée sur le seuil, devant sa grand’mère encore couchée un livre de prière à la main.

« Approche, fit la marquise, comment, tu es prête déjà ?

— Oh ! j’ai pas la flemme avec un soleil comme ça, répondit joyeusement Michelle.

— Quelle bizarre façon tu as de t’exprimer ma pauvre enfant ! tu sens la rue ; écoute, il va falloir veiller sur tes paroles, m’obéir ; comme je n’aurais pas la force, à mon âge, de t’instruire, je vais te mettre chez de bonnes religieuses qui auront soin de toi.

— Alors, je vais retourner à l’école, fit Michelle déçue, je serai encore enfermée.

— Tu auras des heures de travail et de récréation. Tu peux, en attendant, courir en liberté ; va, quand tu entendras sonner la cloche, rentre. Ce sera l’heure du dîner. »

La petite, avec son instinctive tendresse, passa ses bras autour du cou de la marquise et l’embrassa de tout cœur.

« Va, mon enfant, as-tu fait ta prière du matin ?

— Toujours, comme je la récitais avec papa.

— Désormais, tu viendras prier avec moi en te levant et le soir. Dieu aime qu’on se réunisse pour l’invoquer.

— Oui, grand’mère. »

Michelle s’enfuit en courant ; grisée de liberté, elle franchit la grille, descendit la pente et arriva haletante sur la grève où elle se laissa tomber sur le sable fin. La mer tout doucement montait transparente et tiède sur les roches incrustées de mica. L’enfant trempait ses mains dans les creux de rochers où nageaient de grises crevettes, elle s’amusait à récolter des coquillages et des algues apportés par le flot ; c’était pour elle le paradis terrestre, la liberté de la création.

« Tiens, la petite Mouette ! fit tout à coup le pêcheur Lahoul qui passait, son filet sur l’épaule ; hein, tu te ballades à l’air frais, veux-tu embarquer avec moi ?

— Non, parce que je dois rentrer à la niche pour l’heure de la pâtée. Après, j’irai à l’école.

— Ah ! tu vas aller à l’école, eh bien, cours alors, tu auras assez le temps de t’ankyloser les jambes sous les bancs de la classe. »

Le pêcheur s’éloigna sifflant, et Michelle resta seule ; elle courut un moment au-devant des vagues qui la forçaient à rétrograder, puis elle finit par se coucher sur le sable, le front dans les mains, et peu à peu elle glissa au rêve, à la réflexion, qui, même à sept ans, naît dans la solitude. Elle regarda de loin des enfants qui suivaient leur mère, en recevaient des caresses et de bonnes paroles, et dans sa cervelle enfantine s’ébauchait un travail d’étude décevante, et elle reportait vers le ciel ses yeux naïfs, comme pour un inconscient appel de protection.

La petite mouette, ballottée au vent du large, n’est pas jetée à la côte pendant la tempête ; la petite Michelle, comme l’oiseau, n’est pas abandonnée du divin Protecteur.

Toute son existence d’orage et de lutte elle se souviendra de ce jour d’antan où les goélands rayaient de l’ombre de leurs ailes le sable ensoleillé ; elle reverra cette matinée en face de l’immense horizon mouvant, et dans le rude combat de ses jours, elle pensera souvent, la Mouette voyageuse, au nid solitaire caché au creux des rocs… Mais, si houleuses que soient les vagues, si âpre que soit la bise, toujours au-dessus des nuages, l’éternel bleu des croyants resplendira.


VI


Quelques jours s’écoulèrent, heureux pour l’enfant qui s’acclimatait à ravir ; peu à peu elle conquérait sa grand’mère, dont la solennité ne l’effrayait plus. Elle marchait gravement près d’elle pendant la courte promenade que faisait chaque jour la vieille marquise et si elle n’arrivait pas à parler encore d’une manière convenable, elle s’y essayait du moins avec une extrême bonne volonté.

Un rude chagrin par exemple ce fut d’aller en classe, de se tenir correctement devant un pupitre avec des élèves appartenant aux familles nobles de Bretagne, de se voir fréquemment punie pour ses façons.

À la longue, elle s’y fit cependant, trouva un réel charme à l’étude et obtint aux prix de beaux succès.

Sa grand’mère la complimenta avec effusion, Rosalie pleura de joie, et les vacances furent un rêve délicieux.

Huit années s’écoulèrent ainsi avec la régularité monotone des mêmes devoirs pieusement accomplis. Les bonnes religieuses qui avaient admis Michelle sans rétribution, par égard pour sa grand’mère, trouvaient en son application, en sa piété, la récompense de leur peine et, à la fin de la dernière année, quand aux applaudissements de tout le couvent, la jeune fille eut le prix d’excellence, ce fut réellement un beau triomphe, d’autant plus méritoire, qu’il était dû seulement à l’application et à la bonne conduite.

Michelle, sans argent de poche, sans gâterie d’aucune sorte, sans sortie la plupart du temps, n’avait trouvé de joie que dans le travail et l’affection des femmes dévouées qui l’instruisaient.

Souvent, près des élèves, elle avait rencontré le dédain et l’intention blessante ; mais, très digne, elle avait su se replier sur elle-même, chercher au pied de l’autel le refuge et le courage, et de la sorte elle avait pu franchir cette passe de l’éducation en commun si pénible aux enfants pauvres, en dessous toujours de leurs compagnes plus fortunées.

Michelle rentra à la Roche-aux-Mouettes l’année de ses quinze ans ; câlinement elle embrassa les deux vieilles femmes qui allaient retrouver un rayon de soleil au contact de son printemps. Elle enleva lestement, dès le soir de son retour, la serviette transparente d’usure que la marquise essayait de repriser pour lui demander de s’user encore, et elle dit gentiment :

« Ceci, grand’mère, est mon ouvrage, vous allez à présent vous reposer ; l’heure de ma rentrée au foyer sera celle de votre tranquillité, et toi, vieille Rosalie, tu n’iras plus arroser au jardin, ce sera mon plaisir et ma distraction ; au lieu du petit parterre du couvent que je cultivais pour rire, j’aurai la joie de vous servir ma récolte. »

Michelle souriait en disant ces paroles, allant, venant déjà pour mettre le couvert, préparer le repas du soir, et les deux femmes la suivaient d’un œil attendri qui se voilait chez Rosalie d’une infinie gratitude, et chez la marquise d’une tristesse reconnaissante en face de l’obligation, si peu en rapport avec son rang social, mais si nécessaire, qu’assumait sa petite-fille.

Une autre charge allait encore tomber sur les épaules si faibles de la douairière de Caragny : Mme Carlet, qui depuis la mort de son mari vivait dans une maison de santé payée par l’intermédiaire du prêtre qui avait montré jadis tant de bonté à la famille, se trouva tout à coup forcée d’en sortir. Le curé avait été changé de paroisse et la protectrice était morte. De plus, la pauvre femme, qui jouissait d’une parfaite santé physique, n’avait recouvré au moral qu’une intelligence obscure où un peu de la folie des grandeurs germait au milieu d’une absence absolue de jugement.

Elle écrivit donc à sa mère qu’elle revenait s’installer près d’elle à la Roche-aux-Mouettes.

« Michelle, dit un matin la marquise à sa petite-fille, pendant qu’un beau soleil d’août éclairait une mer calme d’un bleu foncé, ta mère arrive ce soir.

— Maman ! »

L’enfant ouvrit de grands yeux. Cette mère, elle l’avait presque oubliée, priant pour elle chaque jour, sans songer jamais à souhaiter sa venue ; pourtant, à cette nouvelle quelque chose vibra en elle et elle s’écria :

« Maman ! ah ! enfin. C’est à peine si je me rappelle son visage. Je vais être bien heureuse de l’embrasser ! »

La grand’mère secoua la tête. Sa joie à elle s’atténuait à la pensée de ce surcroît de charges, de cette énorme difficulté qui surgissait encore, mais elle ne voulut pas attrister sa petite-fille, elle dit simplement :

« Va prévenir, Lahoul, mignonne, pour qu’il aille chercher ta mère à la cale de Dinan et toi, si tu le peux, va jusqu’à la gare. En passant par l’église de Saint-Malo rentre et prie saint Antoine de Padoue, j’ai réellement bien besoin qu’il me fasse trouver des ressources. »

Elle dit ces mots tout bas comme honteuse, et Michelle comprit, eut un beau sourire et répondit gaîment.

Aux petits des oiseaux il donne la pâture
Et sa bonté s’étend sur toute la nature

Elle courut d’un trait chez le pêcheur, il était justement en train de ranger ses poissons dans les paniers que sa femme et son fils devaient porter et vendre au marché de Dinard. La fillette s’émerveilla à la vue des maquereaux argentés, des langoustes violacées, des larges raies au dos épineux ; de gros crabes marchaient de côté, les pinces ouvertes et sur toutes ces bêtes de la mer, le marin jetait du goémon humide pour les préserver des rayons ardents du soleil.

Il sourit à sa visiteuse, la petite Mouette toujours pour lui.

« Mon vieil ami, dit l’enfant joyeuse, je vous accompagnerai tantôt pour chercher maman au train de 6 h. 15 à la gare de Saint-Malo.

— Ah ! fit le matelot, comme ça, faudra qu’on aille aborder au grand Bay à cause de la marée, le port sera à sec.

— Tant pis, je vous laisserai dans l’Alcyone et j’irai seule au chemin de fer.

— Oui dont, répondit le malouin en son dialecte du pays, seulement j’ai quelques casiers à lever vers l’île Harbour et si vous voulez, on partira plus tôt.

— Quel bonheur ! Pour sûr je ne serai pas en retard. À quelle heure faut-il embarquer ?

— Dame, d’ici à Saint-Malo, si le norouà[1] continue, faut compter une demi-heure en passant sous la tour du jardin pour voir à mes engins. Du grand Bay à la gare, vous avez un rude bout de chemin à faire à pied.

— Ça ne m’inquiète guère.

— Donc, à 3 heures, Mademoiselle, on démarrera.

— Bon, c’est entendu, mon vieux. »

Michelle reprit sa course le cœur mis en joie.

Elle allait légère, vive, étrangement mise pour son âge avec sa robe de toile bleue liserée de blanc qui lui venait à la cheville, ses chaussettes grises, son gros jersey blanc tricoté par Rosalie et son béret bleu de matelot planté au hasard sur ses boucles rousses.

Elle n’avait aucune coquetterie native, se trouvait à l’aise et ne songeait pas à son peu d’élégance.

Sur le chemin déjà tracé à cette époque s’élevaient de jolies villas bâties et habitées par des étrangers tentés et retenus par la beauté du site. À une fenêtre d’une des plus agréables maisons sur le balcon de laquelle on lisait ce nom bizarre : Roussalka[2], un homme tenant en main une longue-vue marine inspectait la mer. À la vue de la petite voyageuse il avait baissé sa lunette et maintenant il descendait le perron conduisant à la grille du jardin.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, très grand, taillé en hercule, à forte moustache blonde. Il portait un complet de flanelle blanche.

Tiens, se dit Michelle, le drôle de personnage, il ne ressemble pas à nos Bretons, quand il lève les yeux on dirait l’éclair d’un sabre. Et elle marcha plus vite. À déjeuner, elle dit :

« Grand’mère, il y a beaucoup de baigneurs sur notre côte cette année ?

— Toujours de plus en plus, on bâtit des chalets superbes, les étrangers surtout abondent en ces parages, et même ils sont forts gênants pour moi.

— Pourquoi, grand’mère ?

— Parce que, désœuvrés en leur villégiature, ils ne savent à quoi employer leur temps, et mes vieilles ruines perdues sous les lichens les tentent. Je reçois sans cesse des demandes de promeneurs voulant les visiter.

— Et vous refusez ?

— Souvent. Des fois, je consens, pour que Rosalie qui les accompagne ait un petit pourboire. Elle est si peu payée, la pauvre créature.

— Alors, grand’mère, nous sommes très, très pauvres ?

— Hélas, mon enfant, si pauvres, que lorsque la petite retraite que je dois à la générosité au roi s’éteindra à ma mort, ta mère et toi serez sans ressources.

— Je travaillerai, grand’mère.

— À quoi ? Une femme en ce monde a peu de ressources.

— Mais je suis forte, je puis pêcher. »

L’aïeule haussa les épaules avec un triste sourire.

« Père ne possédait donc rien ?

— Tout fut englouti, ma pauvre enfant ; allons, ne parle pas du passé, c’est rouvrir inutilement la plaie saignante de mon cœur. »

La petite courba le front. Très loin, en sa pensée, elle revoyait le bon visage tendre de son père, elle entendait de chères et douces paroles, de grands bras robustes la soulevaient de terre, lui faisaient cueillir des fruits sur de hautes branches et des yeux tristes fixaient les siens avec une infinie tendresse.

Malgré elle, des larmes vinrent noyer ses cils et elle resta silencieuse, perdue en ce passé fugitif…

Après le frugal repas, elle remit tout en ordre, courut au jardin ramasser les légumes pour le soir, puis elle se dit que pour la venue de sa mère, il fallait donner à la maison un petit air de fête, cacher par des bouquets les tentures en lambeaux.

Des fleurs, la nature y pourvoyait, les petits oiseaux en semaient dans leur vol car le jardinier ne perdait pas son temps en inutile culture. Il plantait des productions maraîchères et vendait aux étrangers tout ce qui était présentable afin de recueillir ainsi le salaire de sa peine.

Mais la dune était là avec ses œillets roses, ses giroflées mauves au feuillage vert d’eau, ses grands chardons bleus, des boules rouges de rosiers nains, venus dans le sable, et les épaisses fougères roussies par le vent salé.

Michelle courut vers la dune, le soleil de midi faisait flamber ses cheveux dorés ; la fatigue, la chaleur avaient rougi ses joues, et son énorme gerbe de plantes liées de longs fils de goémons posée sur son épaule, elle allait, enfonçant à chaque pas dans le sable friable et brûlant.

Au détour du chemin, elle eut un brusque arrêt, un sursaut la rejeta en arrière.

Là, debout, la regardant gravir, l’homme du matin se profilait.

Il tenait en main une petite boîte noire qu’il venait brusquement de dresser devant elle, la refermant presqu’aussitôt.

À présent, il glissait cette boîte dans le sac qu’il avait en bandoulière. Michelle n’était ni craintive, ni timide, elle passa fièrement, mais le chemin, très étroit, resserré entré deux talus de pourpier, l’obligea à effleurer le promeneur, et les branches de sa cueillette se prirent dans la courroie de la longue-vue de l’étranger, forçant ainsi la jeune sauvage à s’arrêter.

« Petite fée des bruyères, demanda l’inconnu, voulez-vous me permettre de visiter votre palais ? »

Elle secoua la tête, sans comprendre ce langage imagé, d’autant moins que celui qui parlait avait un accent étranger ; elle vit qu’il avait des yeux bleus, calmes et fiers, une physionomie énergique, éclairée en ce moment d’un sourire un peu gouailleur.

Il reprit devant le silence de l’enfant :

« Voulez-vous m’admettre à visiter votre aire, jeune aiglon, ces ruines tentent un touriste ; lui ferez-vous la grâce de le laisser les admirer de plus près ? »

Et comme toujours, Michelle demeurait sans répondre, occupée à recharger mieux son paquet bourru et piquant, il ajouta :

« Vous ne comprenez sans doute que le breton ; moi, je sais tout juste le français… »

Un bond de l’enfant, qui prenait sa course à toute jambe, arrêta la phrase commencée, elle se termina par un franc éclat de rire, tandis que le promeneur braquait de nouveau son appareil photographique sur la fuyante.

Michelle ne s’arrêta qu’à la cuisine où elle tomba essoufflée sur le banc de chêne, en nage, et ses petites mains brunes au front, ses coudes sur les genoux, elle resta pensive sans entendre les reproches de Rosalie qui la grondait de s’être misé dans un pareil état.

Le sentiment dominant en elle était la peur, une incompréhensible peur. Cet inconnu cependant n’avait voulu lui faire aucun mal, il ne l’avait ni menacée ni poursuivie, mais elle avait passé dans son ombre, elle avait senti l’impression que doit avoir le petit poisson des eaux calmes quand il voit au-dessus de lui s’étendre la vision des mailles serrées de l’épervier, et elle demeurait pour la première fois de sa vie rêveuse, les yeux entr’ouverts pour des choses inconnues.

Ses fleurs restaient à ses pieds et il fallut que Rosalie lui rappelât l’heure de la marée, l’attente de Lahoul au petit port.

Alors elle se leva, se glissa furtive dans les douves à sec à cette heure du ressac, elle escalada la falaise, suivit le chemin de chèvre des douaniers pour descendre les rochers presqu’à pic et ne pas repasser par le sentier où elle avait si peur de retrouver son épouvantail.

VII


« Alors, mon vieux marsouin, il y a beaucoup de baigneurs cette année ? interrogea Michelle, pendant que son compagnon, assis à l’arrière, l’œil sur sa voile tendue au vent de norouà, filait l’écoute.

— Des baigneurs ? une flotte ; paraît que pas un chalet à Dinard reste à louer.

— D’où viennent-ils tous ces gens ?

— De partout, faut croire que leur pays vaut pas le nôtre, puisqu’ils jettent l’ancre chez nous. Ça m’arrange, moi. Je ne vas plus sur le banc de Terre-Neuve mettre mes hameçons, je gagne mon pain ici avec ma pêche.

— Et Minihic ne partira pas mousse ?

— Si, tout de même, mon fils, comme moi, verra Saint-Pierre et Miquelon. Un voyage au long cours éprouve le cœur du marin.

— Moi, si j’avais un enfant, je ne l’enverrais pas au loin, observa Michelle. Dites donc, Lahoul, qui est-ce qui loge là-haut sur la falaise ?

— À cette villa Roussalka ? un drôle de nom qui n’est ni breton, ni français ; paraît que c’est des Russes, des gens venus une fois dans un beau yach : ils allaient en Angleterre, un coup de vent les obligea à mouiller en rade de Saint-Malo. Ils ont visité la côte dans leur chaloupe et se sont enthousiasmés de notre baie. Alors, riches comme des boyards qu’ils sont, ils ont acheté tout le terrain au-dessus de la Goule aux fées, et y ont fait bâtir ce superbe chalet.

— Aujourd’hui, j’ai vu un des habitants.

— Un ! Il y en a dix, sept domestiques et trois maîtres. Les deux Russes, le mari et la femme, et un des leurs parents, qui est Allemand. Celui-ci se promenait ce matin dans la passe avec mon camarade Yvenc qui menait le bateau. Il avait un appareil photographique et il a pris des vues de votre Roche-aux-Mouettes.

— Ah ! fit Michelle, comment sais-tu tout cela ?

— Ma femme a vendu à la cuisinière mon magnifique turbot d’hier, et Minihec a couru porter le courrier des princes à la poste de Dinard.

— Des princes !

— Pour sûr, des princes ! et pas regardants, la main toujours ouverte ; mon gars a eu un joli pourboire, même qu’il s’en est acheté des souliers. »

La fillette ouvrait des yeux admiratifs, et le personnage rencontré le matin prenait dans son esprit des proportions légendaires.

Un homme qui répandait l’or en pluie, achetait des turbots de dix livres, était prince ; un homme qui arrivait en yacht, d’un monde inconnu ! En sa naïveté, elle pensait au chevalier du Cygne dont l’image était peinte sur un morceau de musique que jouait une élève au couvent.

Et elle ne parla plus guère ; la main pendante hors la barque, elle saisissait, distraite, les brins longs et gluants des goémons roux.

Lahoul releva ses casiers entre Cézembre et la Conchée, il jeta au fond de la cale des homards bleus et des langoustes violacées, il réinstalla ses engins et, comme le vent, fraîchissait secouant la bisquine[3], le matelot prit deux ris, cargua la misaine et l’on fila lestement vers la passe.

En vingt minutes, on fut à la cale du grand Bay, Michelle prit sa course sur la jetée glissante qui relie l’îlot à la terre ferme. Seule, la petite Mouette trottait lestement ; jamais accompagnée, par suite de la pénurie des serviteurs, elle vivait libre, et ce n’était pas trop étrange sur cette côte fréquentée par les Anglais.

Elle traversa la ville forte aux rues étroites et pittoresques, elle ressortit par la porte Saint-Vincent et, tout d’une haleine, se hâta vers la gare. À cette époque, les tramways bretons n’existaient pas encore. Dinard, née des fantaisies étrangères, n’avaient pas la vogue d’aujourd’hui, quelques omnibus seulement assuraient le service des trains.

Michelle, dont les poches étaient remplies de coquillages et dont la petite bourse ne contenait qu’un chapelet, dut se contenter de ses jambes pour se rendre à la sortie des voyageurs. Un gros embarras venait à sa pensée maintenant. Cette mère allait-elle la reconnaître ? La devinerait-elle facilement ? Son cœur la guiderait-il sans erreur ? on parlait toujours au couvent de la voix du sang, allait-elle savoir la comprendre ?

Le sifflet de la locomotive, le bruit, le jet de vapeur empourprèrent les joues de la fillette ; elle se précipita sur le quai, anxieuse.

C’était la saison des bains, beaucoup de gens descendaient à Saint-Malo. Et voilà que tout à coup, Michelle tressaillit : une femme, aux traits fatigués, à la toilette fanée mais prétentieuse, semblait chercher autour d’elle. Très timide, l’enfant s’avança ; la voyageuse alors eut un soutire, l’attira dans ses bras :

« Ma fille ! »

Michelle rendit bien l’effusion, elle retrouvait une vague souvenance.

« Maman ! quel bonheur, enfin ! Venez vite, grand’mère attend. »

Et s’emparant des sacs et menus objets, la petite entraîna sa mère.

« Tu es seule, demanda Mme Carlet.

— Oui, grand’mère ne sort jamais et Rosalie est si lasse !

— As-tu une voiture ?

— Mais… non. Lahoul attend avec son bateau au grand Bay et même hâtons-nous pour arriver avant la nuit. Venez. »

Mme Carlet eut une déception visible dans son attitude, mais sans doute elle ne trouva aucun moyen d’agir autrement, car elle suivit sa fille qui s’était chargée de tout, vaillante et rieuse.

« Ah ! ma chère maman, comme j’étais impatiente ! Alors vous restez avec nous ?

— Oui… oui, gémit l’arrivante, je suis horriblement fatiguée. Va donc moins vite. Nous allons à la cale de Dinan ?

— Eh ! non, la mer est basse, il faut filer au grand Bay. Du courage, mère, ce n’est pas bien loin tout de même. Tenez, donnez-moi encore ce livre qui vous gêne. »

Michelle glissa le volume sous l’un de ses bras, les parapluies sous l’autre, puis, la valise d’une main, le sac de voyage de l’autre, elle marcha résolument le sourire aux lèvres. Ses bras minces se roidissaient, les muscles saillaient et les veines gonflées de ses mains prouvaient l’excès du poids.

Sa mère suivait en gémissant sans trêve.

À travers les rues montueuses de la ville, la fatigue s’accentua, Michelle dut un instant poser à terre ses paquets, les changer de côté, mais elle s’amusait, se moquait d’elle-même.

« Votre bourriquet a plus de cœur que de force, mère. »

Quand elles parvinrent à la cale d’embarquement, l’enfant, rouge, essoufflée, le front trempé de sueur, se laissa tomber sur le banc. Mme Carlet, aidée de Lahoul, s’assit à l’arrière, et le marin, remarquant l’état de l’enfant, lui jeta sur les épaules sa vieille vareuse de laine bleue, tandis que sa mère se garait du ressaut des vagues avec son plaid de voyage.

Le vent chassait la barque et l’on dut tirer des bordées, prendre encore des ris ; un peu de houle accentuait l’embouchure de la Rance, et la légère bisquine tanguait ferme au grand plaisir de Michelle et au grand effroi de Mme Carlet qui poussait des cris de frayeur.

« Oh ! rien à craindre, répétait le matelot, à la moindre saute de vent, je file l’écoute et redresse la quille avec mon gouvernail. C’est la grande marée qui nous vaut ça, on va mettre un quart d’heure de plus, ce n’est pas une affaire !

— N’importe, ordonna Mme Carlet, abordons à Dinard, j’aime mieux faire à pied la route jusqu’aux Mouettes que de filer par mer sous Saint-Enogat. »

En effet, on jeta le grappin à la vieille cale ; Lahoul aida ses passagères à sauter à terre, puis :

« Laissez vos bagages, mamzelle, dit-il obligeant, je les porterai ce soir au château.

— Non, non, observa l’arrivante, je suis trempée, j’ai besoin de suite de mes bagages ; prends-les, Michelle. »

L’ordre était inutile, la fillette, rechargée, montait déjà la pente abrupte qui mène en ville. Cet exercice d’ailleurs lui était on ne peut plus salutaire après la transition glaciale de l’air vif du large.

Le crépuscule avait gagné la côte, la haute mer seule gardait la clarté des nuages du couchant. Au bord de la route, les chalets se piquaient de lumières et en passant devant la Roussalka, l’enfant leva les yeux.

Sur la véranda, abritée par une cloison vitrée, une grande lampe voilée d’un immense abat-jour épandait sa lueur autour d’une petite table chargée de tasses et de flacons. Trois personnes se tenaient autour. C’étaient deux hommes et une femme vêtue d’une vaporeuse toilette blanche. Leur causerie semblait joyeuse, ils souriaient gaiement.

Comme les deux voyageuses passaient au ras de la grille, l’un des hommes se leva brusquement, vint sur le perron, et, accoudé à la rampe de granit, il suivit longtemps des yeux la marche falote des deux femmes.

S’il avait été jour et que la fillette se fût retournée, elle eût été grandement surprise devant l’expression bienveillante, presque émue, de ce regard habituellement dur. Peut-être, en sa naïveté de simple créature, eût-elle éprouvé un peu de sympathie pour cet étranger que le hasard ou plutôt la Providence jetait au travers du chemin difficile, montueux, abrupt où elle haletait péniblement. Peut-être eût-elle deviné en cette rencontre le doigt de Dieu, le nœud de sa destinée… mais l’enfant ne songeait pas encore à l’avenir ; aucun autre horizon que celui du lendemain ne déployait devant elle son insondable inconnu.

Lui, l’étranger, l’homme au milieu de la vie qui a l’expérience des jours et connaît les déceptions qu’offre la société mondaine, pensait, le front dans ses mains, par cette lumineuse nuit d’été :

« Quelle vaillante petite sauvage, souple et vive, sans coquetterie, sans fausseté, le type idéal de la créature primitive, que n’a déformée, ni éducation, ni contrainte. Si je me mariais jamais, voilà la femme que je voudrais voir à mon foyer. Ce matin, je la regardais adresser sa prière au pied de l’autel de la Vierge, et quand une jeune fille possède cette pureté d’intention, cette foi naïve, on peut, en toute sûreté, lui confier l’honneur de son nom. Ah ! quelle différence avec nos villes remplies de comédiennes, sans loyauté et sans religion ».

Et il rêva longtemps encore au bruit des vagues qui s’harmonisait avec la brise dans les sapins et mettait dans l’âme une exquise impression de paix.


VIII


L’accueil que la douairière fit à sa fille fut tristement ému.

Ces longues années avaient changé l’une et l’autre ; une gêne en était venue, et leur conversation n’avait pas l’élan palpitant de l’intimité reconquise. Michelle vint heureusement amener la diversion de sa bonne volonté.

« Mère, venez. J’ai préparé votre chambre. »

Mme Carlet se leva ; elle voulut revoir la maison, retrouver son appartement, et elle eut une angoisse, en constatant combien le délabrement s’accentuait dans la pauvre maison, que nul n’entretenait, où, partout, filtraient des lierres envahisseurs, où les fenêtres, veuves de carreaux, étaient bouchées de vignes-vierges folles.

La nature reprenait ses droits au mépris des ouvrages temporaires de l’homme. Cependant, elle eut une joyeuse surprise en revoyant sa chambre. Les vitres brisées avaient été remplacées par des carrés de papier soigneusement collés ; des gerbes de plantes vertes inodorantes cachaient la vétusté des tentures ; un tapis, fait de lisières tricotées, couvrait la table ; des housses propres et bien reprisées dissimulaient la trame des fauteuils, et une jolie couverture en coton tissée artistement, à l’aide d’un petit crochet de fer, représentant des roses et des losanges, décorait le lit.

Mme Carlet tendit les bras à sa fille.

« Comme tu es habile, ma chère Michelle ! je te devine en tout cet arrangement. »

L’enfant eut un rire de joie avec des larmes d’attendrissement dans les yeux. Comme elle était payée de sa peine !

Elle se mit à ranger les bagages, aida à la toilette de nuit de sa mère, puis, comme Rosalie l’appelait d’en bas pour mettre les barres de fer aux portes et clore jusqu’au lendemain, elle partit en courant. La vieille servante et l’enfant, unissant leurs efforts, parvinrent, ainsi qu’elles le faisaient chaque soir, à faire glisser dans les rainures les lourdes traverses qui tenaient les volets, puis, Michelle, expansive et joyeuse, mit deux baisers sur les joues ridées de Rosalie, et se sauva enfin dans sa tour où, brisée de fatigue, elle s’endormit aussitôt sa prière faite.

Au matin, de bonne heure, comme d’habitude elle s’éveilla. Six heures ! Le soleil arrivait au sommet des grands tamaris ; il fallait sauter du lit, filer au jardin, cueillir les légumes, les fruits avant la chaleur, pendant que Rosalie préparait le déjeuner. Ce fut très vite accompli toute cette besogne, et quand la sonnette de la douairière vibra, le lait était chaud, le pain grillé. L’enfant prit le plateau, monta légèrement le grand escalier de pierre, et vint, ainsi qu’elle le faisait chaque jour, offrir le bonjour à son aïeule.

Mme de Caragny eut un sourire à l’entrée de sa petite-fille ; elle passa doucement sa main sur les joues fraîches de Michelle et, avec une profonde tristesse, peinte dans ses yeux enfoncés et rougis :

« Ma mignonne, dit-elle, assieds-toi un instant près de moi ; nous allons partager ce repas, veux-tu ? Et tu porteras le tien à ta mère.

— Grand’mère, buvez votre lait, je reviens du verger et j’ai déjeuné comme une princesse sous les figuiers. »

À ces mots dits gaiement, deux larmes coulèrent le long des rides de la douairière, qui, ne pouvant parler, prise d’émotion, d’un geste éloigna l’enfant.

« Ma fille, dit à son tour Mme Carlet, quand Michelle arriva chez elle avec son plateau, tu serais bien gentille de brosser ma robe, et puis, deux boutons manquent au corsage, recouds-les donc aussi ; dans la journée, eu t’amusant, tu devrais bien reborder ma jupe.

— Soyez sans crainte, mère, tout sera fait ; avez-vous bien dormi ?

— Assez peu, le changement m’a dérangée, mais je m’y ferai, il faut que je m’y fasse, mon Dieu ! Sais-tu Michelle comme je suis malheureuse ?

— Pourquoi mère ? Vous n’êtes pas malade, vous n’avez pas l’air très vieille non plus : grand’mère et Rosalie sont bien plus à plaindre que vous. Il ne faut pas vous faire du chagrin. Regardez comme il fait beau dehors, voulez-vous que je vous aide à vous habiller ; nous irions ensemble à l’église ?

— Je n’en aurais pas la force, je t’assure ; Il m’est impossible de me lever avant dix heures. Va prier pour moi, j’ai été éprouvée, si cruellement ! »

Elle retomba sur l’oreiller, les yeux vagues, repartie dans l’ancien temps où la richesse lui procurait toutes ses joies ; sans énergie, sans le rayonnement intérieur qui met en toute peine une consolation, la pauvre femme restait anéantie, et son épreuve à elle était en effet la plus dure, parce qu’elle n’avait pas dans l’âme, ainsi que sa mère et sa fille, la résignation chrétienne.

L’après-midi fut longue, une grande chaleur montait du sable doré des dunes. Rosalie somnolait sur sa chaise basse, son tricot immobile entre les mains ; la vieille douairière promenait un œil éteint sur la cour, aux pavés disjoints, enveloppés d’herbe ; Mme Carlet, qui avait trouvé un roman, à demi dévoré par les rats, le feuilletait, distraite, et Michelle, pieds nus, sa petite robe, relevée sur sa jupe de dessous, arrosait les salades dans les carrés déjà envahis d’ombre.

Soudain, toutes tressaillirent ; la cloche avait vibré énergiquement.

Et presqu’aussitôt la poterne s’ouvrait devant un étranger.

Très respectueux, il s’avança vers la marquise, son chapeau de paille à la main et s’inclinant :

« La marquise de Caragny, sans doute, » dit-il.

Et sur l’inclination sérieuse de la douairière, il reprit :

« Me ferez-vous l’honneur, Madame, de me laisser prendre d’ici une photographie de votre château ? Ce vieux puits au chapiteau couronné de plantes grasses, ce cloître à colonnes sont très remarquables. Je ne serai pas importun, quelques minutes seulement…

— Agissez, Monsieur, à votre loisir ; je ne reçois personne d’habitude, je vis isolée avec ma famille, mais puisque vous avez pris la peine de monter jusqu’à nous, vous pourrez juger d’une vue unique.

Rosalie, accompagnez Monsieur. »

Michelle avait reconnu de suite le promeneur de la veille, et un peu honteuse de son étrange tenue, elle avait hâtivement baissé sa jupe et lâché ses arrosoirs. L’étranger suivait la servante. En passant devant la jeune fille, il la salua profondément, comme s’il se fût incliné devant une reine déguisée.

Rosalie, tout à son rôle de cicérone, très alléchée par la pensée du pourboire, s’épandait en explications, mêlant les siècles et les rois : elle racontait l’histoire de Huc de Caverley, venant en Rance, avec ses navires, et luttant contre la France sous l’œil de Bertrand Duguesclin qui, du haut des remparts de Saint-Malo, admirait son ennemi.

Elle parlait du Prince Noir, d’Arthur de Bretagne, de Fernand de Rodays fondant Dinard : elle montrait la tourelle pointue de l’un et la villa de l’autre ; elle brouillait pas mal l’histoire avec un superbe aplomb, et lui écoutait gravement, interrogateur, quand elle venait à se taire, mais alors il changeait de sujet.

« Vous vivez ici toute l’année ? demandait-il, dans cette ruine où filtre le vent de mer, où le froid doit être terrible avec cette misère qui se lit sur vos murs ? Et la petite fée qui court le matin sur les bruyères, est-ce la fille de la marquise ou la vôtre ?

— La mienne, oh ! non, mais je l’aime tout comme. La petite Mouette est la fille de Mme Carlet.

— Qui est-ce Mme Carlet ?

— Cette dame là-bas, qui lit.

— Ah ! et la douairière est la grand-mère, je comprends. Alors, vous ne voyez jamais personne ?

— Ma foi non ; l’hiver, on est des semaines sans passer la poterne, le vent nous jetterait à la mer. Et sauf deux vieux amis de feu M. le marquis, qui habitent Saint Malo, on n’est guère dérangé.

— Quels sont ces deux vieux amis ?

M. de la Rochelandry et M. de Kermoël. Tous deux ne sont guère valides non plus.

— Enfin, comment faites-vous pour vous procurer le nécessaire ?

— Le dimanche, en revenant de la messe, je rapporte les provisions. »

Il s’étonnait. Il était donc possible de vivre ainsi ? Cette fleur sauvage, cette petite Mouette avait poussé dans ce rustique milieu, sans la moindre idée du confortable, sans une gâterie !

Cet intérieur respirait une profonde détresse, et il s’attendrissait à la pensée de la vaillance fière de ces femmes. Il se demandait par quel moyen aider, alléger le fardeau de cette jeune fille dont il devinait l’énergie souriante et dévouée. Et il le trouvait peut-être en son cœur, pendant que le soleil, à l’horizon, rougissait la mer, embrasant les vagues dans lesquelles il plongeait lentement ; que le vapeur de Jersey envoyait son panache de fumée dans l’air calme, et que la marée montait doucement, presque sans bruit. Déjà des chats-huants se répondaient au donjon…

Rosalie avait fini par reprendre le chemin de sa cuisine, laissant l’étranger à son admiration pour le splendide panorama de la baie, et lui, à présent, descendait à regret de son observatoire. La cour du château maintenant était déserte. La famille s’était réunie dans la vaste salle à manger au plafond voûté, aux boiseries gothiques et là, réunies autour d’une table en chêne massif où des galettes de blé noir fumaient auprès d’un pichet de cidre, les trois femmes causaient.

Le visiteur vit ce tableau par la porte ouverte et, appelant Rosalie :

« Prenez ceci, dit-il, mettant un louis dans la main de la Bretonne, et puis, voici ma carte pour votre maîtresse, veuillez-la lui remettre.

Il traversa la cour de son grand pas ferme, tandis que Rosalie s’acquittait de sa commission et, stupéfaite, à la lueur de la lampe, la vieille servante constatait la valeur de son pourboire.

« Ah ! Madame la marquise, c’est un louis qu’il m’a donné ! pour sûr il s’est trompé le bon Monsieur, il a cru m’offrir un franc.

— Peut-être ma fille, si tu courais l’appeler ? »

La bonne femme à ces mots fit une grimace pour deux raisons : courir et rendre cette jolie pièce, dont elle avait si grand besoin, et elle hésitait, combattue entre son honnêteté et son désir.

Pendant ce temps, la marquise passait la carte, que ses yeux ne pouvaient lire, à sa fille, et celle-ci lisait tout haut :

« Comte Hans Harfeld, colonel aux cuirassiers blancs. »

« Un Allemand, » remarqua la marquise. Ce titre, à l’époque où nous sommes, ne soulevait pas encore d’antipathie primesautière.

Cependant, Rosalie avait gagné la poterne ; là, elle appelait, et bientôt la haute silhouette de l’inconnu se dessina dans le carré de ciel découpé par la porte ouverte. Il revenait vers le château, précédé de la servante et celle-ci, riante et presque alerte, s’écriait sur le seuil :

« Savez-vous, Madame la marquise, il ne s’est pas du tout trompé, pas du tout, c’était pour moi le louis ! Et à présent voilà-t-il pas que c’est la grande marée ce soir, que le passage est tout couvert d’eau et que pour rentrer chez lui il va falloir qu’il fasse trois lieues ou attendre quatre heures sur l’îlot.

— En effet, c’est la grande marée d’équinoxe : si pauvres que nous soyons, refuser l’hospitalité à ce voyageur que la Providence oblige à rester notre hôte, serait inadmissible ; prie-le d’entrer, ma fille. »

Mme Carlet s’empressa de bonne grâce, une distraction quelconque la sortant d’elle-même était toujours la bienvenue.

« Veuillez partager notre très modeste souper, Monsieur, dit-elle, vous êtes prisonnier, le menu sera en rapport avec la situation. »

Le comte entra sans se faire prier, un sourire éclairait sa physionomie.

« Vraiment, Madame, je suis indiscret, et j’aurais subi, sans que vous le sachiez, les conséquences de ma distraction, en restant sur vos rochers, sans l’extrême insistance de votre bonne. J’aurais passé une partie de la nuit sous vos fenêtres, comme jadis le faisaient les trouvères et les bardes bretons. »

On s’était rangé pour faire place au nouveau venu ; de très bon cœur, la servante avait remis un couvert. Elle était allée chercher un peu de viande froide destinée au lendemain, et la douairière, honteuse de sa misère et du peu de ressources de sa pauvre table, expliquait par signes à Michelle, qu’elle devait descendre à la cave, y trouver quelque errante bouteille de vin.

L’enfant comprit et se leva ; mais l’étranger, sans en avoir l’air, avait remarqué ce manège :

« Mademoiselle, dit-il, ne vous dérangez plus, je suis extrêmement heureux de l’honneur que Madame votre mère veut bien me faire en m’admettant à sa table de famille ; mais je suis un demi-anachorète. Je ne bois jamais de vin et mange à peine le soir. Une de ces délicieuses galettes, le plat national breton, me causera un infini plaisir.»

La marquise n’insista pas ; elle comprit la délicate intention du comte, étouffa un soupir et offrit à son hôte la mince rondelle grise, légèrement couverte de beurre.

Et il mangea lentement ce mets simple, sans songer à en apprécier les qualités, tout occupé du milieu où le hasard l’avait jeté, observant cette famille, dont il devinait les douleurs, la rongeante plaie. Ses yeux, habitués à la vue de toutes les élégances, de toutes les richesses des somptueuses demeures, trouvaient un charme puissant et inédit à se reposer sur ce visage candide de Michelle, à détailler la perfection de cette nature simple et droite, où le convenu, l’appris, l’imité, n’avaient pas imprimé sa griffe. Et il plaçait près de lui, par la pensée, cette naïve enfant dans la haute et superbe salle à manger de son château de Rantzein. Il trouvait un charme infini à l’écouter, à voir ses neuves impressions de non blasée.

La petite avait très faim ; ses dents menues s’imprimaient dans l’épaisse pâle brune des galettes et il avait une envie folle de trouver, lui aussi, ce mets succulent, mais sans pouvoir y parvenir.

« Ah ! Madame, dit-il à la marquise, très sincère, très ému, combien vous êtes bonne d’accueillir ainsi un étranger ! Je ne suis même pas Français.

— Qu’importe, tous les chrétiens sont frères. Je suis allée moi-même fort jeune en votre pays. C’était pendant l’émigration et nous étions attirés, mes parents et moi, à Coblentz, par une alliance assez lointaine entre une de Carigny et un de Walstein. L’almanach de Gotha en fait mention.

— Je suis moi-même, Madame, cousin des Walstein. »

Un éclair de joie brilla dans les yeux ternes de la vieille marquise. Elle se retrouvait donc dans son monde. Elle allait pouvoir parler blason et généalogie. Ah ! sa famille allait de pair avec les rois : aux croisades, un de Caragny combattait près de saint Louis. Un autre avait suivi Jeanne d’Arc au sacre de Charles VII. Le vicomte, son beau-frère, avait porté sa tête sur l’échafaud en 1793. Et de son côté à elle, quelle lignée pure : les Kernavalo, les hardis marins, toujours en lutte avec les Anglais, les héros bretons royalistes et chrétiens, qui avaient tous versé leur sang pour Dieu et pour le roi. Elle montrait sur une large chevalière leur écu symbolique : une barque de sable sur champ d’azur avec au chef une étoile d’or.

La soirée s’achevait paisible, nul ne la trouvait longue. Et personne même ne songeait à observer si la marée rendait le passage possible. La douairière et le comte Hartfeld avaient retrouvé des relations communes dans le coin au souvenir, et la vieille marquise, rajeunie, joyeuse, parlait, s’animait, comme jadis, au beau temps, où elle brillait à la cour.

Michelle, d’abord intéressée, avait fini par appuyer sa tête au dossier de sa chaise ; malgré elle, ses paupières avaient glissé sur ses yeux ; l’invincible lassitude de sa journée de travail actif, venait vaincre la volonté, réclamer son droit au repos. À présent, le souffle égal qui passait entre ses lèvres exhalait le calme du rêve.

Les trois causeurs échangèrent un sourire en regardant l’enfant, et comme Mme Carlet avait un geste pour éveiller sa fille, le comte la prévint.

« Non, par grâce, laissez au bon sommeil sa douceur : rien n’est joli comme ce repos confiant. Je vais partir, Madame, vous dire au revoir, vous me permettrez, j’espère, de venir vous saluer avant de quitter vos grèves.

— Bien volontiers. »

Et il s’en alla à regret, l’âme retenue en arrière par un puissant aimant.

Très peu d’eau restait encore sur la jetée. Il se mouilla à peine. La nuit superbe et tiède le ravissait. La lune montrait ses cornes derrière les remparts de Saint-Malo, et il trouvait, en ce tableau merveilleux, la poésie d’une inconnue songerie.

Hans Hartfeld n’avait jamais encore pensé au mariage. Au sortir du lycée parisien, son père l’avait incorporé dans une Ecole militaire allemande. Là, il avait appris l’art de la guerre, absorbé par des travaux stratégiques, naturellement porté aux luttes guerrières, enthousiasmé des progrès de son pays en cet air sanguinaire. Habitué de la cour, il n’avait jamais eu la connaissance des mœurs simples. Il vivait, depuis la mort de ses parents, tantôt dans ses garnisons, tantôt dans son magnifique château de Rantzein, qu’entretenait avec un luxe princier sa sœur Edvig. Cette sœur aînée avait renoncé au mariage pour garder son autorité de femme libre, indépendante, sans maître.

Elle tenait la maison de son frère avec la perfection d’une créature supérieure par l’intelligence et assez dénuée de cœur pour n’avoir aucune pitié, aucune complaisance pour les subalternes, et être irréprochablement servie.

Hans aimait sa sœur sincèrement, mais un peu craintivement, et s’il ne s’était pas marié, lui non plus, c’était par peur d’amener en la demeure filiale, une rivale, en tous cas une associée.

Edvig aimait extrêmement Hans, le traitant toujours en petit frère, le dorlotant, le soignant, le commandant au besoin. Et lui toujours cédait, tel un gros chien de terre-neuve cède aux fantaisies d’un roquet. Quand il était las d’ailleurs de la vie de famille, il reprenait le chemin de Berlin, où l’accueil pour lui était toujours gracieux à la cour comme à la ville.

Cette fois, il avait pris le train, après une légère querelle. Edvig avait tenu à chasser un garde que protégeait Hans, et qui plaisait au frère, justement pour la même cause qu’il restait antipathique à la sœur. Cet homme avait pitié parfois des pauvres, ramasseurs de bois, qui erraient affamés et glacés pendant les durs hivers sur les terres de Rantzein. Il savait fermer les yeux quand la dévastation n’était pas sensible, et tout récemment Mlle Hartfeld venait de le prendre en faute et de le congédier.

Cet homme, chargé de famille, avait été supplier le comte de lui pardonner, de le garder encore à son service et Hans touché, bon naturellement, mais faible et sans autorité devant l’absolue volonté de sa sœur, avait préféré fuir les ennuis domestiques, semer au vent du voyage l’embarras de refuser l’un ou de lutter avec l’autre. Alors il était parti pour la France où l’appelait son cousin le prince Alexis Rosarof, oubliant dans la nouveauté du séjour à l’étranger, le souci des vaines querelles, avec une force supérieure à la sienne.

IX


Dès lors, ce fut une habitude, le comte Hartfeld trouva un charme extrême à revenir causer à la Roche-aux-Mouettes.

Il s’asseyait dans la cour, en face de la mer et écoutait les longs récits de la douairière, ravie de se replonger dans le passé, avec un auditeur attentif. Rarement, Michelle était près d’eux. Ses occupations multiples la tenaient éloignée et quand, par hasard, elle passait près du groupe, le visiteur se levait et la saluait avec un profond respect.

Un soir qu’il s’attardait encore plus que de coutume, la douairière dit, légèrement moqueuse :

« Comte, vous allez encore vous laisser prendre ici par la marée. »

Il sourit, et :

« Marquise, en effet, je me suis laissé prendre ici, mais ce n’est pas par la marée. Voulez-vous me permettre de vous exprimer ma pensée, mon plus vif désir et m’aider de votre bienveillance, car, réellement, je ne sais comment aborder ce qui me tient tant au cœur. Moi, soldat, la peur d’un refus me rend tremblant.

— Vous pouvez parler, mon cher comte, et quelle que soit votre demande, ma sympathie vous est acquise.

— Même, si je vous demandais à vous priver en ma faveur de votre plus cher trésor ?

— Même cela, je ne suis pas égoïste, ou du moins je veux ne pas l’être. Durant ma vie entière, et elle est longue, j’ai travaillé à tuer en moi ce défaut naturel à l’humanité, mais repoussant, et cette fois encore, je prie Dieu de m’y aider, s’il y a lieu.

— Votre petite-fille est votre ange consolateur, la joie de vos jours ; si vous me faisiez l’honneur de m’admettre dans votre famille, je vous l’enlèverais pour l’emmener sous mon toit, dans ma patrie, dans cette Allemagne où vous avez fait vos premiers pas. Réfléchissez, marquise, je vous demande un immense sacrifice ; seulement, je vous jure de mettre ma volonté absolue, tous mes actes, à faire le bonheur de votre Michelle.

— Monsieur, vous nous comblez, vous ignorez sans doute la situation de ma petite-fille ?

— Je ne le crois pas, Madame.

— Oui, quant à la fortune. Notre économie est assez visible pour vous ôter, en effet, toute illusion. Il s’agit de la naissance… Je vous dois la vérité. »

Il s’inclina un peu inquiet. La marquise reprit, une légère rougeur au front.

« Ma petite n’a pas de nom, une mésalliance…

— Qu’importe, Madame, si l’honneur est sauf. Le titre et le nom que j’offre à Mlle Michelle sont assez beaux pour se passer d’adjonction. Les Hartfeld de Rantzein portent : de gueule à neuf fers de lances avec pour devise : Face en tous sens. Et, chose bizarre, notre devise s’écrit en français, parce que notre famille, d’origine française, émigra au temps de l’édit de Nantes. Un de mes arrière-grands-pères eut, par alliance, la terre de Rantzein, sise près de Fribourg-en-Brisgau, et beaucoup des nôtres combattirent pour la France, au temps où une partie de notre duché de Bade était français. Vous voyez donc, Madame, que bien des points nous rapprochent.

— Comte, vous êtes un noble cœur !

— J’aime votre petite-fille, marquise, j’ai admiré ses vertus simples, sa gaieté. Je l’ai vue prier. Avec une femme de cette nature, rien n’est à craindre. Un nom sans tache est sûrement placé.

— Seulement, Michelle est une enfant.

— Elle a seize ans. J’en ai, il est vrai quarante ; mais la vie que j’ai menée au camp et à l’armée m’a laissé peu le loisir de goûter les joies du foyer jusqu’à ce jour. En conséquence, j’apporterai à ma femme une grande jeunesse de cœur, une absolue sincérité d’intention…

— Michelle est habituée à vivre avec des vieillards et votre âge n’est pas un obstacle à coup sûr. Vous êtes au milieu de la vie, nous sommes, nous, au déclin, et quand je partirai de ce monde — avec grand regret, hélas ! car je suis l’étai de ces pauvres ruines — je laisserai mes enfants sans ressources ; ma fille est incapable à cause de son triste état de santé, ma petite-fille est courageuse, mais inexpérimentée. Votre offre — pourquoi le cacher — est inespérée : elle sauve mon enfant. Les de Caragny valent les Hartfeld, et je vous jure qu’à votre place mon désintéressement serait égal au vôtre. De plus, la manière dont vous me demandez mon enfant, en me parlant de ses qualités morales et non de sa radieuse beauté, me donne en vous une absolue confiance. Laissez-moi consulter Michelle, je vous répondrai demain. À présent, quittez-moi, j’ai besoin de me recueillir devant Dieu. »

Le comte mit un baiser sur la main de la marquise et sortit lentement à regret, sans avoir eu la joie de voir Michelle.

La jeune fille avait passé l’après-midi avec sa mère sur la grève. Pour distraire la pauvre femme, qui se plaignait sans cesse de l’ennui, elle l’avait emmenée pêcher avec Minihic, le fils du matelot Lahoul, et comme un accessoire n’était jamais négligeable dans l’ordinaire du souper, un plat de crabes et de crevettes était toujours le bienvenu.

Donc, lorsque les trois femmes furent assises devant la table, la marquise au milieu, Rosalie, par économie de lumière, ne mangeait pas à la cuisine et était admise à s’asseoir sur une chaise basse près du foyer, l’aïeule dit tout haut :

« Michelle, ma chère fille, si on t’offrait un palais, regretterais-tu La Roche-aux-Mouettes ?

— Oh ! oui, grand’mère.

— Cependant, mon enfant, c’est le sort de toute femme de quitter l’abri où elle est née, pour aller se bâtir un nid sous un autre ciel.

— Pourquoi dites-vous cela, grand’mère ?

— Le devines-tu ma fille ?

— Oui, grand’mère, je le devine, répondit franchement l’enfant ; oui, notre nouvel ami vous a parlé de moi.

— Veux-tu être sa femme, Michelle ?

— Oui, grand’mère ; mais faudrait-il vous quitter ?

— Sans doute, enfant ; les vieux ne se déplantent pas et tu partirais très loin. »

Michelle à ces mots baissa la tête ; ses lèvres tremblaient et sa main était si maladroite qu’elle ne parvenait pas à tenir ferme son bol de lait. Elle le posa sur la table et se penchant un peu, elle mit sa tête sur l’épaule de sa grand’mère et dit tout bas, ne pouvant parvenir à parler haut ;

« Il le faut grand’mère, n’est-ce pas ?

— Tu serais folle de refuser, s’écria Mme Carlet ; par ce mariage, notre misérable vie prend fin. »

La marquise jeta à sa fille un regard sévère.

« Il ne le faut pas, Michelle ; ce qu’il faut, c’est que si tu acceptes une union avec le comte, tu te sentes capable de l’aimer, de remplir près de lui le rôle de dévouement et de tendresse que toute femme doit à son mari.

— Serai-je libre de vous revoir, de…

— Achève sans réticence. Nous sommes seules. Rosalie ne compte pas, elle est de la famille. »

Michelle rougit vivement.

« Grand’mère, permettez-moi de parler moi-même au comte, de lui répondre directement.

— Ce n’est guère correct.

— Qu’importe, grand’mère, notre situation ne permet pas de cérémonie, ayez confiance en moi, vous savez que je serai toujours digne de vous. »

La marquise eut un long regard attendri vers l’enfant qu’elle avait élevée, elle lut clairement dans l’âme de la petite, pendant que Mme Carlet chantait vaguement, coupant son chant d’éclats de rire joyeux à la pensée des richesses à venir.

Rosalie récita son chapelet avec cette intention assez contradictoire :

Que Michelle soit heureuse ; mais qu’elle ne la quitte pas. Le bon Dieu arrangerait bien les choses. Lui qui voit de loin sait que si toutes nos prières étaient exaucées, ce serait souvent pour notre plus grand malheur.


X


Michelle dormit peu pour la première fois de sa vie. Elle s’éveilla en sursaut plusieurs fois, et comme la lune envoyait ses rayons dans sa tour, dessinant les dalles, l’ogive de la fenêtre, les feuilles, les plantes grimpantes que le souffle de mer agitait, elle se mit à regarder ce tableau, à contempler les murs nus de sa tour, le plafond en voûte, puis son petit mobilier branlant, cette froide et nue misère de son pauvre intérieur qu’elle aimait pourtant, ces choses que sa jeunesse rendait gaies, cette pièce où elle avait chanté travaillé, ri, où tout enfant elle avait dormi avec Trilby.

À présent, elle avait le cœur serré de l’appréhension des lendemains changeants, des nouvelles étapes de la vie. Et elle se leva très tôt, courut au jardin où, dans le creux d’un vieil arbre, elle avait posé une Vierge avec des fleurs et des coquillages.

Là, elle s’agenouilla ; dans un élan de tout l’être, elle s’écria : « Oh ! Vierge Marie, soyez ma protectrice et mon aide, inspirez-moi, guidez-moi ; que votre assistance plane sur ma vie entière, que je sache faire le bonheur des miens et la volonté de Dieu ! »

La mer montait doucement, calme ; de légères rides avançaient sur le sable fin au pied de la Roche-aux-Mouettes ; pas de vagues, une paix sur les flots, des voiles au loin se dessinaient sur le fond rouge des nuages du levant. C’était un reposant et grandiose spectacle ; Michelle l’admira longuement, son âme pure comprenait les splendeurs de la création, sa prière s’achevait en une extase.

La cloche de l’Angelus la fit tressaillir, elle se reprit aux obligations de sa journée, et saluant sa Vierge d’un dernier signe de croix, elle bondit sur les rochers et gagna le potager. Parmi les herbes envahissantes, elle chercha les légumes, les petits pois rachitiques aux feuilles blêmes et desséchées par les vents salés, les figues brunes, les salades durcies ; puis elle revint à la maison où Rosalie préparait le premier repas, ouvrait les fenêtres et les portes.

Michelle s’assit dans la cour, regarda encore autour d’elle, chaque pan de mur, chaque plante ; jamais elle n’avait ressenti une telle intensité de tendresse pour le cadre de ses jours.

Quand la sonnette de la douairière vibra, la jeune fille courut vers son aïeule, l’aida à sa toilette, pria avec elle, mais elles restaient sérieuses toutes deux, émues de leurs moindres gestes avec cette tenace pensée de départ et d’absence.

« Alors grand’mère, dit enfin Michelle, il viendra après déjeuner chercher votre réponse ?

— Oui, mon enfant, veux-tu que je demande un sursis ?

— Pourquoi ? demain serait aussi cruel qu’aujourd’hui, et ce soir, quand je lui aurai parlé, je me sentirai plus calme, grand’mère. Pour l’instant, il me semble être ainsi qu’une hirondelle perdue loin du troupeau des émigrantes…

— Ma fille bien-aimée, tu souffres beaucoup ?

— Non, grand’mère, au contraire, je trouve, ainsi que le dit maman, un parti inespéré ; je serais ingrate envers le ciel, si je ne le comprenais pas ; mais ce qui est dur, voyez-vous, c’est de quitter ma patrie, même mon beau titre de Française.

— Tous les peuples sont frères, ma chérie ; Sous l’œil du bon Dieu, les barrières des nations sont purement idéales entre les chrétiens. » L’enfant sourit :

« C’est juste. C’est là-bas le même Christ et le même ciel. Je verrai aussi les mêmes étoiles. »

Sa besogne étant terminée, Michelle passa dans l’appartement de sa mère. La conversation, là, fut toute différente ; la pauvre Mme Carlet avait rêvé d’un palais et d’un bal, et elle entretint sa fille de somptueuses toilettes de mariage.

Michelle écoutait, répondait gaiement, avec l’intention de bonne grâce qu’elle eût mise à jouer avec un bébé et sortit enfin libre d’être seule, de penser en paix, de mettre en balance les deux devoirs de fille et d’épouse. Sa résolution fut d’avoir recours à l’extrême franchise, de parler à cœur ouvert avec cet inconnu, de ne lui laisser rien ignorer et d’attendre ensuite son acquiescement ou son refus. Alors, sans coquetterie aucune, avec sa belle sincérité naïve, elle alla au-devant de lui sur la falaise. Elle n’avait plus peur à présent. La gamine s’était subitement mûrie.

Cependant, elle tressaillit, quand, de loin, elle vit venir la haute silhouette du comte Hartfeld ; elle leva au ciel un regard suppliant et, bravement résolue, elle fit quelques pas en avant.

« Je vous attendais, dit-elle simplement, je voulais moi-même vous répondre.

— J’espère que c’est d’un bon augure, petite Mouette, répondit-il, souriant, la main tendue. Voulez-vous que nous nous asseyions ici, dans ces bruyères ; sauf les hirondelles de mer qui pourront au passage recueillir nos paroles, je ne vois aucun indiscret.

— Je le veux bien. J’aime mieux vous dire tout de suite, en une seule fois, ce qui me préoccupe, me fait souffrir.

— Oh ! dites-le moi vite ; mon plus cher désir est de vous éviter tout souci. Dites votre pensée en toute confiance.

— Je ne voudrais pas que grand’mère sache ce que je viens vous dire, parce qu’elle trouverait peut-être dans mes paroles quelqu’atteinte à sa dignité ; mais je dois vous expliquer une situation, un peu humiliante pour nous.

— Rien ne peut vous humilier vis-à-vis de moi, cher oiseau sauvage ; si vous daignez venir réjouir mon aire par votre présence, c’est moi qui vous devrai toute reconnaissance.

— Vous emmenez l’oiseau bien loin, mais que deviendront en la cage, celles que son chant réjouissait ? Qui aura soin de leurs vieux jours ? qui pourvoira au grain ? »

Il se retourna vers elle, une anxiété transparaissait dans son accent, il vit son effort, sa détresse et ne voulant pas de longues phrases sur un sujet, que, dans sa pensée, il avait depuis longtemps tranché, il répondit, très sérieux :

« Michelle, soyez tranquille, je prends peut-être, en effet, à ces vieilles ruines leur rayon de soleil ; mais, soyez certaine que, d’une manière palpable, je pourrai le remplacer. Votre mère avoue sa douleur de vivre ici, loin de Paris, dans une situation précaire. Eh bien, dès maintenant, son souhait est réalisé, si vous le voulez. De votre décision dépend son avenir. Je puis, dès ce soir, télégraphier à mon banquier de Paris de passer à son ordre un chèque de cent mille francs. »

L’enfant, à ces mots, cacha son visage brûlant dans ses mains ; une torture inouïe broya son cœur. Elle vit, dans la noblesse des actes de cet étranger un tel effondrement de sa fierté, elle se vit si clairement vendue, que malgré son inexpérience, elle comprit toute l’étrangeté de ce marché. De grosses larmes filtraient entre ses doigts.

« Je ne voulais pas vous entretenir de ces détails, reprit-il, vous y venez loyalement, je sens à quel point cela vous coûte, mais épuisons-en une fois, si vous le voulez bien, la coupe amère, pour la jeter ensuite au plus profond des vagues. Quelle autre chose encore vous préoccupe ?

— Rien, si l’avenir et la sécurité des miennes sont assurées, je serai heureuse et très libre de donner toute ma pensée à notre bienfaiteur. » Il sourit :

« Je vous demanderai encore d’admettre en votre cœur une autre affection : ma sœur Edvig. Elle est bonne et intelligente ; elle m’aime uniquement, et mon bonheur serait très altéré, si une amitié fraternelle ne liait pas intimement les deux seules femmes que j’aime au monde.

— Oh ! de tout mon cœur je l’aimerai !

— Il faudra avoir pour elle des égards et de la déférence. Elle est beaucoup plus âgée que vous. Ses conseils vous seront précieux en ce milieu, si différent du vôtre, où j’espère vous transplanter.

— Mais vous me laisserez quelquefois revenir en France, revoir mes rochers, mes deux mères, Trilby. »

La fillette reparaissait encore. Il sourit avec bonté.

« Vous ferez tout ce qui vous plaira, chère enfant, vous reviendrez voir votre chère et belle patrie, que j’aime infiniment, vous emmènerez de France des serviteurs si vous voulez et votre Trilby.

— Merci. Vous êtes bon. Il y a ici un petit mousse qui a été mon compagnon de jeux, c’est le fils du matelot Lahoul. Je serais contente de l’emmener avec moi, pour avoir quelqu’un qui me parle quelquefois du pays.

— Prenez votre mousse, nous en ferons un groom. »

Michelle joignit les mains ; elle ne trouvait plus de mots capables d’exprimer l’attendrissement de gratitude qu’elle éprouvait. N’était-ce pas un rêve ce changement à vue de leur détresse en aisance ? ce grand seigneur étranger, qui s’inclinait vers elle, comme un envoyé de Dieu ? Elle pensait à Eliézer, chargé de présents, qui s’en allait quérir une femme pour son maître, et elle ne s’effrayait plus autant de la distance où il l’emmènerait. Elle se disait que le ciel était partout où résidait le devoir, que sa paix viendrait de l’assurance du bonheur de celles qu’elle aimait ; qu’elle les suivrait de loin et que la pensée n’a jamais d’exil, ni de chaînes. Certes, elle l’aimerait cet homme généreux ; elle serait pour lui, bonne, douce et dévouée. Il pouvait bien compter sur elle et lui demander d’accomplir des choses pénibles. Elle y mettrait tout son cœur, toute sa joie. Elle leva vers lui son beau regard limpide :

« À présent, rentrons, si vous le voulez bien : grand’mère causera avec vous et ce qu’elle décidera, je l’accepterai.

— Mais, vous n’êtes plus effrayée, petite Mouette, vous consentez à voler jusqu’à mon donjon de Rantzein, en pleine Forêt Noire, où le vent, dans les sapins, chante comme la mer ? »

Michelle sourit, et, comme il lui tendait la main, elle y laissa tomber ses doigts bruns avec une infinie confiance :

« Voyez-vous, dit-elle, voilà, au bout du sentier, notre recteur qui lit son bréviaire, il nous a vus ; il vient vers nous. Voulez-vous que je vous présente à lui ? Il bénira notre mariage.

— Merci de toute mon âme pour cette bonne parole, fit Hans, avec élan ; oui, allez vers lui, moi, je vais rentrer au château et prier votre grand’mère de fixer l’époque de notre union. Ah ! encore une chose : vous savez, Michelle, que je ne suis pas de la même religion que vous.

— Vous n’êtes pas chrétien !

— Je suis chrétien, mais pas catholique, j’appartiens au culte évangélique.

— Oh ! quel malheur !

— Pourquoi donc ?

— Jamais je ne pourrai me résoudre à épouser un homme qui n’a pas les mêmes principes que moi, la même foi.

— J’ai la même foi.

— Ma grand’mère ignore que vous n’êtes pas catholique ?

— Je n’ai jamais songé à le lui dire, je ne vois en ceci, aucun obstacle à notre projet.

— Je ne sais, car je suis bien troublée. Il me semble si triste de ne pas croire à l’intercession de la Vierge Marie, aux reliques, à notre Culte si beau. Je vous en prie, Monsieur. allez vers grand’mère, moi je vais, pendant ce temps, demander conseil à M. le curé en qui j’ai toute ma confiance. »

Elle s’éloigna en courant et comme le prêtre était habitué à ces allures de petite sauvage, il l’accueillit en souriant.

« Comme vous êtes effarée, Michelle ! il se passe quelque chose d’anormal au nid des Mouettes.

— Oh ! oui, Monsieur le curé et j’ai bien besoin de votre bonne volonté je vous jure, c’est toute une révolution dans notre calme existence.

— Parlez, mon, enfant, vous savez assez combien je vous suis dévoué.

— Voilà, Monsieur le curé, on me demande en mariage.

— Vous ! exclama le prêtre en riant, vous ! petite Mouette. Quelle bizarrerie !

— Cela m’étonne autant que vous, Monsieur le curé.

— Alors ce serait ce monsieur qui vient de vous quitter ?

— Lui-même.

— Voyons, mon enfant, est-ce une offre sérieuse ?

— Je le crois. Nous sommes si pauvres ! l’intérêt ne peut guider personne en cette occurrence. Vous savez à fond notre détresse, Monsieur le curé. »

Le prêtre soupira. Oui, il savait tout. Depuis bien des années, il connaissait le secret de ces deux âmes également nobles : celle de la grand’mère et celle de l’enfant. Et il eut une vive joie ; tout à coup, il entrevit la possibilité d’un peu de bonheur pour cette vaillante jeune fille. Il reprit ému.

« Il faut accepter, Michelle, vous êtes très jeune, mais dans les circonstances où vous vous trouvez, bien des difficultés doivent être écartées. Cet homme qui vous demande, sait-il votre situation ?

— Absolument.

— Alors c’est un cœur désintéressé et maintenant pourvu qu’il soit bon chrétien, je ne vois plus d’obstacles.

— Hélas, Monsieur le curé, il est protestant.

— Protestant ! Ah ! quelle fatalité !

— Vous pensez que je ne puis pas l’épouser ?

— J’hésite.

— Vous hésitez seulement… si je refuse cette union, c’est la ruine des espérances de ma mère. Vous savez à quel point ma pauvre maman a besoin d’aisance, sa raison est si chancelante ! Ah ! si je pouvais travailler, gagner…

— Que pense votre grand’mère ?

— Je ne lui ai pas encore parlé de ce différend. Voyez-la, Monsieur le curé. Mais il me vient une pensée : si Dieu aidant, je pouvais convertir mon mari ?

— Ce serait une grande miséricorde de la part du Très-Haut que de vous donner cette gloire, Michelle ; mais vous aurez peine peut-être, à accomplir vos devoirs et si jamais vous veniez à oublier votre foi…

— Oh ! je mourrais plutôt mille fois ! et la Sainte Vierge que j’ai tant priée ne m’abandonnerait pas à ce point. Ce matin, j’ai mis mon mariage sous sa protection. Non, ceci ne saurait être à craindre, Monsieur le curé.

— Je le pense, en effet. Dieu aime la confiance et peut-être entre-t-il dans ses vues divines que vous soyez l’instrument de rédemption de cette famille.

— Alors, conseillez-moi, Monsieur le curé, votre expérience, votre affection seront mes guides.

— Je vais prier d’abord, dire demain ma messe à l’intention de votre décision, ma fille ; après mon action de grâce, je reviendrai ici. Soyez-là, Michelle, je vous dirai ce que m’aura inspiré ma prière. »

Michelle rentra à la Roche-aux-Mouettes, sa grand’mère s’était enfermée dans sa chambre après le départ de l’Allemand, pour prier et réfléchir. Sa mère jouait comme elle le pouvait, sur une vieille épinette, des airs de danse « pour la noce ». Rosalie filait très joyeuse, le comte Hartfeld lui ayant donné un autre louis, qu’elle montra de suite à sa jeune maîtresse.

« Ce que je vas me nipper pour cet hiver !

— Oh ! je t’en donnerai bien d’autres, va, répondit Michelle, si jamais je suis riche, j’aurai grand plaisir à répandre mes richesses. Qu’est-ce qu’il faut faire à présent pour t’aider ?

— Rien à présent. Je viens de ramasser les haricots secs pour l’hiver, il y en a une bonne provision.

— Alors, je me sauve dans ma tour. »

La fillette grimpa lestement chez elle, dans son coin perdu à l’angle est du château. Elle s’arrangea près de la fenêtre au bas de laquelle venait battre la vague, et là, seule, l’âme au loin, elle entreprit de ses doigts une grande besogne : réformer sa toilette, allonger ses jupes, mettre des hauts à ses chaussettes, pour qu’elles puissent devenir des bas, fabriquer avec un crochet et du fil des gants pour ses pauvres petites mains brunies par le soleil et le travail. Oh ! quelle entreprise, avec de si minces éléments, de si insuffisantes matières premières ! Et ce béret de gamin, il fallait à tout prix lui trouver un successeur. Au couvent, avec des joncs, on se tressait des chapeaux de jardin. Elle allait en garnir un avec des bruyères. Sa robe de Première Communion lui fournirait un ruban blanc, et la mousseline blanche de la jupe pourrait couvrir un corsage, en cacher les agrandissements successifs.

Alors, elle s’ingénia, avec son goût natif ; elle improvisa une sorte de costume bariolé, étrange, mais en somme possible sur une plage et grâce à sa souplesse, à sa belle santé, à ses cheveux épais et naturellement bouclés, à ses superbes yeux intelligents et profonds, elle trouva le moyen d’être charmante, et quand elle se présenta ainsi vêtue dans le chemin de douanier, où elle avait rendez-vous avec le bon recteur de Saint-Enogat, il s’écria à sa vue :

« Quelle transformation ! on m’a changé ma petite Mouette ! »

L’enfant se mit à rire, très fière de son succès, très heureuse après la besogne astreignante de marcher au grand air ; elle répondit :

« J’ai réussi n’est-ce pas à m’habiller comme une fille à marier et non ainsi qu’une gamine des grèves ? Avez-vous pensé à moi, Monsieur le curé ?

— Sans cesse. Et j’ai aussi longuement causé ce matin avec votre grand’mère. Oui, Michelle, nous avons pensé que cet étranger était l’envoyé de la Providence, et nous croyons de notre devoir de vous dire : Allez Michelle, répandez la bonne parole, l’exemple surtout, dans cette maison étrangère. Vous me paraissez destinée à une belle mission, le ciel place en vous de grandes espérances ; allez, ma fille, mes vœux vous suivent et nos prières, chaque jour, vous assisteront. »

En disant ces mots, l’excellent homme avait des larmes dans les yeux. Il serra avec émotion la main de l’enfant, qu’il avait vue grandir, et il continua devant le silence troublé de Michelle.

« Vous savez peu la vie, ma chère petite, vous allez vous trouver jetée, tout à coup, dans un milieu très différent. Vous aurez des déceptions, des envieux autour de vous, sans doute, réfugiez-vous sans cesse près du cœur de Marie, mettez-vous spécialement sous la protection de celle qui doit vous inspirer tous vos actes, se servir de vous pour faire naître l’amour de son culte, et puis soyez confiante envers votre mari, ne craignez pas de lui laisser voir votre pensée, votre affection. Par votre douceur et votre complaisance, vous le gagnerez. Ne heurtez pas ses principes ; laissez le temps faire son œuvre, les circonstances naîtront d’elles-mêmes pour vous aider. Dieu assiste les siens.

— Je le crois fermement. Un jour, grand’mère m’avait donné une petite somme pour aller payer notre boulanger à Saint-Malo. Je suis allée par la grève, j’ai joué avec Mihinic et j’ai perdu ma bourse. C’était un avertissement. Je ne devais pas m’attarder. Alors, désespérée, je suis allée me jeter aux pieds de saint Antoine de Padoue : Dieu a eu pitié de mon repentir et, le lendemain, le ressac laissait ma bourse intacte sur le sable.

N’était-ce pas un miracle[4] ?

— La vie en est remplie, ma fille, depuis que j’exerce ici mon saint ministère, les occasions furent innombrables où j’eus à bénir et louer une manifestation visible de la Providence.

— Alors, Monsieur le curé, je puis parler au comte Hartfleld, lui répondre définitivement ?

— Oui, mon enfant, insistez avant tout sur l’absolue liberté de vos devoirs religieux. »

Les deux amis se séparèrent. Michelle rentra par la plage ; elle se disait avec raison que la marée étant basse, son fiancé viendrait sans doute par là, et qu’elle avait ainsi des chances de le rencontrer.

Toujours enfant, malgré le pas immense qu’elle venait de faire en pleine jeunesse, et dont son costume marquait l’évolution, elle descendit la dune en courant et sauta du dernier rocher sur le sable humide et mou.

À quelques pas, Hans, assis à l’ombre, un journal à la main, la regardait venir en souriant.

Elle rougit, comme prise en faute et balbutia :

« Je… je ne vous savais pas là.

— J’y suis depuis de longues heures, petite Mouette. Comment avez-vous pu penser que je n’attendrais pas, anxieusement, votre décision, d’où dépend la joie de mes jours à venir ? Mais, comme vous voilà transformée ! acheva-t-il avec non moins d’étonnement que le pasteur, l’instant précédent.

— Oui. Je change. C’est que je vieillis vite ces jours : hier en pension, aujourd’hui fiancée, demain mariée… »

Alors, d’un bond il se leva, et les deux mains tendues :

« Merci, dit-il, merci, Michelle et du fond de l’âme, je vous jure affection et reconnaissance. »

Elle sourit, avec cependant un voile humide sur les yeux.

« Vous jurez… eh bien ! puisque vous êtes en train de promettre, continuez vos serments.

— Demandez tout ce que vous souhaitez ; d’avance, je jure de l’accorder.

— Je veux, dit Michelle très grave, que vous me laissiez en tout suivre ma religion, que vous me facilitiez les moyens d’accomplir mon culte et que jamais vous ne tolériez chez vous un manque de respect à mes croyances.

— Je le jure, Michelle, et d’autant plus aisément, que j’admire votre religion de consolation et de miséricorde. Mon bonheur me semble plus assuré avec la douceur du catholicisme, qu’avec l’austérité glaciale de notre église. »

La jeune fille leva sur son interlocuteur un regard reconnaissant : sa tâche vraiment lui semblait facile ; le bon curé avait bien raison de dire : « Les circonstances aident les croyants. »

Elle continua, encouragée, timide quand même, tant elle prenait sur sa force morale, pour énoncer, en une fois, ces conditions, conclure ce… marché.

« Vous me permettez toujours d’emmener, si son père y consent, mon fidèle Minihic ?

— Qu’est-ce que Minihic ?

— Le mousse dont je vous ai parlé : le fils du matelot Lahoul.

— Oui, oui, sans doute, prenez aussi une femme de chambre, si vous le souhaitez.

— Non. Je n’en connais pas ; je n’ai jamais songé à me faire servir en quoi que ce soit.

— Vous changerez, mon enfant, vous devrez prendre d’autres habitudes, réformer l’organisation de vos jours, recevoir et aller dans le monde, représenter dignement la comtesse Hartfeld. »

Michelle, à ces mots, leva sur son interlocuteur son franc regard, et les joues un peu rosées, mais très simple, elle dit :

« Je saurai être ce que vous souhaitez que je sois ; j’ai encore, à vos yeux, l’allure très sauvage, mais j’ai eu au couvent une bonne éducation, et je sais, par grand’mère, les usages du monde. Puis, votre sœur Edvige m’aidera de ses conseils.

— Comme vous réalisez bien le rêve de toute ma vie ! » fit Hans, réellement heureux, à la vue de cette docilité naïve qui n’amènerait aucune lutte en face de l’autocrate de Rantzein : Mlle Hartfeld.

Jamais il n’aurait pu amener chez lui une femme, en rapport d’âge avec lui, une femme jalouse de ses droits, habituée au commandement, à la vie ordinaire de l’épouse dans le ménage, tandis qu’avec cette petite créature simple et douce, sa paix intérieure était assurée. Aussi, très reconnaissant, il continua :

« Il faut, en l’honneur de notre mariage, faire des heureux autour de nous ; que ce soit pour Saint-Enogat, un jour de largesse ! Répandez l’or, Michelle, ma fortune est immense. Je la dépose toute à vos pieds, en passant par vos petites mains charitables, l’argent acquerra une double valeur. Tenez, dans cette enveloppe, il y a vingt mille louis pour les pauvres de votre paroisse. Je les porterai tout à l’heure à ce bienveillant prêtre, qui causait hier avec vous et dans lequel j’ai deviné un avocat pour ma cause. »

Michelle joignait les mains d’étonnement et de joie, il reprit souriant, un peu gêné, cependant à son tour :

« Il y a autre chose encore, Michelle, je veux que ma chère fiancée ait un costume analogue à son rang, faites-moi donc le très grand plaisir de me permettre de vous présenter ma cousine Rita, qui est une aimable et charmante Parisienne ; elle s’occupera de votre trousseau avec goût et plaisir.»

À ces mots, Michelle jeta sur sa pauvre petite toilette un coup d’œil surpris. Quoi, elle n’avait pas mieux réussi, sa tentative mondaine avait ce piètre résultat ! Il comprit sa pensée, et touché de tant d’ingénuité.

« Demain, voulez-vous m’attendre à la Roche-aux-Mouettes, vers 4 heures ? Je conduirai ma parente à Mme de Caragny.

— Je serai heureuse de connaître quelqu’un des vôtres. À présent, laissez-moi aller parler au père Lahoul, de l’enlèvement de Minihic.

— Allez donc, Michelle et que jamais aucune entrave à vos rêves ne vienne de moi. Au revoir, mon enfant, à demain. »

Ils se serrèrent la main avec un regard attendri ; lui, reprit lentement le chemin de la Roussalka, tandis que la jeune fille remontait la falaise pour gagner la cabane du pêcheur. Lahoul appareillait, il allait lever ses casiers sous la tour du jardin.

« Je monte avec vous, père Lahoul.

— J’en serai bien content, Mademoiselle Michelle, on dit comme ça que vous allez nous quitter et quand vous serez une grande dame de la cour, vous ne nous aimerez plus, vous ne nous regarderez même plus ?

— Quelle triste opinion vous avez de moi, mon vieil ami !

— Dame, c’est la peur que j’en ai. Et puis, en tout cas, on ne se verra plus.

— Je viendrai souvent. Vous pouvez me faire un grand plaisir, mon ami.

— Ah ! ça tout de suite. Je vous enverrai du poisson là-bas. Sur le plancher des vaches, on pêche plus de lièvres que de langoustes.

— Probablement, mais ce n’est pas cela, mon bon Lahoul, que je sollicite de votre amitié, c’est beaucoup plus. Donnez-moi Minihic.

— Minihic ! pourquoi faire ?

— M’accompagner là-bas, pour que j’aie quelqu’un du pays avec lequel je puisse causer de vous tous. J’emmène Trilby aussi. »

Lahoul leva son béret, gratta longuement ses cheveux gris : donner Méninic, son gars, c’était dur ça.

« Voyons, mon ami, reprit Michelle, persuasive, vous alliez le laisser filer à Saint-Pierre et Miquelon, l’auriez-vous davantage ? S’il vient avec moi, il courra moins de dangers.

— Mais, qu’est-ce qu’il fera avec vous ?

— Au lieu de conduire une barque, il conduira des chevaux.

— Des chevaux ! la belle affaire, quand on a mené un bateau dans la baie entre les rochers à fleur d’eau, sur le banc de sable mouvant du Mont Saint-Michel, y a pas de mérite à mener des chevaux ni de plaisir.

— Mais il y en aurait peut-être à venir avec moi. Qui sait si cela ne lui plairait pas de voir un pays nouveau et de gagner beaucoup d’argent ? Consultez-le, père Lahoul, et je vous en prie, laissez-le libre de choisir.

— Je le veux bien ; mais la mère, que dira-t-elle ?

— Ah ! ça, je suis sûre que la mère sera pour moi, elle a trop peur de voir son petit embarquer. D’ailleurs, il vous restera votre fillette Yvonne. »

Tous deux se turent, réfléchissant. La barque balançait, assez secouée, et ils abordèrent au ras des rochers couverts de goémons, où le marin avait amarré ses filets.

XI


La connaissance de la marquise de Caragny et de la princesse Rosaroff se fit très facilement. La bonne Rita plut à la douairière et fit de suite la conquête de Michelle. Avec un tact, venu du cœur, la jeune femme sut arranger les choses, sans froisser personne. Elle se rendit avec Michelle à Saint-Malo, fit les emplettes les plus urgentes, et commanda à Paris une corbeille digne de la femme du comte Hartfeld.

Hans ne trouvait rien d’assez beau, et Michelle, se croyant en plein conte de fées, se laissait conduire avec un peu d’ahurissement, beaucoup de résignation, gardant l’absolue et consolante certitude, qu’elle accomplissait la volonté divine.

Un soir, que les deux nouvelles amies rentraient ensemble de Saint-Malo par le bac de Dinard et reprenaient à pied le chemin de la Roussalka, qui était aussi celui de la Roche-aux-Mouettes, sise un peu plus loin, Michelle se souvint, tout à coup, d’une soirée semblable à celle-ci, où elle précédait sa mère dans l’obscurité de la campagne.

Elle se rappela cette belle villa éclairée et attrayante qu’elle avait côtoyée, haletante, chargée, si pauvre ; aujourd’hui, elle en franchissait le seuil, la princesse Rosaroff lui disait :

« Restez à dîner, petite Mouette, mon cousin Hans sera si joyeux !

— Grand’mère n’est pas prévenue, puis je ne veux pas rentrer si tard. On serait inquiet au donjon des Mouettes.

— Alors je vais vous reconduire. Je demanderai à la marquise la permission de vous garder demain ; j’ai prié aussi notre curé ; vous savez que, moi aussi, je suis catholique, mignonne ?

— Ah ! quel bonheur, s’écria Michelle, je vous croyais Russe et de la religion orthodoxe.

— Mon mari l’est en effet, mais je suis, moi, Française et catholique. Michelle, nous sommes sœurs. »

La jeune fille passa son bras autour du cou de la princesse Rosaroff et l’embrassa de tout cœur, sur cette route solitaire, où nul passant ne gênait son expansion.

« Vous n’avez donc pas eu peur de vous en aller à l’étranger ? demanda la jeune fille.

— Non, je n’ai pas eu peur. Si vous saviez à quel point Alexis est bon ! Voulez-vous qu’en deux mots, je vous dise mon histoire ?

— Je vous en prie.

— Alors, marchons doucement, le souper attendra un peu à la Roche-aux-Mouettes et nul ne s’inquiétera, nous sachant ensemble : J’appartiens à une famille corse, installée à Paris depuis des années. Mon père était venu en France à la suite de l’empereur. Il mourut une nuit, assassiné par un carbonaro. Sa mort nous laissait sans pain. J’avais une voix assez jolie, ma mère la développa par d’habiles leçons et je parvins à entrer au Conservatoire. Là, je connus un professeur de chant, qui s’éprit de mon talent et me demanda en mariage. C’était une situation, mon avenir de coureuse de cachet était peu flatteur ; ma mère consentit à cette union. L’année suivante, je perdis mes deux protecteurs, ma mère et mon mari, enlevés par la terrible épidémie du choléra, qui sévit à cette époque. Je restai seule avec un bébé naissant. Si je ne suis pas morte de désespoir en ces terribles heures, je le dus à un bon religieux, qui ne m’abandonna jamais, me secourut, me raffermit dans la voie du devoir, me trouva des leçons et parvint à placer mon enfant chez une bonne nourrice. Malgré mes soucis, j’avais gardé ma voix, j’aimais ardemment mon art, et pour me faire mieux connaître et apprécier, mon protecteur me fit chanter plusieurs fois dans les concerts de charité. J’y remportais toujours un éclatant succès. Mes recettes étaient superbes. Avec quelle joie je me voyais utile et en mesure de rendre un peu aux bonnes œuvres du religieux le bien que j’avais reçu de lui !

Un jour, après une séance de musique spirituelle, où j’avais mis toute mon âme dans un chant divin, mon saint ami vint me trouver :

« Rita, me dit-il, une chance inespérée s’offre pour vous. La princesse Rosaroff était avec son fils dans l’assistance que vous avez charmée hier au soir. Depuis plus d’une année, elle assiste à tous nos concerts et elle est une des bienfaitrices de nos associations. Quoiqu’elle soit schismatique, j’ai pour elle une profonde estime, et je ne désespère pas de la voir un jour convertie. Son fils unique, qui ne la quitte jamais, et qui est lui-même une âme d’élite, a été profondément touché de vos accents ; ils demandent tous les deux à ce que je vous conduise à leur hôtel.

— Dans quel but, mon Père ? Je ne doute pas que sous votre sauvegarde, je ne doive accéder au désir de la princesse ; mais j’ai peu de temps, vous le savez ; mon enfant, que je viens de reprendre, a droit à tous mes moments de liberté, et s’il s’agit seulement de relations mondaines…

— Ce que je vous offre est plus sérieux, Rita. Le prince Alexis désire vous épouser, et sa mère, avant d’y consentir, veut vous juger dans l’intimité. »

Je fus grandement surprise, mais très heureuse. Moi aussi, j’avais vu ce jeune homme ; sa noble physionomie m’avait captivée, ses attentions à l’égard de sa mère, son empressement filial me convainquirent de ses bonnes qualités. Peu de mois plus tard, j’étais princesse Rosaroff et ce n’était pas pour le prince une mésalliance, car les Spagliesi-Corte sont de noble race et de vieille souche. Ma famille avait seulement été trahie par la fortune. Le prince adopta mon fils, il y a peu d’années, quand il eut perdu tout espoir de voir notre union bénie par la venue d’un enfant. Je ne connais pas d’âme meilleure et plus belle que celle d’Alexis, et ma tendresse et ma reconnaissance pour lui sont immenses. »

Michelle avait écoulé ce récit avec grand intérêt, l’histoire de Rita offrait quelque analogie avec la sienne. Dans la famille de son fiancé, on avait vraiment le sentiment de justice. Les hommes ne cherchaient pas la fortune dans une dot, ils songeaient avant aux qualités de la femme choisie. Elle reprit après un silence :

« Et votre fils maintenant, qu’est-il devenu ?

— Max est à l’école navale de Cronstadt, nous sommes tous un peu marins dans la famille. Notre yacht nous promène par le monde. Le prince aime extrêmement la mer, et quand nous avons vécu quelques mois à Saint-Pétersbourg, où sauf des intérêts matériels, rien ne nous attache, nous avons hâte de revoir les horizons sans fin, d’écouter la voix mystérieuse des vagues. Vous n’avez pas idée des heures délicieuses que nous passons dans les solitudes des mers en face de la majesté de l’univers, tout près de Dieu. C’est la vraie vie des rêveurs et des croyants comme nous. Le prince et moi sommes tellement liés de pensées, notre foi est tellement identique, que certainement, dans peu, j’obtiendrai de lui qu’il accomplisse la cérémonie d’abjuration qui n’est plus qu’une formalité, puisque la conviction est née et la pratique exercée. L’heure n’est pas éloignée d’ailleurs, où tous les orthodoxes russes se rallieront à nous. Le mouvement catholique s’accentue sans cesse, dans la haute société, et une prédiction nous annonce ce grand bonheur.

— Mon pays vous a plu, puisque vous y avez fait escale ? demanda Michelle en souriant.

— Nous y avons été poussés, chère enfant, par le souffle de votre destinée. La providence nous a conduits ici à cause de vous.

— Évidemment. Tenez, je pense qu’une des joies du Paradis sera de voir clairement l’enchaînement des événements amenés les uns par les autres, sans influence de volonté personnelle. Nous verrons à quel rôle inconnu notre pauvre être humain a été soumis dans l’univers.

— Oh ! nous ne penserons plus guère à l’existence terrestre, je crois. Elle nous paraîtra alors si méprisable en faveur des splendeurs de l’éternité !

— Vous connaissez beaucoup ma future belle-sœur ?

— Beaucoup non. Entre elle et moi, c’est comme s’il y avait une haie d’épines ; quand nous voulons nous rapprocher, j’en sors toujours blessée.

— Comment cela ?

— Cette femme est la créature la plus antipathique que je connaisse, j’ai peut-être tort de vous dire cela ; mais vous êtes si douce, si parfaitement dévouée, que vous souffrirez, je l’espère, moins qu’une autre, du voisinage de cette puritaine.

— Oh ! rien ne m’effraye ! je sais bien que dans toute joie, il y a une croix, sans quoi, ce ne serait plus la vie. Avec le comte Hartfeld, dont j’apprécie chaque jour davantage la nature droite, je serais trop heureuse ; il faut un nuage à l’horizon. Alors Edvig Hartfeld est méchante ?

— Oui, elle est méchante d’instinct, de plus elle est violente, acharnée à l’idée de prosélytisme pour sa secte. Elle est dure, fière, incapable de douceur et de bonté. Elle adore un Dieu de justice et de répression et non le Christ miséricordieux. Elle ne peut me souffrir et je vais le moins possible à Rantzein.

— Cependant, elle aime son frère, je trouverai là, près d’elle, mon point de contact.

— Espérons-le. Elle conduit Hans ainsi qu’un enfant, elle le guide ; elle a quinze ans de plus que lui ; elle l’a élevé, il la craint et la vénère sans oser la juger. Il faudra vous attacher à ne jamais la froisser pour conserver la paix.

— Je ferai tout ce qu’elle voudra pourvu que mon mari soit heureux et qu’elle me laisse la liberté de mon culte.

— Quant à cela, je ne crois pas qu’il y ait rien à redouter ; car Edvig est loyale comme tous les Hartfeld. »

Les deux amies étaient arrivées au Goulet qui sépare l’îlot de la Roche-aux-Mouettes de la terre ferme, les petites vagues montantes se glissaient déjà autour des roches. Michelle les indiqua à Rita.

« Au revoir, dit-elle, il faut que je me hâte, dans un instant ma route sera coupée, je suis bien heureuse de notre excellente promenade. J’avais pour vous une grande sympathie ; j’ai maintenant une amitié réelle. »


XII


L’époque du mariage était fixée à la veille du premier jour de l’Avent, et Michelle comptait ses heures, comme pour les allonger encore, par la sensation de les sentir passer. Elle mettait au vieux château tout en ordre, elle réparait la garde-robe usée de la marquise et elle remettait à neuf celle de Rosalie. Mme Carlet avait touché la somme promise par le comte Hartfeld, avec une explosion de joie, et la douairière s’était hâtée de la faire admettre, en qualité de dame pensionnaire, dans une communauté religieuse de Paris. Là elle serait heureuse et tranquille et sa pauvre cervelle de linotte n’aurait aucun surmenage, tout serait prévu pour elle par les Sœurs dévouées qui la soigneraient.

Michelle avait caché, sans le dire, une bourse pleine d’or au fond du secrétaire de la vieille marquise. Hans l’avait voulu ainsi pour parer à un besoin pressant. Il avait acheté à Lahoul une barque neuve qu’il baptisa la Petite-Mouette, à la joie de tous. À la prière de Michelle, il offrit encore à l’autel de la Vierge un diadème et un cœur d’or, à l’intérieur duquel il consentit à écrire son nom avec celui de sa chère fiancée.

La reconnaissance de Michelle augmentait sans cesse ; elle aimait vraiment cet homme, qui se montrait si parfaitement désintéressé et délicat.

Un matin de novembre, elle sortit, toute blanche, de la Roche-aux-Mouettes, appuyée sur le bras du prince Rosaroff, qui lui servit de père en cette solennité. La vieille marquise suivait, accompagnée du comte Hartfeld. Deux compagnons d’armes du marquis de Caragny, le vicomte de la Roche-Landry et le baron de Kermoël, escortaient la princesse Rosaroff et Mme Carlet. Malgré leur grand âge et leurs infirmités, ces deux anciens preux des luttes vendéennes avaient tenu à apporter à la petite-fille de leur chef d’autrefois, le témoignage de leur amitié, à sa grand’mère, celui de leur vénération.

La famille Lahoul, au grand complet, et superbement endimanchée, venait en tête d’à peu près tout le village qui se pressait dans l’église avec une curiosité sympathique.

Michelle, très pâle, pénétrée de l’importance du grand acte qu’elle accomplissait, contint cependant ses larmes et pria du fond de l’âme. Le bon curé ne put jamais articuler le petit discours qu’il avait préparé, tant l’émotion lui étreignait la gorge.

Le comte Hartfeld était radieux. Il mit une poignée d’or dans le plateau que lui tendit Yvonne Lahoul, au moment de la quête.

Après la cérémonie religieuse, un déjeuner réunit tout le monde à la villa Roussalka. La vieille marquise avait essayé de recevoir chez elle, mais pour lui éviter l’embarras et la fatigue, la bonne Rita avait allégué la difficulté du passage à marée haute.

« Voyez-vous, marquise, avait-elle dit gaiement, tous vos invités bloqués à la Roche-aux-Mouettes pour six heures ! et vos deux vieux amis bretons trouveront infiniment plus de charme à descendre de voiture au bas du perron de la Roussalka, qu’à escalader vos rochers. Vous présiderez, par exemple, ce repas de famille avec mon mari en face de vous. »

La douairière avait consenti. Elle était réellement brisée, à bout de force, et quand elle dut refermer le soir du départ, la poterne sur sa petite-fille, des larmes amères, cuisantes, désolées coulèrent le long de ses joues. Alors, elle se retourna vers Rosalie qui, appuyée contre le chambranle, sanglotait éperdument. La maîtresse, dans son immense besoin de consolation, pour la première fois de sa vie, tendit la main à la servante. Celle-ci, stupéfaite, n’osa la prendre et s’enfuit au fond de sa cuisine glacée, d’où le rayon de soleil était à jamais parti.

La vieille douairière laissa retomber son bras ; elle reprit de son pas lent et raide le chemin de sa chambre. Elle s’assit sur la haute chaise en chêne sculpté, attira sa corbeille à ouvrage et ses doigts maigres et froids se remirent à tricoter un peu plus tremblants que de coutume.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps, Hans Hartfeld, rayonnant de bonheur, entraînait sa femme, et ce fut encore Lahoul qui les conduisit à travers la baie dans sa chaloupe neuve. Le temps était si sombre que la côte n’apparaissait même pas vers Saint-Malo. Le matelot dut s’en fier à son habitude et se guider d’après le courant de la Rance.

Tout à coup, un halètement à l’arrière les fit tous écouter. C’était un gémissement continu. Michelle avança une main et rencontra le museau froid du bon Trilby, Trilby qu’on avait oublié et qui suivait le bateau à la nage, ne voulant pas quitter sa petite maîtresse !

Michelle l’aida à jaillir des vagues, à s’étendre dans la barque. Il s’y secoua rudement, éclaboussant son voisinage, mettant à l’entour des gouttes d’eau salée, comme s’ils avaient tous répandu des larmes amènes sur leurs vêtements.

« Et Minihic ? demanda timidement Michelle au père Lahoul.

— Mon fils, Madame, vous attend à la gare, répondit gravement le matelot. Il a voulu partir, parce que là-bas, voyez-vous, c’est loin pour une Française et peut-être bien, elle aura souvent besoin d’un compatriote. »

Hans n’entendit pas ces mots, cette buée floconneuse qui les enveloppait le glaçait. Il avait allumé un cigare. Puis il vint s’asseoir près de sa femme et étendit sur elle un pan de sa pelisse de fourrure.

« Oh ! ma petite Mouette, dit-il, ne regrette pas ton nid, celui où je t’emmène a bien plus de soleil et de chaleur. »


DEUXIÈME PARTIE

En Allemagne

CHAPITRE PREMIER


Le rendez-vous avait lieu à Baumwald dans les grands bois. Les vingt chasseurs animés d’une ardeur excitée sans cesse par le cor et les abois de la meute suivaient au galop le vieux solitaire. Les branches leur fouettaient le visage, la chaleur était accablante malgré la saison avancée ; mais telle était leur passion que rien ne les arrêtait.

Au premier rang, Hans Hartfeld.

Tout à coup, le sanglier harcelé fit tête à la meute, s’ouvrit un passage à coup de défenses et se précipita au milieu de la chasse.

Les chiens cherchaient à le coiffer sans y parvenir, alors le comte mit pied à terre, le couteau à la main et suivit résolument la bête furieuse jusqu’à une petite rivière où elle s’enfonça et se perdit dans la végétation aquatique.

« C’est le solitaire de Baumvald, le diable en personne, s’écria l’officier très en colère, voilà bien dix fois que la même chose m’arrive, je le perds toujours dans l’eau ou dans un fourré, ou dans un souterrain.

— Tu finiras par le perdre en haut d’un arbre, » fit Alexis Rosaroff en riant.

Les chiens donnaient de nouveau, c’était un second débuché ; tous les cavaliers s’élancèrent infatigables et coururent ainsi pendant une heure et demie.

Hans toujours galopait en avant.

La bête avait toutes les ruses, elle tentait des hourvaris, se jetait à l’eau, faisait tête, bref ce jeune animal était fort amusant ; on l’eût dit dressé pour le plaisir des chasseurs.

Épuisé à la longue, il s’accula à un buisson, et le comte Hartfeld, furieux de sa déception se jeta au-devant de lui, couteau en main ; seulement, il calcula mal son coup trop précipité et reçut en échange une estafilade au bras droit.

Les autres cavaliers accouraient heureusement pour le téméraire, ils lui prêtèrent main-forte et entre trois ennemis le sanglier fut abattu.

Les piqueurs firent un brancard pour le porter au rendez-vous, et l’hallali sonnant, tous prirent le chemin du lunch préparé dans la clairière[5].

Hans avait serré son mouchoir autour de son bras pour arrêter le sang. Ce n’était rien et le comte plaisantait de sa malchance.

Pendant ce temps, le maître de maison, le général Otto Herdeswatz, faisait aux dames les honneurs de sa table champêtre. Elles étaient une douzaine venues en voiture et à cheval. Parmi elles, il choisit la jeune comtesse Hartfeld, comme la dernière venue au pays, pour lui offrir la place près de lui.

Michelle accepta en souriant l’hommage du grand officier, et avec d’autant plus de plaisir qu’elle était un peu isolée parmi les invités qui causaient par groupes sympathiques. Elle, étrangère, encore mal familiarisée avec les finesses de la langue, trouvait agréable d’échapper un peu aux observations des yeux féminins, où, sans doute, pas mal d’envie se pouvait lire.

Sa belle-sœur Edvig ne s’occupait nullement d’elle ; la carabine sur l’épaule, entourée de chiens, elle avait suivi la chasse. Michelle s’assit près de l’amphitryon, les autres dames se piaulèrent au hasard dans la liberté de ce repas champêtre et las hommes se tinrent debout ou assis sur l’herbe derrière elles.

« Mesdames, dit le grand veneur, levant sa coupe de champagne « Prosit[6] », je bois à notre nouvelle compatriote, la comtesse Hartfeld. » Tous les invités répondirent avec entrain, ce fut un choc de cristal ; seule, Edvig Hartfeld ne trempa pas ses lèvres dans son verre, et quand les convives eurent lancé le leur par-dessus leur épaule, selon l’usage allemand, sa coupe resta pleine devant elle.

Michelle répondit gracieusement, touchée de cette fête qu’on lui offrait. Elle était en plein épanouissement de sa beauté. Mariée depuis un an, elle avait acquis un complément de charmes et la parfaite aisance que procurent la richesse, la sensation de se sentir indépendante.

Elle but et tout à coup pâlit. Elle venait d’apercevoir son mari débouchant de la sente avec la tache rouge de son bras blessé.

Elle se leva brusquement, courut à lui.

« Hans, mon Dieu ! vous avez mal ! »

Et presque défaillante, elle chancela ; tandis qu’Edvig, rassurée par la vue du visage de son frère nullement altéré, haussant dédaigneusement les épaules, s’avançait lentement.

Elle prit la main de Michelle et l’éloigna.

« Vous êtes réellement d’une inconscience inouïe, articula-t-elle d’une voix coupante, de pareilles scènes en public sont bonnes pour les bourgeois. Allez à votre place, vous fatiguez votre mari par vos exubérances déplacées. »

La jeune femme rougit violemment et obéit sans un mot, tandis que Hans la suivait d’un regard de regret, sans oser la défendre.

Toujours dominatrice, Edvig entraîna son frère, le fit asseoir près d’elle.

« Voyons Hans, ce n’est rien, une égratignure, n’est-ce pas ? Prenez quelque chose, un réconfortant et nous partirons. Il ne faut pas gagner la fièvre par un excès de fatigue. »

Tous les convives s’étaient émus : l’un d’eux racontait l’incident, nullement grave en somme. Michelle, assise du même côté que son mari, séparée de lui par plusieurs personnes, pouvait à peine le voir. Maintenant sa fête était gâtée.

À grand peine elle contenait ses larmes et ne parvenait pas à manger. Avant la fin du lunch, la sœur du comte Hartfeld donna l’ordre d’atteler sa voiture, et emmena son frère à l’anglaise sans prendre congé.

Michelle qui les observait vit ce manège et voulut les suivre ; mais retenue, arrêtée par l’empressement des invités, elle ne parvint à s’échapper, à gagner la remise que juste à temps pour entendre cet ordre donné par Edwig :

« Allez et vite. »

Elle tendit les mains, cria :

« Arrêtez ! »

Peine perdue, le cocher enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet et sa belle-sœur se penchant vers Hans attira son attention du côté opposé.

Cette fois, ses larmes jaillirent. La petite comtesse ne put supporter stoïquement cette nouvelle douleur de voir sa place prise sans cesse. Elle se laissa tomber sur l’herbe et faisant signe à un piqueur de Rantzein :

« Sellez mon cheval, je vous prie, je veux partir. »

Alexis Rosaroff accourait : « Quoi, cousine, vous pleurez pour si peu de chose. Vous voulez nous fuir, mais ce n’est rien ; votre mari, à la guerre, en a vu bien d’autres sans faiblir, il faut être plus vaillante, chère comtesse, je regrette que ma femme soit absente.

— Ah ! et moi aussi, je regrette de n’avoir pas ici son amitié si vraie, mais Rita n’aime pas venir à Rantzein.

— Elle ne peut s’entendre avec Edvig. Voyons, ne partez pas, nous allons finir ensemble la journée, je vous reconduirai ce soir.

— Mon cousin, je dois partir de suite, ma place est là-bas… entre eux ; laissez-moi, je vous le demande au nom de votre bonne amitié. »

Elle lui tendit la main, il la serra avec affection :

« Faites-vous suivre d’un piqueur, conseilla-t-il, vous ne savez pas les chemins de la forêt. »

Elle inclina la tête en signe d’acquiescement, et comme son cheval arrivait tout sellé, elle se leva.

« Veuillez m’accompagner, dit-elle au valet qui le tenait en bride, prenez le cheval de M. le comte.

— C’est que, répondit l’homme, ennuyé de ne pas déjeuner avec ses camarades, Mlle Edvig m’a interdit de quitter ses chiens, je dois les lui ramener couplés et intacts. Déjà, il y en a un de décousu. Je prie Madame la comtesse de m’excuser.

— Allons, se dit Michelle, c’est toujours ainsi quand je commande, on obéit à ma belle-sœur. N’importe, j’irai seule, je sais le chemin et en prenant par les sentiers que n’a pu suivre la voiture, j’ai des chances pour la rattraper sur la route. »

Elle partit au grand trot, son amazone se déchirait dans l’étroite sente, son voile restait dans les rameaux, des branches arrachaient les cheveux ; n’importe, elle allait.

Il y avait un an que la petite Mouette était entrée au château de Rantzein, après un délicieux voyage coupé d’arrêts fréquents dans les villes intéressantes que les jeunes époux avaient dû traverser. Ils avaient vu Paris d’abord, où Mme Carlet les avait accablés de témoignages de tendresse ; puis Strasbourg, puis Bade et enfin, un soir, dans la magnifique avenue de troënes qui longe la jolie rivière de Shwartzengraben, sur laquelle est situé le château ; Hans avait pressé la main de sa femme, en lui disant tout bas :

« Je t’en prie, mon enfant, si quelque chose te froisse dans l’attitude de ma sœur, supporte-le pour l’amour de moi. Elle s’est difficilement faite à l’idée de me voir mettre en mon cœur une autre affection que la sienne, peut-être sera-t-elle pour toi un peu froide au début, mais tu auras vite fait de la conquérir comme tous ceux que tu approches d’ailleurs.

— Je l’espère, mon ami, si elle vous aime, elle sera bonne pour moi.

— D’autant, reprit-il, enveloppant mal ses épines dans des roses, qu’elle te rendra d’immenses services. Tu ne sais pas, à ton âge, tenir une maison, diriger une troupe de serviteurs ; tu auras grand soin de ne pas la froisser, en ayant l’air d’agir sans son contrôle. Elle conduira la maison comme par le passé, et tu auras, toi, la tranquillité, la paix de l’inaction, aucun des ennuis extérieurs ne viendra te troubler dans l’existence heureuse que je rêve pour toi. »

Michelle devina à demi l’envers des choses, mais elle ne le laissa pas voir, ne voulant, avant tout, amener aucune ombre dans les yeux de son mari. Il reprit encore plus hésitant :

« Tu es sûre de mon affection, n’est-ce pas ? Tu as vu combien je t’aimais ? eh bien, quoi qu’il advienne, ne doute jamais de moi. Peut-être devant ma sœur, dont, en somme, je viens de révolutionner l’existence, devrai-je ne pas témoigner pour toi l’immense tendresse de mon cœur, afin de ne pas l’affliger par comparaison. Elle s’est sacrifiée pour moi : elle a renoncé au mariage, au bonheur de la famille pour ne me quitter jamais. Tu admets bien que je lui doive quelque égard, quelque sacrifice même, n’est-ce pas ? Je te demande, Michelle, de les partager avec moi, de m’en alléger le poids, de comprendre enfin ce que j’exprime mal et de m’éviter la douleur de te voir une peine. »

Les yeux clairs de la jeune femme s’obscurcirent un peu, elle les voila de ses longues paupières pour cacher cette ombre, et comme la voiture entrait dans la cour sablée et se rangeait au bas du perron, elle vit en haut, sur la marche supérieure, entre deux rangées de vasques de marbre d’où s’élançaient de superbes palmiers, une femme grande, épaisse, au visage dur et qui ressemblait à Hans, d’une manière frappante, avec cette différence que les traits accentués, la haute taille allaient bien au comte et faisaient de la femme une sorte de géante hommasse.

Néanmoins, elle prit sur elle déjà, de ne rien manifester, malgré l’antipathie, née de premier jet, et du courant croisé des deux regards. Comme son mari la poussait vers sa sœur, elle passa, d’un geste enfantin, ses bras autour du cou d’Edvig en se haussant sur la pointe des pieds et elle l’embrassa. Ce système autrefois lui avait réussi avec Rosalie, mais la paysanne et la grande dame étaient grandement différentes. Le peuple, sans raisonnement, suit l’instinct de son cœur, mais l’éducation complique la réflexion, développe en pensée les germes présents. Encore une fois, la pauvre enfant se trouvait aux prises avec une hostilité ; le lot de sa vie semblait être de venir toujours à propos dans un milieu où on ne la souhaitait pas.

Elle sentit cela tout de suite, et comme nul ne lui rendait son baiser, elle se retourna vers son mari avec une vraie détresse.

Celui-ci alors prit la main d’Edvig, celle de Michelle, et les unit :

« Soyez amies, soyez sœurs, dit-il avec émotion, vous, mes deux uniques affections.»

Très légèrement, Edvig serra les doigts de la jeune femme et :

« Rentrons donc, je vous prie, le spectacle de nos effusions de famille n’intéresse nullement nos serviteurs, » conclut-elle d’une voix mordante.

Enfin, s’adressant à Michelle :

« Une femme de chambre est spécialement attachée à votre service ; elle va vous conduire dans vos appartements ; vous avez besoin, avant le dîner, de réparer le désordre de votre toilette. »

Elle fit de la main un signe d’éloignement. Une Badoise, en costume national, attendait des ordres sur le seuil. Elle partit de suite précédant la comtesse. Hans eut un mouvement pour suivre sa femme ; mais Edvig le retint.

« J’ai à vous parler mon frère, restez donc ; depuis près d’une année que je ne vous ai vu, n’ayez pas tant de hâte à me quitter. »

Le comte obéit, prit le fauteuil indiqué, oppressé déjà, mal à l’aise d’être chez lui entre deux obligations, entre deux devoirs, chers tous deux, incompatibles.

« Sans doute, Edvig, je suis heureux de vous retrouver, mais je pensais que Michelle était bien seule en cette maison inconnue où n’ayant que moi pour l’acclimater, elle y doit compter. Je vous demande donc de me permettre de la rejoindre. Ensuite nous causerons à un moment plus favorable que celui de l’arrivée.

— Comme il vous plaira, Hans, vous me quittez pour votre femme, depuis de longs mois et au moment où vous voyez votre sœur, vous n’avez pas cinq minutes à lui consacrer. Allez donc où le cœur vous appelle, je ne suis pas surprise : cet inepte mariage confirme bien toutes mes prévisions.

— Comment, fit le comte, inepte, pourquoi ? J’aime cette enfant, elle me le rend entièrement, elle est d’aussi bonne maison que nous.

— J’ai ouï dire, qu’elle était la fille d’un marchand de bœufs.

— Une mésalliance de sa mère, oui, mais dans toute généalogie vous en trouverez. Sa grand’mère maternelle est bien authentiquement marquise de Caragny, un nom historique

— Enfin, elle est étrangère.

— Qu’importe, nous avons vous et moi assez connu la France dans notre enfance pour l’apprécier. Les Françaises sont vaillantes, vives, spirituelles, braves, et le mélange des deux races ne peut qu’amener une superbe famille.

— Mais, c’est un avorton, cette enfant, elle me vient à l’épaule.

— Vous êtes au-dessus de la moyenne, Edvig. Je vous en prie, si vous avez gardé pour moi un peu de votre tendresse d’antan, soyez bonne pour Michelle. Ménagez sa jeunesse et son inexpérience. Elle est douce et timide, guidez-la, conduisez-là dans la voie utile et sage que vous avez si bien su prendre vous-même. »

Elle haussa les épaules.

« Désormais, qui est-ce qui conduira la maison ?

— Mais vous, Edvig, il ne s’agit pas d’abdiquer vos droits, mais de les partager.

— Deux directions ! deux divisions ! Elle commandera et je me retirerai à Leuchenstal, qui est le refuge des êtres sans asile, l’abbaye des filles pauvres, des veuves et des orphelins…

— Grand Dieu ! fit Hans harassé, ne parlez pas ainsi ; votre autorité, ma sœur, ne sera nullement discutée. Michelle s’adressera à vous en toute occurrence, suivra vos conseils, et ne s’exposera pas à contre-balancer vos ordres. Elle sera chez moi la première invitée. »

Le ton de ces mots était amer.

La maîtresse de Rantzein allait répliquer, lorsque des cris plaintifs retentirent dans la cour. Le frère et la sœur s’approchèrent de la fenêtre : un des gros chiens danois de garde venait de s’élancer sur le pauvre Trilby, qu’un valet avait sorti du coffre de la voiture, et d’un formidable coup de croc il lui avait brisé les reins.

Trilby gisait à terre, les pattes en l’air, une écume sanglante aux lèvres et il pleurait à fendre l’âme.

« La sale bête ! flt Edvig, qu’on l’achève et qu’on l’enroche. »

Mais Michelle accourait, du balcon de son cabinet de toilette elle avait vu la scène et maintenant, assise à terre, la tête mourante de son chien sur les genoux, elle laissait couler des larmes très cuisantes, très douloureuses sur les poils durs de son cher compagnon.

« Cette petite est absolument ridicule, exclama Edvig. En vérité, Hans, je ne puis vous comprendre ; finissez-en donc avec cette mise en scène et emmenez votre femme. »

Le comte sortit, déjà considérablement énervé, il eut une brusquerie hors de propos, prenant Michelle par la main, il l’obligea à se relever…

« Montez chez vous, Madame, ces puérilités ne sont plus de mise. »

Michelle leva sur lui des yeux surpris et mettant à pleines lèvres, avec une indicible émotion, un dernier baiser sur le museau de son chien, elle obéit passivement sans un mot.

Rentrée dans l’appartement assigné par la servante, elle sanglota à perdre haleine, si bien que la cloche du dîner tinta deux fois sans qu’elle en perçût le son. Sa femme de chambre vint l’avertir qu’on l’attendait à table.

« Priez, M. le comte, dit-elle, de m’excuser, je ne puis réellement descendre ce soir. Je n’ai besoin de rien. »

Nul ne revint vers elle ; le frère et la sœur dînèrent en tête-à-tête.

Hans exprima le vœu d’envoyer un plateau chargé de quelques aliments à sa femme ; mais Edvig intervint.

« Du tout ! vous allez, par vos gâteries, rendre ma belle-sœur insupportable, il ne faut pas accepter ainsi tous ses caprices. Nous sommes seuls à table, rien ne l’empêche de se joindre à nous, si elle a faim. *

Le comte se tut, sans aucun appétit, sans aucune joie, il reprit son ancienne place. Ce retour au foyer n’était pas une fête ; la soirée se traîna pour lui comme un supplice, et enfin, prétextant la fatigue du voyage, il put prendre congé de sa sœur vers dix heures, et monta rapidement chez lui.

Michelle avait cessé de pleurer. À genoux devant un grand Christ, elle priait. À la vue de son mari, elle se leva.

Il vint à elle, et très doucement, dans la paix enfin reconquise de leur intimité, il lui dit des mots consolateurs, des encouragements émus, qui enfin calmèrent les nerfs tendus de la jeune femme et lui permirent de goûter le bon sommeil de son âge.

Le lendemain, ce fut autre chose.

Minihic inquiétait Michelle, elle ne l’avait pas encore revu depuis l’arrivée : elle pria son mari de la mener visiter la maison, espérant ainsi rencontrer son compatriote. Hans y consentit bien volontiers. Il lui montra en détail le splendide château, princièrement meublé, le parc immense et soigneusement entretenu. Les communs en dernier ressort, les écuries, où trente chevaux splendides s’alignaient. Là, elle vit enfin le groom. On l’avait revêtu de la livrée marron, liserée de bleu avec boutons ornés de la couronne Comtale, et il paraissait très heureux, très gai, très fier de son uniforme.

Il accourut vers sa maîtresse.

« Madame la comtesse est reposée du voyage, fit-il, je suis bien content de voir enfin Madame la comtesse. »

Michelle allait répondre, mais elle n’en eut pas le temps, Edvig, qu’elle n’avait pas aperçue, sortit d’une stalle les mains pleines de pain, qu’elle distribuait à ses favoris.

« Mon garçon, vous êtes nouveau, dit-elle, au jeune valet, c’est une excuse, mais sachez à l’avenir que les valets de Rantzein ne parlent à leurs maîtres, que lorsqu’ils sent interrogés. Allez. »

Minihic ouvrit des yeux immenses, montra toutes ses dents dans un rire bête et resta planté où il était, sans oser remuer.

Hans et sa femme quittèrent aussitôt l’écurie.

Une autre question allait se présenter ; à table, où mettrait-on le couvert de la jeune comtesse ? Au bout, en tiers, ou en face de son mari ? Edvig, au moment de s’asseoir, regarda son frère, puis, comme il ne soufflait mot, très ennuyé, elle s’assit au milieu, à sa place habituelle, et Michelle fut installée à droite de son mari.

L’habitude dès lors fut prise.

Grâce à l’extrême douceur de Michelle, la paix en somme s’établit. Edvig conduisant tout, devint supportable, elle cessa les allusions blessantes peu à peu et rien ne troubla l’harmonie jusqu’au jour où, au grand bonheur de tous, le petit Wilhem vint au monde.

La joie de la jeune mère était immense ; enfin, elle avait à elle un enfant, on n’allait pas le lui disputer celui-là au moins ; elle le nourrirait, l’aimerait, ne le quitterait plus.

Ah ! mais non, là revint la querelle : « Nourrir cet enfant, quelle folie, s’écria Edvig, à votre âge ! vous êtes trop jeune pour être bonne nourrice, l’avenir de notre race exige que les Hartfeld soient robustes, nous allons choisir une vigoureuse paysanne. »

Ainsi fut fait ; l’enfant fut donné à une nourrice allemande. Sous prétexte de surveiller cette nourrice, ce dont l’inexpérience de Michelle était incapable, la sœur du comte installa le bébé dans ses appartements situés dans l’aile opposée au château.

Le comte laissa faire, toujours faible, et ce fut pour lui une attirance de plus vers le logement de sa sœur.

Quant à Michelle, désolée, déçue, elle se réfugia aux pieds de la Croix, suppliant le Seigneur de lui accorder vite un autre enfant, une fille, qu’enfin peut-être on lui laisserait. Pour l’instant, elle n’avait pas souci de l’âme de son fils ; il avait été baptisé à l’instant même de sa naissance par le docteur lui-même, parce qu’on avait craint un moment pour sa vie, et l’intention de ce médecin, qui était catholique, avait été tout simplement de donner au petit nouveau-né un passe-port pour le ciel. Jusqu’à ce que Wilhem eût l’âge de raison, Michelle n’avait donc rien à redouter, elle saurait bien faire joindre les menottes du bébé devant les images de Jésus et de Marie, elle saurait bien lui apprendre à préférer le culte extérieur de nos églises, à la froideur glacée des temples. Tous les dimanches elle se rendait en voiture à la cathédrale de Fribourg, distante de quelques kilomètres ; souvent son mari l’accompagnait dans cette ville, capitale du duché de Bade où mille affaires ou relations l’appelaient sans cesse. Quelquefois elle obtenait qu’il assistât à l’office auprès d’elle, et alors il suivait les exercices avec une attitude grave et correcte ; mais tout à coup, il avait cessé de la suivre, morigéné, sans doute, par sa sœur qui l’avait contraint à venir avec elle au prêche dans le temple de Rantzein ; Edvig répétait à tout moment que les Hartfeld étaient évangélistes, qu’ils avaient jadis répandu leur sang pour la religion, au temps de Louis XIV, et qu’ils ne varieraient jamais dans leur foi. C’était bien assez qu’une alliance étrangère eût troublé l’harmonie de leur généalogie. Bref, Edvig était blessante pour Michelle. En cela comme en toute chose, Hans se taisait, et sa femme priait mentalement, réconfortée par sa paix intérieure, par la sensation constante de la protection divine étendue sur ses actes.


II


Revenons maintenant, après cette digression nécessaire, à notre jeune héroïne qui trottait toujours sous bois, sans en pouvoir sortir, le jour où elle s’était égarée pendant la chasse de Baumwald.

« C’est inouï, se disait-elle, la route était là pourtant ! »

La sueur coulait de son front, l’anxiété et la fatigue lui ôtaient ses forces. Elle s’arrêta pour s’orienter. Mais s’orienter dans une forêt n’est pas chose aisée, on ne voit que des morceaux de ciel, la place du soleil échappe à l’observation ; elle qui, sur mer, savait si bien se conduire, perdait ici toute notion. Elle écouta, aucun son de cor ne venait plus à elle, aucun aboi. Elle se souvint avoir entendu dire à son mari que la mousse des arbres était toujours tournée au nord, mais elle était dans une région de sapins où pas un lichen ne nuançait l’écorce.

Elle descendit de cheval, colla son oreille à terre. Rien. Des bruits de feuilles sèches roulées par le vent, des cris d’oiseaux, des courses de lapins peureux.

« Allons, je suis perdue, se dit-elle, si personne ne vient pour me mettre dans la bonne voie. Je passerai la nuit ici, le ciel s’assombrit vite en novembre, les journées sont courtes, que va penser mon mari ? Quelle scène va me faire Edvig ! »

Elle s’assit à terre, songeuse, le cheval brouta les rares brins d’herbe encore verts. La pensée de son fils venait surtout l’effarer. Si elle allait mourir là, sans le revoir, si des loups allaient l’attaquer. Elle n’avait aucun moyen de défense, on ne retrouverait même pas ses os… Enfin, tout valait mieux que l’inaction ; en avançant, elle avait plus de chance qu’en ne bougeant pas.

Elle remonta sur sa bête ; très agile, elle y parvint aisément. Tout à coup, elle se trouva en face d’une ruine, de vieux murs gris couronnés de lierres, un donjon perdu dans une fouillis de végétation.

Enfin, c’était une trace humaine, cela la sortait de l’étouffante impression causée par l’enserrement des arbres, et puis, il devait y avoir une route à portée.

Elle fit le tour du château croulant, cherchant un indice, un vestige, et elle aperçut, au tournant, une tourelle effritée, et, devant, installé à peindre, un jeune homme avec son parasol, sa boîte à peinture. Elle eut une exclamation de joie :

« Mein Herr !  »

Il leva la tête, surpris, n’ayant pas entendu dans l’herbe les pas du cheval :

« Je suis égarée, continua-t-elle en allemand, pouvez-vous me dire où il y a une route, un chemin ? »

Il bredouilla vaguement des mots qui la firent sourire, elle reprit en français :

« Monsieur, je vous demande où est la grande route ? »

Cette fois, il comprit et souriant à lui-même.

« La grande route, Madame, je ne sais pas, je suis venu ici par d’invraisemblables chemins, conduit par un paysan, qui doit venir me reprendre dans trois jours. Je voulais dessiner ces ruines. »

Elle regarda autour d’elle :

« Dans trois jours, mais où donc logez-vous ?

— À l’auberge de la nature, je campe ici. Quand je serai missionnaire, j’en verrai bien d’autres. Vous êtes Française, Madame ?

— Oui, c’est pourquoi je ne connais pas ce pays.

— À qui donc ai-je l’honneur de parler ?

— Je suis la comtesse Hartfeld. Et vous Monsieur, par quel hasard vous préparez-vous aux missions lointaines en peignant ces ruines ?

— Ma mère vint autrefois dans ce pays ; elle aimait ce site, et comme pour assurer ma vocation, elle m’a imposé une année de voyages par le monde ; je me suis arrangé pour rester un peu dans la Forêt Noire et lui rapporter un souvenir agréable.

— Mon Dieu, dit Michelle, mais vous ne pouvez m’être d’aucun secours, que vais-je devenir ? Sainte Vierge Marie, indiquez-moi mon chemin, continua-t-elle en joignant les mains ; si vous m’aidez, je promets d’élever ici, en ces ruines, une statue de la Mère de Dieu.

— Et moi, Madame, ajouta le peintre, je promets de modeler la statue. Le décor est grandiose, je ferai une madone, le bras étendu, montrant la route, et qui sait à combien de voyageurs elle rendra service !

— Monsieur, vous avez une excellente idée ; veuillez me dire de quel nom sera signée cette œuvre.

— Georges Rozel.

— Ce nom me rappelle un souvenir cruel et doux cependant. Le prêtre qui assista mon père à ses derniers moments et prit soin de l’orpheline abandonnée, que j’étais alors, portait ce nom. Il est grave dans mon cœur.

— Sûrement, vous parlez de mon oncle, Madame ; il est curé à Paris depuis de longues années. »

En ce moment, un son de cor frappa l’oreille des causeurs.

« Enfin ! » s’écria Michelle, pendant que le peintre, saisissant un revolver, faisait feu en l’air, pour attirer l’attention vers eux.

Presque immédiatement, les chiens débouchèrent, suivis de cavaliers ; l’un d’eux s’élança à terre, et s’avançant vers Michelle :

« Vilaine enfant, quelle peur vous m’avez faite !

— Oh ! et moi Hans, surtout j’ai craint de vous fâcher, mais ce n’est pas ma faute : quand je vous ai vu blessé, je n’ai pu rester à la chasse, je suis partie seule et me suis perdue ; mais comment va votre bras ?

— Ce n’est rien, je ne le sens pas. Mais que faisiez-vous ici ; quel est ce monsieur ?

— Un Français comme moi, dit Michelle, Monsieur Rozel, je suis heureuse de prendre congé de vous, voyez comme notre promesse a été bien entendue ; je compte que vous l’accomplirez. »

En disant ces mots, elle tendait la main au jeune homme, quand une grande apparition se glissa entre eux.

« De quel droit êtes-vous ici, Monsieur, demanda Mlle Hartfeld, sur mes terres et sans permission ?

— Mais, balbutia le peintre, je ne m’occupe que de dessin…

— Bien inavouables je le crains, acheva Mlle Hartfeld. Allons, cette scène a trop duré ; sortez d’ici Monsieur, et vous, Hans, emmenez votre femme. En vérité, mon pauvre frère, vous êtes aveugle et fou. »

Hans, sans répondre, prit la bride du cheval de sa femme et l’emmena sans mot dire.

« Qui vous a mis sur ma trace ? interrogea Michelle.

— Votre voilette, des lambeaux de robe, expliqua Hans.

— Vous n’aviez pas pensé à tout, » siffla Edvig, qui suivait à portée de voix.

Hans, à ces mots, eut un geste de menace, et Michelle ne comprit pas.

Le chemin, très court en somme, pour qui le savait, fut franchi très vite, et quand les Hartfeld furent rentrés au château, Edvig dit à son frère :

« Vous ferez bien de mettre votre « Mouette » en cage, elle a l’envolée trop facile. Il faut lui rogner les ailes. »

Michelle n’avait pas entendu, elle courait au berceau de son fils.

En sortant de la chambre, elle se croisa avec sa belle-sœur et crut poli de lui dire un mot de regret pour l’inquiétude qu’elle avait causée.

« Je suis peinée, ma sœur, dit-elle, de l’embarras que je vous ai donné ce soir ; je me croyais moins sotte que cela.

— Petite comédienne, » répondit Mlle Hartfeld, sans prendre la main à elle tendue.

Michelle s’éloigna aussitôt, plus attristée que surprise ; elle était accoutumée aux manières de sa belle-sœur.

Le comte debout, très sombre, attendait sa femme dans sa chambre :

« Michelle, dit-il, d’une voix de colère contenue, à l’avenir vous ne prendrez plus part à des fêtes qui tournent ainsi. Vous avez commis une grave inconséquence.

— Mais je ne l’ai pas fait exprès, expliqua Michelle, les yeux pleins de larmes.

— Cette fuite est étrange, cette rencontre aussi. Vous connaissez cet homme avec lequel vous étiez en tête-à-tête, au milieu des bois ?

— Je ne l’avais jamais vu.

— Ah ! ne mentez pas, » fit Hans menaçant, en prenant rudement le bras de sa femme.

Michelle pâlit, ce qu’ils croyaient tous se fit enfin jour dans son cerveau surexcité. Elle demeura anéantie.

Lui arpentait la chambre avec agitation.

Soudain, la jeune femme reprit courage ; elle était loyale et vraie ; elle ne devait pas se laisser accabler. Elle releva le front, et, très calme, très grave, elle dit :

« Hans, vous êtes injuste ; votre sœur est méchante, elle me déteste et vous indispose contre moi ; soyez sûr que jamais, jamais je ne manquerai aux devoirs que je dois à Dieu d’abord, à vous et à moi ensuite. »

Le petit mouton d’antan faisait tête à l’orage. Hans en resta grandement étonné, mais ces quelques mots lui ouvrirent les yeux ; il vit à quel point sa sœur était prévenue contre sa femme, et il revint vers celle-ci avec douceur.

« Pardonnez-moi, mon enfant, si je vous ai causé de la peine, je ne veux être injuste pour personne ; ma sœur est ma première tendresse, vous la meilleure ; trouvez donc en cette certitude la consolation contre les petites misères de la vie commune, et que je ne puis, sans manquer de cœur à l’égard d’Edvig, arranger autrement. »

Michelle se contenta de cette promesse vague ; elle se dit qu’en effet, la situation de son mari était loin d’être aisée, qu’il était impossible de remédier à un état de choses qui ne pouvait s’améliorer que par une séparation dont son mari lui garderait certainement rancune, si elle la provoquait. Elle se dit que nombre d’existences étaient plus dures que la sienne, et elle remercia Dieu de lui avoir donné le courage et la foi.

III


Au mois de janvier, les Hartfeld partirent pour Berlin. Hans devait se montrer à la cour, présenter sa femme à la haute société de la capitale. Il le fit avec l’orgueil satisfait qu’il apportait à tout acte où sa chère Michelle était en jeu. Elle se laissa conduire avec sa grâce souriante et douce, quoiqu’elle aimât peu les fêtes, peu les bals où la situation de son mari l’obligeait à se rendre. Cependant, elle eut la joie d’y trouver une fois son amie Rita Rosaroff qui, de passage à Berlin, assistait à une fête de la cour. Elle lui présenta son fils Max en congé pour quelques mois, et quelle ne fut pas la surprise de Michelle en reconnaissant dans un jeune homme qui accompagnait Max, le peintre des ruines d’Eberstein, Georges Rozel.

« Quoi ! vous vous connaissez ! exclama la princesse.

— Oui, dit Michelle, nous nous sommes rencontrés au fond des bois. Monsieur était l’anachorète et moi la voyageuse égarée.

— À propos, Madame, fit le peintre, savez-vous que je suis retourné faire un pèlerinage là-bas. J’y ai installé la statuette de la Sainte Vierge, ainsi que nous l’avions promis. Seulement j’ai pris garde, cette fois, de ne pas me croiser avec la redoutable propriétaire et j’ai arrangé ma grotte dans une cachette intérieure des ruines.

— Oh ! j’irai la découvrir.

— Il faudra vous placer juste en face de l’entrée de la chapelle, suivre à droite le rideau de lierres et de clématites. Sous une vieille corniche, vous verrez une anfractuosité que ferme une ardoise : soulevez cette ardoise et vous trouverez une petite grotte. Au fond rayonne ma statue entre deux vases d’immortelles.

— J’irai bien certainement et remettrai toutes choses en ordre, car il ne faut pas que ce petit sanctuaire soit profané. »

Quand Max et Georges se furent éloignés, Rita dit :

« Ce jeune homme a fait sa Première Communion avec Max, c’est une brave et loyale nature qui rêve de se dévouer au salut des sauvages. Mais sa mère tient absolument à ce qu’il n’entre aux Missions Étrangères qu’après avoir voyagé et connu le monde civilisé ; c’est pourquoi je l’ai avec nous pendant quelque temps.

— Si je ne craignais de faire naître de nouvelles querelles, je l’inviterais à venir chez moi ; mais je suis si peu libre ! Edvig cherche une mauvaise intention à tous mes actes.

— Et Hans ?

— Hans est bon pour moi, mais j’ai une peine inouïe à maintenir la paix ; sans ma belle-sœur, mon mari serait depuis longtemps catholique ; mais il n’ose pas heurter Edvig, quoiqu’au fond il soit convaincu. Ah ! si je pouvais l’avoir avec moi seul !

— Cela viendra peut-être ; mon mari m’a dit, tout à l’heure, qu’il avait entendu parler d’une mission pour Hans à Paris.

— Ah ! quel bonheur, si c’était certain ; revoir ma France, y vivre ! Dans peu, j’espère voir revenir dans ma chambre le berceau que ma belle-sœur en a fait enlever. Si l’enfant que j’attends pouvait naître dans ma patrie, s’il pouvait, des l’instant de sa venue en ce monde, appartenir à notre culte ! »

Les deux cousines furent séparées. Dans cette foule, où les brillants uniformes se croisaient avec les resplendissantes toilettes, une longue causerie était difficile. Michelle dut prendre le bras de son mari qui voulait la présenter à plusieurs personnes. Aussitôt seuls, elle se hâta de demander à Hans s’il pensait avoir une mission pour Paris ; mais il la regarda surpris, sans répondre.

La jeune femme n’osa insister ; sans doute, il s’agissait d’un secret d’État. Le comte était souvent appelé au palais royal et jamais, à la maison, il ne rendait aucun compte — du moins devant sa femme — de ces audiences diplomatiques.

Ah ! quel rêve c’eût été pour la petite Mouette de revoir sa Bretagne, d’embrasser encore sa pauvre vieille grand’mère, dont les nouvelles étaient si rares, car la marquise écrivait difficilement avec ses yeux affaiblis, et Rosalie n’écrivait pas du tout. C’était encore par Minihic que Michelle avait le plus de nouvelles.

Le groom se glissait vers sa maîtresse quand elle se promenait dans le parc, et parvenait à lui parler longuement, familièrement comme jadis. Il était bien dévoué, bien fidèle, le brave petit Breton. Il comprenait que la situation de sa compatriote était infiniment moins heureuse que la sienne, moins libre et moins gaie : lui, sa besogne faite, et elle était peu considérable, s’en allait où il voulait, voir le pays, jouer avec les autres garçons. Il écrivait à sa famille, en recevait de longues lettres et les donnait toutes à sa maîtresse, qui ne parvenait pas à les lire sans larmes que beaucoup de sentiments divers faisaient couler : souci de sa grand’mère, si abandonnée, et de sa mère ; nostalgie de son pays, de sa vie libre. Ah ! comme c’était déjà loin son enfance !

Cependant l’hiver s’acheva paisible, la jeune comtesse n’alla plus guère dans le monde ; elle n’y tenait pas et trouvait, au contraire, un charme infini à rester le soir, auprès du feu, son Wilhem sur les genoux.

Edvig sortait presque chaque soir. Et Hans était obligé à beaucoup de devoirs officiels ; alors Michelle restait seule, en face d’elle-même. Elle ne trouvait nul ennui, occupée de mille choses, qu’elle cousait pour son enfant. Quand son mari rentrait, il la trouvait toujours l’attendant souriante ; et il se reposait alors à ce foyer si doux, berçant son fils à son tour.

Ce fut pendant l’une de cas soirées que Michelle obtint de son mari la consolante promesse que le nouvel enfant — celui qui allait venir apporter une joie de plus à la famille — serait baptisé par un prêtre catholique, que sa mère l’instruirait dans sa religion. La seule condition que mit le comte à son acquiescement fut qu’Edvig l’ignorerait. En conséquence, les deux époux convinrent de partir pour Rantzein, où ils attendraient la naissance du bébé.

Les choses s’arrangèrent ainsi. Mlle Hartfeld resta à Berlin et le roi accorda au comte la permission de retourner à sa terre. Quelques semaines plus tard, Michelle avait un autre fils. On le porta un matin dans la petite chapelle catholique de Levenbach, et il reçut le nom d’Heinrich. La princesse Rosaroff et son fils furent ses parrain et marraine. Mlle Harlfeld et le prince Alexis l’avaient été du premier-né.

La joie de la jeune mère fut immense. Son cœur débordait de reconnaissance et d’amour envers le ciel. Le printemps à Rantzein se passa ainsi qu’un rêve de paix intime, entre le père, la mère et les deux enfants, la pomme de discorde étant au loin.

Wilhem, grand et fort pour son âge, ressemblait à son père dont il avait les traits énergiques, le regard ferme, les cheveux blonds. Heinrich ouvrait de beaux yeux roux dorés comme un rayon de soleil — ceux de sa mère — où se lisaient déjà de la tendresse et de la douceur.

Hans aimait beaucoup à montrer son pays à sa femme, à le lui faire admirer ; souvent ils parlaient tous deux ; les enfants, sous la garde des nourrices, auxquelles Michelle avait voulu adjoindre Minihic comme surveillant et protecteur des promenades. Le petit Breton, très fier de ce rôle, le prenait en conscience, suivant Wilhem qui courait déjà, lui construisant de petits bateaux, qu’il lançait sur la pièce d’eau.

« Allons aux ruines d’Eberstein, demanda un jour la comtesse, cela m’amuserait de me rendre compte du chemin où je me suis perdue l’an passé. »

Son mari acquiesça de suite et ils partirent en forêt.

Hans fit remarquer à sa femme, au bord d’une caverne profonde, l’empreinte du pied fourchu et des cornes du diable. « Là, dit la légende, Satan avait établi une chaire entourée de gradins où il prêchait une doctrine infiniment séduisante, mais les théories de l’enfer produisirent de tels ravages que le ciel ayant pitié des habitants du pays envoya un ange qui lutta d’éloquence contre l’infernal prédicateur et réduisit à néant ses doctrines. Alors, furieux, le diable brisa sa chaire qui s’effondra dans la profondeur des rochers[7]. »

Tout en écoutant les récits variés et instructifs de son mari, Michelle cherchait à travers les ruines d’Eberstein la grotte de la Sainte Vierge, et comme son mari lui demandait en riant si elle voulait trouver un trésor, elle répondit gravement :

« Oh ! oui, Hans je veux trouver un trésor ! »

Surpris du ton de cette réponse, le comte vint près de sa femme et éprouva une vive surprise à la voir soulever une pierre et mettre au jour un petit oratoire au fond duquel resplendissait une Vierge dont les bras semblaient se tendre vers eux. Michelle, à cette vue, saisit vivement les deux mains de son mari et les joignant avec les siennes.

« Ô Sainte Vierge Marie, s’écria-t-elle avec un accent où toute son âme passait, je vous offre mon bonheur et ma vie pour son salut ! »

Hans, à ces mots, eut un mouvement bien humain où se mêlait une foi naïve.

« Ô Vierge, reprit-il, ne prends ni son bonheur ni sa vie. »

Michelle sourit et le maintenant toujours dans l’attitude de la prière :

« Vierge Marie, donnez-lui la joie de vous aimer et de vous prier. » Tout bas elle continua l’ardente prière, Hans ne songeait pas à la troubler, ému de l’attitude de sa femme ; convaincu depuis longtemps, il fléchissait, la grâce du ciel pénétrait en lui et ses lèvres remuèrent aussi. Il parla comme l’enfant à sa mère :

« Sainte Vierge, disait-il, je n’ai pas la force de lutter chez moi, mais je vous vénère dans mon cœur. Soyez près de moi à l’heure suprême de la mort. »

Michelle avait triomphé ; les larmes aux yeux, elle chantait mentalement un hymne de reconnaissance.

Et ils revinrent à pas lents, à travers ce bois où montait la sève printanière, où voletaient les oiseaux autour des nids, où les lapins peureux fuyaient dans les buissons. Le silence de leurs lèvres était profond, mais une même pensée liait leur cœur ; jamais, comme à cette heure, ils n’avaient éprouvé l’union divine de deux âmes.


IV


Souvent, ils revinrent à l’oratoire d’Eberstein, ils y amenèrent les enfants. Michelle leur fit joindre leurs petites mains devant la Vierge. Elle mit des fleurs fraîches dans la grotte, et Minihic, qui portait Heinrich, fut initié au secret, admis à faire, lui aussi, sa prière.

Ils se plaisaient extrêmement en ce lieu sauvage d’où ils voyaient sur une hauteur la chapelle de Klingel[8], dont la cloche sonne d’elle-même quand la mort passe dans le voisinage. Ils apercevaient aussi le ravin où Albert de Simmern mangea, disent les anciens récits, avec des revenants.

« Votre Allemagne est remplie de légendes, observa Michelle à son mari, le caractère de vos compatriotes est imaginatif et rêveur.

— Moins que vous ne le croyez : nous sommes surtout pratiques, la rêverie souvent sert de voile à une science plus abstraite. Aujourd’hui, ce qu’on développe chez nous à outrance, c’est l’art stratégique, la théorie militaire. L’ambition de l’Allemagne est immense, elle a l’énergie, la volonté, la puissance de domination, il va chez nous une montée d’orgueil. Depuis Sadowa, la Prusse forme un grand rêve fondé sur son courage.

— Pourvu, mon Dieu, qu’il n’y ait pas la guerre ! Cette seule pensée me fait frissonner, vous partiriez ?

— Évidemment. Et si je suis parti d’enthousiasme contre l’Autriche, je serais seulement cette fois conduit par le devoir. Vous laisser me serait une dure épreuve.

— Ne parlons pas de cela.

— Si, parlons-en au contraire. Des menaces sont dans l’air, le roi ne m’a pas fait de confidences, mais quelques allusions m’ont prouvé combien, le cas échéant, il compte sur moi, et voyez-vous, mon enfant, il faut tout prévoir. Mettre devant ses yeux parfois un tableau un peu sombre n’amène ensuite que plus de joie.

— Je ne partage pas votre opinion. À chaque jour suffit sa peine, Hans. Nous avons à présent un répit, une paix, jouissons-en mon ami, n’endeuillez pas d’appréhensions, peut-être vaines, les meilleures heures que j’aie jamais connues, cës heures bénies où vous êtes vous-même tout à moi, tout à nous. »

L’émotion de Michelle transparaissait dans sa voix et ils se turent longuement, chacun suivant sa pensée intime.

L’été ramena Edvig et avec la querelle latente que la moindre étincelle faisait éclater, Michelle avait sans cesse le cœur serré, l’appréhension d’un perpétuel combat. En l’absence de sa belle-sœur, elle avait tenu la maison avec une irréprochable régularité. Au lieu de s’être fait craindre, elle s’était fait aimer et le service n’en avait nullement souffert.

Hans, qui partageait les idées de sa femme au point de vue de la bienveillance que les maîtres doivent aux subalternes, eût désiré ne pas voir la direction changer de main ; mais il n’osa le dire, et, dès le soir de son arrivée, Edvig s’installa à la place d’honneur, tandis que Michelle, sans un mot, se mit au second plan. Elle renvoya sagement à sa belle-sœur les gens qui venaient lui demander des ordres, et elle supporta, sans rien dire, les critiques de son administration temporaire. Beaucoup d’invités vinrent au château.

Le Kronprihz honora même son ami Hartfeld d’une visite pendant la saison des chasses. Il eut avec lui un long entretien mystérieux, duquel le comte sortit fort préoccupé, ce qui n’échappa pas à son entourage, et provoqua cette question de Michelle :

« On dirait que le prince vous a jeté sur les épaules un lourd fardeau ; Hans, donnez-moi ma moitié ?

— Le prince m’a demandé de me rendre à Paris en mission diplomatique.

— Et cela vous chagrine ?

— Le sujet de la mission me chagrine oui, je le vois peu compatible avec mon caractère.

— Qu’est-ce donc ?

— Une attitude d’observation plutôt que d’action. Regarder plutôt que dire.

— Je ne comprends pas du tout.

— Moi j’en saisis le sens des choses dites à mots couverts. Je crains que de graves événements se préparent, j’y serai mêlé forcément par mon rang dans l’armée, mais je voudrais m’en tenir là.

— Vous n’aimez pas la diplomatie ?

— Le mot est souvent synonyme de dissimulation pour ne pas dire plus. Et me rendre avec vous cet hiver à Paris, y vivre, y recevoir, écouter et répéter, me semble hors de mon cadre.

— Oh ! fit Michelle, toute rouge de comprendre, Hans, refusez, refusez vite, c’est une honte qu’on vous propose ! »

Il courba le front.

« C’est une des nécessités de la guerre. Elle est souvent de ruse plutôt que de bravoure.

— Vous n’avez pas accepté ?

— J’ai demandé à réfléchir, ne voulant pas chez moi froisser mon hôte ; mais j’ai une bonne raison : nous allons avoir de formidables manœuvres d’artillerie, je dois être à la tête de mon régiment. Je vais écrire au prince. »

Michelle tendit la main à son mari.

« Oh ! je vous en supplie, s’il se prépare quelque chose contre la France, ne faites rien d’hostile, restez neutre, Hans, pour l’amour de moi. »

Un pli se creusa au front du comte.

« C’est juste, vous êtes Française et voilà où la chaîne qui nous lie est blessante. Sincères tous deux, loyaux tous deux, nos désirs ne s’allient plus. »


V


Le lendemain de ce jour, deux dépêches arrivaient à Rantzein : l’une, portant l’estampille française, était de Lahoul, elle contenait ces mots :

« Marquise de Caragny très affaiblie, souhaite ardemment voir sa petite-fille. »

La seconde était un ordre de départ immédiat pour Berlin. Hans devait y être le soir.

Il donna aussitôt à son valet de chambre les instructions nécessaires à son léger bagage et il se rendit près de sa femme.

Michelle, installée sur l’herbe rase d’une pelouse, jouait et riait avec ses deux enfants. L’air grave de son mari lui jeta un pressentiment au cœur. Il s’assit près d’elle :

« Ma pauvre enfant, il faut que je parte pour Berlin aujourd’hui même.

— Ah ! vous m’emmenez !

— Oui, c’est-à-dire non, mais vous partez aussi.

— Avec vous ?

— Non, ma petite Michelle, sans moi. Je voudrais pouvoir vous accompagner, mais l’ordre du roi est précis, je ne puis m’y sous- traire ; vous allez vous rendre sans moi dans votre pays.

— À Paris ?

— Plus loin. Votre grand’mère vous demande.

— Grand’mère est malade !

— Elle est âgée, elle désire embrasser sa petite-fille ; il faut partir aussitôt que possible et sans moi, qui aurais tant voulu être près de vous à cette heure, peut-être douloureuse.

— Mon Dieu, gémit Michelle, grand’mère va mourir ! El les enfants, Hans, restent ici sans l’un de nous ?

— Pour cela, n’ayez aucune crainte, leur tante les aime tendrement, elle aura soin d’eux à tout instant.

— C’est vrai, elle les aime, et c’est même le seul point par lequel je m’attache un peu à elle.

— J’aimerais, reprit Hans, que vous vous fissiez accompagner de votre fidèle Minihic et d’une femme de chambre.

— Minihic suffira. Je pars à l’instant. Veuillez me faire conduire à la gare et m’indiquer un itinéraire. »

Michelle avait toujours été courageuse et résolue ; en quelques minutes, elle prépara, son voyage, fit prévenir les domestiques de ses enfants auxquels elle fit ses recommandations, appeler Minihic, et, toutes choses arrangées, elle se rendit chez sa belle-sœur.

« Edvig, dit-elle, un malheur me frappe : Je vais perdre ma grand’mère. Je dois partir à l’instant. Je compte sur votre bienveillance et votre tendresse pour avoir soin de mes fils.

— Soyez tranquille, ma sœur, ils ne perdront pas au change. J’ai appris par mon frère votre départ à tous deux, et j’ai donné des ordres en conséquence. Je réponds de mes neveux, je vous enverrai de leurs nouvelles. » Sur ces mots, elle tendit la main à Michelle, qui la pressa affectueusement, tant elle était reconnaissante de pouvoir s’en aller tranquille au sujet de ses chers petits.

Son mari prenait une direction opposée à la sienne et partait un peu plus tard. Il l’accompagna jusqu’au train, lui fit promettre une lettre quotidienne, et, quand la locomotive entraîna celle qu’il aimait, il sentit à quel point elle lui tenait au cœur.

De retour à Rantzein, où quelques instants encore lui restaient à passer, il alla trouver sa sœur avec son habituelle confiance gardée de l’enfance. Il pria son aînée de le conseiller.

« Dois-je accepter ce poste à Paris, Edvig ? Que vous semble d’une mission où rien de précis ne m’est imposé, où je dois pressentir les intentions de mes chefs et les accomplir sans leur avouer jamais les avoir comprises.

— Je pense, Hans, que l’amour de la patrie ennoblit tous les actes, que l’homme doit se placer assez haut dans sa propre estime pour se passer au besoin de celle des autres. Ce que vous ferez, ce que vous devez faire, c’est servir votre pays de quelque manière qu’il vous le demande.

— Irai-je donc en ami dans un milieu dont il me faudra ensuite dévoiler les secrets ? Inspirerai-je confiance à des gens pour trahir ensuite leur parole ?

— Vous avez des mots malheureux, Hans, inutiles aussi ; rien de déshonorant ne peut venir de ce qui honore la patrie. Comment notre roi fera-t-il la guerre, si tous les renseignements lui manquent ? si ses autres sujets sont pusillanimes comme vous ? Non, vous ne comprenez pas à quel point le maître vous estime, frère, et cela à cause de cette Française que vous avez amenée chez nous, de cette graine d’espionne et de trahison.

— Chut, Edvig, encore vous dépassez le but. Souvent, ma sœur, vos flèches portent trop loin et m’atteignent au cœur. Une peine profonde accable ma femme en ce moment, ne l’attaquez pas quand elle souffre et est absente. »

Sur ces mots, le comte sortit. Ce qu’il était venu chercher près de sa sœur, un avis et un éclaircissement de conduite, il ne l’emportait pas ; un peu moins de partialité l’eût fait apercevoir qu’il en était souvent ainsi.


VI


Le roi, assis dans son fauteuil de cuir, le front dans sa main, rêvait, accoudé sur sa table de travail. Le grand chancelier venait de sortir et, malgré l’introduction de Hans Hartfeld, qui se tenait debout sans bouger, le roi ne bronchait pas. Un pli creusait son front ; évidemment très grave était sa préoccupation. Distrait, il remuait des papiers que ses yeux fixaient sans les lire.

Le comte attendait… il eût attendu le jour entier ainsi, l’étiquette lui interdisant d’adresser le premier la parole au souverain.

À la fin, de la cour, un bruit de sonnerie s’éleva et le maître tressaillit. Ses yeux rencontrèrent soudain ceux de l’officier.

« Ah ! vous êtes là, colonel, bien. Je vous ai fait venir, j’ai besoin de vous. Êtes-vous prêt à partir ?

— Je suis aux ordres de Votre Majesté.

— Je ne vous donne aucune lettre de créance, comte ; vous irez à Paris parce que votre bon plaisir vous y appelle ; vous irez en touriste pour visiter la place, les forts environnants, les détails des effectifs. Suis-je compris, Hans Hartfeld ? »

L’officier s’inclina.

« Si je ne me trompe, Votre Majesté me charge d’une mission occulte.

— Précisément, et de confiance. Il faut pour ce poste un homme du monde, intelligent, aimable, sous des dehors légers…

— Votre Majesté croit que je suis cet homme-là. Sire, j’en doute moi, je ne suis ni souple, ni insinuant, ni…

— Vous avez épousé une Française, à vous plus qu’à tout autre ce rôle convient ; vous n’inspirerez aucune défiance. »

Hans rougit violemment ; sa main se crispa sur son sabre, cependant il se contint et dit avec calme :

« Est-ce une offre ou un ordre, sire ?

— Un ordre, colonel ; j’ai besoin en ce moment de tous mes serviteurs. De grands événements se préparent. Allez. Mon secrétaire vous donnera la clé d’une correspondance chiffrée. »

Le roi tendit la main à l’officier. Celui-ci s’inclina, posa ses lèvres sur cette main, et sortit accablé de remords, de honte, de douleur.

Machinalement, il suivit la promenade unterden linden[9] ; les yeux à terre, des gens le croisaient, des saluts s’adressaient à lui, et il ne voyait rien. Plusieurs fois, il revint sur ses pas avec l’idée de rentrer au château, de remettre sa démission, et toujours quelque chose le retînt : l’instinct d’antan qui l’avait fait si enthousiaste des gloires allemandes, l’obsession aussi des reproches de sa sœur, l’accusant de tiédeur, à présent que le contact d’une Française l’avait amolli. Et il finit par enfiler la Fridrischstrasse, rentrer chez lui, mettre en ordre toutes choses en vue d’une longue absence, et préparer son départ pour le lendemain.

Il eut le soir une longue conversation avec le secrétaire particulier du grand chancelier, il en sortit résolu, il était soldat, Il obéissait. Sa conscience n’avait rien à voir avec sa consigne ; les hommes sont vraiment bien sots de s’inquiéter de choses qui n’arrivent jamais ! Peut-être sa mission aurait-elle un résultat, opposé à ses appréhensions ; la paix au lieu de la guerre.

Allons, en route ! Il faudrait dissimuler vis-à-vis de Michelle, lui faire croire qu’il allait au-devant d’elle à Paris et qu’il y séjournerait pour lui faire plaisir, lui montrer sa ville natale, dont elle ignorait toutes les attractions.

Le comte revêtit des vêtements civils et se rendit à la gare avec le calme du parti pris.

Michelle, au départ de Fribourg, avait loué son compartiment et placé près d’elle Minihic avec les menus bagages.

Malgrê ses efforts, elle ne parvint pas à dormir. Le front contre la vitre, elle suivait d’un regard vague la course des arbres, des villages piqués de lumières, de clairs rayons de lune lui montraient parfois la ronde enragée des grands lierres allemands ; puis ce furent des arrêts, des changements de train, enfin la douane.

Le gendarme français se montrait sous l’auvent de la gare. Michelle eut un sursaut, un battement de cœur, tandis que Minihic, plus démonstratif, s’élançait sur la voie, serrait la main du gendarme stupéfait, criait : « Vive la France ! » et se prêtait avec une rare bonne volonté aux exigences de la douane française, parlant pour parler, pour entendre surtout la musique des mots français. Toute la journée encore se passa sur la ligne de l’Est. Minihic avait apporté à sa maîtresse une provision de journaux français et elle se distrayait un peu par leur lecture.

Le petit Breton oubliait tout à fait maintenant les règles de son service ; il causait, repris de son ancienne liberté de camarade :

« Ah ! Madame, faut me pardonner, si je ris. Voyez-vous, c’est plus fort que moi. Me retrouver sur notre terre à nous, revoir les miens, me retrouver dans la mer !… À la première station de notre Bretagne, bien sûr, je descends pour embrasser notre sol. »

L’émotion de son compatriote gagnait Michelle.

Vers le soir, ils aperçurent les premiers champs de tabac, les pommiers couverts de fruits encore verts, des noms connus de stations frappèrent leurs oreilles : Dol, Cancale, Saint-Malo !

Minihic bondit ; son père était là.

Ce fut une étreinte, puis comme le vieux Lahoul ouvrait encore les bras, Michelle se laissa embrasser par le brave marin.

« Grand’mère ? interrogea anxieuse la jeune femme.

— Elle vous attend, Madame ; la force de son désir la soutient, elle veut vous revoir ; j’ai une voiture ; partons. »

Minihic saisit les valises. Les yeux pleins de larmes de joie, il se remuait comme électrisé : sa famille, sa Bretagne, son village, il les revoyait enfin ! Et Michelle, malgré la douleur de ce retour, qui noyait toute émotion heureuse dans son déchirement, éprouvait une sensation émue de rapatriement, une chaleur au cœur au revoir de tant de choses connues, aimées.

Le bateau stoppait à la cale de Dinan. Ils embarquèrent de suite. Minihic voulut manœuvrer la voile, son père au gouvernail, la jeune femme à l’arrière, et tous trois ne parlèrent plus, ballottés doucement, religieusement recueillis.

Ils abordèrent à la Roche-aux-Mouettes ; Lahoul jeta le grappin entre deux pierres, et Michelle, leste comme jadis, sauta, escaladant la falaise en une hâte fiévreuse.

La poterne était grande ouverte, la cour plus encombrée que jamais d’herbes et de ronces folles, les volets pendant arrachés par le vent, les vitres encore moins nombreuses aux fenêtres. La jeune femme, d’un coup d’œil, vit tout ; elle entra dans la cuisine déserte ; le feu était éteint, la vieille chatte, sur une chaise basse, couchée en rond, dormait. L’horloge sonnait sept heures, vibrant au milieu de ce silence.

Michelle tressaillit : la mort était là ; elle la devinait, les choses sentaient le deuil, ce son vibrant des heures glissait dans l’éternité !

Elle défaillait presque, suffoquée, le front moite, et ses jambes tremblantes ne parvenaient pas à monter l’escalier, dont les marches craquaient. Soudain, une porte s’ouvrit ; sa mère était sur le seuil ; elle lui fit un signe ; Michelle s’élança.

Là, sur le lit aux colonnes tordues, déjà rigide, mais l’œil tourné vers l’entrée, la marquise de Caragny vivait sa dernière minute…

« Michelle ! mon enfant bien-aimée, es-tu heureuse ? dit une voix lointaine, je retourne à Dieu et je voudrais une absolution, Michelle, que seule peut me donner la certitude de ton bonheur… Est-il bon pour toi ?

— Excellent, grand’mère, vous avez bien fait de me donner à lui.

— Je puis donc partir ! je t’attendais, ma fille, le bon Dieu me pardonne, puisque tu es là… »

La parole s’éteignit, un coup de vent gémit à travers la fenêtre mal close et souffla sur la table un flambeau qui brûlait près du Christ en croix.

Mme Carlet et sa fille s’étreignirent, Rosalie sanglotait.

Michelle alla vers elle, l’embrassa, tandis que la pauvre vieille gémissait, s’adressant à la morte.

« Ah ! Madame la marquise, je vous ai toujours servie, il fallait m’emmener avec vous. »

Lahoul et son fils pleuraient à genoux, le curé à demi-voix récitait l’office des morts. Un grain au dehors s’était élevé, une pluie violente fouettait les murs et partout dans la chambre des gouttières filtraient, de l’eau se faisait jour entre les poutres du plafond et tombait en gouttes lourdes sur les assistants. Rosalie se leva et alla vers le lit.

« Oui, dit-elle, il était temps de partir, Madame la marquise ; vraiment, la vieille ruine s’écroule et ne veut plus nous abriter. »

La journée fut d’une tristesse mortelle, le vent s’acharna tourbillonnant dans tous les coins, achevant de briser les fenêtres, secouant les portes avec partout sa plainte inlassable, éternelle…

Michelle retrouva intact dans le bureau de sa grand’mère le sac de pièces d’or, oublié par elle et, auprès, quelques menues monnaies errantes, toute la fortune de la marquise, tout son héritage…

Sans expliquer rien, elle laissa sa mère prendre l’or… puis elle pria Lahoul de se charger de Rosalie, de l’emmener chez lui et d’aller prendre, pour elle, chaque mois, chez le notaire, une somme de deux cents francs qu’elle allait constituer à son profit.

Elle savait que chez le matelot, la dévouée servante serait soignée, tranquille.

Le petit cortège descendit le lendemain vers l’église de Saint-Enogat, l’église était remplie. Tout le village était là, la marquise depuis si longtemps dominait du haut de sa roche ! On ne la verrait plus le dimanche prier en son banc ; sa maigre, haute et austère silhouette avait disparu à jamais…

Le soir de ce jour, la petite Mouette dit adieu à son nid ; elle voulut parcourir une dernière fois toutes les pièces de la vieille forteresse, elle s’emplit les yeux de cette lamentation des choses qui meurent, elle vit que les lierres, les pourpiers avaient envahi sa chambre, enfoncé sa fenêtre et que maintenant les petits oiseaux venaient s’abriter dans sa tour.

Le peu de linge et de meubles qui restaient furent enlevés par Lahoul, et Michelle ferma la porte, mit en sa poche la grosse clé et, s’agenouillant, baisa le seuil. Puis, sans se retourner, elle descendit la falaise, les yeux sur l’horizon où la mer bleue se perdait dans le ciel.

Le vent pouvait maintenant emporter le nid de la petite Mouette puisqu’elle n’avait plus de patrie.


VII


Trois mois plus tard, Michelle était assise dans les Champs-Élysées ; ses enfants qu’on lui avait amenés d’Allemagne, jouaient à quelques pas, sous la garde de leurs bonnes. Dans l’avenue, montaient des voitures étincelantes, des cavaliers, de beaux uniformes ; les Tuileries au bout, vers Paris, envoyaient leur reflet sur toutes choses ; le luxe, le plaisir soufflait de là-bas : c’était le centre rayonnant d’où partaient toutes les lumières. Paris était merveilleux ce printemps de 1870 ! Les commerçants faisaient des affaires d’or, les laboureurs vendaient leurs produits à un taux qu’ils n’avaient jamais espéré et qu’ils n’ont pas pu revoir depuis. Le sol français, les rentes françaises avaient une valeur insolente en face des autres puissances, et l’homme triste et malade, qui était le pivot de ces richesses, souffrait sans le dire, des visions noires d’effondrement qui hantaient son peu de sommeil. Seul dans son palais, il entrevoyait au milieu de cette flambante apothéose, l’écroulement final. Il avait des mots sinistres au milieu des fêtes. Sa femme l’appelait le « taciturne », le « papillon noir », et les rires éclataient partout en fanfares triomphantes, telles les flammes d’un volcan cachent le cratère qui se creuse.

Soudain, Michelle vit une ombre se dresser devant elle. Le songe où elle était plongée fut troublé par un bruit de mots prononcés pour elle, et l’impression qu’elle ressentit fut presque pénible.

Qui n’a éprouvé cette impression, même physiquement, douloureuse, d’une interpellation lorsqu’on est absorbé au fond de soi ? et les réflexions de Michelle étaient bien graves, depuis son séjour à Paris. En grand deuil, elle n’avait voulu profiter d’aucune distraction, ne sortir qu’absolument pour les obligations de famille, voir sa mère, sa cousine Rita, fixée à Paris pour quelques semaines, et surveiller les promenades de ses enfants. La vie de son mari était toute différente : Hans du matin au soir était dehors. Il s’était fait recevoir des grands cercles. Il s’était lié avec des diplomates étrangers, des officiers français ; il visitait les forts quand le hasard des « rallyes-paper » qu’il organisait se dirigeait de ce côté ; il avait aussi été à l’École d’artillerie de Versailles, à la poudrerie du Bouchet : partout on l’appréciait ainsi qu’un gai et charmant compagnon. De partout, il revenait chargé de photographies, de dessins, dont il composait un album de souvenirs. Le soir, il écrivait et classait ses notes jusqu’à une heure avancée, et c’est à peine si sa femme pouvait causer avec lui, retrouver leur intimité et elle en souffrait étrangement. Prise d’un malaise inguérissable devant cette organisation de vie, si différente des goûts de Hans Hartfeld, elle tremblait d’en saisir le motif. La nuit précédente un bruit léger l’avait brusquement éveillée ; craignant qu’un de ses enfants ne fût indisposé, elle s’était aussitôt levée et sur la pointe des pieds avait gagné leur chambre séparée de la sienne par une double portière en tapisserie. Les deux bébés dormaient d’un sommeil d’ange ; mais sous la porte, donnant directement dans le cabinet du comte, une lueur filtrait.

À cette heure, après minuit, Hans travaillait donc encore !

« Il n’est pas raisonnable, s’était dit Michelle, il abuse de ses forces, je vais l’appeler. »

Et elle avait, tout doucement, tourné le bouton de la porte, afin de ne pas éveiller les petits garçons, et entrebâillé le battant.

Le comte n’était pas seul. Un homme se tenait près de lui, Tous les deux se penchaient sur une grande carte, où des lignes se croisaient. Ils échangeaient à voix basse des mots brefs. Le visiteur nocturne était fort pâle :

« Allons, finissons-en, dis Hans d’un ton impatient : écrivez en bas l’effectif.

— Mon écriture ! y pensez-vous ?

— Alors, dictez. Je le mettrai moi-même. »

L’homme murmura des chiffres, aussitôt inscrits par le comte. Ce fut l’affaire d’une minute, Hans se releva :

« Voici votre chèque, dit-il, et partez. »

Au bout des doigts, il tendait un papier, avec un air de mépris, dédaigneux. L’autre, l’étranger, s’en saisit d’une main tremblante, s’inclina, chercha sans le voir, tant il paraissait troublé, son chapeau, et finit par sortir en disant :

« À demain, je vous apporterai le reste. Je n’ai pas une seconde à perdre ; c’est long à copier en une nuit, et il faut que l’original soit remis en son casier au jour.

— Ceci vous regarde, » répondit le comte, et il referma la porte avec précaution.

Michelle s’était sentie près de défaillir. Ce mystère, ces papiers, cet argent, cet homme à l’air fourbe, effrayé, venant en pleine nuit, qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelle œuvre de ténèbres s’accomplissait auprès d’elle ?

C’était à ces choses que réfléchissait si anxieusement Michelle cette après-midi délicieuse de printemps, où elle buvait l’air tiède, assise aux Champs-Élysées, quand soudain une ombre s’était dressée devant elle, la forçant à revenir de son rêve torturant.

« Madame, dit le personnage, qui avait causé cette ombre dans le rayon du soleil, pardonnez-moi de vous déranger peut-être, mais je n’ai pu passer auprès de vous sans me rappeler à votre souvenir. Il semble que nous suivions en ce monde le même chemin, Madame, puisque voilà trois fois que nous nous rencontrons et dans des lieux bien différents. »

Michelle, qui revenait lentement à la réalité, restait hésitante et muette ; alors le nouveau venu continua :

« La première fois que j’eus l’honneur de vous voir, Madame, c’était dans la forêt Noire, aux ruines d’Eberstein ; la seconde à Berlin, la troisième… »

Elle l’interrompit :

« Monsieur Rozel ! vraiment, je suis contente de vous revoir ici, j’avais craint que vous ne fussiez parti pour ces terribles pays où vous vouliez aller en mission.

— J’espère toujours m’y rendre, Madame, grâce à Dieu ma vocation n’est pas changée ; mais je cède au désir de ma mère, qui ne peut se faire à l’idée de se séparer de moi.

— Ah ! je le comprends.

— Voulez-vous que je vous présente à ma mère et à mon oncle, Madame ? ils sont assis à quelques pas et je les ai quittés pour venir vous saluer.

— Je suis bien en deuil, Monsieur, mais il serait certainement étrange que je cause ainsi avec vous, sous l’œil des vôtres, sans m’avancer vers eux. »

Michelle se leva en disant ces mots.

Assis à l’écart des groupes bruyants, un homme déjà figé, revêtu du costume ecclésiastique, et une femme, à l’extérieur simple et doux, regardaient avec bienveillance les jeunes gens venir à eux.

« Mon oncle, l’abbé Rozel, présenta George, et ma mère. »

Tout de suite, Michelle tendit la main au vénérable prêtre et s’inclina, souriante, devant Mme Rozel.

« Monsieur le curé, votre nom est resté à jamais gravé dans mon cœur, depuis que tout enfant vous m’avez protégée et secourue. Le vieillard se leva avec empressement, il regarda bien en face celle qui lui parlait et avec un sourire :

« Les années n’ont pas été pour vous et moi également clémentes, chère enfant, elles ont neigé sur moi et répandu sur vous leur rosée bienfaisante ; vous êtes sans doute, une des nombreuses fillettes à qui j’ai fait le catéchisme.

— Non, Monsieur le curé, je vous dois plus encore. Vous avez été pour moi, l’unique ami, le seul protecteur, quand tous m’abandonnaient. Vous ne vous souvenez pas de vos bonnes œuvres, je vais vous rappeler une des meilleures. Il y a environ douze ans vous vîntes aider à mourir un pauvre blessé, dans un triste appartement du boulevard de la Villette. Une femme et une enfant sans force restaient privées de secours ; vous eûtes soin de l’une et de l’autre.

— Ah ! ma petite Michelle ! s’écria le prêtre avec émotion, chère petite, combien je suis content de vous revoir, heureuse cette fois ! Venez, rentrons chez moi, dites-moi votre vie. J’ai si souvent prié pour vous ! »

Mme Rozel et son fils prirent avec tact congé des deux amis et ils retournèrent ensemble à pas lents, le long de l’avenue d’Antin jusqu’à Saint-Philippe-du-Roule, où le digne curé fit entrer la comtesse Hartfeld dans son cabinet.

Une heure se passa en longue et douce causerie. Enfin, Michelle pouvait mettre les pensées de son cœur au jour, en toute confiance, ses secrets, ses peines, elle espérait recevoir un précieux et sûr conseil. Elle supplia l’abbé Rozel de venir chez elle, de voir son mari, de causer avec lui. Hans, très érudit, très épris de toutes les hautes études, aurait infiniment de plaisir à s’entretenir avec le doux savant, si simple, si profondément instruit — jusqu’au seuil du mystère — des vérités captivantes de notre religion sainte.

Il promit, et Michelle rentra un peu consolée.


VIII


La princesse Rosaroff éprouvait un grand plaisir à causer avec sa cousine ; souvent elle venait la voir et quelquefois elle sortaient ensemble, visitant les monuments, c’était justement le mois du Sacré-Cœur. La butte de Montmartre n’était pas encore couronnée de l’imposante basilique, qui fut le résultat du vœu de la France en détresse ; mais elles allèrent à la vieille église de Saint-Pierre ; une des plus antiques de Paris et par la même occasion elles admirèrent le panorama merveilleux de Paris. Alexis Rosaroff, ce jour-là, les accompagnait. Avec une longue vue, il cherchait à reconnaître les monuments, il les nommait à ses compagnes.

Depuis quelque temps déjà, Alexis avait comblé les vœux de sa femme, en entrant tout à fait dans le giron de l’Église catholique, romaine, et il en était résulté entre les époux une nouvelle fusion d’âme, une union tellement absolue, qu’ils ne se quittaient que pour les obligations forcées, quand le prince avait à remplir une mission diplomatique au ministère ou aux Tuileries.

Michelle n’avait pas osé lui parler de ses soucis au sujet du rôle que jouait son mari. Elle trouvait plus délicat de ne pas mettre ce Russe, qui ne pouvait se placer en face du même objectif qu’elle, dans des affaires patriotiques ; mais elle parlait avec Rita et Alexis de son espoir de ramener, elle aussi, son cher mari à leur foi commune, et elle favorisait de tout son pouvoir les conversations sérieuses entre Alexis et Hans.

Le prince, tout à la joie d’une conscience heureuse, enfin entrée dans l’unique voie, avait des enthousiasmes de néophyte. Il s’exaltait en sublimes élans, rêvait de conquêtes. Sa patrie n’avait qu’un pas à faire pour connaître la lumière vivifiante. La grâce, peu à peu, l’inondait ; le bras de Dieu s’étendait vers la Russie, la rapprochait de son divin Cœur.

Là-haut, de cette butte de Montmartre, où son regard n’avait d’autre obstacle que les brumes mourantes de l’horizon, au-dessus de cette ville houleuse, il voyait l’avenir : le peuple agenouillé devant la Croix resplendissante, l’apothéose de la foi dans l’univers. Ce mont des martyrs, où des chrétiens avaient versé leur sang, devenait la terre fertilisée du christianisme. Tous les mondes accouraient au-devant du flambeau allumé sur Paris, la capitale des grandes œuvres, la cité du crime, mais aussi la cité de l’exploitation.

Le soir de cette promenade, les Rosaroff devaient dîner chez les Hartfeld ; Michelle avait prié le bon abbé Rozel et son neveu Georges. Mme Carlet aussi devait venir.

Ce n’était qu’un repas de famille ; mais on causerait, et il semblait à la jeune femme, que ces soirées de paix étaient la veille d’un tumulte, comme la fin d’acte d’une grande pièce. Elle avait la sensation des choses qui vont finir, et là, dans son salon calme, dont les tentures assourdissaient le bruit de la rue, entre tous ceux qu’elle aimait, elle remerciait mentalement le ciel de cette étape, qu’elle sentait proche du départ.

Mme Carlet, toujours puérile, enfantine, s’amusait du luxe de sa fille, en faisait sa joie, se trouvait dans l’élément rêvé, sa folie se trouvait dans son cadre ; Michelle la comblait de cadeaux et la laissait dire, dépenser, s’envelopper de bijoux et de dentelles. Elle la savait si peu responsable, qu’elle cédait à tous ses caprices, la gardait dans son salon, entre ses bibelots et ses plantes rares.

Wilhem et Heinrich trottaient par la maison, bruyants, robustes, rieurs et charmants. Wilhem mettait aux mains de son frère, encore vacillant sur ses jambes, un court fusil de bois et jouait à l’exercice inlassablement, né pour la lutte, fils de soldat.

Le petit obéissait, fatigué parfois, et se sauvait, quand il pouvait, dans les coins pour regarder des images ou faire avec des fleurs des mois de Marie, ainsi qu’il avait vu sa mère en installer au mois de mai.

Hans Hartfeld arriva ce soir-là juste pour se mettre à table. Il avait eu une journée fatigante étant allé au camp de Châlons, et il revenait, très heureux de se retrouver chez lui, d’embrasser ses enfants qui couraient à lui.

« Ah ! dit-il, comme on est bien ici ; comme c’est bon le foyer ! En quittant mon pardessus à la porte, il semble que je quitte mes soucis, mes affaires préoccupantes. Dehors, quand c’est très dur, très pénible la lutte diplomatique, je pense au soir, au retour et je prends courage. C’est bien une création divine la famille.

— La famille et la patrie, fit Michelle.

— La patrie, c’est notre terre entière, dit Georges Rozel. Le Christ est mort pour tous les humains.

— Sans doute, fit Alexis ; mais la patrie est la représentation de la famille et nous avons envers elle des devoirs spéciaux. « Rendez à César ce qui est à César. » À propos, Hans, remarquez-vous à quel point s’assombrit notre horizon politique ? »

Hans haussa les épaules.

« Bah ! on ne s’est jamais tant amusé à Paris. La cour est à Saint-Cloud. On joue la comédie. L’impératrice a des costumes merveilleux. Votre empereur, à dire vrai, a triste mine, il a des yeux ternes, qui semblent regarder dans l’infini des choses terribles.

— Il s’effraye de son impopularité. La Lanterne du marquis de Rochefort l’attaque avec autant de malice que d’esprit, et puis je crois les finances françaises très obérées.

— Le fait est que tout le monde n’a pas le don de l’économie comme les Allemands, remarqua Michelle, je me souviens des fêtes du général de Moltke, où il paraissait avec un habit parfumé de benzine, offrait des petits fours de quatrième qualité et de temps à autre, en cachette, soufflait une bougie dans les coins.

— Je connais, dit Hans, une anecdote qui peint l’homme encore mieux : Un jour, je venais de travailler longuement avec lui sur l’emplacement d’un fort, il faisait une chaleur torride et nous n’en pouvions plus. Nous descendons de cheval devant une auberge. Il demanda deux bocks. L’aubergiste avait de la bière à cinq pfenigs et à dix, de qualité supérieure. Voyant deux officiers, il offre la meilleure, nous buvons. C’était frais et bon. Puis nous remontons à cheval.

« Tenez, dit le maréchal, Voici vingt pfenigs[10]. » Et il tend la main en attendant sa monnaie.

L’aubergiste, sans voir le mouvement de son client, était entré dans sa maison. De Moltke ne dit rien ; mais nous revînmes le lendemain, ayant à terminer notre trace.

Nous descendîmes à la même auberge que la veille :

« Deux bocks ! » dit mon compagnon.

Ils furent apportés et avalés de suite. Alors de Moltke se leva :

« Je vous ai donné vingt pfenigs ; j’ai payé d’avance hier, nous sommes quittes aujourd’hui.

— Mais je vous ai servi de la double bière, explique le cabaretier vertement.

— Je n’ai pas demandé de la double bière, » reprend le général.

Et rendant la main à son cheval, il part au trot allongé.

Moi, un peu honteux, je jetai sans qu’il le vît, quelque menue monnaie à l’aubergiste.

— Ceci prouve un mauvais cœur.

— Non, parfois il est généreux.

— Quand donc ?

— Quand il s’agit d’armement et du sang des soldats. Croiriez-vous que ce guerrier a la passion de la musique, de la musique douce uniquement !

— Toujours l’anomalie.

— Complète, car son principe de guerre est le bombardement à outrance.

— Cet homme m’est antipathique, s’écria Michelle, il déteste la France !

— N’empêche que c’est un génie.

— Après Napoléon.

— Le premier, oui ; mais celui d’aujourd’hui.

— Oh ! je ne le défends pas. Ce que j’aime moi, c’est l’âme de la France, la fille aînée de l’Église, « mein Vaterland[11] » ainsi que vous dites en Prusse. »

L’abbé Rozel souriait à l’enthousiasme de sa chère enfant, comme il appelait toujours Michelle ; puis, quand le repas achevé, ils furent passés au salon, Alexis Rosaroff, tout en acceptant des mains de la comtesse une tasse de café, se mit à causer avec Georges Rozel qui lui disait :

« Quel bonheur quand je pourrai, pour ma part, donner à notre foi des croyants ! Si seulement ma pauvre maman ne se faisait pas tant de peine de mon départ. Il faudra pourtant que je m’en aille cet hiver après l’ordination de Noël.

— D’ici là, il peut se passer bien des événements qui changent vos projets, dit Hans pensif.

— Je suis entièrement soumis à la volonté de Dieu, répondit Georges.

— Comme nous tous, répondit Alexis. Mais notre intention cependant est une puissante auxiliaire, ainsi moi, qui depuis tant d’années étais sincèrement convaincu de la vérité, j’ai attendu le milieu de ma vie pour goûter cette paix infinie de me sentir dans ma voie. Mon cher Hans, quand feras-tu comme moi ? »

Le comte ne répondit pas tout de suite. Cette question directe le gênait ; enfin, il dit en passant la main sur son front avec angoisse :

« Si j’étais libre, détaché ainsi que toi des liens au passé, je ferais de même ; car, moi aussi, je vois à quel point la douce religion catholique est consolante et vraie ; mais comment veux-tu que j’affronte les foudres de ma sœur, de toute la lignée des Hartfeld, du roi ?

— Qui sont feu de paille en regard des foudres du ciel, Hans, reprit Alexis, car si tu restes convaincu sans agir dans le sens de ta conviction, tu es mille fois coupable.

— Dieu nous aidera, » fit doucement Michelle, en regardant l’abbé Rozel dans les yeux duquel elle puisa un encouragement.

Quand leurs amis se furent éloignés, Hans s’empressa de s’enfermer dans son bureau. Il n’était pas encore très tard, Michelle voulut le suivre.

« Permettez-moi de lire près de vous, au lieu de rester seule au salon.

— Non, répondit-il doucement ; votre présence me troublerait, le travail que j’ai à faire est sérieux et demande toute mon application.

— Ne pourrai-je vous aider ?

— Ce sont des calculs au-dessus de vos forces. »

Le parti pris était visible, Hans éloignait sa femme à dessein.

Michelle comprit ; reprise de son angoisse, sûrement, elle devait savoir la vérité, se renseigner clairement et réfléchir ensuite à son devoir.

En conséquence, elle se glissa doucement derrière la portière de tapisserie. Elle vit son mari tirer de sa poche son trousseau de clé, ouvrir un tiroir secret, mettre devant lui une petite grille en carton sur une feuille blanche et commencer à écrire.

Soudain, il s’arrêta, leva la tête, regarda vers elle, se leva enfin et venant droit où elle était cachée, il souleva le rideau.

Michelle crut défaillir ; mais il la prit par la main, l’amena dans le cercle lumineux de la lampe.

« Fille d’Ève, » dit-il sans colère.

Et comme elle ne pouvait répondre, étant absolument suffoquée.

« N’ayez aucune crainte avec moi, mon enfant, j’espère qu’il ne s’agit que d’une gaminerie sans conséquence, n’est-ce pas ?

— Vous ne vouliez pas de moi près de vous, j’ai voulu savoir pourquoi, » parvint-elle à dire.

Il la regarda au fond des yeux :

« Je crains que vous ne vous abusiez, Michelle, et que vous ne vous fassiez des chimères. Soyez absolument sincère, mon enfant. N’ai-je pas toujours été votre confident ? »

Alors, elle saisit la main de son mari sanglotant :

« Oh ! Hans, vous, le plus loyal des hommes, vous ne commettriez pas une lâcheté, j’en suis sûre.

— Non. Je ne commettrai jamais une lâcheté.

— Ni vous ne profiterez de celle des autres ? »

Il tressaillit.

Celle qu’il regardait toujours comme une enfant l’était vraiment moins qu’il ne le pensait ; elle mettait le doigt sur la plaie saignante de son cœur et en écartait les bords pour la rendre plus douloureuse.

Il prit un parti.

« Écoutez-moi, dit-il, et sur votre amour maternel, gardez mon secret. Mieux vaut vous expliquer ce que vous soupçonnez mal que de vous laisser deviner au delà du réel. Je suis en mission ici, en mission politique, mon gouvernement compte sur moi à juste titre, comme sur un sujet fidèle. Mon honneur est d’obéir à mon roi et de servir ma patrie. Le jour où ils me demanderont mon sang, je le donnerai. En attendant, ils ont droit à mon intelligence. Elle leur est acquise et je leur en dois le profit. Vous, ma femme, vous êtes peut-être dans une situation différente des autres Allemandes, mais en vous donnant à moi, vous avez épousé ma patrie, nos enfants sont Allemands, donc toutes vos affections sont allemandes. Ne pensez-vous pas que ces tendresses tangibles et réelles valent bien une abstraction en somme, cet attachement que vous gardez à votre patrie d’origine ? »

Michelle ne répondait toujours pas. Elle sentait de l’irréparable autour d’elle, une impossible solution à son désespoir. Hans reprit :

« Ce que je fais ici, des Français le font en Prusse. Vous n’êtes pas assez initiée aux choses diplomatiques, pour juger quoi que ce soit. N’est-il pas plus simple, plus rationnel de vous fier à moi ; d’avoir en votre mari la belle et sainte confiance d’antan ? Vous voulez savoir ? Quel but avez-vous ? m’empêcher d’agir, détruire ce que, à grand’peine, j’amasse ; mais d’autres le feront à ma place, voilà tout. Et pour ne rien sauver, vous aurez lancé sur moi, sur vous, sur nos fils, toutes les colères du royaume. »

Elle ne trouvait rien à répondre ; elle eût voulu prendre à deux mains sa pensée, la jeter hors d’elle-même, pour ne plus réfléchir.

Elle souffrait si visiblement, qu’il eut pitié et la reconduisit dans sa chambre.

« Dormez, demain vous serez mieux. Si le séjour ici vous pèse, retournez à Rantzein.

— Avec Edvig !

— Voulez-vous faire un voyage vers le midi de la France ?

— Non, non, Hans, je ne vous quitterai pas. Pardonnez-moi si j’ai été indiscrète, mais je vous le jure, non mal intentionnée. Bonsoir, à demain. »

Elle était brisée. Cette terrible secousse avait ébranlé ses nerfs. Un peu de délire gagnait son cerveau, elle ne savait plus où était le salut. Il lui semblait être une épave sur la mer houleuse où pas un phare n’apparaissait.

IX


Le lendemain, Michelle entendait la première messe à sa paroisse. Elle n’avait pas dormi de la nuit et aussitôt que l’abbé Rozel parut à l’église, elle se hâta vers lui. Il remarqua de suite son anxiété et la fit entrer dans son cabinet. Là, elle conta sa misère :

« Mon Père, mon pieux ami, que faire, que devenir ?

— Mon Dieu, gémit le prêtre, ne permettez pas que notre chère patrie soit victime de pareilles manœuvres ! Seigneur, gardez la France de ses ennemis !

— Oh ! mon Père, sûrement nous allons avoir une catastrophe.

— J’en ai peur, mon enfant, notre pays a besoin d’une leçon, la vie est trop molle, trop lâche. Le luxe insolent n’a plus de bornes. Il faut prier avec ténacité pour le salut de la France ; demain, je dirai ma messe à cette intention. Au revoir, Michelle, puisse votre saint patron vous protéger, demandez-lui de vaincre nos ennemis comme il terrassa le dragon.

— Mais un conseil, mon Père, une ligne de conduite ?

— La soumission, Michelle, l’oubli de vous-même, ne pas vous appesantir sur vos peines, on pleure souvent sur soi sans même s’en rendre compte et c’est une manifestation d’égoïsme ; soyez dévouée à vos devoirs de mère et d’épouse chrétienne. Enfermez-vous dans votre petit centre d’action, qui est le foyer. Ne regardez pas au dehors, la place de la femme est toujours inférieure, si toutefois on peut appliquer ce mot à celle qui est l’âme de la famille. La Vierge Marie travaillait et priait, voilà votre divin modèle. »

Michelle se retira un peu rassérénée. Que pouvait-elle en effet ?

Elle devait humblement se tenir où le ciel l’avait placée, avec l’unique idée d’accomplir ce qu’elle devait aux siens simplement, sans considérer ni ses goûts, ni ses préférences, ni céder à l’orgueil de tenter d’entraver les événements, où elle n’avait pas de mission.

Plusieurs jours s’écoulèrent encore. Paris resplendissait sous le radieux soleil estival : sur les routes, ce n’étaient que beaux équipages ; sur la Seine, que bateaux de plaisance allant vers Saint-Cloud, où se tenait la cour. Les comédies, les tableaux vivants, les petits jeux se succédaient en ce centre de plaisir.

L’étranger regardait de loin Paris avec étonnement, les joies lui semblaient celles d’enfants imprudents.

Les journaux de l’opposition avaient bien d’ironiques avertissements, on chansonnait l’empereur, on attaquait l’impératrice… Et le couple impérial rêva tout à coup d’un grand dérivatif, d’une chose qui occupa les masses pour les détourner d’eux, d’un cyclone passant dans le temps, pour en changer le cours.

Et tout à coup, un soir tomba chez les Hartfeld, cette terrifiante nouvelle :

« Ordre au colonel Hans Harfeld de réintégrer son corps d’armée pour cause de mobilisation immédiate. »

« Nous partons, mon enfant, » dit Hans à sa femme.

On était alors au commencement de juillet, et Michelle espérait aller passer quelques semaines à la mer, vers sa Bretagne, aussi, répondit-elle joyeuse :

« À Saint-Malo ? »

Il secoua la tête gravement.

« À Rantzein, où vous vous rendrez avec les enfants, pendant que j’irai rejoindre mon régiment.

— Ah ! mon Dieu, il y a quelque chose ?

— Je le crains, mais je n’ai aucune certitude absolue, cependant, tout l’indique. Hâtez les préparatifs de départ.

— Mais j’ai une foule de choses à régler !

— Les détails de ce genre ne sont plus rien ; songez que je serais d’une inquiétude mortelle en vous sachant ici sans moi.

— Comment, vous me quittez !

— L’ordre est formel. Je pars ce soir seul.

— Vous me laissez les enfants ?

— Il le faut. La rapidité avec laquelle je vais voyager leur donnerait la fièvre.

— Hans, dites-moi tout, en grâce : nous avons la guerre ?

— Hélas ! ma pauvre enfant !

— Vous allez vous battre ! Mon Dieu, mon Dieu ! et contre la France !

— Calmez-vous, Michelle. Cette lutte sera courte, terrible je le crains, mais ne vous effrayez pas outre mesure. Je suis déjà revenu de Sadowa. Allons, soyez énergique. Les larmes ne changeront rien aux choses et si vous ne vous dépêchez, vous pourrez courir avec les enfants, de grands dangers. »

Il savait qu’en parlant des enfants, il touchait la meilleure corde du cœur de sa femme, il continua :

« Vendez vile à n’importe quel prix le mobilier ; emballez ce que vous souhaitez garder, ne dites à personne ce que vous savez. Je viens de télégraphier à Alexis Rosaroff de venir vous protéger en mon absence et en tous cas vous aider. »

Michelle, atterrée, les yeux soudain creusés, comprenait l’étendue de son malheur. Machinalement, elle ouvrait des tiroirs, en vidait le contenu. Hans reprit encore :

« Dites à votre mère, qu’elle fera bien de retourner en Bretagne.

— Elle ne voudra pas. Pourquoi ?

— Parce que Paris sera sans doute envahi ?

— Paris !

— Enfin, conseillez-lui de s’installer à Saint-Malo. Après, si elle refuse, vous aurez accompli votre devoir. »

Le dîner fut triste. Wilhem et Heinrich causèrent à peu près seuls ; leur père était anxieux, le colonel devait être à la gare à neuf heures et il attendait la dernière minute pour quitter les siens, espérant toujours voir arriver Alexis, et lui remettre sa petite famille. Ah ! la patrie a de dures exigences !

Il dut faire avancer la voiture. Huit heures et demie sonnaient, la gare de l’Est est loin de l’avenue d’Antin. Il n’avait qu’une petite valise contenant ses papiers, un peu de linge ; il étreignit les siens sur son cœur :

« Oh ! mes trésors aimés, comme je donnerais bien mon sang pour vous éviter cette atroce douleur ! »

Et comme Michelle pleurait silencieusement :

« J’ai tort de ne pas vous emmener tous, fit-il ; que sont les choses matérielles auprès du déchirement de nos âmes ! »

Les petits garçons enlaçaient leur père, devinant un malheur. Soudain, le timbre du dehors vibra, et presqu’aussitôt un homme s’élançait dans la chambre. C’était le prince.

« Ah ! fit Hans avec soulagement, poussant les siens dans les bras ouverts d’Alexis ; défends-les. »

Alexis embrassa son cousin.

« Pars, dit-il, et que rien ne t’alarme. Mon yacht est à Rouen. Demain soir, nous prendrons la mer. »

Le colonel s’enfuit. Vingt minutes restaient encore avant le départ du train, il brûla le pavé et sauta sur le quai de la gare de Strasbourg deux minutes avant l’heure réglementaire. Le guichet était fermé. Il courut quand même, jeta un billet bleu et obtint le passage. Le quai était encombré de bagages, les voyageurs semblaient pris de fièvre, pourquoi ? — Une transe était dans l’air et ceux qui fuyaient ainsi ne parlaient qu’allemand.

Michelle passa la nuit en préparatifs. Forcée d’agir, elle pensait moins ; au jour, elle se jeta brisée sur son lit, s’éveilla à huit heures et se mit au travail. Le bureau de son mari la retint.

Le tiroir secret avait sa clé maintenant ; elle l’ouvrit ; des feuilles blanches y traînaient seules. Elle en prit une et écrivit un mot d’adieu à l’abbé Rozel, puis, appelant Minihic :

« Ceci vite à son adresse, à deux pas. »

Minihic regarda sa maîtresse en prenant la lettre.

« Madame a de la peine ?

— Oh ! oui.

— Mais nous aurons bientôt rejoint M. le comte. »

Michelle ouvrit les lèvres pour répondre, expliquer sa torture ; mais elle se contint. À quoi bon troubler cet enfant de dix-huit ans qui la servait fidèlement ?

« Va, ordonna-t-elle, et rentre vite, j’ai besoin de toi. »

Le groom courait, et si vite qu’il alla, au retour, il était encore précédé par Georges Rozel.

Le jeune homme était envoyé par son oncle, que retenait son ministère. Il pénétra dans l’hôtel en désordre ; il vit l’emballage hâtif, parcourut le rez-de-chaussée, et, ne trouvant que des ouvriers incapables de le renseigner, il monta au premier.

« Michelle, dans la grande cheminée du salon, brûlait des lettres ; elle se retourna, vit le jeune homme sur le seuil, et, s’élançant vers lui, sans songer aux recommandations de son mari, dans un cri de douleur :

« Ah ! mon pauvre ami, nous avons la guerre ! »

Il tressaillit, chancela presque sous l’empire d’un incroyable effroi, d’une vision horrible. Cette femme qu’il vénérait, l’amie de son oncle, qu’était-elle donc ?

Il promena autour de lui un regard atterré, vit les flammes faire leur œuvre de destruction, les ballots préparés avec leur adresse en langue étrangère, les armes du colonel, son casque surmonté de l’aigle aux ailes éployées, ses deux enfants qui jouaient au soldat, comptant :

« Ein, zwei, drei[12]. »

Et sans répondre à la jeune femme, sans un mot d’adieu, il enfonça ses poings dans ses yeux pour renfoncer les larmes prêtes à jaillir, et, courbé, hagard, fou, il s’enfuit comme un insensé.

Michelle alors comprit ce qu’il avait pensé. Un pli amer creusa sa bouche ; elle battit l’air de ses deux mains et tomba évanouie sur le tapis.

Peu après, elle revenait à elle, rappelée à la vie par les baisers de ses enfants qui pleuraient, lui parlaient, l’enlaçaient de leurs bras caressants, et elle les étreignit longuement, passionnément, avec un immense désespoir.

« Prions, mes chers petits, dit-elle en les faisant s’agenouiller, prions ; le bon Dieu nous juge et nous voit, qu’importe l’opinion des hommes ! »

Comme toujours, la prière mit en l’âme de Michelle une nouvelle vaillance ; elle se roidit, compta la souffrance et monta en voiture pour se rendre chez sa mère.

Mme Carlet sortait de table, elle buvait du café en lisant son journal, assise sur le balcon de son appartement.

En apercevant sa fille pâle et toute défaite, elle eut cette judicieuse remarque :

« Tu veilles trop, Michelle, tu t’amuses trop dans le monde ; ce n’est pas raisonnable. »

Michelle négligea de se disculper :

« Mère, nous reparlons pour Rantzein. Je viens vous dire au revoir.

— Ah ! tu es bien heureuse de repartir pour la Forêt Noire ! En cette saison torride, Paris n’est pas tenable.

— C’est pourquoi, mère, je viens vous proposer une saison au bord de la mer.

— Excellente idée, seulement je ne suis pas en fonds…

— Mère, je serai heureuse de vous offrir cette saison.

— Comme tu es gentille ! viens donc avec moi ?

— Impossible, mon mari m’attend, mais il a pensé à vous avant de partir : il vous envoie ce chèque à valoir sur une banque de Saint-Malo.

— Pourquoi avez-vous choisi Saint-Malo ?

— Parce que c’est notre pays. J’ai cru que vous seriez bien aise d’aller prier sur la tombe de grand’mère. »

Mme Carlet réfléchit. En effet, elle devait à sa mère cette marque de respect.

« Eh bien, mais, fit-elle joyeuse comme une enfant, je pars de suite, le temps d’emplir une malle.

— Mère, je ne le puis, mais je voudrais bien, moi aussi, aller prier là-bas. Voulez-vous faire une prière pour moi ? Lahoul doit entretenir la tombe. Et cette pauvre vieille ruine, notre berceau, mère, allez-y. Il doit y traîner encore de chers souvenirs…

— Nous avons tout déménagé, répondit Mme Carlet, qui ne saisit pas la pensée de sa fille. Quand pars-tu ?

— Aujourd’hui ou demain. Voulez-vous que je vous accompagne à la gare, au train de Bretagne, ce soir ?

— Bien volontiers.

— Je vais aussi télégraphier à Lahoul pour qu’il aille au-devant de vous et retienne à l’hôtel votre appartement. »

Michelle embrassa sa mère ; elle avait peine à parler. Ses larmes l’étouffaient, mais elle ne pouvait rien expliquer à cette pauvre femme, qu’une grande douleur, jadis, avait refaite enfant.

Alors elle repartit seule… paria de nations ennemies.

X


Le yacht du prince Rosaroff se balançait sur l’eau saumâtre à l’embouchure de la Seine. Il lançait une colonne de fumée dans l’air bleu. Les matelots se tenaient sur le pont prêt au signal. Une chaloupe venait de terre pour embarquer les passagers. Elle contenait les domestiques et les bagages. Une autre suivait dans laquelle étaient assis le prince, la princesse et la comtesse Hartfeld. Cette dernière, malgré la lourde chaleur d’orage, était vêtue de couleur sombre ; assise à l’arrière, elle tenait sur ses genoux son plus jeune fils. L’aîné, les mains aux rames, s’amusait à suivre les mouvements des rameurs.

« Vois, disait tout bas Michelle à Heinrich, vois les côtes de ma France, regarde bien enfant, et quand tu seras grand, aime la patrie de ta mère. »

Le petit regardait, et comme sur le quai un régiment passait, il eut un cri de joie et battit des mains.

Ces enfants-là avaient réellement dans les veines du sang de guerrier.

On aborda au navire. Les chaloupes furent hissées en leur porte-manteau, et le capitaine commanda :

« Pare à virer ! largue les amarres, toutes ! »

Un bruit de machine se fit entendre, un sillage d’écume suivit le bateau, et peu à peu les côtes s’éloignèrent, se fondirent en un lointain bleuté.

Michelle, les yeux sur ces rives, n’avait pas bougé, obsédée de cette pensée :

« Hans rentre en France par le côté opposé à celui par lequel je fuis, moi. Il pénètre en ennemi, le sabre en main. Les chevaux des envahisseurs les portent vers Paris, pour mettre au cœur de ma patrie la misère et la douleur ! »

Alexis et Rita avaient respecté le silence de leur cousine ; mais voyant que cette attitude se prolongeait, ils vinrent près d’elle. Eux aussi étaient tristes. Leur fils Max, depuis trois jours, portait l’uniforme français. Rien n’avait pu empêcher le jeune homme de se souvenir qu’il était né à Paris, et son ami Georges Rozel s’était comme lui engagé volontairement.

« Revenez un peu avec nous, cousine, dit Rita affectueusement ; la chaleur est accablante, installons-nous sous la tente à l’arrière, nous y avons préparé notre oratoire. Venez,vous allez encore être reprise de fièvre.

— Non, c’est fini, fit Michelle ; j’ai fléchi un instant après le départ de ma mère, après mes adieux à l’abbé Rozel, qui est lui-même fort malade et n’a pas pu me parler ; je n’ai pas su dominer ma douleur, la maladie m’a terrassée ; mais à présent, l’énergie est revenue et il le faut. Nous n’avons que trop perdu de temps : Hans doit être horriblement inquiet.

— Je pense qu’il a reçu mes lettres, observa le prince. Il y a quinze jours, aucune communication n’était encore interrompue.

— Vous voyez, cependant, qu’il n’a pas répondu.

— Je pense que les messages pour l’étranger, quels qu’ils soient, sont lus, et cela cause des retards. Et puis, d’ailleurs, vous savoir malade et retenue à Paris, lui eût été plus pénible que le silence, peut-être.

— Nous allons lui télégraphier de Belgique ce soir.

— Vous pouvez lui adresser une lettre d’Anvers, elle parviendra sûrement à Berlin.

— Mais y est-il ?

— Voilà ce que j’ignore ; mais je pense qu’en mettant le numéro de son corps d’armée et de son régiment, le message suivra.

— Je vais essayer à tout hasard. »

Michelle descendit au salon, qui, sur le yacht, servait de bibliothèque, de salle de travail et d’oratoire par les gros temps. Au fond, sur une table à roulis[13], un Christ, une Vierge, des fleurs et des flambeaux attiraient dès l’entrée les regards.

Le prince et sa femme avaient coutume, quand ils entraient dans cette pièce, de commencer leurs travaux par un salut et une invocation adressés devant leur petit autel. Soir et matin, quand l’état de la mer empêchait la réunion sur le pont, tous les hôtes et les matelots non employés à la manœuvre du moment, venaient là prier en commun. Michelle ne manqua pas à l’usage de ses cousins. Elle éleva son cœur vers Dieu d’abord, ensuite elle revint s’asseoir devant la table à écrire et traça ces mots d’une écriture tremblée, non à cause de l’état de la mer, qui semblait d’huile, mais à cause de son agitation intérieure.

« Mon cher Hans, je confie cette lettre aux soins de la Providence ; puisse-t-elle vous parvenir pour vous expliquer le silence inquiétant des vôtres et vous rassurer à leur sujet.

Nous sommes en mer, le cap sur la Belgique, où nous avons quelque espoir de mettre ces pages à la poste. Voici ce qui est arrivé : Après votre départ, je me suis hâtée d’agir, de décider ma mère à gagner Saint-Malo ; j’y suis parvenue. J’ai fait emballer les objets auxquels je tenais, et j’ai quitté l’hôtel que nous habitions, désert et désolé maintenant, pour aller partager la vie de mes excellents cousins, qui ne voulaient pas me laisser seule avec les enfants, d’autant qu’une grosse fièvre m’avait prise et m’a tenue quinze jours impuissante et incapable de partir. À présent, je suis mieux, vous revoir achèverait de me guérir. Aussi est-ce très instamment que je vous prie de me donner, si vous le pouvez, un rendez-vous n’importe où, pour que je vous revoie sain et sauf. J’ai eu de si horribles visions pendant ma fièvre !

La guerre a donc été officiellement déclarée. Les Allemands établis à Paris ont dû fuir poursuivis de huées. Il s’est passé des scènes tragiques ; tous ceux qui avaient un nom de consonance allemande étaient bousculés, hués, chassés. On voyait des espions partout.

Alexis m’avait fait inscrire, comme sa cousine, sous son nom. Dans mon pays !

Impossible de partir par les trains allant vers la frontière. Tous sont pleins de soldats et marchent avec une lenteur inouïe. Ma femme de chambre, que Rita a voulu vous envoyer pour vous expliquer notre retard, a mis trente heures à se rendre à Châlons et a fini par nous revenir, ne pouvant aller plus loin.

Heureusement, nous avons le yacht et nous allons rentrer par la Belgique. Paris semble atteint d’un accès de folie. On crie, on court, tout le monde est dehors ; l’effervescence est telle que la France semble en révolution, mais assurée de son succès et de ses victoires !

Chaque jour on en annonce. Ce matin, on criait dans la rue la mort du prince royal de Prusse. Cent mille Prussiens tués ! Toutes ces acclamations me font mal, partagée, que je suis, entre deux soucis. Oh ! Hans, comme je voudrais vous avoir près de moi !

Alexis a pensé que nous devions rester quelques jours à Bruxelles pour y attendre de vos nouvelles, et sans doute, de l’autre côté de la frontière, les difficultés seront les mêmes pour voyager en chemin de fer. Les enfants sont très bien, ils prient tous les jours avec moi pour leur père. Au revoir, Hans, que le bon Dieu vous garde.

Votre Michelle. »

Quand la jeune femme remonta sur le pont, on était en pleine mer. La Manche, aux lames courtes, faisait tanguer le yacht ; un malaise prenait tous les passagers sous une menace d’orage.

Le coucher du soleil incendiait l’horizon, et derrière eux, vers la France, d’énormes cumulus étaient striés d’éclairs.

Le prince monta sur le banc de quart, où se tenait le capitaine, et l’interrogea.

« Tant que la mer monte, rien à craindre, prince ; mais au ressac, l’orage pourrait bien donner sur le large. Il va contre le vent.

— Alors ?

— Je vais forcer les feux pour sortir des eaux anglaises, et après, nous verrons sous le vent l’espace libre vers la mer du Nord.

Le globe éclatant du soleil descendait visiblement dans l’eau, on le voyait plonger doucement, puis il disparut tout à fait. Les longues bandes des stratus[14] se tintèrent d’ombre. La démarcation entre le ciel et l’eau devint impossible à définir. Partout, les nuages noirs voilèrent l’azur, et la mer glauque, sinistre, moutonnante, commença à soulever le léger bateau, ainsi qu’une balle élastique.

Le prince fit descendre sa famille, coucher les enfants, clore hermétiquement les écoutilles, puis il revint sur le pont et resta à observer la situation atmosphérique.

Le spectacle était effrayant et grandiose ; des éclairs de toute forme sillonnaient le ciel ; un roulement sourd, continu, faisait le tour de l’horizon. Ainsi qu’une tache sur l’eau, sa cheminée lançant des étincelles, le yacht semblait un jouet d’enfant :

« Cargue les voiles, toutes ! cria le capitaine.

— Où sommes-nous ? fit Alexis.

— À la garde de Dieu ! La boussole saute comme une folle, elle est désorientée. Tant que l’air restera ainsi, chargé d’électricité, il ne faut pas songer à gagner la rade. La bourrasque sera meilleure en pleine mer. S’il pouvait pleuvoir ! »

Comme il achevait ces mots, un éclair jaillit avec une intensité telle, que le pont fût illuminé ; un choc se produisit, le bout dehors de beaupré tomba à l’eau, brisé au ras du bastingage.

Le prince et les matelots se signèrent.

« Touché !  » fit le capitaine, en s’affalant par l’escalier. Il courut à l’avant, craignant une voie d’eau, tandis qu’Alexis se glissait par l’écoutille, jusqu’aux cabines, où tous les siens priaient.

Il visita avec soin la coque du navire, descendit dans la cale, mortellement inquiet :

« Rien, pas d’avaries, sauvé ! Merci mon Dieu ! »

Et il repartit à son poste.

À présent, l’averse tombait avec une telle violence, que c’était un crépitement, un rejaillissement, un bruit assourdissant.

En moins d’une minute, ses habits furent traversés.

Les matelots calfataient les moindres ouvertures, ils étaient ahuris, transis, soudain glacés, enveloppés d’une telle obscurité, qu’ils ne se voyaient même pas. Les feux jaunes et rouges de tribord et bâbord, ainsi que le feu blanc d’avant, ne s’apercevaient plus[15].

« À la sirène ! » ordonna le capitaine.

Et dès lors, ce fut un mugissement, un beuglement d’effroi, ajouté à tout le vacarme extérieur…

À minuit, le ciel dégagé se mirait paisiblement dans la mer. Les étoiles scintillaient, immuablement calmes ; le pont lavé, les voiles inondées, s’égouttaient en ruisselets et tout le monde brisé, secoué, étouffé par l’insupportable chaleur de l’entrepont, était remonté à l’air libre, rafraîchi et raréfié. Le capitaine inspectait les étoiles.

Prince, dit-il, nous sommes à la pointe de Granville. Voyez là-bas cette projection brune sous le croissant ; c’est la Bretagne.

— Oh ! fit Michelle, joignant les mains, ma Bretagne ! »

Alexis la regarda, ému de son accent.

« Vous voudriez aborder ?

— Je n’ose le demander. »

Pas un souffle, à présent, ne rasait les flots.

« Voyez-vous, cousin, reprit la jeune femme, je désire une seule chose : stopper une heure, là-bas, vers Saint-Enogat, en face de la tombe de ma grand’mèrè.

— Madame la comtesse, objecta le capitaine, on ne nous laissera pas aborder maintenant sur les côtes françaises, sans grandes explications ; nos papiers de bord, visés à Rouen, portent indiqué notre itinéraire.

— Hélas !

— Voyons, dit Rita toujours obligeante, il y aurait peut-être moyen de tout arranger. Nous jetterions l’ancre en vue de la rade sous pavillon russe. Michelle est à moitié matelot, Minihic l’est tout à fuit, il connaît la passe de la Rance à merveille ; ils prendraient le canot et ils iraient, tous deux, accomplir leur pèlerinage… »

À ces mots, le petit Breton, qui écoutait de loin, bondit. Et, avec sa familiarité d’indressable valet :

« Oh ! oui, Madame la comtesse, partons !

— C’est bien imprudent, déclara le prince, je réponds de vous ma cousine, devant votre mari.

— Qui sait, fit Michelle, à demi voix, si je venais à disparaître… tout en serait mieux peut-être.

— Petite folle ! Et vos enfants ?

— À leur âge, quelques larmes sont vite séchées. Ils seraient tranquilles et n’auraient plus sur leur route allemande d’ombres françaises. Qui sait enfin, si leur existence entière ne sera pas altérée de ce souvenir, de ce vague remords d’avoir aux veines du sang de l’ennemi… Non, chers amis, je ne tiens pas à la vie, je me sens un obstacle au bonheur paisible de ceux que j’aime… Laissez-moi aller, Alexis. La mer est mon élément à moi ; elle ne me fera pas de mal ; si elle me prenait, c’est que Dieu le voudrait, me jugerait inutile désormais, ou bien que, dans sa miséricorde, il trouverait que j’ai déjà gagné ma part de paradis. Oh ! Alexis, laissez-moi aller, là-bas, sur cette crête, il me semble que ma grand’mère me tend les bras ! »

Le prince, devant cette exaltation désolée, consentit, il donna l’ordre de lancer le canot et fit mettre le cap sur Saint-Malo. Le yacht passa sous le Mont Saint-Michel, et vint se mettre en passe au large, au nord de la pointe de Varde.

Avec une joie nerveuse, la jeune femme se jeta dans la chaloupe, où Minihic l’avait précédée. Elle s’assit ; le petit Breton saisit les rames et piqua droit sur Saint-Enogat.

Les roches, à fleur d’eau, si nombreuses en cette baie, il les connaissait, et pour son léger bateau, pas n’était besoin du tirant d’eau de la passe, il manœuvra entre Cézembre et La Conchée, gagna le courant de la Rance, et là eut un peu de repos, les bras si rompus, malgré sa force électrisée par sa volonté, qu’il dut un instant, calmer son entrain.

Michelle regardait venir à elle, la côte noire, les cloches de Saint-Malo et de Saint-Servan. En face, à droite, la tour du jardin, au feu tournant rouge et vert, l’île Harbour ainsi qu’un massif sombre, et là-bas, la pointe du Decolé, couronné de sa gigantesque croix de granit bleu.

« Est-ce que le douanier est sur la falaise Madame ? fit, tout à coup Minihic, qui, le dos à l’horizon, ne voyait rien. Il va croire à des contrebandiers, à des espions pour sûr. Si c’était encore le père Lemnic, ça irait tout seul ; autrement, ce sera ennuyeux, s’il faut donner des explications. »

Michelle n’entendait pas l’observation de son matelot, sa pensée la prenait tout entière ; elle se revoyait à son premier voyage en cette baie, pauvre petite orpheline, jetée sur ce rocher stérile où elle avait pris racine ainsi qu’un coquillage, presqu’indéracinable, elle aussi ; si souffrante, si brisée de son essai d’acclimatation à l’étranger, qu’elle revenait encore à ce nid glacé, austère, où si peu de joies lui avaient été données, mais qui était, quand même, sa famille et sa patrie !

Ils abordèrent à même le rocher ; nul ne vint, malgré le souci de Minihic, leur demander compte de leur course nocturne.

Ils attachèrent le bateau solidement, et comme ils l’avaient fait si souvent, autrefois ils gravirent la falaise. De petits rosiers sauvages croissaient à fleur de terre, les boules rouges de sinorodon ponctuaient le sol, et Michelle en cueillait, en emplissait ses poches pour emporter quelque chose.

Elle arriva au cimetière. La porte toujours en était ouverte. Elle se prosterna sur la pierre, embrassa la croix et épandit son cœur meurtri en une longue plainte éplorée, suppliant un conseil, une voix d’outre-tombe.

Minihic, tout à coup, lui toucha l’épaule.

« Madame, si j’allais embrasser les miens ?

— Va, et surtout sois au bateau dans une demi-heure ; tu sais ce que nous avons promis.

— Oh ! oui je sais. »

Et il dévala courant, insensé, fantastique, sous cette lune, qui faisait danser son ombre.

Les couronnes de fleurs fraîches ornaient la tombe, marquant la visite de Mme Carlet. Michelle n’avait rien, pas une rose ; mais elle eut une idée. En son portefeuille, étaient les photographies de ses deux enfants. Elle les prit, les posa contre la pierre, les abrita, comme elle put, avec des coquillages ramassés autour d’elle, des branches de tamaris et étreignant encore, cette dure croix de granit, qui la meurtrissait, elle prononça tout haut l’adieu suprême et se leva.

Sa mère était, là-bas, dans la ville aux remparts sombres, qui se profilaient sur les flots. Essayer de la voir serait insensé ; elle lui envoya de loin un baiser, écrivit au crayon, pour elle, un petit billet qu’elle plaça contre les portraits, à la garde de la morte. Puis elle partit…

Plus loin, la Roche-aux-Mouettes dressait dans le ciel sa silhouette escarpée. Elle contempla la ruine un instant, lui tendit les bras, en un geste irréfléchi et redescendit, enfin, jusqu’à la grève. Minihic était là. Son père le tenait serré contre sa poitrine.

Michelle tendit les deux mains au vieux matelot qui pleurait.

« Aidez-vous, protégez-vous tous deux, balbutiait Lahoul, s’adressant à son fils et à celle que, dans son cœur, il appelait toujours la petite Mouette ; ô mes enfants bien-aimés, je vous confie au bon Dieu, à Notre-Dame des marins. »

Il les aida à monter en barque, largua lui-même l’amarre et, avec un grand signe de bénédiction, envoya un dernier adieu.

Soudain, Minihic, eut un soubresaut. Il bondit à terre, remplit son mouchoir de sable à même la grève, et sautant à l’eau regagna son poste :

« Je l’emporte, dit-il, ma terre de France ! »


XI


En arrivant à Bruxelles, la première pensée du prince fut de demander les journaux. Il pâlit à leur lecture, voulut les dissimuler ; mais Rita et Michelle, avides de savoir, s’étaient emparées des feuilles belges, qui, sans parti-pris, disaient la vérité.

Hélas ! ce n’était plus les récits des journaux parisiens. Le prince royal, loin d’être mort, marchait victorieux sans cesse. Le roi, entouré de sa garde, dont Hans Hartfeld faisait partie, s’avancait vers Paris, avec la sûreté d’une parfaite connaissance des lieux.

Aucune lettre du colonel n’était parvenue. Alexis Rosaroff se rendit au télégraphe, envoya une dépêche à Berlin, avec prière de transmettre au quartier général, sur le théâtre de la guerre, le télégramme suivant :

« Colonel Hartfeld : Femmes et enfants à Bruxelles, anxieux, attendent nouvelles de vous ; tous bien portants.

Alexis. »

Le lendemain, par la même voie, il recevait cette réponse :

« Conduisez enfants à Rantzein, suis légèrement blessé, nommé général. Prière à Michelle venir à Bourogne (Alsace), chemin facile, par Luxembourg. Cette dépêche servira de passe-port en pays allemand.

Général Hartfeld. »

Cette nouvelle fut pour la jeune femme, un nouveau coup : Hans blessé ! mais enfin, elle allait le voir et comme une consolation venait sourdre en son cœur. Blessé, il ne combattrait plus, il ne mettrait plus de sang français entre lui et elle.

Elle partit de suite, absolument tranquille au sujet de Wilhem et Heinrich, que Rita aimait et soignait comme ses enfants.

« Je vous suis, Madame, fit Minihic.

— Inutile. Tu ne passerais pas. Ensuite, comme tu ne pourrais jamais tenir ta langue, tu me compromettrais. Reste avec mes fils, »

Le voyage fut extrêmement facile ; aucune entrave dans la marche des trains jusqu’à la frontière. Arrivée là, Michelle vit le casque prussien ; elle montra sa dépêche au chef du poste, qui, aussitôt, mit une voiture à sa disposition, avec toutes les marques d’un respect absolu. Et il munit le cocher d’un sauf-conduit. Cette voiture, réquisitionnée en hâte, portait la couronne et les armes d’une famille française. Dans les poches intérieures du landau, étaient encore des journaux français et des cigares.

Michelle prit les journaux et lut à cette date, 15 juillet 1870, en tête du premier article, cette phrase :

« En route pour Berlin ! soldats français, nous partons en promenade militaire ; le triomphe, une fois de plus, consacrera le drapeau tricolore. »

Ah ! quelle déception ; les fertiles campagnes alsaciennes saccagées ; les blés roulés à terre, hachés par le passage des chevaux ; des maisons désertes, pas une fumée ne sortant des toits ; des animaux parqués sous la garde de soldats en uniformes prussiens. De temps à autre, un bivouac, une sentinelle qui s’avançait en reconnaissance, lisait le sauf-conduit, saluait et se retirait.

La nuit venue, le soldat cocher arrêta ses bêtes au bas d’une montée :

« Madame, dit-il, voyagerons-nous encore ? Ces chevaux n’en peuvent plus. Sur le château, là-bas, flotte notre drapeau, nous pouvons en approcher sans crainte, nous y prendrions un peu de repos. »

Michelle se pencha à la portière, elle vit le drapeau noir et jaune à la cime d’une tour, soupira profondément et :

« Faites ce que vous voudrez, relayez si c’est possible, et continuons. »

Aussitôt, la voiture tourna dans l’avenue de chênes séculaires et pénétra dans un parc superbe, aux gais massifs de géraniums rouges. À la porte de la cour d’honneur, un factionnaire les arrêta.

Le cocher échangea le mot de passe et la grille s’ouvrit :

« Où sommes-nous ? fit Michelle, s’adressant à un officier qui ouvrait la portière.

— Chez vous, Madame la comtesse, notre général est à quelques lieues.

— Conduisez-moi vite vers lui. Est-il gravement blessé ? je ne vis pas depuis deux jours.

— Rassurez-vous : le général est en bonne voie de guérison. Il m’a précisément envoyé au-devant de vous : je suis un de ses officiers d’ordonnance. Veuillez descendre et prendre quelque nourriture pendant qu’on va changer l’attelage.

— Chez qui sommes-nous ? répéta Michelle.

— Le château appartient à un riche industriel alsacien, M. Freeman. Nous l’avons réquisitionné pour camper. Le pays est conquis. »

Michelle soupira ; elle se laissa conduire à la splendide salle à manger, où un excellent souper était préparé.

Tous les officiers se levèrent à son approche, lui firent place, et elle dut s’asseoir entre eux, manger et boire, au milieu de ce luxe français, les mets réquisitionnés à ses compatriotes.

Les militaires parlaient gaiement, victorieux, ravis de leur conquête, ils portaient des toasts, et Michelle ne pouvait parvenir à avaler, la gorge étranglée, à bout de force, prête à la révolte, au combat, et brisée sans cesse en son élan par la plus fausse des situations humaines.

Quand on vint lui dire que sa voiture était prête, elle s’élança heureuse de sortir de ce milieu odieux. Tous les convives se levèrent, s’inclinant très bas, devant la femme de leur chef, et l’aide de camp lui offrit son bras, pour descendre le perron. Sur le seuil, elle croisa une femme vêtue de deuil, à l’aspect triste et digne. Michelle devina en elle la maîtresse de maison, l’hôtesse forcée de ces Allemands. Elle voulut lui parler ; lui exprimer, par un mot sympathique, son regret d’avoir un peu pris part à l’invasion de sa demeure ; mais l’autre la regarda fièrement et, sans répondre, passa.

Encore un coup ! Michelle ne les comptait plus. Son voyage repris lui fut un soulagement.

Partout, sur son passage, la guerre horrible avait mis son empreinte, des fermes arboraient, à leur pignon, le drapeau de la croix de Genève. Ce fut vers l’une d’elles, que l’officier d’ordonnance, monté près du cocher, dirigea l’attelage. Le cœur de la jeune femme battait violemment. Elle sauta de voiture dans la cour, en proie à une angoisse inexprimable. Tout de suite, elle vit devant la maison, sous un berceau de vignes, assis sur un banc de bois, un homme, la tête enveloppée de bandes ; les yeux cachés.

Cet homme, en l’entendant venir, eut un cri :

« Michelle ! »

Et il voulut se lever, courir à elle ; un autre homme en uniforme de chirurgien-major le retint, et ce fut Michelle qui s’élança, le prit par la main, mit ses lèvres fiévreuses sur le pauvre visage, horriblement déchiré, dont le bas seulement était visible.

« Oh ! ma chère femme, » disait-il, suffoqué, pouvant à peine parler, et ils restaient ainsi sur ce banc, attendris, les mains dans les mains. Enfin, elle put interroger.

« Vous souffrez, Hans, je sens votre blessure ! vos yeux, mon ami, sont-ils préservés ?

— Oui, oui, dit-il vivement, devinant son angoisse, oui, je vous reverrai encore ; aujourd’hui, je suis condamné à vous deviner, à vous écouter ; mais je vous vois dans mon cœur, et eussé-je à jamais perdu la vue, je vous contemplerais toujours, ma femme bien-aimée. »

Michelle regarda le docteur, qui, discrètement, s’éloignait.

Celui-ci comprit une muette interrogation.

« Il dit vrai, Madame, il a été bien atteint, mais Dieu vous l’a gardé. Un coup de sabre au-dessus de l’arcade sourcilière, alors que son cheval tué sous lui s’écroulait… À présent, la plaie se cicatrise. Il aura une belle marque, par exemple, mais bien glorieuse. C’est à lui que nous devons le succès de Bourogne. »

Michelle pressa vivement la main de son mari ; le guerrier disparaissait. Elle ne voyait plus que le blessé, et son cœur saignait de la blessure de Hans.

« Oh ! il a été superbe, continua le docteur ; le roi l’a nommé général sur le champ de bataille, mis à l’ordre du jour et l’a embrassé.

— Et qui l’a sauvé, relevé ?

— Nous l’avons enlevé sur le champ de bataille, après la charge ; nous cherchions nos frères blessés, il gisait méconnaissable, et nous l’avons transporté dans un cacolet. »

Michelle frissonnait. Hans eut vers le chirurgien un signe d’éloignement.

« Assez docteur, puisque c’est fini. Michelle, parlez-moi de vous, de nos enfants. Avez-vous eu bien de la peine à parvenir jusqu’ici ? vous avez été malade ? »

Les questions se pressaient ; elle le calma et comme en tâtonnant, il cherchait devant lui quelque chose, elle comprit :

« Vous avez soif ?

— Non, mais il doit y avoir un vase rempli d’une solution antiseptique ; ma tête brûle, c’est la joie ; mettez un peu de fraîcheur sur mon front. »

Elle le fit de sa main douce et légère, elle imbiba les linges et, prenant contre elle cette tête endolorie, elle l’appuya contre son cœur, se tenant ainsi debout devant Hans.

« Écoutez. Les petits sont en parfaite santé, toujours robustes et charmants ; ils parlent sans cesse de leur papa. Je pense que, maintenant, ils sont à Rantzein étant partis aussitôt votre dépêche. Alexis et Rita sont dévoués, excellents, désolés aussi ; Max leur fils est quelque part, dans l’armée avec Georges Rozel, le neveu de notre bon curé.

— Mon Dieu, gémit Hans, pourvu que nous ne nous rencontrions pas sur le champ de bataille ! Ici, dans cette Alsace, la guerre est horrible. La frontière était une barrière idéale avant cette atroce lutte. J’ai vu des choses, pendant la mêlée, à révolter l’humanité : deux amis se trouvant en face, sabre en main, jettent leurs armes et se précipitent dans les bras l’un de l’autre, accouplant ainsi, dans leur étreinte fraternelle, les deux uniformes ennemis.

J’ai entendu dans cette ferme, où je suis, que nous avons prise par droit de conquête, entre mon maréchal des logis et le fermier, ce dialogue :

« Je viens prendre ta maison, mon pauvre grand-père.

— Prends. J’ai mis les bêtes dans le bois. Comment va ta femme, ma petite-fille ?

— Bien. Elle m’a dit : si tu vois grand-père et que vous preniez sa ferme, dis lui de venir nous rejoindre. Les rois peuvent s’entre-tuer, nous, on s’aime. »

Et le Prussien, en pleurant, embrassait le vieillard, lui montrait le chemin de l’exil, lui aidait à monter en carriole et revenait vers nous, les yeux mouillés de larmes. Il cherchait lui-même ce qu’il fallait dans les armoires, connaissait les ressources et tenait en ordre la maison[16].

— Tout cela est fratricide, les enfants du bon Dieu sont frères, Hans, pourquoi ces différences haineuses de nationalités ? Elles sont inexplicables. »

Le général eut un geste las de découragement.

Le maréchal de Moltke dit pourtant : « La guerre est sainte ; elle est salutaire. Et, de fait, depuis que le monde existe, la guerre a eu lieu. »

Comme ils parlaient, un bruit soudain envahit le calme des champs. Le canon grondait sourd et sinistre ; au loin, une fumée montait dans le ciel, voilant tout l’azur, et le docteur rassembla son monde, ses ressources de pansements extemporanés, et, au pas de course, il marcha vers le bruit.

Dans la maison, des plaintes s’entendirent ; la pauvre ambulance de première ligne contenait des mourants, des blessés destinés à l’évacuation sur l’hôpital et que des trains allaient prendre, quand la voie du chemin de fer serait dégagée.

Michelle jeta un regard à l’intérieur du bâtiment : quelques lits, de la paille et partout des soldats étendus gémissaient, suppliant, demandant à boire. Un seul infirmier ne pouvait suffire à écouter, à secourir ; elle eut la pensée de s’adjoindre à lui, de porter un peu d’eau, un peu d’aide aux innocentes victimes du grand crime des guerres ; mais Hans tenait sa main, elle n’osa bouger. Il écoutait attentif le bruit de la bataille. Ne pouvant voir de ses yeux, ses facultés auditives se doublaient.

— Ils approchent, expliquait-il, mais lesquels ? Amis ou ennemis ? Ne vois-tu rien, Michelle ?

— Je vois un amas de poussière occasionné sans doute par des chevaux, et puis une lueur intermittente dans le ciel, on dirait un éclair.

— C’est le canon.

— Le bruit se fait entendre un peu de temps après l’éclair.

— Le son va moins vite que la lumière.

— Là-bas, sur une colline, voilà des sapins qui s’enflamment, on dirait une gerbe de feu que le vent pousse… et puis cela gagne par terre ; dans la bruyère sèche, l’incendie court, il descend la pente à présent… des bêtes se sauvent devant les flammes, elles bondissent affolées…

— J’entends des pas, une course qui vient ?

— Oh ! l’horrible spectacle, Hans ! Ce sont les cacolets remplis, des êtres affaissés, des traînées de sang, des hommes rouges…

— Allemands ?

— Oui. »

Le chirurgien revenait :

« Général, disait-il, encore de la besogne, ça chauffe là-bas et dur. Ah ! ces Français, ils sont une poignée et tiennent quand même ! »

Michelle, à ces mots, eut une flamme dans les yeux, un regard éloquent au ciel. Nul ne le vit ; Hans reprit avec un geste d’impuissant regret :

« Et dire que je suis tenu là, sans regard, sans force. Ah ! si je pouvais remuer, comme j’irais les déloger, moi, et enclouer leurs canons ! Allons, major, un casque m’irait mieux que ces turbans de bandelettes.

— Patience, fit le chirurgien, tout en veillant au transport de ses blessés. Deux jours encore et j’ôte l’appareil, si vous êtes calme, si vous ne vous redonnez pas la fièvre de colère. »

Michelle frissonnait. Cette fièvre de colère était contre les siens !

Quand le général serait capable de remonter à cheval, ce serait pour retourner tuer les Français, leur prendre leurs villes, les déloger, ainsi qu’il le disait si énergiquement.

Des gémissements venaient de partout, une odeur fade s’épandait dans l’air. Hans prit en tâtonnant la main de sa femme.

« J’ai eu tort de vous attirer ici, ce spectacle n’est pas pour vous. J’ai cédé à une pensée d’égoïsme, à un immense désir. Voulez-vous repartir ? Je vais vous faire accompagner.

— Non, je reste, Hans, je veux vous voir guéri ; si je pouvais quelque chose pour ces malheureux.

— Docteur, appela Hartfeld, avez-vous assez d’aides ?

— Jamais, parbleu ; le major chef est à Lomont, à un kilomètre d’ici ; on me laisse seul et voilà un tas de choses à faire. Je suis débordé ; sans place, sur cette paille, ils agonisent.

— À boire ! » suppliait-on de toutes parts.

Et alors Michelle se leva, très pâle, mais résolue, prenant dans sa volonté de la force. Elle courut au puits qu’elle voyait dans la cour, emplit un seau et, revenant, le posa au milieu de la grande salle de la ferme, disposée en ambulance.

Alors, avec sa douceur de femme et de mère, elle souleva les pauvres martyrs, offrit à leurs lèvres brûlantes le liquide frais.

« Bravo, Madame, fit le major ; tenez, sur cette planche, prenez un flacon, mettez-en quelques gouttes dans chaque tasse. Bien, à présent, voici un blessé qui peut marcher, son bras en écharpe ; laissez-le servir les autres et venez me donner des bandes ; mes aides vont pouvoir repartir au champ de bataille. »

La jeune femme s’empressa ; se raidissant, elle parvint à être utile, à regarder sans défaillir l’horreur des opérations.

Ce fut long, puis enfin une charrette put emmener les blessés qui, après un pansement sommaire, pouvaient supporter l’évacuation sur une ambulance de seconde ligne.

Soudain, un fantassin apparut au détour du chemin.

« Les Français ! criait-il, sauve qui peut ! »

Hans entendit :

« Michelle, regardez. Que dit cet homme ? »

Malgré sa faiblesse, l’officier blessé parvint à se lever.

« Général ! criait le soldat, voici un régiment d’infanterie française qui tourne le poste. L’ambulance va tomber en leurs mains.

— Miséricorde ! et je serai prisonnier ! moi, incapable de reprendre la lutte. Ah ! non, un cheval pour l’amour de Dieu ! Major, faites-moi donner un cheval. »

Le chirurgien, tout à son affaire, n’entendait pas, et Michelle, qu’une espérance folle venait de saisir, ne le prévenait pas :

S’il pouvait donc être prisonnier, désarmé, enfermé jusqu’à la fin de cette guerre maudite !

En ce moment, un obus tomba sur le toit de la grange, roula le long des tuiles et vint s’enfoncer dans la mare.

« Oh ! oh ! voici des pruneaux, fit le major, haut le drapeau, les enfants ! Qu’est-ce qui peut monter l’attacher à la girouette ? »

Un aide infirmier se hâta.

Hans, tâtonnant, marchait dans la cour.

« Un cheval ! suppliait-il.

— Pas un ici, général, et vous n’avez d’ailleurs pas la force de vous tenir sur une selle.

— Alors à pied, mais je ne veux pas être prisonnier. Venez, Michelle, conduisez-moi ; vous savez le chemin de Lomont, vous en arrivez ; c’est ce grand château où vous avez trouvé mon envoyé, à un kilomètre à peine d’ici, à travers bois. La nuit doit venir d’ailleurs, nous nous cacherons.»

Il saisit le sabre et le revolver qui étaient près de lui. Il s’appuya sur le premier, mit le second dans sa poche et, prenant le bras de sa femme :

« En route, tout droit.

— Général, vous êtes un indiscipliné ! » cria le major.

Sa voix se perdit. Un autre obus vint briser un chêne à quelques pas.

« Vite, vite, fit le général, la fusillade approche et ce ne sont pas des fusils allemands. Gagnons le couvert du bois ; courage, Michelle, mène-moi bien, chère femme, tu es mes yeux et ma vie, car je ne résisterais pas à la honte d’être prisonnier.

— Oui, Hans, je le comprends ; mais comme vous devez souffrir sur ce chemin rocailleux ; tout de suite, à droite, nous trouvons les premiers fourrés, » répondit Michelle, dont l’œil anxieux suivait le nuage de poussière qui avançait et à travers lequel elle croyait distinguer l’uniforme français.

« Si seulement ils pouvaient nous joindre ! » pensait-elle.

Et cependant elle n’osait favoriser cette prise, qui aurait été un abus de confiance vis-à-vis de ce blessé aveugle qui avait foi en elle.

La Providence seule devait se charger de l’avenir.

Tout à coup, la fusillade cessa, on entendit une débandade, une course, quelques coups de feu isolés, des grains de plomb crépitèrent sur les feuilles des arbres, et cette fois la fugitive vit clairement les soldats français descendre vers la ferme, au pas de course, sonnant le ralliement.

« Le clairon ennemi ! fit Hans tressaillant ; courons, je ne veux pas être capturé, »

Il voulut courir, poussé par sa vaillance, mais ses forces le trahirent.

Il dut s’appuyer contre un tronc d’arbre ;

« Il est nuit, n’est-ce pas, Michelle ?

— Oui, presque ; sous le couvert du bois, on voit à peine.

— Y a-t-il un fourré, des broussailles où l’on puisse se cacher, disparaître ?

— Il y a là, à droite, un gros rocher d’où descendent des houblons et des clématites sauvages.

— Glissons-nous sous les branches, conduis-moi, ne crains rien, je te suivrai. »

Elle écarta les lianes qui retombaient en berceau au-dessous des pierres surplombantes et ils purent s’asseoir dans cette espèce de niche, qu’un rideau de feuillage protégeait.

Il était temps, une troupe débouchait à la lisière. Dans le crépuscule, on voyait luire les armes. Le rire des soldats arrivait à travers le silence des bois. Ils avançaient, causant gaiement entre eux. Une voix frappa l’oreille de Michelle, une voix connue.

Hans retenait son souffle, le front dans ses mains, il comprimait les battements désordonnés de ses tempes.

« Vive la France ! disait cette voix. L’ambulance est à nous. Il doit y avoir là-dedans de bonnes captures à faire. Ah ! nous avons bien travaillé ce soir ! Comme ils ont lâché pied ces Prussiens !

— Où sommes-nous, capitaine ? fit une autre intonation.

— Ma foi, je n’en sais rien, dans un bois, où il fait noir comme dans un four, c’est certain. Il me semble que de l’autre côté de cette colline, nous devrions rallier notre artillerie. Avons-nous encore des fusées ?

— Pas une seule.

— Il faut marcher avec précaution. Il ne s’agit pas d’aller nous jeter dans une embuscade de mangeurs de choucroute ; nous sommes ici parfaitement isolés.

— Est-ce que nous ne pourrions pas nous reposer, capitaine ? nous n’en pouvons plus. Il y a longtemps qu’il est l’heure de la soupe.

— D’abord, sortons de ces ténèbres, où nous serions pincés comme dans une souricière ; ce qui serait dommage après une si belle journée. Ah ! mes enfants, la douce chose que la victoire ! Voyez comme j’ai bien fait de prier ce matin Notre-Dame des Victoires ».

Les deux fugitifs n’entendirent plus rien que les craquements des feuilles sèches et les voix joyeuses qui s’éloignaient.

Leurs sentiments, certes, n’étaient pas à l’unisson !


XII


La nuit entière se passa en alertes. Hans, brisé de fatigue, s’était, vers le matin, un peu assoupi. Michelle regardait venir la clarté matinale à travers les branchages.

Leur petite retraite de hasard était un nid délicieux. Des bêtes avaient dû y loger souvent, car les herbes restaient foulées, des myrtilles offraient leurs petits fruits noirs, des mûres pendaient par grappes, et ce frugal déjeuner fit le plus grand bien à Michelle, dont la soif était vive. Hans devait bien souffrir aussi : ses mains brûlaient, il lui aurait fallu le calme, le repos, la fraîcheur, tout manquait. Un peu d’eau sur son front lui eût procuré un grand soulagement. La jeune femme pensa à chercher aux alentours ; rien n’indiquait dans le bois une troupe quelconque. Un grand silence planait. Les oiseaux mêmes ne chantaient plus. Elle se hasarda doucement, glissant sur les feuilles humides d’un peu de rosée, sans aucun bruit. Elle écouta, l’oreille à terre. Un petit son cristallin de ruisselet la fit tressaillir. Aussitôt, elle tourna le gros bloc du rocher qui les abritait. Là une source s’égouttait à travers une fente, s’en allait mince et limpide entre les hautes herbes vertes.

L’ex-petite sauvage bretonne était rarement embarrassée. Elle se rappela le procédé de Minihic, quand ils trouvaient de l’eau douce sur la côte et étanchaient leur soif au cours d’une promenade. Elle choisit un arbre à l’écorce lisse, un tilleul. Avec son petit couteau de poche, elle leva habilement une bande d’écorce autour d’une branche de la grosseur de son bras environ. Puis, la repliant par le milieu, elle emboîta les côtés l’un dans l’autre. Avec des herbes tordues, elle les maintint par le haut et eut ainsi un gobelet aplati du bas, rond au sommet, parfaitement étanche, très propre, blanc et lisse à l’intérieur. Elle l’emplit, but avec joie, l’emplit de nouveau et retourna au gîte. Hans s’agitait.

« Buvez, lui dit-elle, voici une eau excellente tout près de nous. Après, je rafraîchirai votre bandage. »

Il appuya sur ses lèvres la petite main qui le soignait :

« Pauvre enfant, comme tu es courageuse. Sans toi, sans ton énergie, je serais à cette heure prisonnier et immobilisé pour la fin de la guerre. »

Ces mots n’étaient pas, certes, une consolation pour celle à laquelle ils s’adressaient ; mais lui, le cœur allemand, oubliait toujours la terrible désunion des races.

Il but avec volupté, accepta le repas d’oiseau qu’elle lui offrait, composé de baies sauvages. Il plongea sa pauvre tête dans l’eau avec délice, et enfin :

« Partons-nous, Michelle ? toi qui as des yeux, examine les alentours, pousse une reconnaissance vers la lisière. »

Elle partit, rejoignant derrière elle les rameaux, avec des précautions d’Indienne.

La matinée était superbe, le soleil descendait entre les feuilles déjà roussies au sommet des arbres, en cette fin d’août.

Elle marcha un quart d’heure environ, sans voir la fin du couvert. Tout à coup, elle fut arrêtée au bord d’une clairière par un cri : « Qui vive !

— France ! » répondit-elle d’instinct, tressaillant toute.

Une sentinelle lui barrait le passage, et, derrière elle, sur un feu clair, une marmite de soupe épandait une bonne odeur de viande et de légumes.

Des soldats, assis autour, regardaient la cuisine avec une attention pleine de désirs. Un officier se promenait de long en large, il avait le costume des mobiles. Il s’approcha au cri de la sentinelle, et mettant son képi à la main à la vue d’une femme.

« Vous ! exclama-t-il en reculant.

— George Rozel ! Ici ! »

Il était devenu très rouge, il pressait son front, comme effrayé d’une telle vision, il balbutia :

« Que faites-vous ? Que voulez-vous ? »

Michelle debout, les mains jointes, en une attitude infiniment désolée, ne savait que répondre. Révéler le secret de son mari ; avouer le rôle qu’elle jouait actuellement ? impossible ! Elle ne pouvait trahir ce blessé vaillant qui comptait sur elle.

Elle finit par répondre, tout bas, comme une coupable :

« Je suis égarée, je voulais sortir du bois.

— Enfin, d’où venez-vous ? Comprenez, en grâce, Madame, que je suis ici chef d’un parti français, que je réponds de la vie, de l’honneur de tous, et que je ne puis me prêter aux observations de… de l’ennemi.

— Moi ! l’ennemi ! Moi qui donnerais ma vie pour la France ! Oh ! combien cruel et injuste vous êtes. Je vous jure sur ce que j’ai de plus cher au monde, que je suis digne de votre estime.

— Mais je vais être forcé de vous garder prisonnière, Madame.

— Moi ! une femme !

— Si je vous laisse aller et que vous révéliez le secret de notre campement.

— Oh ! Dieu ! » exclama Michelle les yeux au ciel.

Le ton de ce oh ! était si indigné, que Georges Rozel saisit bien l’étendue de la douleur subie par la pauvre créature, victime des événements inhumains qui s’accomplissaient.

« Si je vous laisse libre, dit-il enfin, après un silence observateur, où irez-vous ?

— Chercher mon mari blessé, mourant.

— Où ?

— Je vous ai dit que je le cherchais.

— Seule ?

— Oui, seule. »

Il hésitait.

« Depuis quand êtes-vous ici, près de nous ? Avez-vous rencontré ou aperçu une petite troupe française ?

— J’ai vu, hier du soir, un détachement passer dans ce bois.

— Ah ! où allait-il ?

— J’ai entendu qu’il voulait rallier l’artillerie sur le versant de cette colline.

— Dieu soit loué ! c’est le bataillon que je cherche. Max Rosaroff est parmi eux.

— Max !

— Je l’ai cru prisonnier, ainsi que sa troupe. Merci, Madame, vous n’avez pas idée du bien que vous me faites. Vous êtes sûre que ce détachement est sorti du bois.

— Il marchait dans cette direction, vers le Nord.

— Et maintenant, vous savez où sont les Prussiens ?

— Ils occupent tout le versant opposé à ce bois. Le château de Lomont est en leur pouvoir. »

Georges, très heureux, tendit la main à Michelle. Elle le regarda de ses yeux désolés, ayant conscience que tout ce qu’elle pouvait faire et dire en faveur de l’un ou l’autre parti était invariablement mal.

« Adieu, dit-elle.

— Mais vous paraissez à bout de forces. »

Elle ne répondit pas, s’éloigna en hâte, courut. Son mari devait être inquiet de sa longue absence.

Elle parvint au rendez-vous. Hans n’avait pas bougé, il était épuisé ; elle l’aida à se mettre debout.

« Des Français sont campés à une demi-heure d’ici, expliqua-t-elle, il faut fuir du côté opposé. Appuyez-vous sur moi. »

Ils se mirent en route ainsi, péniblement, lentement, mais avançant quand même. Vers midi, ils étaient en vue du château de Lomont sur lequel l’aigle noir flottait toujours. Le général, à bout de force, fléchissait visiblement.

« Nous arrivons, Hans, voici vos compatriotes. »

Une reconnaissance prussienne montait le mamelon, venant vers eux.

« Oh ! fit Hans, joyeux, enfin ! »

Un sous-officier conduisait la petite troupe.

« Général ! s’écria-t-il, à la vue du blessé, Dieu soit loué, nous vous avions cru prisonnier. Nous cherchons une troupe ennemie qui doit être à peu de distance ?…

— Sans doute sous bois, à deux heures d’ici, répondit Hans ; marchez avec précaution, d’où nous venons, vous allez les surprendre. »

À ces mots, Michelle eut un tel tressaillement, qu’Hans en fut effrayé.

« Qu’avez-vous ?

— Oh ! Hans, ce que j’ai ! Vous profitez de ce que je vous ai dit pour perdre mes compatriotes, moi, vous le savez, je ne suis pas Allemande.

— Mais vous êtes ma femme. Comment voulez-vous que je laisse écraser ces braves gens, mes compatriotes à moi ? »

Les soldats s’éloignèrent à pas de loup, et les deux martyrs, liés l’un à l’autre, continuèrent leur course vers le château. Un silence profond régnait entre eux. Michelle commençait à souffrir d’une extrême fatigue physique. Affaiblie par un long jeûne, sa pensée même vacillait, et sous ce soleil chaud qui les inondait au sortir du bois, un peu de fièvre gagnait son cerveau. Elle arriva épuisée à la porte du château de Lomont.

La garnison prussienne s’empressa autour des fugitifs. Les officiers chirurgiens, tous vinrent apporter au brave général le tribut de leur admiration.

On réconforta les deux époux. Ils avaient un immense besoin de repos. On leur offrit la tranquille paix d’une vaste pièce, aux murs épais, où ils purent enfin prendre quelque repos.

XIII


Après la soupe, Georges Rozel, capitaine de mobiles, avait fait sonner le départ. Il voulait rejoindre l’autre bataillon français, et marcher avec lui, sur Lomont, reprendre le village et s’ouvrir ainsi un passage sur la ligne de Belfort. Là il espérait rencontrer le général Ulric et se joindre à sa troupe ; mais il avait compté sans le renseignement fourni par le général, et quand il voulut sortir du bois, il était cerné. Au lieu de rencontrer Max et sa bande, il donna en plein dans l’embuscade allemande.

« Rendez-vous ! » crièrent les Prussiens.

Pour toute réponse, les Français épaulèrent leurs armes.

« Feu ! commanda Georges, et à la baïonnette passons ! »

Les braves Français, ayant déchargé leurs armes, s’élancèrent sur l’ennemi à fond de train.

Ébranlés aux premiers rangs, les Prussiens se reformèrent tout de suite, renforcés à l’arrière, et ce fut une boucherie, un massacre : les pauvres moblots français jonchèrent le sol. Tout ceci se passait dans la plaine, à deux kilomètres du refuge des Hartfeld. Mais ils n’entendaient rien, endormis, inertes, épuisés…

Ce ne fut que le soir, quand ils s’éveillèrent, qu’un officier vint prévenir Hans :

« Mon général, encore une victoire, et grâce à vous !

— Pendant que je dormais, alors.

— Juste, mon général, vous nous avez envoyé surprendre l’ennemi, nous l’avons battu à plate couture ; du bataillon, rien ne reste : tous tués, ou blessés, ou prisonniers. »

Michelle, heureusement dans la pièce voisine, n’avait rien entendu ; mais, en sortant de sa chambre, elle se croisa avec une civière, sur laquelle un pauvre Français agonisait, et elle cacha sa tête dans ses mains, avec des sanglots de désespoir.

Une femme, déjà près d’eux, leur prodiguait des soins ; Michelle reconnut Mme Freeman, la propriétaire de l’immeuble, déjà entrevue le jour de son premier passage au château de Lomont. Elle s’approcha de l’Alsacienne :

« Madame, laissez-moi vous aider, je suis de France aussi. »

L’autre femme la regarda avec une infinie tristesse :

« Le mal est immense, ces mourants sont le reste d’une vaillante troupe sur laquelle je comptais pour reprendre notre village. Mon fils est parmi eux, il a les jambes brisées. Là, dans la cour, sont les prisonniers. Voyez avec quelle cruauté on traite les vaincus, en attendant leur expédition dans une forteresse. »

Michelle regarda.

Un petit groupe de soldats couverts de sang et de poussière se tenait immobile dans un coin. Autour d’eux, des sentinelles prussiennes, fusil chargé, allaient et venaient. Un amas d’armes françaises, arrachées aux prisonniers, se voyaient à quelques pas.

Au moindre mouvement des vaincus pour fuir, les soldats allemands avaient ordre de tirer sur eux sans merci.

Dans les salles des blessés, c’étaient des cris, des appels, des exclamations de colère.

Comme elle passait près d’une civière encore, Michelle entendit ces mots, prononcés avec un accent d’indescriptible haine :

« Voilà l’espionne ! »

C’était un des soldats rencontrés par elle le matin, dans le bois.

« Seigneur Jésus, murmura la malheureuse française, ma croix est bien lourde, aidez-moi à la porter ! »

Cependant, avec son intelligente douceur, elle aidait les infirmiers, et une consolation lui vint le soir de ce jour odieux. Mme Freeman alla vers elle, la main tendue :

« Vous êtes réellement ma compatriote ! » dit l’Alsacienne.

Michelle se jeta dans les bras de l’Alsacienne en pleurant :

« Ah ! si vous saviez ! »

Et, peu à peu, dans les moments libres qu’elles avaient, Michelle conta sa misère, l’écrasement de son cœur, et l’excellente créature comprit, sympathisa, s’émut devant l’impuissance d’une consolation en un pareil moment.

Parmi les blessés qu’on expédiait en Allemagne, pour les y garder prisonniers, se trouvait Georges Rozel. Michelle l’aperçut, assis à terre, saignant d’une large entaille au poignet. Elle alla vers lui, avec des compresses, des bandes ; mais il eut, à sa vue, un geste d’éloignement et détourna la tête.

« Monsieur, je vous en supplie, demanda-t-elle doucement, laissez-moi faire un pansement, arrêter le sang ! »

Il ne répondait toujours pas, elle voulut prendre cette pauvre main pendante.

« Non, je vous en prie, fit-il enfin. Je suis blessé, vaincu, épargnez-moi. Ma plaie est au cœur ; c’est de la déception et du remords qui en découlent. Rien, jamais ne pourra l’étancher ; sans moi, sans ma faiblesse insensée à votre égard, ce matin, ces jeunes gens ne seraient ni battus, ni blessés… Assez, retirez-vous, Madame, votre vue me fait mal.

— Mais, qu’ai-je fait ? »

Il leva sur elle ses yeux éteints, creusés d’une incroyable douleur :

« Oui, dit-il, maudite soit l’heure où je vous ai connue. »

Michelle tourna sur elle-même, comme prise de vertige et s’enfuit épouvantée.

Mais il avait raison. En effet, c’était elle qui avait causé la défaite des siens, de ses Français.

Alors, elle courut se jeter au fond de la chapelle, sous le grand Christ de l’abside, où elle pleura, pleura…

Quelques jours s’écoulèrent. Hans allait mieux. Il comptait repartir. Sa plaie cicatrisée était horrible, mais à peine douloureuse.

Toutes les instances demeuraient vaines. Il voulait rejoindre son corps en marche sur Paris.

« Partez, dit-il à Michelle, le convoi des prisonniers blessés sera dirigé sur Rantzein où Edvig a installé une ambulance. Vous profiterez de l’escorte. Je vous confie au lieutenant Pilter, qui m’est dévoué. »

Ceci organisé, le général partit, suivi des officiers guéris et capables de retourner au combat.

Le voyage de la triste colonne des prisonniers blessés s’effectua sans trop de peine, cependant. Ils étaient, le mieux possible, installés dans des voitures d’ambulance et souffraient, d’ailleurs héroïquement, sans se plaindre. Michelle était devenue une vraie Sœur de Charité ; elle se prodiguait envers tous, s’efforçant d’alléger tant de misère, s’effaçant, dès que la reconnaissance voulait se manifester. Ce qui lui était le plus horrible, c’était le supplice de la rancune de Georges Rozel, qui restait convaincu de sa trahison, ainsi qu’un concours fatal de circonstances pouvait le lui faire croire en effet. Le jeune homme ne lui adressait ni un regard, ni un mot : la plupart du temps, il priait en silence, méditant les souffrances du divin Maître, auquel il offrait les siennes.

Après de longs jours de marche, ils arrivèrent à Ludow, forteresse où les prisonniers valides devaient être internés, tandis que les blessés fileraient sur Rantzein. Georges Rozel était du nombre de ces derniers. Depuis quelques jours, en proie à une fièvre ardente, il s’était laissé approcher, ne reconnaissant plus personne, couché dans le cadre de la voiture, entre deux autres soldats. Il appelait sa mère…

Ce fut ainsi que le triste cortège entra dans l’avenue du château des Hartfeld. Un courrier avait précédé le convoi et tout était prêt pour l’arrivée. Michelle fit prendre la tête à sa voiture et arriva d’une allure plus rapide. À moitié route, Wilhem et Heinrich, accourus au-devant de leur mère avec leurs bonnes, s’élancèrent près d’elle.

« Mes chers petits ! »

Et elle les pressa longuement contre son cœur.

« Enfin, mère, tu reviens, dit Wilhem, tu ramènes pas papa ?

— Non, mais il va revenir bientôt.

— Il est général, papa, tante Edvig dit que c’est un héros.

— Et vous, chers enfants, vous êtes heureux, vous jouez…

— Oui mère, nous faisons la guerre, nous aussi. Tante Edvig nous a donné cent soldats français.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Tu vas voir : j’en ai un dans ma poche. »

À ces mots, l’enfant tira de sa poche une petite poupée habillée en costume d’infanterie française.

« Tu les reconnais, hein, les ennemis ? Tous les jours, nous les rossons. Heinrich les bouscule à coups de pied, et moi je les tue à coups de fusil.

— Tais-toi, Wilhem ! c’est un vilain jeu, tu me fais mal, mon fils, toi aussi tu as dans les veines du sang français.

— Mais, je suis le fils d’un général allemand, d’un héros, et moi aussi, quand je serai grand, je battrai les Français pour de bon.

— Alors, tu ne m’aimes pas ? »

Pour toute réponse, l’enfant jeta ses bras autour du cou de sa mère et l’embrassa à plein cœur.

« Mon Wilhem, tu ne sais pas ce que tu me fais de peine en parlant ainsi, tiens, de malheureux Français me suivent. Il faut respecter le malheur, mon enfant, et prier le bon Dieu d’ôter la haine des âmes.

— Tous les jours, nous le prions, le bon Dieu, mère ; tante Edvig nous conduit au temple et noue répétons après le pasteur :

« Christ, fais-nous vaincre nos ennemis, donne le succès à notre cause, qui est la tienne ; fais triompher toujours nos armes.

— Regarde, mère, dit Heinrich, tante Edvig m’a habillé en homme, elle m’a fait faire un costume de cuirassier blanc. »

Le petit garçon était monté debout sur le coussin de la voiture, et sa mère remarquait, pour la première fois, ce bébé de trois ans, charmant, sous son joli vêtement de drap d’officier, avec boutons chiffrés de l’aigle aux ailes éployées. Il était si joli ainsi, avec ses yeux tendres, qui n’avaient rien de guerrier, que sa mère, malgré sa douleur cuisante, eut un vague sourire d’orgueil.

Tout différent étaient le regard étincelant de Wllhem, son allure décidée, sa voix de commandement. Michelle comprit que, dirigés par leur tante, ses enfants lui échappaient ; mais que faire ? Hélas ! dans cette lutte gigantesque, elle était vaincue, elle aussi, vaincue comme sa nation… mais cependant, malgré l’épreuve actuelle, au fond de son âme douloureuse, restait la croyance sainte des chrétiens et des forts. Dieu châtie les siens, il ne les abandonne pas. Avec sa prière, avec sa douceur résignée, la faible créature qu’était Michelle avait plus de puissance que la grande et redoutable Edvig.

Le cortège arrivait au château. La voiture s’arrêtait au bas du perron, les enfants s’élançaient, tenant leur mère par la main et criant :

« Tante Edvig ! »

La belle-sœur de Michelle parut aussitôt. Un tablier blanc d’infirmière tranchait sur sa robe sombre. Elle embrassa la femme de son frère avee un peu d’émotion.

« Comment va-t-il ?

— Bien, grâce à Dieu ; mais il a voulu repartir à toute force.

— Le brave cœur !

— Nous amenons beaucoup de blessés, Edvig ; avez-vous une installation où nous puissions les mettre ?

— Tout ce qu’il faut est préparé. Les salons sont convertis en salles d’hôpital et les châteaux voisins des frontières ont agi comme nous, de sorte que nos pauvres blessés sont vite et bien secourus.

— Ce sont… des Français que j’amène.

— Les malades sont frères ; ils ont un droit égal à nos soins. Michelle, nous avons deux salles d’ambulance, je vous laisse la direction du quartier français, je me consacre à l’autre.

— Merci, fit Michelle émue, merci Edvig, je serai à la hauteur de ma tâche. »

À l’instant, même, on procéda à l’installation des blessés.

Ce fut dès lors une vie réglée, où les services, organisés militairement par la sœur du général, ne laissaient rien à désirer.

Minihic faisait partie du quartier français, naturellement. Il était inlassable et vaillant, nuit et jour, toujours aux aguets d’un secours à offrir. Quand un homme pouvait parler, dire un peu les nouvelles de la France, le petit Breton s’installait près de lui, écoutait le cœur au loin…

Un jour, sa maîtresse l’avait envoyé un instant au parc. Il était blême et fatigué, un peu d’air lui serait salutaire, elle lui ordonna d’aller surveiller les enfants. Le garçon obéit.

Wilhem et Heinrich, entourés de gamins, jouaient à leur éternel jeu de bataille. Ils avaient affublé un homme de paille de l’uniforme français, l’avaient campé sur un socle, et ils tiraient dessus, avec d’inoffensives carabines, s’en servant comme d’une cible.

Le groom, à cette vue, eut une poussée de colère. Il arracha au fantoche le costume de ses frères à lui et comme Wilhem tempétait, criait, rageur, le menaçant de son fusil de bois, Minihic, énervé, saisit l’arme de l’enfant et la brisa sur son genoux.

Wilhem ne pleura plus ; mais il courut chercher un sabre dans le cabinet de son père et revint audacieux.

Le Breton attendait encore vibrant de l’insulte faite à ses compatriotes. Quand il vit la résolution du petit, qui sans peur attaquait un homme, il comprit la passion haineuse des races, et dans la crainte de céder à la tentation, de donner à l’enfant de sa maîtresse une leçon trop grave, se sentant incapable de se dominer, il s’enfuit.

Des valets avaient vu la scène, ils riaient, applaudissant le petit garçon, et Minihic, ne se contenant plus, se rua sur eux, donnant libre cours à sa rage, calmant ses nerfs dans la lutte. Ce fut une bousculade. Et quand l’infirmier rentra pour son service, meurtri, épuisé, Michelle eut un effroi :

« Qu’as-tu fait ?

— Ce que j’ai fait, je les ai rossés, les sales Prussiens. Ah ! si je pouvais les exterminer tous ?

— Chut ! Tu m’épouvantes, tu nous perds.

— À la fin, je n’en puis plus aussi, c’est chaque jour à recommencer les insultes. Je finirai par un malheur. Ah ! madame, si ce n’était pas vous ! »

De son lit, Georges Rozel suivait cette scène. Un peu de lucidité lui venait maintenant, à travers sa fièvre, il comprenait trop vaguement encore, pour avoir conscience de ce passé qui l’avait terrassé. Il se croyait le jouet d’un rêve. Il fit un sigue au jeune infirmier qui l’avait si attentivement soigné.

Minihic accourut.

« Où sommes-nous ?

— À Rantzein, mon capitaine.

— À Rantzein ! je suis donc encore fou ?

— Mais non, mon capitaine, vous n’avez plus du tout de délire, à peine trente-huit degrés de température au thermomètre. »

Georges avait caché sa tête dans ses mains. Il écartait ses doigts, ainsi qu’un enfant, et glissait un regard curieux vers cet entourage étranger.

Près de la fenêtre, le pur profil de Michelle se dessinait amaigri, pâli, mais idéalisé.

« Et alors, continua Rozel, montrant la jeune femme, cet ange là-bas… qui se penchait sur nos lits ?

— C’est la protectrice des Français à Rantzein, mon capitaine. Sans sa douceur, sans sa bonté, il y aurait ici d’autres pleurs et d’autres gémissements, croyez-le ! Grâce à elle, les Français sont traités aussi bien que des Prussiens. Ils ont tout ce qu’il leur faut. Voyez, on ne parle pas allemand, dans cette salle, et là-bas sur la console, il y a une statue de la Vierge.

— En effet, alors… nous sommes chez des Allemands ?

— Oui, le général combat contre nous ; mais sa sainte et digne femme répare ici, dans la mesure de ses forces, le mal commis.

— La comtesse Hartfeld ! exclama Georges, soudain éclairé, la comtesse Hartfeld ! mais elle nous a trahis…

— Elle ! vous blasphémez, mon capitaine ; si elle vous entendait ! Allons, vous retombez en délire.

— Non, non, je l’ai vue là-bas à Paris… ensuite dans la forêt… »

Il retomba sur l’oreiller, en proie à une crise de sanglots convulsifs.

« Allons, mon capitaine, du calme, reprit Minihic, vous allez vous redonner la fièvre. Voyons, écoutez et regardez ; il suffit, pour la juger, de voir notre noble dame. « 

Georges n’écoutait plus. Un travail inouï se faisait dans sa tête pour reconstruire les jours précédents, et il glissait au rêve peu à peu, si faible encore, que des images passaient, sans qu’il sût démêler leur réalité, et il finit par s’endormir, complètement calmé enfin.


XIV


La conduite de Minihic avait mis de l’orage dans la maison, Edvig avait été acerbe pour Michelle ; les domestiques de la maison ne parlaient plus au Breton. Il mangeait seul ce que voulaient bien lui laisser les autres, et si sa maîtresse n’eût veillé à suppléer à l’insuffisance de tels repas, le pauvre garçon eût bientôt manqué de forces.

Il ne quittait pas les blessés français ; il les promenait doucement dans les allées du parc et, quand ils étaient assez forts, on les envoyait à Ludow rejoindre les autres prisonniers.

Georges Rozel, qui, maintenant, sortait un peu tous les jours, voyait avec terreur approcher le moment où il serait incarcéré à son tour dans la forteresse. Il fuyait la comtesse Hartfeld qui, fort occupée, d’ailleurs, des plus malades de ses blessés, ne s’occupait pas de lui, ne songeait plus à se disculper d’une accusation, que les circonstances semblaient rendre juste. Elle se taisait ; sa peine déposée au pied de la croix, elle accomplissait son devoir avec calme. Quant au jeune officier, il lisait et priait la plupart du jour ; la bibliothèque de Rantzein, fort riche, lui fournissait un ample moyen d’étude. Il avait peine à fixer son esprit sur la méditation, à ressaisir ses anciennes habitudes de calme intérieur depuis qu’il avait admis en son cœur ces pensées de batailles. Et il se reprochait cette vie active de luttes passionnantes qui avaient distrait sa vocation.

Une après-midi, les enfants de Michelle jouaient sous la fenêtre ; par hasard, ils avaient un jeu tranquille et ne pensaient pas à la guerre ; alors l’idée vint à Rozel de faire un croquis de ces deux jolis garçons et il demanda à Minihic un crayon et une feuille de papier.

À peine avait-il terminé ce travail rapide, que le major entra pour l’inspection. Un nouveau convoi de blessés était annoncé. Il fallait que les convalescents fassent de la place. Georges et presque tous ses compagnons prendraient le lendemain le chemin de Ludow. Alors une idée vint au jeune homme : en face de l’horreur de cet internement indéfini, il pensa à tenter une fuite et, pendant que la garde du soir s’organisait, il pria Minihic de venir près de son lit après la prière.

À neuf heures, selon l’habitude, Michelle récitait la prière en français, à voix haute, les soldats répondaient ; aucune invocation spéciale n’était faite au sujet de la guerre ; mais tous avaient une pensée commune, quand, d’une voix suppliante, Michelle répétait : « Souvenez-vous, ô très pieuse Vierge Marie…, etc. »,

Ce soir-là donc, une grande inquiétude régnait parmi les prisonniers, c’était leur dernière nuit sous ce toit hospitalier. Ils ne verraient plus leur protectrice, et bien des larmes coulaient silencieuses et amères. Minihic veillait à l’intérieur et une sentinelle montait la garde devant la porte à l’extérieur. Le Breton s’approcha, suivant son désir, du lit de Georges Rozel.

« Que voulez-vous, mon capitaine ?

— Sais-tu ce que je pense, mon ami ?

— Je le devine, mon capitaine, mais c’est une folie ; il n’y faut pas songer.

— Pourquoi ?

— Parce que les Prussiens surveillent autour du château et que quand bien même vous tromperiez leur attention ici, vous seriez repris plus loin ne connaissant pas le pays.

— Je le connais un peu. Par les bois, je gagnerais la Suisse.

— Si l’on vous reprend, vous êtes fusillé.

— Je le sais, qu’importe. Ma pauvre mère me croit déjà mort, et si le ciel permet que je sois tué, c’est qu’il n’a plus besoin de moi pour son service. Allons, mon ami, mon frère de France, aide-moi à me sauver.

— Je joue ma tête, moi aussi.

— Viens avec moi. Est-ce ta place ici ? Tu es malheureux, maltraité, tu reçois leurs soufflets, leurs insultes, quand ta patrie manque de bras et de cœurs, quand les journaux sont, remplis de nos défaites. Notre devoir, à nous, est-il de rester inertes, inutiles, de subir un destin que nous pouvons, par notre volonté, entraver ?

— Mais ma chère maîtresse, comment pouvez-vous me conseiller de l’abandonner ?

— C’est vrai ; mais crois-tu qu’elle ne souffre pas pour toi ? Qui sait même, si elle ne t’estimerait pas plus en te voyant un fusil à la main ? Cette nuit est la dernière pour nous de liberté relative, Minihic tu es notre seul gardien.

— Et la sentinelle donc ?

— À nous deux, il serait bien facile de la bâillonner.

— Non, non, Monsieur. Vous causeriez dommage à Mme la comtesse, Mlle Hartfeld est méchante, elle l’accuserait de connivence.

— Mais songe à notre pays, songe qu’un Français vaut dix Prussiens, que les conquérants avancent, qu’ils prennent ton village… »

Minihic crispa les poings :

« Tonnerre ! Si je les savais en Bretagne !

— Ils en sont à la porte ; vois leur Tagblatt[17] d’aujourd’hui, ils tournent Paris. »

Le Breton réfléchissait, ébranlé, la pensée chez lui où le vieux père restait le seul protecteur de sa mère, de sœur Yvonne et il sentait bouillonner en lui la jeunesse, la force, la colère.

« Voilà, reprit-il enfin, moi je connais le pays, je puis vous mettre sur une piste qui va en Suisse par les bois en quelques heures, au matin je serai de retour ici…

— Si tu viens un peu avec moi, il faut partir tout à fait, on te ferait payer trop cher ma fuite. Pourquoi hésites-tu ? À la frontière, tu prendras un fusil, moi de même et nous rattraperons vite un régiment quelconque, avec lequel nous parviendrons à défendre notre sol, notre foyer.

— Ah ! mon capitaine, quelle désertion pour moi ! Et Mme la comtesse ?

— Je te répète qu’elle t’admirera plutôt. Tu n’es pas lié ici, toi ! tous les Français de ton âge sont sous les drapeaux à cette heure décisive pour notre patrie.

— C’est vrai, tout de même, ce que vous dites, mon capitaine, je vais aller parler à Mme la comtesse.

— Garde-t’en bien, malheureux, déjà une fois il m’est arrivé malheur d’une confidence à son égard.

— Alors, je vais lui écrire.

— Surtout, hâte-toi. Tiens, j’ai mon plan ; vois, je suis au lit, mais habillé, nous allons descendre par la fenêtre de la pharmacie qui est déserte à cette heure et donne sur le parc. Nous serons cachés par les massifs.

— Il y a des rondes et des chiens.

— Les chiens te connaissent ; les rondes, nous les éviterons. Tu perds un temps précieux, Minihic ; si tu me laisses aller seul — et j’irai, — tu seras responsable de la mort d’un Français, si je suis repris. Allons, écris vite, mets ce croquis des enfants de ta maîtresse avec ta lettre, ce sera mon adieu à moi. Va et que Dieu nous garde ! »

Le Breton écrivit quelques mots rapides, il y enjoignit son petit sac de terre de France, le portrait de Wilhem et d’Heinrich et il glissa le tout dans le bureau de la comtesse Michelle, à côté de ses ordonnances de médecin et de ses rapports de santé ; puis, un peu grisé, un peu tremblant, il roula son tablier d’infirmier, saisit son chapeau, sa bourse, son couteau, suspendit sa livrée au-dessus de son lit et revint vers son compatriote.

Georges s’était déjà glissé dans la pharmacie ; doucement, il avait fait jouer l’espagnolette de la fenêtre, qu’aucun barreau de fer n’entravait, Rantzein étant créé pour être une demeure de plaisance et non une prison. D’épais lauriers montaient jusqu’à l’appui de la croisée, où ils étaient taillés en bordure.

« Allons saute, dit Georges Rozel à Minihic, nous ne sommes qu’au premier étage, en te pendant par les mains au bord de la fenêtre, tu auras moins de distance à franchir, d’ailleurs, tu tomberas sur la terre molle ; va, je te suis.

— Et la sentinelle qui se promène dans l’allée ?

— Elle tourne le dos pour le moment, saute avant qu’elle ne se retourne. »

Les deux jeunes gens, lestes et hardis, franchirent d’un élan ce premier obstacle ; un chien grogna, tout de suite calmé par un léger sifflement du groom. La lune, sous les nuages, se cachait à propos. Tapis entre les lauriers et le mur, ils retenaient leur souffle, ils lorgnaient entre les branches.

« Miracle ! murmura Georges, juste le soldat tourne l’angle. En route !

— Erreur, mon capitaine, jamais la sentinelle ne doit bouger de la ligne droite.

— J’en suis sûr, je le vois, viens toujours. »

Les deux fugitifs longèrent les taillis du parc, un chien les suivait pas à pas. Au bout du mur d’enceinte, il y avait une porte close bien entendu ; mais ce mur, couvert de lierres, offrait toute facilité pour grimper. Le Breton passa le premier, aidant son compagnon, dont le bras mal guéri était encore faible.

À présent, Minime prenait goût à ce jeu. Attraper les Prussiens, les battre, leur faire la guerre, lui aussi, ah ! quelle fête ! Et ils sautaient le mur, dévalaient la pente, sauvés ! Voici la Forêt Noire. Georges Rozel tomba à genoux, le Breton suivit son exemple, et en une action de grâce rapide, ils élevèrent leur cœur reconnaissant jusqu’au ciel.

À présent la marche rapide devenait impossible, il fallait éviter les grandes routes, suivre des sentiers où, malgré sa connaissance du pays, Minihic se perdait à chaque instant.

Ils glissaient sur les aiguilles de pins, un vent âpre leur jetait les branches au visage. Pas une étoile ne brillait sous le couvert des sapins, et pas une lueur de lune ne leur montrait l’horizon.

Personne ne les poursuivait encore ; jusqu’au jour, ils pouvaient être tranquilles, nul ne viendrait relever la garde de Minihic à la salle d’ambulance, avant six heures du matin. Toute la nuit était devant eux ; mentalement, ils invoquaient saint Antoine, pour qu’il leur aidât à trouver le chemin de France !

Plusieurs heures de marche pénible s’écoulèrent ; puis le sol s’abaissa ; ils étaient sur une pente, déjà les sommets s’éclairaient d’une vague blancheur vers l’Orient, et tout à coup, par une éclaircie, ils aperçurent une large plaine d’argent.

« Le Rhin ! exclamèrent-ils, l’autre rive est la Suisse !

— Mais comment franchir le fleuve ? »

Ils tombèrent épuisés sur la rive, haletants, leurs genoux fléchissaient malgré eux, et ils durent se reposer, réfléchir.

« Nager ? interrogea Minihic, moi, cela ne m’effraye pas, mais vous !

— Moi, je nage mal, puis j’ai le bras gauche qui ne vaut pas grand’chose. Cherchons un pont, un bac, un pêcheur…

— En attendant, j’en bois de l’eau du Rhin, à la santé de la France ! »

Le Breton emplit sa main plusieurs fois, Georges en fit autant ; puis, courageux, ranimés par cette fraîcheur, ils se mirent à longer le fleuve.

« Amont ou aval ?

— Voilà, où sommes-nous ? Au hasard encore, Dieu nous protège.

— Et d’une manière bien visible, mon capitaine : jusqu’à présent, pas une alerte, même ce factionnaire de Rantzein qui semble s’être éloigné pour nous faire plaisir. Et c’est réellement bien extraordinaire, je ne l’ai jamais vu changer ainsi sa consigne. On l’aurait dit de connivence avec nous. À moins que…

— À moins que… à moins que… dis donc ce que tu penses ?

— Que Mme la comtesse ne nous ait aperçus et… »

Georges Rozel incrédule haussa les épaules ; il ne croyait plus à l’aide de Michelle. Ils se remirent en marche, descendant le fleuve, ce qui, étant donné leur fatigue, était plus facile pour eux. Ils buvaient souvent, mais ils mouraient de faim. Le soleil, haut maintenant, les brûlait de ses rayons.

« Reposons-nous un peu, mon capitaine, proposa le Breton, nous devons être hors de danger, asseyons-nous un instant, sous ces bouquets de saules. »

L’officier accepta avec joie et ils s’étendirent sur l’herbe où bientôt ils dormirent de bon cœur.

Quand ils s’éveillèrent, le soleil, très oblique sur l’horizon, annonçait le déclin du jour, Minihic courut au fleuve, s’y abreuva longuement.

« Boire à la grande coupe, c’est exquis, dit-il, mais n’ayant pas tout à fait un estomac de poisson, j’ajouterais bien quelque chose au menu qui nous est offert. »

Georges, la main au-dessus des yeux, inspectait le Rhin :

« Une barque ! » s’écria-t-il.

Ces mots firent bondir Minihic. Il coupa une longue baguette, et, mettant en haut son mouchoir, il l’agita au vent. « Nous voilà comme de pauvres robinsons, mon capitaine ; le salut vient au-devant de nous, signalons notre présence. »

Georges Rozel, à genoux, invoquait Dieu ; cette première campagne était le début de la vie d’aventures à laquelle sa vocation de missionnaire le conduirait, et il était heureux de s’aguerrir. Le bateau était monté par des paysans alsaciens, qui ne firent aucune difficulté de recueillir les fugitifs. Au contraire, ils leur offrirent les quelques provisions qu’ils avaient avec eux. Ces pauvres gens pleuraient leur maison incendiée, leur récolte perdue. Et ils allaient près de Bellerive, dans leur famille, chercher du travail, un abri, un moyen de ne pas mourir de faim, sur leur terre désolée d’Alsace.

Quelques heures plus tard, les deux Français abordaient sur la rive gauche du Rhin, en Suisse !


XV


Michelle, après avoir vu la paix descendre, avec le sommeil, sur ses pauvres compatriotes blessés, était remontée à son appartement. Suivant l’habitude, elle avait embrassé ses enfants endormis, calmes et beaux, et un instant, rêveuse et solitaire, elle s’était accoudée au balcon.

Les fraîcheurs d’automne montaient des bois, les feuilles commençaient à tomber ; la nature, lasse de son effort, épuisée par la production des feuilles, des fleurs et des fruits, se reposait dans l’attente de l’hiver, l’hiver hâtif des pays de l’Est.

Michelle pensait à Hans sans cesse en danger ; elle passait en revue ses affections et, devant le nom de presque toutes, se posait un point d’interrogation anxieux.

Sa mère, dont pas une réponse ne lui venait, était-elle restée à Saint-Malo ? Elle le souhaitait vivement, ce pays étant encore préservé de l’invasion. Lahoul et Rosalie auraient soin d’elle.

Rita et Alexis écrivaient parfois d’une escale quelconque. Ils ne s’éloignaient guère des côtes de Belgique et de France, tou- jours à l’affût des nouvelles de Max, qui se battait dans le Nord.

Et l’abbé Rozel et Mme Rozel ? Enfermés dans Paris, sans doute. Combien sans leur Georges était triste l’isolement inquiet de leurs jours. Une idée généreuse traversa la pensée de Michelle à ce moment. Si elle écrivait à Mme Rozel, si elle la rassurait au sujet de son fils, qui était maintenant guéri et à l’abri de se battre désormais, puisqu’il était prisonnier. Oui, elle avait vraiment une bonne pensée d’envoyer quelques pages à cette pauvre mère. Avant de se coucher, elle allait accomplir ce devoir.

Michelle commença sa lettre près de la fenêtre ouverte ; il faisait une chaleur lourde, un vent orageux choquait les branches les unes contre les autres avec des grincements bizarres. Des chouettes se répondaient, des sons venus des petites bêtes — saisissables seulement la nuit — s’entendaient au milieu du silence. Les pas des factionnaires écrasaient le sable, et soudain Michelle tressaillit.

Elle entendait deux voix sous sa fenêtre, deux murmures plutôt. Elle vit deux ombres s’élancer, et elle comprit ! des prisonniers fuyaient. Lesquels ? Rien n’était facile à distinguer dans ce noir, mais c’étaient des Français derrière les lauriers, elle les devinait.

Le soldat de garde avait tourné la tête, il s’était arrêté. Si ces malheureux étaient aperçus, ils étaient aussitôt repris et fusillés.

En une minute, un monde de sensations diverses jaillit de la pensée de la jeune femme. Les sauver ? oui, certes, mais comment ?

Le soldat entendait du bruit, il fallait à tout prix détourner son attention, l’appeler ailleurs.

Elle lança son éventail à terre ; la sentinelle, sans cesse aux aguets, accourut, « Mon ami, dit Michelle dont la voix tremblait, voulez-vous me ramasser cet objet et me le rapporter ? montez par le grand escalier. »

Le factionnaire obéit ; tous les soldats étaient accoutumés à la bienveillance de la femme de leur chef. Elle ne leur parlait jamais qu’avec bonté, et souvent elle allégeait les interminables et pénibles factions sous le soleil, par un léger rafraîchissement.

La consigne, d’ailleurs, était moins rigoureuse que sur le théâtre de la guerre.

Quand il fut venu près d’elle, gauche, l’éventail en main, Michelle lui dit :

« Je suis réellement souffrante ; voulez-vous me rendre le service d’aller demander au major qui loge dans l’aile nord du château un peu de quinine pour moi. Suivez la galerie intérieure. »

Tout ceci s’accomplit à la lettre. La jeune femme tendit un mark au soldat, prit la quinine, dont elle avait en effet bien besoin, étant fiévreuse et surexcitée. Puis enfin, elle se mit au lit.

De sa fenêtre, elle ne voyait plus rien, un chien revenait seul du fond du parc.

Elle se leva tôt le lendemain, une angoissa au cœur.

« Qui donc était parti, mon Dieu ? »

Elle entra dans la salle d’ambulance, une seule couchette était vide, celle de Georges Rozel.

Elle appela Minihic.

Aucune réponse ne vint.

L’officier et le major s’avançaient pour la visite et l’appel. Le major remarqua la pâleur et le tremblement de la jeune femme.

« Vous n’auriez pas dû vous lever, Madame, dit-il ; vous faites plus que vos forces, vous avez la fièvre. »

Elle ne parvint pas à répondre, mais le ciel était pour elle ; sa petite comédie devenait une réalité, nul n’aurait de soupçon à son égard, et elle sauvait aussi le factionnaire.

Elle ouvrit son bureau pour remettre au chirurgien les notes de santé des blessés, et ses yeux rencontrèrent tout de suite le petit paquet de Minihic, sur lequel était épinglé un billet.

« Quelle imprudence ! » se dit-elle, et, saisissant le tout, elle courut s’enfermer chez elle pour lire ces lignes :

« Chère et respectée maîtresse, pardonnez-moi, mais je ne puis plus vivre ainsi. J’ai la pensée constante de mon pays en détresse qui réclame son droit à ma vaillance. Je crois aussi que vous-même m’estimerez plus, en me voyant lutter pour garder notre France. Mon grand chagrin est de vous quitter. Aussi je vous supplie, quand cela sera possible, de m’écrire un mot chez mon père. Moi, de mon côté, je vous donnerai des nouvelles de Mme Carlet et du pays. Je vous laisse mon petit souvenir de notre grève de sable, recueilli le dernier soir… et M. Rozel vous offre le portrait de vos enfants. Il part avec moi. À Dieu !

Minihic. »

Michelle relut ces simples mots. Oui, c’était juste, le petit Breton transplanté ne pouvait plus vivre, il se devait à sa patrie, sa souffrance ici était inhumaine. Il n’était pas lié, comme elle, en terre étrangère ; il partait. Rozel aussi partait, sans un mot pour elle, sans un regret pour son injustice…

Le croquis des enfants était ravissant. Il les avait pris dans leur attitude naturelle et gracieuse, jouant. Longtemps Michelle les contempla, puis elle les remit avec le billet de son cher Minihic et le pauvre petit sac de sable, au fond d’un tiroir dont elle avait sans cesse la clé. Puis, l’âme au loin, elle redescendit à son poste près de ses blessés.

Là, un changement était survenu ; une sentinelle se promenait, armée, entre les deux rangées de lits, et un groupe de convalescents se tenaient prêts à partir. Tous, à la vue de leur chère protectrice, eurent un élan vers elle.

« Oh ! Madame. »

Elle leur tendit ses mains, qu’ils embrassèrent en pleurant. Auprès d’elle, ce n’était pas pour eux la prison ; à présent, ils allaient en connaître les cruautés.

Michelle leur distribua tout ce qu’elle put d’argent, de petites douceurs. Elle supplia l’officier de garde d’avoir égard à leur faiblesse. Et il promit, touché de cette bonté si vraie.

Seulement, à déjeuner, Edvig devint mauvaise ; avec sa jalousie haineuse, elle avait tout deviné.

« Si je ne craignais, dit-elle à sa belle-sœur, que mes pauvres blessés allemands ne soient soignés par des mains rancunières, je vous prierais de changer de salle avec moi, Michelle.

— Vous m’avez dit le soir de mon arrivée, Edvig, tous les blessés sont frères. Or, c’est absolument mon sentiment ; les vôtres pourraient compter sur moi.

— Je vous assure que je le crois, mais, à leur égard, il serait un point forcément négligé par votre immense charité.

— Lequel donc ?

— Le secours pour la fuite. Eux n’en auraient pas besoin.

— Je n’ai fait échapper personne.

— Non, mais vous avez laissé faire. Il y a plusieurs manières d’aider les gens, en leur tendant la main et en fermant les yeux.

— Ne soyez donc pas méchante, ma sœur. Prenez, je vous en prie, un instant ma place. Patriote ainsi que vous l’êtes, que ne souffririez-vous pas ? »

Edvig réfléchit un instant.

« Je serais du pays de ceux que j’aime, du côté de mon mari et de mes fils. Je n’enverrais pas, le sachant sur la brèche, des fusils contre le père de mes enfants. »

À ces mots, Michelle pâlit affreusement.

C’était vrai, en somme ; Hans était là-bas, au-devant des balles françaises. Ah ! c’était à devenir folle, en vérité.

Heinrich, avec son instinctive tendresse, vint mettre ses petits bras autour du cou de sa mère, tandis que Wilhem bondissant de sa chaise, courait saisir sa petite carabine-joujou.

« Je cours défendre papa, moi ! »

Edvig se leva, reprit l’enfant, le calma, le fit rasseoir devant son assiette, tandis que Michelle, surmontant encore, à l’aide de l’incroyable énergie que toute sa vie elle avait dû montrer, la peine immense de son cœur, reprenait, regardant ses fils :

« Ma sœur, ne troublez pas ainsi la paix de leurs jours, à leur âge où l’on ne réfléchit pas. Laissez-les ignorer la haine. »

Mlle Hartfeld ne répondit pas. En effet, elle avait une grande affection pour ses neveux ; elle voulait pour eux honneur, bonheur et richesse. Ils étaient de son sang et elle s’appliquait sans cesse à oublier le mélange, à mettre en leur cœur des idées allemandes. La lutte d’influence la poussait trop loin. Jeunes ainsi qu’ils l’étaient, sans discernement, ils dépasseraient le but, courraient sur une pente où il fallait doucement marcher, et ils se briseraient peut-être, en arrivant au bas, en une chute décevante.

Non, elle devait se reprendre, se surveiller ; l’éducation des petits veut du calme, et elle n’agissait pas selon le devoir austère, en se laissant emporter par sa passion. Désormais, les repas deviendraient de silencieuses corvées.


XVI


Des mois se sont écoulés, la neige maintenant couvre la terre. Les petites lames se gèlent en effleurant la terre, des poissons restent pris dans ces pièges de glace, et Lahoul les recueille dans un filet.

Le brave marin a bien vieilli, il est inquiet ; un long message de son fils, arrivé on ne sait comment, après deux mois de date, lui annonce sa fuite de Rantzein, et le père pense, tout en pêchant. Il se récite chaque phrase de la lettre et la commente :

« Minihic est parti alors vers septembre, de Prusse. Il a eu le courage de la laisser, elle ! notre Michelle ! Enfin, ça le tenait trop l’idée de patrie ! Il s’est donc sauvé avec un autre Français, un officier convalescent. En arrivant en Suisse, l’officier est tombé malade, de bons Alsaciens l’ont soigné ; Minihic dit avec attendrissement qu’une bonne créature, nommée Elsa, a eu grande bonté pour lui ; qu’elle lui a réparé ses habits déchirés dans la fuite, qu’elle est jolie et pieuse, et qu’il voudrait après la guerre se marier avec elle.

Quand l’officier est guéri, ils repartent. Minihic explique qu’ils sont comme deux camarades, qu’il n’y a plus de capitaine.

Les voilà en France, ça chauffe, ça saigne, ça tonne partout. Ils vont s’engager dans un régiment qui passe ; et ils se ruent sur les Prussiens, qui sont autour de Paris. Le garçon dit que c’était superbe ce combat, qu’il était comme fou, grisé, enragé, tapant, criant. Il n’attrape point de mal quand même.

Ah ! mon pauvre enfant, je t’aimerais bien mieux sur le banc de Terre-Neuve, ou au long cours, sur l’autre face de la terre.

Devant des balles, ainsi tous les jours, une d’elles finit toujours par faire son trou, dans la peau du soldat. »

Lahoul, tout en se parlant à lui-même, continue son chemin. Il est sous la Roche-aux-Mouettes. La ruine tient toujours. Elle n’a plus maintenant trace de fenêtre. Les quatre vents s’y croisent en hurlant. Là-haut à la crête du donjon, on a blanchi à la chaux un circuit de la tour, pour en faire un signal maritime. De temps à autre, une pierre de granit dégringole dans la mer, tous les oiseaux de la côte s’y logent à l’abri.

Le froid est effrayant, le matelot cache ses mains saignantes, enfonce son béret sur ses oreilles et les yeux sur l’horizon houleux, il reprend le chemin de son foyer.

En haute mer, une colonne de fumée nuance en noir le clair ciel de gelée.

« Un croiseur, » se dit Lahoul.

La maisonnette du pêcheur est bien close : des paillassons du côté de la côte abritent le jardin, une haie de tamaris brise le vent.

Il éprouve un bien-être, en pénétrant dans le modeste enclos, une sensation de repos, hors de cet air violent et glacial.

Dans la cuisine qui occupe tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, devant un feu où brûle parmi quelques bûches, du goémon séché, des galettes de blé noir épandent un parfum chaud.

Pendant que la mère les tourne, sa fille dispose le couvert pour le souper. Yvonne est grande maintenant : elle a seize ans, elle est la joie de la maison.

À la vue du pêcheur, elle court à lui, le débarrasse de son filet.

« Tu es gelé, père, chauffe-toi, dit-elle gentiment.

— Non, non, je suis bien, moi. Je songe à mon pauvre gars, qui couche dehors par des nuits pareilles ! »

Tous y songeaient, hélas !

« Il est temps de souper, reprit la jeune fille, je vais chercher Mme Carlet. »

Elle monta l’escalier de bois montant à l’étage supérieur. Là, vivait, depuis la guerre, la mère de Michelle.

« Tiens, dit-elle, Yvonne, regarde : voici un petit vapeur qui s’engage dans la passe.

— En effet, je vais appeler père ; par ces temps de guerre, tout est inquiétant. »

Et quand Lahoul fut monté, il s’écria :

« Mais je connais cette allure-là, c’est le yacht du prince Rosaroff qui file sous pavillon français, avec le drapeau de la convention de Genève : la Croix-Rouge. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ça doit vouloir dire un bateau-ambulance, père.

— Il double Cézembre, parbleu, il vient ici, ce n’est pourtant guère l’époque des stations de plaisance.

— Non, mais il a des blessés à bord, et il vient ici les soigner,

— Savoir si ce sont des Français ou des Allemands ? le prince est russe.

— Ce sont des compatriotes, le pavillon français en est la preuve.

— Tu as raison, ma petite Yvonne. Allons souper ; après, je mets le cap sur Saint-Malo, pour savoir ce qui se passe.

— Ne fais pas cette imprudence, père, par un froid pareil.

— Bah ! qu’est le froid pour un pêcheur de morue ! Ensuite, si le prince vient à la Roussalka, il faudra aller lui aider, allumer du feu, c’est nous qui avons les clés.

— Bien sûr qu’ils viennent, approuva Yvonne, je vais à tout hasard aller à la villa, moi, et je ferai une belle flambée, pour faire bon accueil à nos maîtres. N’est-ce pas, père ?

— Va, mignonne, la brume tombe, on ne voit plus guère en mer ; mais je crois tout de même que le yacht fait les signaux, pour demander l’entrée de la passe et un pilote. »

Le père et la fille s’affalèrent par l’escalier, pour venir prendre place à la cambuse, ainsi que disait le matelot. Et ils mangèrent vite, préoccupés tous de l’événement.

Le prince, bienfaiteur du pays, y était vénéré.

« Alors, nous avons des chances d’avoir des nouvelles de notre Michelle, observa Rosalie.

— Elle est plus heureuse que nous, fit Mme Carlet, dont la tête s’en allait de plus en plus, elle est du côté des vainqueurs. Son mari est général !

— Voilà justement ce qui me gêne, moi, expliqua Lahoul ; je l’aimais bien, le comte Hartfeld, il avait toujours été bon pour nous ; il rendait heureuse notre petite Mouette. À présent, on ne pourra plus lui serrer la main,

— Pourquoi ?

— Dame, c’est l’ennemi, il a tué des Français.

— Oh ! individuellement, répondit Mme Carlet, il n’y a pas d’ennemis, moi je lui ouvrirais bien les bras.

— Vous, fit le matelot avec un geste désolé, les yeux levés sur deux jolis portraits d’enfants, qui dominaient la cheminée, vous, c’est différent, c’est le père de vos petits enfants.

— Les jolis petits garçons, ajouta Yvonne, dont le regard avait suivi celui de son père, dire que j’ai trouvé ces photographies là, l’autre jour, en nettoyant la tombe de Mme la marquise ! Une vraie chance d’avoir sauvé du dégel ces pauvres mignons !

— Moi, je ne m’explique pas leur venue sur cette pierre, dit Rosalie, bien sûr, il y a de la sorcellerie là-dessous.

— Il y a, expliqua Lahoul, que leur pauvre petite maman est venue prier une nuit, aux premiers jours de la guerre, et que, sans doute, elle a voulu montrer ses petits enfants à la vieille aïeule qui l’avait élevée, elle !

— Sûrement, vous êtes dans le vrai, conclut Mme Carlet, ma fille a toujours eu des idées romanesques, une espèce de religion de souvenir. Quand elle est partie avec son mari, j’ai regardé le fond de son sac de voyage. Il y avait des plumes de mouettes, des algues séchées, un vieux livre de prières ayant appartenu à son père, et un chapelet disjoint avant appartenu à ma mère. Toutes ces choses étaient soigneusement emballées. »

Elle souriait en disant ces mots, tandis qu’Yvonne, sans savoir pourquoi, avait les larmes aux yeux.

« Allons, dit-elle, je vais à la Roussalka, je prends le falot et les clés ; mère, ne t’inquiète pas, père viendra me chercher.

— Va, et prends ma grosse mante de laine. »

Le père et la fille sortirent ensemble, la nuit glacée leur envoya au visage une rafale, qui rejeta en arrière le capuchon d’Yvonne.

« Père, il vente à deux ris, n’embarque pas[18]. »

Le matelot inspecta le ciel.

« Pas un nuage, aucun danger, je ne mettrai qu’un bout de toile.

Le bateau est dans le port. Il est temps que je le joigne. Je dévale la falaise ; bonsoir, fillette. »

Yvonne suivit la route un peu abritée du talus des dunes, la villa s’élevait très blanche sur la pointe de la Goule aux fées. Le croissant, nettement dessiné au-dessus des tourelles, les faisait plus blanches et plus froides encore. Sur le chemin, sa mante chassée par le vent, son falot agité par la marche, Yvonne semblait fantastique.

Il n’était guère que 6 heures du soir, mais, au temps de Noël, la nuit est close, et, en passant devant le cimetière, la Bretonne se signa pieusement, hâtant le pas. Les plaintes de la bise, entre les croix et les sapins, lui paraissaient chanter une chanson de trépassés… Elle arriva au but, essoufflée, le cœur battant de sa lutte contre les éléments. Elle ouvrit, entra dans le noir où ses pas éveillèrent des craquements. La petite lanterne était lugubre.

Yvonne se hâta d’allumer les hautes lampes en fer forgé du vestibule et du salon. Puis elle fit un bon feu qui répandit partout de la gaieté et de la chaleur, elle mit une bouilloire pour te thé, et, ce travail accompli, Yvonne s’assit devant la cheminée.

Le temps lui semblait long ; elle monta la pendule pour s’en rendre compte, et se mit à faire sa prière du soir, son chapelet ensuite lui prit encore un quart d’heure, et, comme elle achevait le dernier Ave Maria, un bruit de pas retentit sur la terre glacée. Elle courut ouvrir.

C’était son père, en nage, haletant.

« Vite, vite, un lit, en bas. Ils amènent M. Max, mourant, blessé… »

Tout en parlant, le matelot montait au premier étage, saisissait des matelas, des couvertures, sa fille le suivait, cherchant des draps, et, en quelques minutes, ils avaient préparé dans le salon une couchette provisoire :

« Ils me suivent, les voilà ; Yvonne, ouvre les battants des portes. »

Le cortège maintenant franchissait la grille d’entrée, un brancard porté par quatre marins s’avançait au pas, derrière une voiture. Le prince et la princesse en descendirent, suivis d’un médecin de Saint-Malo. Yvonne referma les portes.

« Tout est prêt, fit la princesse ; Yvonne, tu as fait un miracle de célérité ; maintenant aide-nous, ma fille et prie le bon Dieu d’en faire un autre en faveur de mon pauvre enfant »

En disant ces paroles, elle écarta les rideaux du brancard. Sous des couvertures et des édredons gisait Max inanimé, les yeux clos, le reste du visage caché sous des linges sanglants.

Yvonne, à cette vue, se retint au brancard pour ne pas tomber, elle se roidit, à l’aide d’une ferme volonté, murmurant sans en avoir conscience les mots qui viennent aux lèvres dans toutes les douleurs et qui sont l’invocation instinctive de l’âme :

« Mon Dieu ! »

Le docteur, sans perdre un instant, préparait sa trousse.

« Qu’avez-vous fait jusqu’à présent ? demanda-t-il brièvement.

— Rien. Nous l’avons enlevé à l’ambulance où on venait de l’expédier par chemin de fer. Il était sans connaissance. Le chirurgien débordé perdait la tête.

« Emmenez-le, nous cria-t-il, je n’ai pas de place. On a fait, en première ligne un pansement sommaire ; ici, il y a la gangrène, le tétanos dans l’air, emmenez-le »

Le yacht était à quai, sous vapeur, nous avons d’un trait filé ici, où le repos est assuré, voyez, agissez, docteur, sauvez-le. »

Le docteur défit les bandelettes avec d’infinies précautions.

C’était horrible, un éclat d’obus avait fait un ravage effroyable dans ce pauvre visage, dont les yeux seuls semblaient par miracle avoir été épargnés.

Rita, pâle à mourir, interrogea :

« Vivra-t-il ?

— Je l’espère, si nous parvenons à établir les mouvements du pharynx. Avez-vous du lait ? »

On avait apporté tout ce qu’il fallait de Saint-Malo. Quelques gouttes de liquide purent passer.

« Voilà qui est bon, dit le praticien, maintenant je vais procéder au lavage, à l’enlèvement des peaux et chairs meurtries, là réside le danger d’infection. »

Yvonne soutenait la princesse ; le prince aidait le docteur, offrant l’eau, le coton, les ciseaux ; les matelots tenaient les lumières.

« J’espère le sauver, dit le docteur, mais il sera atrocement défiguré, à moins que…

— Quoi ?

— Je pense à un procédé nouveau, expérimenté déjà par mes confrères : la greffe humaine ?

— Qu’est-ce que cela ?

— Une peau vive et saine, adaptée sur la plaie et qui y prend racine.

— Essayez, docteur, fit Rita, prenez ma peau, ma chair pour mon fils. »

Le docteur secoua la tête, il regarda cette pauvre mère enfiévrée, désolée, et se retournant vers le prince :

« Que faire ? l’opération est douloureuse, une peu longue, Mme la princesse est bien affaiblie…

— Je le veux, fit Rita. »

Yvonne avait compris. Elle toucha l’épaule du docteur, et, sans mot dire, montra d’une expressive mimique la princesse, la porte, et son bras à elle, son bras ferme où le pouls battait, rythmé et normal.

Le docteur saisit l’éloquence admirable de cet appel, et usant de stratagème :

« Madame la princesse, montez à votre appartement, couchez-vous, j’irai vous trouver au moment opportun, vous pouvez avoir confiance en moi. »

Alexis entraîna sa femme, lui fit boire la solution indiquée par le docteur et qui n’avait d’autre but que d’endormir la princesse, et il redescendit rapidement.

Yvonne, le bras découvert, regardait tranquillement le docteur savonner une fraction de sa peau. À l’aide d’une seringue de Pravaz, il faisait des injections sous-cutanées de cocaïne et d’eau distillée ; puis, rapidement, avec son stylet, il traça le circuit.

L’enfant pâlit. Le docteur fit un signe ; le prince aussitôt lui mit sur les narines un mouchoir imbibé de chloroforme. Il le maintint un instant, puis la petite Bretonne se renversa sur le dossier du fauteuil, elle balbutia des mots, elle entendit des cloches, de la musique, puis resta inerte.

En une minute, rapide et tranchant, l’acier fit son œuvre, enleva cette chair vive et saine et l’appliqua sanglante sur le pauvre visage du blessé, tandis que le prince faisait, lui-même, le pansement de Lister, préparé d’avance pour la jeune fille. À cette époque, la méthode antiseptique n’était encore connue que de quelques privilégiés.

Peu à peu, Yvonne revenait à elle, étonnée, les yeux hagards, la tête lourde, des nausées secouaient son corps.

« Père, appela-t-elle.

— Je suis là, dit le brave homme, courageuse enfant, tu as été sublime. Il n’y a pas de danger, au moins, Monsieur le docteur ?

— J’en réponds, trois ou quatre jours de repos, une cicatrice insignifiante, et votre chère enfant n’y pensera que pour se rappeler sa noble action.

— Lahoul, fit le prince, serrant les mains du matelot, c’est entre nous à la vie à la mort, désormais ma fortune vous appartient.

— Pardon, mon prince, il ne fallait pas ajouter la dernière partie de la phrase.

— Je la retire, mon ami, excusez-moi, je suis tellement troublé. » Le pansement s’achevait, Max avait ouvert les yeux, son regard voilé, sanglant, cherchait autour de lui. Il ne pouvait parler, mais tous devinèrent qu’il voulait sa mère.

Le prince courut chercher Rita.

« Quoi, fit celle-ci, je suis prête, docteur, c’est l’heure…

— De vous reposer, oui. Madame, notre blessé va dormir lui aussi, il est aussi bien que possible, mon diagnostic de tout à l’heure se modifie : il sera peu défiguré et certainement nous le sauverons. Voici l’enfant à qui nous le devrons. »

Il montrait Yvonne qui sanglotait sur l’épaule de son père, énervée, incapable de se contenir maintenant.

« Mon enfant, ma fille ! fit la princesse en lui ouvrant les bras.

— C’est son début, fit le vieux Lahoul, elle veut être Sœur de Charité. »


XVII


C’était la nuit de Noël, les cloches sonnaient l’appel des fidèles à la messe de minuit. Le son clair jaillissait dans l’air calme et glacé ; des myriades d’étoiles regardaient la terre, et Minihic, le fusil sur l’épaule, arpentait, en tapant ses bottes pour s’échauffer, la lisière d’un bois, auprès d’un village de l’Orléanais.

Ça avait tonné dur toute la journée, et puis, à la nuit, chacun s’était retiré, sans qu’on sût seulement dans la bagarre qui avait gagné la victoire. Des morts, des blessés, des misères sans nombre ; tel était le bilan de la bataille.

Le Breton, par une faveur du ciel, s’était battu comme un brave soldat, sans rien attraper de mal, il s’en étonnait lui-même, monologuant :

« Bien sûr, que je devais y venir à la guerre, le plomb siffle autour de moi, comme l’écume des vagues autour d’un bateau, sans me faire plus de mal. Je suis comme mes rochers de Saint-Enogat, je ne recule pas quand ça déferle. Je ne me couche pas non plus, je reste et ça passe. Oui, j’ai bien fait de partir, elle sera fière de moi, ma chère maîtresse quand je la reverrai… quand je la reverrai… ; à présent je n’irai plus chez elle ; mais il faut espérer qu’elle viendra en Bretagne, elle ! Du coup, me voilà bombardé lieutenant de mobile, moi ! après trois mois de manœuvres, mais elles ont été fermes, les manœuvres, par exemple. Miséricorde ! quelle école ! Si seulement je n’avais pas perdu M. Georges ; mais je ne peux pas deviner où il est allé avec sa compagnie. Il n’y a plus de régiments à présent, on passe de l’un dans l’autre, sans seulement y prendre garde. On se bat, voilà. Enfin, il n’est pas tué, j’espère. Il a payé son écot au début, lui ! Comme ça sonne clair, ces cloches ! Ah ! que je suis donc heureux d’y aller, à la messe de minuit. Depuis si longtemps, que je n’ai pu mettre le pied dans une église ! Il n’y a pas de foule sur la route, on a peur… parbleu, ça se comprend.

Qu’est-ce qui se passe donc par là dans ces broussailles ?

J’entends que ça remue. On s’est battu autour tantôt, ce doit être des bêtes qui lèchent le sang… si c’était un blessé, tout de même. Il faut voir. »

Il sauta le fossé, gagna le talus. Des allumettes erraient dans sa poche, il en frotta une et tressaillit.

« Oui, un blessé ! un soldat, il gratte la terre et les feuilles avec ses doigts, il doit être bien bas. Ouf, c’est un Prussien, ah ! un Prussien, pas la peine de me déranger. »

Il repassa le fossé ; mais ses jambes refusaient d’avancer, les cloches continuaient à se balancer dans le clocher. Un remords peignait le breton : « Tout de même, se disait-il, c’est un chrétien qui agonise. »

Il retourna sur ses pas, frotta encore une allumette :

« Oui, c’est bien un Prussien, oh ! oh ! et galonné donc ! Mon général ! Seigneur Jésus ! c’est le comte Hartfeld, mon maître ! Ah ! bien, j’allais faire une belle besogne, un homme qui ne m’a jamais fait que du bien. Tout de même, c’est pas de sa faute s’il est né Prussien. »

Il se pencha :

« Monsieur le comte, m’entendez-vous ? aidez-vous un petit peu, je vas vous soulever, c’est moi, votre groom, Minihic.

— Michelle ! » articula une faible voix.

Ces mots firent sur Minihic un effet de galvanisation ; il trouva de la force, prit à bras le corps le blessé :

« À moi ! » cria-t-il.

Quelques paysans se rendant à la messe entendirent, ils accoururent.

« Aidez-moi, reprit Minihic, c’est un blessé.

— Un Prussien !

— Un blessé, accentua le Breton. Allons, en mesure, soulevons-le. »

Un château, sis à peu de distance de l’église, montrait sa silhouette sombre :

« Allons là-bas », ordonna Minihic.

Hans semblait sans connaissance. Le trajet, heureusement, était peu long ; ils arrivèrent. Ce château, comme presque tous ceux qui étaient sur le théâtre de la guerre, servait d’ambulance. Les propriétaires se dévouaient aux soins des blessés, sans distinction de nationalité. Le comte fut de suite admis, il avait été frappé de congestion occasionnée par le froid sur sa blessure mal guérie, et qui s’était rouverte. On s’empressa de lui prodiguer des soins.

Le lieutenant breton, après avoir fait connaître le nom et la qualité de son maître, reprit la route du camp. Sa messe était manquée ; il en avait un vif regret. Il avait gardé de son enfance le culte poétique de cette douce solennité de Noël, et il s’en allait à travers champ, guidé par le feu de bivouac, un chant naïf aux lèvres : Il est né, le divin Enfant, etc…

Il avait le cœur joyeux. Cet acte de charité qu’il venait d’accomplir lui semblait un peu le payement d’une dette envers cet Allemand qui ne lui avait jamais fait que du bien à lui et aux siens. Et il éprouvait un sentiment étrange d’allègement, à la pensée d’en devoir moins à l’ennemi.

Les soldats ne dormaient pas, ils entouraient leur feu grelottants. Le chant de Minihic parvint de loin jusqu’à eux, et alors tous ensemble entonnèrent le refrain. Ce fut par la campagne de grandes ondes sonores, qui s’épandirent dans la nuit et mirent en tous ces hommes, las et désolés, une chaleur et un espoir.

Quelques jours de soins assidus rendirent au général sa présence d’esprit, presque sa vigueur. Sa plaie, de nouveau, se cicatrisait. La congestion avait disparu. Il était lucide, avait la force d’interroger, de se rendre compte de la situation. Il ne pouvait voir autour de lui, étant aveuglé par son pansement ; mais il devinait une douce main de femme.

« Religieuse ? demanda-t-il ému, retenant une fois dans les siens les doigts légers, qui rafraîchissaient son front.

— Non.

— Suis-je prisonnier ?

— Vous êtes notre hôte.

— Je suis dans une ambulance française ?

— Une maison où l’on soigne tous ceux qui souffrent.

— Mais, après…

— Après, mon enfant, à chaque jour suffit sa peine.

— Dites-moi le nom de ce pays.

— Le château des Voisins, près Orléans.

— Mais la ville est occupée par nos troupes.

— Hélas ! oui.

— Alors, je ne suis pas prisonnier. En grâce, Madame, dites-moi les nouvelles. Où en est le siège de Paris ?

— Toujours au même point. On bombarde, on affame…

— Vous êtes Parisienne ?

— Oui, je suis partie avant l’investissement ; venue ici chez des amis, j’ai le bonheur d’être utile. J’ai un fils soldat, moi aussi.

— Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Une dizaine de jours. Vous aviez le délire, un infirmier était près de vous, c’est de ce matin seulement que, vous voyant calmé, on m’a mise à votre garde. À présent, il faudrait vous taire et demeurer tranquille, sans quoi le docteur me fera des observations. »

Alors il obéit, infiniment las. Sa pauvre tête brisée rendait pénible la suite des idées, un peu de rêve s’y mêlait sans cesse ; malgré lui il assimilait cette femme, sa gardienne, à Michelle, et, en tâtonnant, il prenait sa main dans les siennes.

Un matin, il tressaillit. On lui mettait entre les doigts une enveloppe.

« Une lettre ! exclama-t-il, une lettre ! d’Allemagne ?

— Oui.

— De Rantzein ? Oh ! Madame, lisez, lisez par grâce, quelle est la signature ?

— Michelle.

— Oh ! ma chère petite Michelle, donnez-moi le papier que je l’embrasse. »

Émue devant cette joie, la dame ambulancière se hâta d’obéir ; mais à son tour elle tressaillit. Un mot avait frappé son regard. Dominant sa propre émotion, elle lut :

« Mon cher Hans, vous êtes encore blessé et je ne suis pas là ! Vous savez si mon cœur souffre avec le vôtre : malheureusement, je ne puis vous rejoindre : on dit la France impossible à traverser. Minihic m’a écrit quelques mots au crayon, et c’est à ce brave garçon que je dois de savoir où vous êtes maintenant…

— Minihic, interrompit le général, comment cela se fait-il ? »

La lectrice continuait :

« Il me promet d’autres nouvelles, en tous cas, ayez pitié de mon angoisse et faites-m’en donner au reçu de cette lettre. Nous menons ici une existence torturante, au milieu des cris de douleur de nos malheureux blessés. Edvig et moi ne les quittons guère. J’ai eu, parmi eux, une ancienne connaissance : Georges Rozel…

— Mon fils ! s’écria l’infirmière.

— Quoi, votre fils ! Vous êtes Madame Rozel ?

— Oui. »

Elle continua d’une voix étranglée.

« Il s’est vite remis ; puis, je ne sais comment il est parvenu à s’échapper avec Minihic, dont la vie ici, avec les autres domestiques, n’était plus tenable. Nos enfants vont bien. Ils prient pour leur père et lui tendent les bras à travers les batailles. Au milieu de vos douleurs, Hans, invoquez la Vierge Marie, consolatrice des affligés.

À vous,

Michelle. »

« L’envers de cette page est remplie d’une autre écriture, dit Mme Rozel, ce sont des caractères allemands et je ne puis lire que la signature : Edvig. Mais un de nos docteurs comprend l’allemand. Je vais le prévenir et vous l’amener. »

Elle partit, une joie dans l’âme. Son Georges ! elle en avait enfin des nouvelles. Il avait été blessé, mais guéri, et il s’était sauvé, le brave enfant ! Elle allait peut-être encore apprendre quelque chose et elle courait par la maison, appelant le docteur, surexcitée, tremblante. Elle le joignit enfin, l’entraîna.

Le blessé serrait son papier sur sa poitrine, des larmes coulaient sous son bandeau. Le major s’approcha et commença par gronder.

« Du calme, voyons, que signifie cette épidémie ? Malade et infirmière sont aussi impressionnés l’un que l’autre.

— Il y a de quoi, docteur, lisez, par grâce. »

Il prit le papier et lut en allemand. Hans comprenait, mais la pauvre Mme Rozel ne saisissait que des sons.

Quand il eut fini, elle prit le bras du docteur :

« Que dit cette lettre, docteur, que dit-elle de Georges ?

— Elle ne dit rien de Georges.

— De mon fils ! du prisonnier échappé, répétez-moi ce que vous venez de lire, par pitié !

— Répétez-le lui, » autorisa Hans, comprenant les scrupules du chirurgien. Alors celui-ci traduisit, après les expressions de tendresse fraternelle : « Michelle, dans son inconscience, est allée jusqu’à faciliter la fuite d’un prisonnier français, auquel elle a donné pour guide Minihic. Ce malheureux groom s’est oublié jusqu’à frapper nos domestiques et manquer de respect à nos enfants. Je suis aise qu’il ait fui. Quant à votre femme, je la surveille de près, puissiez-vous revenir bientôt, Hans, et cette abominable guerre prendre fin, sur le succès de nos armes.
Edvig. »

Mme Rozel et son blessé demeurèrent longtemps absorbés tous deux dans leurs pensées. La première soigna le second avec encore plus de dévouement, d’attention, sa femme avait secouru son Georges !

Les jours suivants, ils causèrent ensemble de ceux qu’ils aimaient, leurs relations n’étaient plus banales. Ils oubliaient les rivalités de leurs nations, pour ne s’occuper que d’eux, se rappeler de vieilles choses, revivre des heures heureuses passées, où chacun mettait ses souvenirs. Chaque soir, ils priaient ensemble. L’aumônier venait voir l’officier allemand et de plus en plus, la foi d’Hans s’affirmait en notre religion. Pendant ces longues heures de souffrance, le mari de Michelle réfléchissait, sans nulle distraction extérieure. Il repassait en son esprit la vie exemplaire de sa femme aux prises avec la malveillance de sa sœur, et il se disait qu’une conviction puissante et une grâce divine devaient être le secret de cette incomparable vertu.

Il s’entretenait avec Mme Rozel des vérités de notre culte. Il écoutait la lecture des Pères de l’Église et quand un jour, la mère du jeune missionnaire-soldat, lui dit : « Général, il faut causer à votre femme une grande joie : Il faut revenir près d’elle, catholique et croyant, » il répondit rêveur.

« Peut-être, avez-vous raison : là-bas, entre ma sœur et mes relations, je trouverai sans cesse ma nouvelle route barrée. Je ne pourrai, sans luttes pénibles, accomplir un acte, qu’au fond, depuis longtemps je désire. Si ma femme pouvait venir, je me déciderais. »

Sur ces entrefaites, une grande joie rayonna sur les deux armées : Un armistice était conclu ! Un prélude de paix. Alors, toutes les lettres arrivèrent par paquets et Hans en eut une de Rita, qui acheva de la convaincre. Sa cousine lui parlait des derniers événements, de son fils installé avec elle à la Roussalka. Elle avait appris son accident par les Lahoul et elle le priait de venir les rejoindre, d’achever près d’eux sa convalescence.

Alors Hans se décida. Oui, il irait incognito, en cachette de tous, avec des habits civils. Il resterait quarante-huit heures, le temps seulement, entre Alexis et Rita, qui seraient ses parrain et marraine, d’aller mettre au pied du même autel où avait été consacré son mariage, son abjuration. À partir du moment où il prit cette décision, la paix descendit dans son âme.


XVIII


« L’armistice ! » cria Lahoul, entrant comme une bombe dans le salon de la Roussalka, où Yvonne préparait doucement, sur une petite lampe une sorte de bouillie nourrissante, qu’elle faisait ensuite avaler à son malade, pendant que la princesse soutenait sa tête, à l’aide d’un bras sous l’oreiller. Max tourna les yeux il entendait et comprenait tout.

Ne pouvant encore parler, il exprimait par signe et à l’aide d’un crayon ses volontés et ses désirs. Le prince était allé le matin à Saint-Malo, ayant affaire à son yacht, toujours en rade et le Vieux Corsaire, journal malouin, venait de publier la nouvelle reçue par télégramme. La princesse avait tressailli.

« Enfin !

— C’est le prélude de la paix, fit Yvonne joyeuse. Nous allons revoir Minihic.

— Je l’espère, dit Lahoul, pourvu que tu dises vrai, ma fille ! »

Le prince, ayant appris en route la nouvelle, était revenu sur ses pas pour l’annoncer aux siens. Il étendait le journal, triomphant, sous les yeux de son fils.

L’armistice ! Toute la journée ce furent des visiteurs, avec ces mots bienheureux. La France épuisée répétait ces mots d’espoir. Une suspension d’armes enfin ! on allait respirer, cesser la boucherie !

Chacun pensait aux siens. Puis les jours suivants, les lettres arrivèrent ; beaucoup de sinistres, hélas ! les lamentations éclataient partout ; peu de familles qui ne fussent en deuil.

Alexis eut un télégramme du général Hartfeld, annonçant son arrivée, pour affaire urgente.

Lui et sa femme demeurèrent surpris, mais satisfaits de cette bonne et inespérée visite.

D’autre part, les Lahoul reçurent un message de Minihic :

« Toujours pas blessé, chers parents, écrivait le joyeux garçon, j’ai passé entre les lames, avec une protection divine si évidente, que mon premier devoir après vous avoir embrassés, sera de me rendre en pèlerinage à Notre-Dame de Worsbourg en Suisse, sous la protection de laquelle je m’étais mis avant de partir et où un ange… n’a cessé de prier pour moi, pendant la guerre, cet ange terrestre, vous le savez, s’appelle Elsa et mon plus vif désir est d’obtenir d’elle la joie d’en faire votre fille. Elle en est en tout point digne, venant de pieuse et brave famille. J’ai pris goût à l’épaulette, puisque la misère de mes pauvres camarades m’a valu d’être officier dans nos bataillons décimés, et je désire continuer ma carrière et travailler ferme pour conserver mon grade. Quelle joie, chers parents, de vous embrasser tous à plein cœur ! de revoir, enfin, mon vieux rocher de Saint-Malo ! »

On lut ces pages tout haut à la Roussalka. Rita s’empressa d’écrire à Michelle, de la rassurer sur sa mère, sur eux, sur Hans. Les journaux russes qui parvenaient maintenant au comte citaient le général Hartfeld au nombre des héros de la guerre. Il était décoré, prôné, mis sur un piédestal. Ces détails n’étaient pas pour réjouir vivement les deux cousines, car ce piédestal était élevé sur des défaites françaises.

« Aussitôt Max en état de voyage, dit Alexis, il faudra rentrer en Russie ; mes intérêts, depuis longtemps abandonnés, me réclament.

— Quand vous voudrez, répondit Rita ; ma patrie, c’est le ciel, et peu m’importe le coin du monde où je dois le gagner. »

Max suivait cette conversation de ses yeux expressifs. Il saisit le crayon, toujours à sa portée, avec lequel il exprimait ses désirs. Ne pouvant parler, il écrivit :

« Il faudra venir avec nous, Yvonne.

— Ah ! Monsieur Max, que dites-vous là, répondit la jeune fille, prendre une Bretonne à sa lande, une fille à ses parents. »

Il écrivit :

« Prendre suppose un vol ; moi je demande un don. Michelle est bien partie, elle ! D’ailleurs, que vous le vouliez ou non, moi j’emporte une partie de vous-même à présent. »

Les yeux de Max riaient ; elle répondit gaiement :

« Mon cœur. Oui, vous emportez une partie de mon cœur, vous tous ici, car avec mes parents, bien sûr, vous êtes mes meilleures tendresses. »

Rita l’attira à elle ; mit un baiser sur le front de la jeune fille :

« Tu es toi, la plus excellente créature que je connaisse. Ces Bretonnes sont de purs diamants. J’en ai connu deux : deux perles.

— Dans deux huîtres, conclut Yvonne souriant ; mais l’huître meurt, quand on la détache de son rocher.

— Du tout, elle se greffe, ma belle, les Sables-d’Olonne fournissent à Ostende les jeunes plants.

— Comment voulez-vous, Yvonne, que je vive sans vous ? écrivit Max.

— Ainsi qu’avant ; dans deux ou trois jours, on vous ôtera votre bandeau et vous n’aurez plus besoin de personne ; vous redeviendrez un grand garçon robuste.

— Toujours faible sans vous, ma petite fée. »

À présent, c’était ainsi chaque jour : des causeries gaies entre eux trois, où se montrait une affection croissante.

Souvent, le soir, à l’heure où tombait la nuit, avant qu’on apportât les lampes, Rita faisait entendre son admirable voix, si pure et si suave, Max écoutait les mains jointes, Yvonne avait les larmes aux yeux, et le prince – jamais las d’entendre celle qu’il aimait si saintement – songeait aux extases du ciel.


XIX


Ce fut précisément un de ces soirs de paix qu’arriva Hans Hartfeld. Il était venu par le bac de Dinard à pied jusqu’à la Roussalka. À travers les vitres de la véranda, il les avait tous aperçus dans leur intimité et il s’était glissé silencieusement entre eux.

Alexis lui avait aussitôt tendu les bras. Rita, qui chantait la Prière de Gounod, avait eu pour lui un regard éloquent de bienvenue et, sans s’interrompre, avait terminé sa mélodie.

Max avait de son côté écrit, plaisantant leurs terribles blessures à tous deux ; l’une au front, l’autre au menton :

« Quelle joie, cousin, de vous voir ! ensemble, nous ferions quelqu’un de passable, n’est-ce-pas ? »

Et ils s’étaient serré les mains. Yvonne cherchait à fuir, mais le jeune homme l’avait retenue en traçant ces lignes.

« Je te présente ma sœur d’élection, nous avons mêlé notre sang. »

Et la jeune fille était restée modeste et humble, au milieu de cette famille, qui la traitait en égale.

Le but d’Hans était précis, il voulait rapidement accomplir l’acte de foi qui allait assurer la sécurité de ses jours à venir ; tout de suite, il s’expliqua.

« Oui, dit-il, après le récit des choses qui l’avaient amené à cette décision, je viens ici chercher la divine miséricorde, parce que je suis un pauvre néophyte, encore mal aguerri, trop faible pour affronter les reproches en langue allemande. De retour à Rantzein – du moins au début – je me tairai, je remplirai en cachette, ainsi que les premiers chrétiens, mes devoirs pieux. Ma chère femme sera mon ange tutélaire.

— Quelle joie ! s’écria Rita, rien ne pouvait nous causer tant de bonheur ! Ô Hans, comme notre Michelle sera heureuse ! L’avez-vous prévenue ?

— Non, fit-il hésitant, non… là-bas, une lettre reste. »

Et s’irritant contre lui-même :

« Comme je suis encore lâche, mon Dieu, et de combien de grâces j’ai besoin ! »

Le curé de Saint-Enogat, prévenu, vint à la Roussalka, dès le lendemain matin. Il eut avec le général un long entretien. Puis, les Rosaroff et Hartfield se rendirent à la petite église bretonne, où simplement, entre eux, eut lieu la cérémonie touchante qui fut l’admission d’une brebis de plus dans le troupeau du Bon Pasteur. Hans était très simple, avec sa foi d’enfant. Il éprouva un indicible sentiment de repos, de bien-être. Il lui sembla, disait-il, que son cœur sortait d’une étouffante prison, qu’il avait assuré son avenir, mis en réserve certaine des trésors ; qu’il ne devait plus se préoccuper de rien, étant désormais à l’abri de l’orage.

La journée qui suivit cette tranquille matinée fut consacrée par les trois amis à une intime et douce causerie. Ils regardèrent un peu dans le passé, déjà lointain, de leur jeunesse et ils se dirent que l’acheminement avait été progressif, que le pays breton représentait leur oasis, l’endroit choisi par Dieu comme leur port de salut.

Michelle, l’innocente Michelle, qui ne jouissait pas de son triomphe à l’heure actuelle, avait été l’apôtre, le canal des miséricordes divines.

Éloignée, elle souffrait, courbée sans cesse par cette loi du plus fort que représentait Edvig ; mais si faible et si naïve qu’elle fût, la vaillante fille de France rayonnait, comme l’aurore du jour nouveau qui dissipe autour d’elle les ténèbres et l’effroi : son mari, ses enfants en étaient la preuve.

Nos amis veillèrent tard. Ils ne pouvaient se résoudre à se séparer ; si fraternellement unis, leurs âmes n’avaient qu’une pensée. Ainsi qu’aux premiers siècles, ils auraient voulu courir au martyre.

Vers minuit, à l’heure où ils allaient enfin se séparer, le général devant partir au jour, Max se plaignit d’un peu d’oppression ; la fièvre montait brûlante à son front. Sa mère resta près de lui jusqu’au moment du départ d’Hans. Quand celui-ci pénétra dans cette pièce où la veille ils avaient tous goûté tant de joie, il eut une brusque sensation de deuil. Rita, très fatiguée, s’était assoupie ; Max, l’œil sec et brillant, lui fit signe, désignant un papier sur lequel il avait crayonné pendant la nuit. Et Hans effaré lut :

« Je sens la pneumonie qui menace les blessés convalescents gagner ma poitrine. J’ai devant moi des visions de fin prochaine. Tout me semble rapetissé et terne. Je n’ai pas peur ; je suis chrétien ; je vais mourir.

— Non, fit Hans en se penchant vers lui, tu es mieux, au contraire.

— Ne t’illusionne pas, cousin, et surtout ne me plains pas. Je pars heureux. Dieu me traite en élu, en m’appelant jeune à lui. »

Il cessa d’écrire, une crise d’étouffement le força de se lever.

Rita, anxieuse, accourut ; d’un regard, elle lut les griffonnages de son fils.

Elle pâlit plus encore ; mais aussitôt souriant :

« Allez, Hans, l’heure de votre départ ne doit pas être retardée. On vous attend où vous avez des devoirs. En passant, prévenez notre bon recteur qu’il vienne aussitôt. »

Et, comme le général l’embrassait en pleurant :

« Remercions Dieu, dit-elle. Il me l’avait donné, il me le reprend avant qu’il ait achevé la route pénible des jours ; que son saint nom soit béni. »

Elle alluma les candélabres, mit entre eux le grand crucifix d’ivoire, le bénitier, et se mit à prier.

Quand le prêtre parut, Max, dont l’oppression gagnait sans cesse, lui tendit le petit papier, le dernier, où s’épanchaient les défaillances suprêmes de son âme pure. Le curé le lut rapidement, le fit flamber à une bougie ; puis agenouillé près de lui, il récita les prières et les exhortations des mourants.

Alexis et Rita, l’un près de l’autre, sans une larme, avec un calme résigné, s’associaient à la cérémonie dernière.

Yvonne sanglotait ; Lahoul, que le général avait appelé en passant, laissait tomber de grosses larmes sur sa rude barbe blanche.

Quand le soleil plongea, le soir, dans la mer, Yvonne rentra dans la chambre avec des gerbes de chrysanthèmes blanches qu’elle épandit sur le lit du soldat français, devenu russe, et que la patrie blessée avait reconquis pour l’éternité…

Quelques jours plus tard, la paix était signée. Mme Rozel et son fils s’embrassaient longuement. L’abbé Rozel, que le long siège de la capitale avait tenu sans cesse sur la brèche, au poste de consolation que le clergé de Paris sut, à cette époque néfaste, si admirablement remplir, regardait son neveu avec une fierté attendrie.

Et comme le jeune homme s’agenouillait devant lui pour avoir sa bénédiction, il dit :

« Maintenant mon fils, tu as tenu haut le drapeau de la patrie, tu vas songer à la famille.

— À la grande famille chrétienne, oui mon oncle ; car je sollicite de ma mère et de vous, la permission d’aller aux Missions étrangères. Je n’ai que trop tardé et je me sens tout chancelant sur ma route, à cette heure où j’ai vu le monde. »

Le prêtre le releva dans ses bras :

« Georges, si tu chancelles, ne pars pas ; aucune voie n’est fermée à l’homme de bonne volonté. Le ciel se peut gagner par toutes les directions…

— Mon oncle, je me suis trop laissé attirer par les liens terrestres. Dieu m’appelle, mon oncle. J’ai trop rêvé à Rantzein.

— Quoi ?

— J’ai cru à la faute d’une femme pure et vertueuse ; j’ai éprouvé une torture inouïe, à la pensée qu’elle avait trahi sa patrie, j’ai eu la preuve du contraire, j’ai vu à quel point elle m’avait protégé… Et toutes mes pensées, sans cesse occupées d’elle, me font crier au Seigneur : « Prenez-moi, ô divin Maître des cœurs, et que votre amour seul brûle mon âme ! »

L’abbé Rozel eut un soupir. La pauvre mère s’agenouilla, brisée devant le calvaire, et le jeune homme s’enfuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Minihic était venu embrasser les siens, il avait trouvé sa sœur priant sur une tombe fraîchement recouverte, il avait vu son père suivre des yeux, sur la mer, la fumée d’un yacht qui s’éloignait, et il était resté un peu dans ce milieu de famille apportant la distraction de sa présence. Ensuite, il était reparti pour la Suisse, muni de la permission de s’unir à la brave Elsa, qui n’avait pas craint de tendre la main aux proscrits.

Minihic avait conservé son grade après un examen, où sa parfaite connaissance de la langue allemande avait pesé beaucoup en sa faveur, de sorte que le brave garçon voyait devant lui une série de jours heureux, et il acceptait avec bonheur la garnison de Belfort qui lui était assignée.

Rosalie continuait à filer sa quenouille auprès du foyer de Lahoul, et Mme Carlet était retournée à Paris dans la communauté qui, deux fois déjà, lui avait donné asile.



TROISIÈME PARTIE

Mère et fils

CHAPITRE PREMIER


Cinq ans avaient passé depuis la guerre. La France se relevait rapidement ; elle se préparait silencieuse et digne. La jeune génération, élevée dans l’idée de revanche, croissait, vaillante.

Une fête superbe célébrait, au palais impérial de Berlin, l’anniversaire de la proclamation de l’empire. C’était splendide, plus brillant, plus chamarré d’uniformes que jamais :

« Connais-tu cette jolie personne ? demanda M. Freeman, député au Reichstag, à sa femme qui lui donnait le bras, en désignant la comtesse Hartfeld, qui entrait avec son mari.

— Je crois bien que je la connais ! Elle est venue chez nous, à Lomont, avec le général, pendant que tu étais, toi, en otage et que moi, je gardais notre maison réquisitionnée par les Prussiens.

— Ah ! vas-tu renouveler connaissance ?

— Certainement. Je l’ai jugée bonne et bien Française ; elle est ici comme nous, obligée de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

— Tais-toi donc ! si on t’entendait ! L’empereur nous comble d’attentions. Il veut absolument s’attacher l’Alsace.

— Quant à cela… »

Le député interrompit sa femme :

« Si ce n’était à cause de notre industrie, de nos pauvres ouvriers qui resteraient sans pain, si j’émigre, crois-tu que je serais député au Reichstag ?

— Je sais que tu le fais par dévouement. C’est un poste aussi pénible qu’honorable.

— Tiens, voici encore la comtesse Hartfeld qui passe. Regarde, quelle ravissante toilette ! Comme on devine bien une Française, entre ces épaisses Teutonnes. Vraiment, elle a sur l’épaule un étrange bouquet : un bluet, une rose blanche, une rose rouge, une vraie cocarde tricolore, ma parole ! Elle affiche crânement ses couleurs, et ici ! Bravo ! j’aime l’audace. Et l’aigrette qui est dans ses cheveux : saphirs, diamants, rubis, toujours le drapeau. »

Michelle avait un peu changé ; son visage, toujours beau, s’était en quelque sorte idéalisé par une expression de bonté tendre, voilé d’une inguérissable mélancolie : ses yeux, moins étincelants qu’au temps où la petite Mouette escaladait les rocs, en compagnie de Minihic, ou grimpait dans les arbres du verger pour cueillir les fruits de sa grand’mère, avaient une douceur profonde, où se lisait l’absolu désintéressement des choses personnelles.

Elle rayonnait dans cette fête, heureuse de la joie de son mari en la voyant belle et entourée. Joyeuse d’être ainsi, parce que ses enfants avaient recueilli la perfection saine de ses formes, parce que sa fille, sa mignonne Frida, née au lendemain de la guerre, promettait d’être aussi robuste que ses frères. Et Michelle pensait fièrement qu’elle aurait toujours cet héritage de santé et de vigueur à transmettre à ses enfants, à défaut d’autres richesses.

Ainsi que beaucoup d’âmes délicates, elle était sans cesse préoccupée des compensations, elle qui n’avait apporté dans le ménage que sa jeunesse et sa beauté.

L’empereur, les princes, les grands de l’empire, pour la voir, passaient et se retournaient dans cette foule brillante, alors qu’elle passait au bras du marquis Herber de Mansfeld, cousin de son mari.

Et soudain, le prince de X…[19] s’arrêta, l’œil fixé sur les trois fleurs symboliques de Michelle et s’inclinant souriant :

« Comtesse, quel joli bouquet de conscrit vous avez sur l’épaule, on dirait que vous partez en guerre. »

Michelle tressaillit ; voilà que sa petite folie de vaillance patriotique transparaissait comme une imprudence. Le prince reprit, aimable.

« Vraiment, comtesse, sur votre passage s’allument tous les feux ; vous plairait-il d’accepter mon bras pour faire le tour du camp ? »

Le marquis Herber aussitôt céda sa place et la jeune femme dut accepter le bras chamarré d’aiguillettes qui s’offrait à elle.

« Comme vous êtes Française ! fit à demi-voix le cavalier de la jeune femme. Savez-vous que cette jolie cocarde est terriblement incendiaire. Est-ce un hasard qui a réuni ces fleurs emblématiques ou vos instincts belliqueux, comtesse ?

— J’ai pris trois fleurs dans les serres de Rantzein, prince, trois fleurs venues en terre allemande, et puisque vous parlez d’emblème, voici le langage que leur prêtent les poètes : bluet, simplicité ; rose blanche, pureté ; rose rouge, amour.

— Et les trois, réunies ainsi sur votre cœur racontent en leur mystérieux langage vos pensées, comtesse. Elles veulent dire : amour simple et pur ; une vraie profession de foi, et à l’égard de qui, s’il vous plaît ?

— J’aurais dû encore ajouter une fleur, prince, elle vous eût répondu pour moi.

— Ah ! laquelle ? Je ne suis guère poète et ne comprends rien aux subtilités des rêveurs. Veuillez m’instruire, comtesse ?

— Une giroflée de muraille, une vulgaire ramoneuse…

— Et cela veut dire ?

— Fidélité au malheur. »

Il la regarda à ces mots :

« Vous donnez d’excellentes leçons, comtesse. Ne croyez-vous pas qu’à la longue, cette étude deviendrait pénible entre nous, et qu’un peu de distraction serait à propos ? Voulez-vous que je vous offre une coupe de Champagne, votre vin de France ? »

Il l’entraîna. Devant eux, la foule s’écartait respectueuse. Le prince demanda deux coupes, et plusieurs invités, qui se trouvaient au buffet, l’imitèrent.

« À la beauté ! fit le prince levant son verre.

— À la bravoure ! s’écria une autre voix.

— À l’Allemagne ! reprit le prince. Allons, comtesse, choquez votre coupe à la mienne ; formulez une acclamation.

— À la patrie ! » répondit bravement Michelle.

Il la regarda encore, attentif, un peu ému. Cette jeune femme avait réellement une incroyable vaillance.

« À la revanche ! » souffla une voix derrière la comtesse Hartfeld.

Elle se retourna, vivement surprise, et rencontra le regard du député Freeman. Elle ne put s’arrêter, le prince l’emmenait danser.

Quand la musique cessa, il la reconduisit lentement, un peu essoufflée, un peu chancelante de cette valse :

« Je crois, comtesse, dit-il d’une voix insinuante, que j’ai un peu effeuillé vos fleurs, ne le pensez-vous pas ?

— Peut-être, prince, mais les tiges restent et refleurissent sans cesse.

— Bonsoir, comtesse, fit-il, si on ne vous savait Parisienne, on le devinerait en causant avec vous. »

Michelle était lasse, elle aurait voulu ne plus parler, goûter le plaisir de la causerie intérieure avec soi. Hans passait avec l’empereur. Il lui adressa un regard affectueux en la voyant.

Hans était superbe dans son grand uniforme ; le front balafré, une couronne de gloire ainsi que le disait Edvig emphatiquement ; il était à peine grisonnant. Parvenu au faîte des grandeurs, ses fils auraient un bel avenir, un joli chemin, semé de lauriers. La montée pénible serait épargnée à ces jeunes vies par le travail paternel. L’empereur estimait infiniment le général. Il lui confiait ses plans, ses rêves, et l’entretenait chaque jour des affaires de l’État. Toute besogne de confiance était le lot du général Hartfield. Il pouvait donc sourire et passer fièrement. Cependant, une ombre voilait son regard : jamais il n’amènerait sa femme à aimer sa patrie ; jamais il ne conquerrait ce cœur français. Lui aussi avait remarqué les fleurs arborées par Michelle, et s’il n’avait pas arraché ce bouquet d’un geste de colère, c’est que, depuis cinq ans, Hans étudiait l’art de vaincre ses passions, ses violences, et il y parvenait, lentement, d’autant plus lentement, qu’Edvig ne désarmait jamais vis-à-vis de Michelle. Aigrie, vindicative, elle ne s’accoutumait pas à la présence de l’étrangère dans la maison. Depuis la guerre, sa jalousie avait encore grandi ; elle harcelait son frère, le lui représentant, en toute occasion, les moindres actes de Michelle comme ayant un but hostile au pays, à la famille. Tout bas elle l’appelait : l’ennemie.

La jeune femme vivait à côté de cette hostilité avec un esprit d’absolue renonciation personnelle : elle passait dans le monde comme les saintes, à peine occupée d’elle-même, négligeant de lutter et se reprochant ses moindres soupirs comme un excès de sensibilité égoïste.

Si, ce soir là, elle avait eu cette petite bravade d’arborer les couleurs de son drapeau, c’est qu’aussi vraiment elle souffrait trop à ces fêtes données à chaque anniversaire des défaites françaises. Et elle avait osé ainsi une sorte de protestation intime, pour elle seule, qui sans doute passerait inaperçue… elle avait compté sans l’observation à laquelle son rang, à la tête de la société, la condamnait.

Devant elle s’inclinait maintenant un nouveau personnage ; il murmurait :

« Daignerez-vous, Madame, accepter le bras d’un compatriote ? »

Elle consentit de suite, reconnaissant l’homme qui venait de boire à la revanche.

« Je vais, dit l’étranger, vous mener vers ma femme, elle sera heureuse de vous revoir ici. Votre première entrevue fut si pénible à Lomont ! Je suis M. Freeman. »

L’Alsacienne venait au-devant d’eux.

« Nos mains s’unissent ainsi que nos cœurs, comtesse, dit-elle, vous êtes Bretonne, moi Alsacienne, les deux ailes de la France.

— L’une est brisée, Madame.

— Le temps guérit, Madame, et les plumes repoussent.

— Hélas ! que puis-je souhaiter, moi, fille de France et mère d’Allemands !

— Mesdames, interrompit Freeman, nous sommes sur un terrain brûlant…

— C’est juste. Faites-moi l’amitié de venir chez moi, Madame, j’ai une serre où tout est de notre patrie : la terre et les plantes ; je n’ai aucune fleur qui ne soit de notre Alsace, les simples pâquerettes, les camélias, les roses. Nous irons causer sur ce sol ami, j’ai tant de choses à vous dire.

— J’irai, répondit Michelle, quel jour ?

— Mais dès demain. »

Le général Hartfeld revenait vers sa femme, il aperçut l’isolement voulu qu’elle cherchait avec Mme Freeman et il vint droit à elle.

« Je désire partir, Michelle, veuillez prendre mon bras, » dit-il avec un froid salut à l’Alsacienne.

La jeune femme obéit, et quand ils furent seuls dans l’obscurité de la voiture qui les enlevait au trot rapide des chevaux, Hans dit d’une voix coupante :

« Je vous saurais gré de ne pas vous afficher avec les ennemis de notre gouvernement ni d’arborer des couleurs séditieuses. Il serait diplomatique… »

Elle mit doucement sa main sur celle de son mari, et souriant :

« Je ne suis ni ministre, ni député, et j’ai horreur de la diplomatie, qui est le mot joli dont on se sert pour exprimer le mensonge. Songez, mon ami, que vous êtes en ce moment hors de votre cadre de parade, et tout simplement avec une pauvre mortelle. »

Mais il s’entêta, agacé, parce que justement Edvig lui avait prédit cette amitié et aussi parce que, las d’une soirée officielle, sa tête le faisait cruellement souffrir. Depuis cette grave blessure, le comte Hartfeld était sujet à de fréquentes douleurs très aiguës souvent, et elles avaient à la longue grandement altéré son caractère, le disposant à l’humeur sombre. Il continua avec une dure insistance :

« Nous ne pouvons pas suivre deux voies différentes. Depuis la guerre vous n’avez pour nous que des pensées offensantes.

— Des pensées, Hans, et si je ne les exprime pas, qui les voit ?

— Votre attitude le révèle, ce sont petits, mais incessants coups d’épingle pour nous.

— Je pourrais vous répondre qu’Edvig rend des coups d’épée. Seulement, avant tout, je tiens à ne pas vous faire de la peine. »

La conversation fut interrompue par l’arrivée à l’hôtel. Michelle, qu’un remords poignait toujours, quand elle avait vu Hans malheureux, l’entraîna près des petits lits où les enfants dormaient, et là, agenouillés côte à côte, les deux époux, dans une prière fervente, unirent leur cœur et virent s’envoler leur rancune.

Edvig ignorait encore la conversion de son frère, Hans n’osait affronter la scène terrible qu’il prévoyait, mais l’heure allait venir où il faudrait parler, parce que Wilhem et Henrich arrivaient à l’âge où ils devaient suivre le catéchisme. Mon Dieu ! que de querelles à l’horizon !

II


Michelle se rendit le lendemain chez Mme Freeman, celle-ci la reçut en amie et tout de suite liées, les deux femmes causèrent intimement.

« Il faut que je vous associe à une bonne œuvre, dit l’Alsacienne, j’ai besoin d’aides intelligents et dévoués. J’ai installé, dans un pavillon de chasse que j’ai acheté près d’ici, une sorte de colonie agricole où sont une dizaine de pauvres petits orphelins de la guerre. Ils appartiennent à je ne sais quel culte, à aucun pour la plupart, car ce sont des épaves de la rue, le déchet des asiles de nuit, je leur ai trouvé comme gardiennes deux religieuses de notre pays, mais elles ne peuvent suffire à leur éducation morale et à leur entretien physique.

— Je comprends ce que vous souhaitez.

— N’est-ce pas ? Quelques femmes du monde assez libres et assez bonnes pour se charger d’une leçon à jour et heure fixe. Moi je fais le cours d’histoire de France et d’Allemagne.

— À l’usage des jeunes Alsaciens, conclut Michelle en souriant.

— Je suis juste, je dis l’histoire. Il reste à enseigner les autres branches.

— Je veux bien me charger du catéchisme.

— Quelle bonne avance pour moi ! mon fils…

— Je n’osais pas vous en parler, Madame, quoique je pense à lui depuis que je vous vois. Il a été si atrocement blessé !

— Dieu nous l’a conservé, infirme mais vivant, ses pauvres jambes brisées l’obligent à marcher avec deux cannes, mais il est si gai, si résigné que, l’habitude étant prise, nous ne sommes plus tristes. Il fait à l’école la lecture et l’écriture.

— Nous voilà montés, ce me semble, je vous remercie d’avoir pensé à moi. Quand dois-je commencer ?

— Dès samedi.

— Volontiers, pourrai-je parfois emmener mes fils ?

— Quand vous voudrez. »

Ce projet plut beaucoup à Michelle, elle allait trouver là un élément de joie, seulement ne serait-il pas prudent de taire à Edvig ce nouvel arrangement ? Elle ne manquerait pas d’y chercher un but politique et d’en convaincre Hans. Oui, il fallait se taire, elle pouvait s’absenter le matin, à l’heure où les enfants étaient au collège, Frida avec sa bonne. Elle sortait souvent à cheval suivie d’un groom.

Le samedi suivant, son petit catéchisme dans sa poche, Michelle passa chez Mme Freeman. Celle-ci présenta à la jeune femme son fils Albert, et tout de suite une sympathie naquit entre ces deux âmes dévouées. Lui, résigné à la vie inactive — au moins physiquement, — s’était jeté dans l’étude, il s’occupait de recherches scientifiques, étudiant le monde du ciel ; les étoiles, les planètes le passionnaient. Dans sa famille on l’appelait l’astrologue, et, de fait il révélait par des calculs savants de curieuses choses. Comme récréation, il avait voulu apprendre à lire aux petits abandonnés.

Pendant le trajet qu’ils firent en coupé l’un près de l’autre, Michelle et l’Alsacien eurent le loisir de causer.

« Moi, dit Albert, je cherche notre revanche dans la lune, ainsi que le dit maman pour rire, mais il est de fait que certaines conjonctions des planètes avec les signes du zodiaque annonçaient en 1870 une catastrophe. Et dans quelques années, vers la fin du siècle, elles se trouveront dans telle position que le vieux monde en sera ébranlé. Ici, à Berlin, on croit que je me promène avec mon télescope pour cacher mon jeu. Un homme de la police me suit, il paraît que je suis très dangereux pour l’empire avec mes rêves étoilés.

— Les Allemands voient des espions partout, ils en ont jadis tant lancés sur notre patrie.

— Ils avaient bien mené leur barque et sans bruit, mais patience, demain ce sera notre tour.

— Travaillez-vous réellement pour la France, ici ?

— Sans doute. Je m’instruis, j’observe, et de temps à autre j’envoie un article en France à un journal, mais je ne fais rien contre mes hôtes actuels, rien qui mérite la surveillance dont on me gratifie.

— Mais ces leçons aux enfants vous prendront un temps précieux.

— Non, j’ai besoin parfois de descendre des nuages. Cette besogne me rappelle à point l’humilité chrétienne. »

Les deux voyageurs continuèrent à causer pendant l’heure de voyage, et quand ils furent au pavillon, Michelle trouva une classe propre, habitée par des enfants au regard heureux, à l’âme ouverte par le bien-être nouveau dont ils jouissaient, à toutes les impressions saines. Dès lors, elle s’attacha à eux et prit sa tâche régulière en grand attrait.

Le printemps arriva. La promenade jusqu’à l’école devint un plaisir par les fraîches matinées ensoleillées. Hans savait le but des courses de sa femme, il l’approuvait, heureux quand il pouvait lui être agréable.

Seulement, Edvig se demandait depuis quelque temps ce que voulaient dire ces sorties à heure fixe, et elle observait méchamment.

Un matin, Michelle, revêtue de son amazone entra dans le cabinet de travail de son mari. Celui=ci, absorbé par une profonde étude sur un dossier que lui avait livré l’empereur, souffrait de sa névralgie.

« Je pars, Hans, dit-elle, j’emmène Wilhem et Heinrich, ils ont congé aujourd’hui.

— Allez. Je voudrais bien aussi vous accompagner, mais voyez ce tas de papiers, il me faut tout lire et faire un rapport.

— Ne pouvez-vous confier ce soin à l’un de vos secrétaires ?

— Ah ! non, ce sont des pièces secrètes de la plus haute importance, je dois seul les voir.

— Moi ou Edvig ne pourrions-nous vous aider ?

— Edvig ne comprend pas assez le français, et vous… peut-être trop bien. »

En ce moment, les deux garçons vinrent embrasser leur père. Ils étaient charmants dans leur joli costume de cavaliers avec des bottes comme de petits hommes. Wilhem, très grand pour son âge, avait l’allure décidée le regard fier, Heinrich, plus frêle, était l’absolu portrait de sa mère.

Frida pleurant et trépignant suivait ses frères.

« Je veux aller à cheval, » criait-elle.

Son père l’enleva dans ses bras et faisant aux autres signe de partir il sut distraire la fillette, la faire sauter sur ses genoux. Ensuite, il la mit sur le tapis, lui donna des bonshommes de papier, lui fabriqua avec des feuilles volantes des corbeilles et des paniers, et lorsqu’elle fut tranquille, bien occupée à ranger des cocottes, il reprit sa besogne absorbante.

Toute la famille se retrouva au déjeuner. Wilhem et Heinrich avaient éprouvé un plaisir infini à visiter ces enfants de leur âge, à suivre le cours de leur mère, à répondre à leur tour, et soudain ils se turent quand entra Mlle Hartfeld, au lieu de continuer le récit de la matinée qu’écoutait leur père avec intérêt.

« On fait silence quand j’arrive, remarqua Edvig.

— Nullement, répondit Michelle, les enfants ne doivent pas autant parler à table. Où est Frida ?

— Frida, abandonnée par sa mère, a passé la matinée dans le cabinet de son père. Tout à l’heure en courant, elle s’est durement cogné le front. Heureusement, j’étais là.

— Oh ! dit Michelle se levant vivement, je cours près d’elle.

— Restez tranquille, j’ai soigné l’enfant, de même que j’ai ordonné les repas et dirigé les domestiques, pendant que vous couriez à cheval. »

Hans, très souffrant, porta la main à son front, ces discussions le fatiguaient horriblement.

« Vous n’avez l’idée d’aucun de vos devoirs, continua Edvig.

— Maman, s’écria Heinrich, tu sais que ce soir nous allons voir la lune dans le télescope de M. Freeman. Il nous l’a promis si le temps est clair.

— Hans, dit sévèrement Edvig, j’espère que vous ne permettrez pas que vos enfants voient cet homme qui, tout le monde le sait, est un conspirateur. »

Hans regarda sa femme à ces mots.

« Vous avez-vu M. Freeman, ce matin ?

— Mais certainement, Hans, vous n’ignorez pas quel était le but de notre course.

— Toujours des mystères ! » dit Edvig.

Un silence lourd tomba sur les assistants, et quand on servit le café dans le fumoir, Edvig suivit son frère, l’attira à l’écart.

« Vous êtes aveugle, mon frère si vous permettez que les vôtres s’associent à cette famille des Freeman qui passent leur temps à agir contre nous. Michelle est une inconsciente, décidément.

— Je vous assure Edvig que ma femme ne commet aucune faute.

— Enfin, où va-t-elle ainsi chaque semaine à jour fixe ?

— Elle s’occupe d’une œuvre de charité.

— Prétexte dont vous êtes dupe ; mais ouvrez donc les yeux ! Quelle éducation pour vos enfants : On leur apprend la haine de leur pays. N’est-ce pas assez déjà de les avoir éloignés de la religion de leurs pères ? »

Hans sortit sans répondre, mais il réfléchit à ces paroles malgré lui. Le germe toujours croît dans une terre préparée. Il se souvint des rapports de police au sujet d’Albert Freeman, et il songea à interdire à sa femme ces prétendus cours qui, peut-être, voilaient des rendez-vous politiques. Qui sait si, sous le couvert de l’école, on n’enseignait pas la trahison ? Pourquoi, dans cette classe, ne parlait-on que français ? Pourquoi ses fils eux-mêmes avaient-ils toujours aux lèvres la langue de leur mère ? Vraiment, il fallait une réaction. Edvig, cette fois, n’avait pas tort.

Et il se replongea dans ses travaux.

Seulement, il ne parvenait plus à garder assez de lucidité pour classer ses rapports stratégiques. Dans sa pauvre cervelle souffrante, il y avait des battements fous.

Alors il se leva, repoussa brusquement sa table à écrire et passa dans l’appartement de sa femme.

Michelle, assise sur une chaise basse, avait devant elle ses trois enfants. Installés sur le tapis, les deux garçons, les coudes appuyés sur les genoux de leur mère, le visage levé vers elle, semblaient boire ses paroles. Frida, qui n’écoutait pas, alignait ses petites poupées.

Michelle disait : « Comme le roi approchait de la côte bretonne, monté sur sa galère toute cuirassée d’or, le guerrier montant la garde en haut de la Roche-aux-Mouettes, souffla dans la corne que lui avait donnée la sirène de la Goule-aux-Fées et tout le peuple s’assembla sur la rive où il chantait en langue celtique… »

L’entrée du père interrompit le récit. Michelle sourit à son mari, tandis qu’Heinrich courait saisir la main de son père.

« Viens, père, écoute, c’est si joli l’histoire de l’enchanteur Merlin ! »

Mais Hans, qui arrivait considérablement agacé, répondit durement :

« Je t’ai déjà dit que je ne te répondrais pas quand tu me parlerais français, et vous, Michelle, qui entretenez sans cesse ces enfants de légendes bretonnes, ne songez guère à développer chez eux l’esprit national, l’amour de la patrie.

— Je raconte ce que je sais, » répondit-elle doucement.

Il haussa les épaules.

« Vous vous moquez de mes ordres. D’ailleurs, je sais à quoi m’en tenir sur vos courses du matin.

— Mais, je ne me cache pas. Je vais au bois de Linden où est située l’école ; où est le mal ?

— Dans le mensonge. »

Michelle pâlit, l’insulte était directe, Hans avait l’œil enflammé de colère. Elle vit d’où venait le coup, et pour éviter aux petits un chagrin, elle les prit par la main, les conduisit sur la terrasse et referma sur eux la porte-fenêtre.

« Hans, une autre pensée que la vôtre dicte vos paroles, dit-elle très calme.

— Encore ! votre éternel système d’attaque et d’insulte. Ma sœur est plus patriote, plus sincère que vous.

— Vous êtes en colère, Hans, et à peine maître de vos paroles, souffrez que je me retire, plus tard nous causerons.

— Plus tard, quand le mal sera fait, irréparable, quand vous aurez trahi, vendu l’Allemagne. » Michelle ne répondait pas, elle gagnait la porte, alors il vint vers elle, la saisit brutalement par le poignet :

« Vous m’écouterez, vous n’irez pas retrouver vos amis et vendre mes secrets, je sais ce qui se passe à ces cours de catéchisme et avec quel monde vous avez rendez-vous !

— Mais vous devenez fou, vraiment, dit-elle froidement impassible, quoiqu’il lui meurtrît cruellement le bras.

— Parce que je vois clair, parce que je veux défendre mon nom de la honte, vous ne bougerez plus d’ici sans ma permission. »

Hans était effrayant ; pour calmer ses nerfs, il brandit son poing et le laissa retomber lourdement sur un guéridon qui se fendit du coup. Les bibelots sautèrent pour retomber avec fracas, brisés.

De la pièce voisine, Edvig accourut.

« Quoi, fit-elle alarmée, tu es blessé ?

— Je le crains, répondit Michelle, votre frère a besoin de calmant. Edvig, ceci vous regarde, je vous laisse. »

En disant ces mots, elle se dégagea d’un mouvement brusque et sortit de la pièce.


III


Quand la cloche du souper sonna, le maître d’hôtel alla prévenir le comte et sa sœur, puis revint attendre, entre les deux valets, l’ordre de servir. Michelle vint la première à la salle à manger ; les enfants, à cette heure, étaient couchés.

Un quart d’heure s’écoula ; le chef vint entr’ouvrir la porte, demandant s’il fallait servir, et le maître d’hôtel retourna frapper à la porte du général.

Tout de suite, Edvig parut suivant le valet.

« Servez, ordonna-t-elle, vous porterez à M. le comte à souper chez lui. »

Un domestique sortit aussitôt pour préparer le plateau, et le maître d’hôtel commença son service, présentant les hors-d’œuvre.

« Michelle, dit Edvig en français, sans doute à cause des domestiques, vous ne devriez pas provoquer chez votre mari de pareils accès d’indignation ; il est fort souffrant maintenant.

— Je n’ai rien fait de blâmable, la colère du général est hors de propos.

— Vous avez agi étourdiment, je veux le croire, mais vous pouviez par beaucoup de franchise et de regret effacer la pénible impression de votre mari. Son indulgence vous a gâtée, Michelle. »

Un éclair brilla dans les yeux de la jeune femme.

Edvig reprit, mangeant quand même :

« Mon frère a droit à d’infinis ménagements, sa chère et précieuse santé a été grandement atteinte. La cause qui l’a si fort ébranlée est honorable et digne de l’admiration universelle. Je m’étonne que vous, qui lui devez tant, ne soyez pas la première à alléger le poids de ses souffrances.

— Mais ma sœur, je ne puis empêcher le général de se forger des chimères.

— Je vous répète qu’il souffre, n’est pas maître de ses nerfs entièrement, et que votre devoir à vous, dont la santé reste inébranlable, est de prévoir et de prévenir tous ses désirs, de céder à ses volontés.

— Même quand elles sont injustes.

— Vous ne devez pas juger votre mari, vous devez lui obéir ; si parfois vous lisiez la Bible, je vous conseillerais de repasser le chapitre du roi Assuérus et de sa première femme, la reine Vasthi, vous comprendriez vos devoirs par l’exemple.

— Je les comprends, Edvig, mais du jour où je m’aperçois de la malveillance qui m’entoure, je ne dois plus me plier sous le joug d’un pouvoir abusif. »

Mlle Hartfeld, très surprise, regarda sa belle-sœur, mais elle changea de tactique.

« Hans éprouve dans le cerveau d’intolérables douleurs, il a besoin de calme, de paix, d’affection ; sans moi, sa vie serait bien cruelle pauvre frère. »

Elle cessa de parler, non d’absorber les mets nombreux offerts à son robuste appétit. Michelle distraitement se servait, sa bonne nature ressaisissait son empire, les douces inspirations de toute sa vie revenaient prendre possession de sa pensée. Elle se disait qu’en effet son mari, atrocement blessé deux fois, en gardait sans doute au cerveau la dure empreinte, que l’équilibre rationnel peut-être même était détruit et, qu’alors en effet, elle devait être indulgente, bonne, sans s’occuper de justice ni de revendications, puisque, peut-être, il n’était pas toujours entièrement conscient.

Elle se leva de table avant le dessert.

« Je vais près de lui, expliqua-t-elle à Edvig, je vous assure que je lui suis bien trop sincèrement attachée pour ne pas essayer d’amoindrir au lieu d’aggraver ses douleurs. »

Edvig, sans répondre, continua son repas, et Michelle sortit aussitôt. Elle ne frappa pas à la porte de son mari, elle entra doucement, sans bruit ; il était accoudé sur sa table de travail, des assiettes remplies de victuailles intactes demeuraient devant lui, son valet de chambre, debout, la serviette roulée à la main, attendait sans mot dire. Michelle le congédia :

« Je servirai moi-même M. le comte allez. »

Quand le domestique eut refermé la porte, elle s’approcha de son mari, mit doucement sa main sur le front du malheureux, appuya sa pauvre tête dolente sur sa poitrine. Hans avait le visage brûlant, ses cheveux déjà étaient blancs sur les tempes, ses paupières attestaient une montée de larmes :

« Comme vous m’avez fait de la peine !

— Oh ! nous sommes quittes, nos parts se valent bien. »

Il prit le poignet bleui de sa femme, le regarda longuement, puis :

« Moi, je m’emporte vite, je suis brutal comme un vieux soldat, pourquoi vous amuser à m’irritez ?

— Hans, vous êtes injuste, violent, cruel souvent. N’avez-vous jamais réfléchi que sauf vous ici, je n’avais ni protecteur ni ami, et que si vous m’abandonnez, je suis comme une biche dans une meute exposée à toutes les morsures.

— Vous avez un parti pris contre nous, une défiance de race, jamais vous n’avez voulu vous assimiler à ma famille. »

Elle sourit, les yeux pleins de larmes.

« Votre famille, c’est Edvig seule, Edvig dont la malveillance sur moi s’exerce sans cesse, elle trouble votre repos en m’accablant près de vous, elle grossit les nuages à plaisir.

— Vous blâmez, Michelle, pour tomber dans la même faute.

— C’est juste, j’ai tort, mais j’ai mes heures moi aussi d’infinie lassitude ; l’atmosphère pour moi est lourde ici ; où est le crime d’avoir voulu m’intéresser à une œuvre charitable ? Vous-même l’avez trouvé bon d’abord.

— Ces Freeman sont des ennemis. Albert est à l’affût de tous nos actes pour en instruire la France. Il vous attire pour obtenir de vous des révélations.

— Jamais il ne m’a parlé politique.

— Il cache son jeu ; n’y retournez pas, Michelle, je vous en prie.

— Je renoncerai encore à cette joie, fit-elle en soupirant, ne vous inquiétez plus, mangez un peu.

— Non, je souffre. Ma tête me brûle. »

Alors elle mit sa joue sur l’empreinte laissée par le sabre français sur le front de son mari. Une immense pitié noya son cœur, et deux larmes amères tombèrent de ses yeux…

En ce moment, un courrier venant du palais impérial entrait dans la cour. Il apportait une dépêche. Hans l’ouvrit vivement : « Ordre au général Hartfeld de venir au palais demain à la première heure. »


IV


Au petit jour, le comte revêtit sa tenue militaire et se hâta de courir à l’appel de son souverain. Michelle, qui avait assez mal dormi, des suites de la scène de la veille, se leva tôt.

« Voyons, se dit-elle, si je ne dois plus instruire mes pauvres orphelins, il faut au moins que je les en prévienne, que je me fasse remplacer. Puisque mon mari est absent pour la matinée, je vais donner ordre de seller Tauben et je vais courir vite jusqu’à l’école. »

Ceci convenu avec elle-même, Michelle revêtit son amazone et passa dans la salle d’étude.

Wilhem et Heinrich travaillaient déjà avec leur professeur. Ils accoururent se jeter dans les bras de leur mère.

« Tu vas à l’école ? dit Wilhem.

— Oui, je serai là pour déjeuner, nous sortirons ensemble cette après-midi après la classe, si vous voulez. En attendant, travaillez bien, mes chers petits.

— Sois tranquille, mère. »

Ils reprirent leur place, la jeune mère adressa au professeur un salut amical et passa dans la chambre de sa fille.

Frida, matinale ainsi que tous les bébés, jouait déjà avec une bande de poupées et un jeune chien ; elle sourit gentiment.

Michelle la prit sur ses genoux, regarda ce frais visage éclatant de santé et de joie, elle lui fit joindre ses petites mains, répéter avec elle un Ave Maria, puis, tranquille, elle descendit. Le remplaçant de Minihic, un groom badois, tenait en main le poney favori dressé par Hans pour sa femme : une jolie bête douce, à longue queue flottante, à crinière ondulée de couleur fleur de pêcher. Il tourna vers sa maîtresse ses gros yeux intelligents, et, retroussant ses lèvres, il chercha, dans la main avancée vers lui, le morceau de sucre habituel.

« Nous allons trotter, mon Tauben, le temps est superbe, la route belle et plane. »

Tauben secoua sa crinière. Walter, le groom, mit en selle sa maîtresse, sauta lui-même sur sa monture, et suivit à dix pas derrière, suivant l’ordre. Minihic, lui, n’avait jamais pu se résoudre à ce rôle d’écuyer, aussitôt les abords du parc franchis, il se rapprochait de sa maîtresse, reprenait la conversation.

Et elle s’y prêtait de bonne grâce, voyant toujours son ami d’enfance sous la tunique marron à boutons d’or sanglée de cuir fauve. La culotte de peau blanche, les bottes à revers et le chapeau à cocarde n’effrayaient pas l’amitié de Michelle. Maintenant, suivie à dix pas par le valet silencieux, elle regrettait son gai et dévoué compagnon d’antan. Ils avaient ensemble exploré le pays, avec quelle joie, quel plaisir, quelle liberté ! Aussi la sévère Edvig avait-elle surpris plus d’une fois cette familiarité déplacée pour en faire un crime à sa belle-sœur pour lui occasionner des remontrances de son mari. À présent, la comtesse demeurait en son rôle, elle faisait des enfilades de kilomètres sans prononcer une parole.

La nature tout à coup devenait boudeuse, au lieu du beau soleil pressenti d’abord, voilà qu’une brume se levait des prairies, s’accrochait aux premières branches, gagnait les sommets des arbres, et quand elle arriva à la lisière du bois, une buée glaciale enveloppait l’horizon.

« Quelle désagréable rosée ! » se dit Michelle.

Albert Freeman était là. En quelques mots elle expliqua qu’elle ne pouvait continuer à s’occuper de son œuvre.

« Pourquoi ? demanda-t-il désolé, nos enfants vous aiment tant ! Dans quelque temps nous aurons une belle Première Communion.

— Je ne dois plus venir, » fit Michelle le cœur gonflé.

Alors, il comprit une angoisse secrète et n’insista pas. Michelle lui tendit la main.

« Je vais repartir de suite, adieu. J’aurai de ces quelques semaines un bien doux souvenir.

— Mais vous ne devez pas partir par un temps pareil. À présent, il pleut à torrent.

— Qu’importe, dit Michelle insouciante. Cette averse n’est rien auprès du déluge de reproches qui m’attend si je tarde, » acheva-t-elle intérieurement.

Elle partit à fond de train, passa comme un éclair sur la route ruisselante, boueuse, et arriva à l’hôtel trempée.

Comme elle montait à son appartement pour changer de vêtement, elle remarqua que tous les domestiques couraient effarés, et elle perçut de grands éclats de voix dans le cabinet de son mari.

Saisie de peur, elle en ouvrit vivement la porte. Alors elle resta terrifiée sur le seuil. Hans debout, d’un rouge violacé, bouleversait toute la pièce. Les livres, cahiers, dossiers étaient épars à terre. Edvig, d’une effrayante pâleur, feuilletait fébrilement les moindres papiers.

À la vue de Michelle, elle bondit :

« Misérable créature, s’écria-t-elle, c’est vous qui l’avez volée ?

— Quoi ?

— La lettre ! »

Elle bégayait, étranglée d’angoisse.

Hans, d’un grand effort, parvint à se maîtriser.

« Michelle, dit-il d’une voix sourde, au nom de Dieu, je vous adjure de dire la vérité. Vous avez soustrait ici une pièce de la dernière importance, l’empereur m’a fait appeler ce matin. Le dossier qu’il m’avait confié et que je lui ai remis hier était incomplet. Il y manquait une feuille : Vous l’avez.

— Non !

— Oui, oui, hurla Edvig, vous, espionne, voleuse. Votre sortie à une heure insensée, par un tel temps, raconte votre crime. Oui, néfaste étrangère, honte de notre famille, vous avez été livrer à votre complice, l’odieux Freeman, ce secret d’État dont répondait votre mari. Vous avez foulé aux pieds l’honneur des Hartfeld. »

Michelle abasourdie demeurait clouée sur le seuil, sa gorge sèche et serrée lui interdisait toute parole. Soudain, Hans porta la main à son cou, arracha violemment sa cravate, et tomba lourdement sur le sol, pris d’une congestion subite.

Alors Edvig eut un cri de hyène en furie, elle bondit sur sa belle-sœur, la poussa jusqu’à la porte, criant folle, capable de toutes les violences.

« Arrière maudite, sortez d’ici. Votre présence tue votre mari. »

Michelle épouvantée obéit, s’enfuit dans sa chambre, et là, ébranlée, vaincue, elle aussi, elle perdit connaissance.

De longues heures s’écoulèrent sans doute, puisque la nuit était presque venue quand Michelle revint à la conscience des choses. Nul n’était entré dans sa chambre, ses vêtements trempés étaient collés sur elle, elle grelottait, elle essaya de se dévêtir, sonna pour appeler sa femme de chambre. Nul ne vint.

Alors, avec beaucoup de peine et beaucoup de temps, elle parvint à changer de costume. Ensuite, elle sortit pour aller aux nouvelles. Son cœur battait à se rompre, elle tremblait violemment. Un silence de mort régnait dans la maison.

Elle ouvrit la porte de la salle d’étude : les livres épars, les blouses de travail jetées sur une chaise indiquaient le départ précipité des enfants. La chambre de Frida, également déserte et désordonnée prouvait une fuite.

Alors, la comtesse se rendit à l’office. À sa vue, les domestiques se turent et pas un ne se leva.

« Où sont les enfants ? demanda-t-elle.

— À Rantzein, répondit Walter.

— À Rantzein ! depuis quand ?

— Depuis tout à l’heure ; ils viennent de partir. »

Et comme les gens silencieux baissaient la tête.

« Mais, parlez, vous me faites mourir.

Mlle Hartfeld a ordonné leur départ immédiat pour… pour…

— Pour que les fils du général Hartfeld ne soient pas salis par le contact de l’espionne ! » cria le cocher d’Edvig insolemment. Michelle comprenait à peine ; elle quitta l’office, remonta, et alla vers l’appartement de son mari. Elle se heurta à une porte close, elle frappa.

« Qui est là ? demanda la voix impérieuse de sa belle-sœur.

— Moi, je vous supplie de me laisser entrer près de mon mari. »

Un silence de mort répondit à ces mots.

Michelle de nouveau frappa sans succès. Elle fit le tour par le cabinet de toilette. Là, elle rencontra le docteur qui se lavait les mains. Il la toisa d’un regard méprisant, et, sans la saluer, passa devant elle pour rentrer près du malade. Alors elle le suivit. Hans, sur son lit, était sans mouvement, sans voix. La congestion avait paralysé les membres, ses yeux seuls vivaient. Ils se tournèrent vers Michelle avec une inexprimable angoisse, elle s’élança vers lui ! Mais Edvig lui barra le passage.

« Vous osez ! vous la plus méprisable des femmes, coupable de haute trahison et de la mort de votre mari ; fuyez dans votre pays maudit, fuyez avant que la justice allemande ne s’empare de vous. Ce dernier sacrifice de vous éviter la prison, je le fais à cause des enfants de mon pauvre frère qui paye de sa vie l’irréparable malheur de vous avoir connue.

— Je ne suis pas coupable, gémit Michelle, c’est à peine si je comprends ce dont on m’accuse, mais qu’importe, l’heure presse et il est une chose autrement importante à laquelle il faut songer. »

Le regard de Hans à ces mots eut une lueur d’espoir.

« Il faut, reprit la jeune femme appeler de suite un prêtre. Hans est depuis cinq ans un fervent catholique. »

Edvig eût un geste de rage à ces mots. Elle se tourna vers le mourant comme pour le prendre à témoin de ce nouveau mensonge, mais les paupières du malheureux s’abaissèrent par deux fois comme pour un assentiment. Mlle Hartfeld leva les bras au ciel avec un désespoir muet, tandis que le médecin regardait avec moins de dureté cette femme qu’on accusait, et dont l’unique préoccupation était, non de se défendre, mais de penser au salut de son mari. Aussi répondit-il à la question angoissée de Michelle.

« Peut-il parler ?

— Non, mais il comprend. Bientôt, ajouta-t-il tout bas, il ne le pourra plus, l’hémorrhagie gagne le poumon, hâtez-vous donc. »

Alors, la comtesse courut d’un trait, sans songer à sa toilette étrange, jusqu’à la chapelle où son mari et elle avaient coutume d’entendre la messe et de remplir leur devoir pieux. Le chapelain les connaissait tous deux, il était là par bonheur. En quelques minutes, il eut réuni le nécessaire pour les derniers sacrements, et il suivit hâtivement Michelle, accompagné de son clerc.

On le laissa entrer dans l’hôtel, on le laissa monter à l’appartement du mourant, mais quand Michelle voulut à sa suite pénétrer dans la chambre de son mari, elle trouva sa belle-sœur comme un mur devant la porte.

« Fuyez, vociféra-t-elle, fuyez avant qu’il ne soit mort, car, en vérité, après, je vous jette à la rue.

Éperdue, à demi-folle, Michelle obéit ; elle se sauva à la chapelle, où elle attendit le prêtre, et quand elle entendit la petite clochette annonçant son retour, elle alla vers lui :

« Ma fille, dit l’homme de Dieu, priez, vous n’avez plus de protecteur en ce monde.

— Il est mort ! et me croyant coupable… Il emporte dans l’éternité une pareille pensée !

— Les âmes dégagées des liens terrestres voient la vérité, ma fille, vous avez commis sans doute une grave imprudence, si ce n’est une faute, car tout le monde est contre vous à la maison.

— En effet, tout le monde est contre moi. Mon Père, donnez-moi donc l’absolution car, en vérité, je dois avoir commis un bien grand crime dont je n’ai pas conscience. Les Français jadis m’appelaient espionne, aujourd’hui les Allemands me donnent le même titre, que le divin Christ sur la croix daigne jeter vers moi un regard de miséricorde !… »

Quand la nuit fut tout à fait venue, le sacristain vint pour fermer l’église et vit sur une chaise une femme absorbée dans une muette contemplation. Il lui toucha l’épaule :

« On ferme, il faut sortir. »

Alors la femme se leva, et, d’un pas automatique, gagna la rue.

Elle se dirigea vers la gare, prit un billet pour Rantzein et monta dans le premier train.

La comtesse Hartfeld fuyait…

Les wagons filaient dans l’ombre, rayaient les haies et les bois de lumières rapides, les voyageurs s’allongeaient sur les banquettes. Une femme et un bébé de deux à trois ans étaient installés vis-à-vis de Michelle.

L’enfant avançait ses menottes vers l’étrangère, cherchait à saisir la chaîne d’or qui soutenait la montre de la comtesse Hartfeld. Et cet enfant au rire clair, tout à coup rappela à la malheureuse mère sa Frida qu’elle n’avait pas embrassée ce soir-là dans son berceau, et Wilhem et Heinrich qui n’avaient pas eu le tendre bonsoir quotidien. Elle fondit en larmes malgré elle, éperdument, pour la première fois depuis les rapides événements qui venaient de s’accomplir.

La mère du bébé s’émut :

« Madame, qu’avez-vous ? Quel chagrin vous accable ? Mon Dieu ! que vous me faites de peine !

— Ne vous occupez pas de moi, je vous prie ; je ne suis pas maîtresse de mes nerfs, je ne puis me contenir.

— Mon enfant vous dérange, mon petit Georges est un indiscret ; je suis désolée de la douleur qu’il a provoquée ! Madame, vous devez avoir un froid terrible, par cette nuit froide, sans manteau ; prenez ce châle, je vous en prie ; laissez-moi vous couvrir. »

La brave créature avait pris les mains glacées de Michelle ; elle l’enveloppait d’un châle de laine tricotée, et elle avait pour sa voisine de hasard des attentions de femme et de mère.

« Vous allez loin ?

— À Rantzein.

— Moi, je descends à Fribourg, la station d’avant. Avez-vous besoin de prendre quelque chose ? Vous êtes tellement pâle et toute tremblante, vous devez être malade ?

— Non, non, merci, » répondit Michelle, que tout ce verbiage fatiguait, malgré l’évidente bonté de l’étrangère. Celle-ci continua :

« Prenez, je vous en prie, quelques gouttes de vin pour vous réchauffer ; tenez, dans la timbale à Georges. »

La brave créature sortait de son panier un flacon clissé de paille, une coupe d’argent finement ciselée, et versait deux doigts de liquide.

Michelle, émue, sans force de résistance, à jeun depuis le matin, but les quatre gorgées de vin doré.

« Merci, vous êtes bonne.

— Regardez la jolie timbale, Madame, continua la mère du bébé, croyant utile de distraire sa pauvre voisine que son fils avait fait pleurer ; c’est un cadeau du parrain du petit, un ami de mon mari, un bien excellent jeune homme, un missionnaire actuellement en Chine. Tenez, voilà que nous approchons ; n’est-ce pas Georges ? Depuis huit grands jours que nous n’avons vu papa ! Va-t-il manger son garçon de caresses ! Nous étions allés chez des parents à Heidelberg.

— Votre mari est Allemand ?

— Oh ! non, Madame, ni moi non plus ; je suis Alsacienne, lui est Français, officier ; nous sommes en garnison à Belfort, et il doit venir au-devant de nous jusqu’à Fribourg. Oh ! c’est un brave cœur, mon mari, et bon, et gai ; seulement, des fois quand nous montons nous promener à la citadelle et qu’il se plante devant le lion rouge qui regarde la frontière, il montre le poing à la Prusse. Ah ! ils lui en ont fait de la misère, là-bas, de l’autre côté du Rhin.

— Hélas ! tous les Français en peuvent dire autant. »

La machine sifflait, la jeune femme éveilla son fils qui s’était endormi ; elle arrangea ses bibelots, puis :

« Je vous quitte ; adieu, Madame, bon voyage ; gardez ce châle, je vous en prie. Là-bas, en arrivant, vous le donnerez à un pauvre, si vous ne voulez pas le conserver en souvenir de moi.

— Je le garderai en souvenir de vous, et merci de bon cœur, répondit Michelle, réellement touchée et la main tendue vers sa compagne de la nuit.

— Pauvre femme ! » fit l’autre.

Le train s’arrêtait, il y eut l’encombrement habituel des gares ; l’express stoppait deux minutes, il fallait se hâter. Un homme, à la tournure militaire, arpentait le quai d’arrivée ; il accourut au wagon de Michelle, saisit l’enfant et le tint dans ses bras avec une joie évidente, puis il aida sa femme à descendre. Distraite, la comtesse Hartfeld regardait sans voir. Un objet restait dans le wagon sur la banquette en face d’elle, elle reconnut la timbale de l’enfant, et, comme le train s’ébranlait, elle se pencha vite, criant :

« Madame, vous oubliez… »

Le père l’aperçut, il courut, sauta sur le marchepied, tendit la main, et une double exclamation retentit :

« Madame la comtesse !

— Minihic ! »

Il n’eut que le temps de descendre, et l’express courant à toute vitesse s’enfonça dans le lointain, pendant que dans ces deux cœurs restait une impression de regret nuancée cependant d’un peu de joie.


V


« Mon brave Minihic, se dit Michelle, comme j’aurais eu besoin à l’heure présente d’un conseil de lui, car je ne sais plus si je vois juste et droit. On me chasse, on m’enlève mes enfants, cependant j’ai quelque chose à faire, mais quoi ? Par mon mariage, je suis Allemande et soumise à la juridiction de ce pays qui ne va pas manquer de m’enlever la tutelle de mes enfants. Edvig est puissante, volontaire, et comme les apparences me condamnent encore, toujours je serai vaincue, expulsée du territoire national ; je n’ai pas d’argent, puisque je me suis mariée sans dot et qu’aucun contrat ne fut fait entre nous ; je n’ai pas d’amis. Les Freeman, peut-être… mais eux aussi vont être compromis, renvoyés sans doute à la suite de cette malheureuse aventure, inexplicable, hélas ! Qui donc a pu soustraire cette pièce ? Qui ? Il faut vraiment que la Providence se mêle de me défendre, de prouver mon innocence, car je ne vois aucune lumière. »

Elle descendit à la station voisine du château ; un jour blafard couronnait les bois ; aucune voiture ne stationnait à l’arrivée.

Elle prit à pied la grand’route. Une extrême lassitude la gagnait, elle dut s’arrêter dans une ferme pour y prendre un peu de lait, puis de nouveau elle marcha.

Sur la hauteur se dressaient les tourelles et le parc descendait en pente douce jusqu’à la rivière ; un mur courait autour de la propriété, séparé de temps à autre par un saut de loup.

Elle sonna à la grille, et cette cloche éveilla les échos endormis à cette heure matinale, avec une telle vibration dans le silence des choses, que Michelle eut un battement de cœur.

Qu’allait-il devenir ?

Un valet cependant parut, il avait les clés à la main. La vue de la jeune femme l’effara.

« Madame la Comtesse !

— Oui, Fritz, ouvrez vite, que je voie mes enfants.

— Ils dorment, Madame la comtesse, seulement… fit-il hésitant, nous avons des ordres sévères, et…

— Achevez, Fritz, on vous a défendu de me recevoir.

— Oui, Madame la comtesse, sous peine de renvoi. Les portes doivent être fermées jour et nuit. Cela me fait de la peine, bien sûr, de refuser à Madame la comtesse, car elle a toujours été bonne pour moi.

— Je le serai encore, Fritz. On ne peut pas m’empêcher d’embrasser mes enfants.

— Évidemment, mais je ne puis pas enfreindre une consigne qui mettrait mes enfants à moi sur le pavé. Depuis vingt ans je suis ici concierge, je dois obéir à mes maîtres.

— Mais je suis votre maîtresse, Fritz. Je vous ordonne de m’ouvrir.

— Je vais appeler l’intendant. Que Madame la comtesse veuille bien m’attendre un instant. »

Il repartit. Michelle, debout contre cette grille close, éprouvait une torture sans nom. Elle attendit longtemps.

Enfin, ce fut le précepteur des enfants qui parut, délégué sans doute par le conseil des subalternes.

Il ouvrit la porte, et, précédant la comtesse Hartfeld, il la pria de le suivre dans un kiosque situé près de l’entée.

Arrivé là, il s’inclina très bas, et montrant un banc de bois :

« Que Madame veuille bien s’asseoir », dit-il.

Brisée de fatigue, Michelle obéit ; le percepteur continua :

« Ma situation vis-à-vis de vous, Madame, est horriblement pénible ; j’ai appris par une dépêche, ce matin, la mort de notre regretté général ; hier, j’ai dû partir avec des ordres formels. Une dépêche émanant directement de la chancellerie me les a confirmés à l’instant.

— Quels sont ces ordres ?

— L’interdiction absolue de vous laisser franchir le seuil de Rantzein.

— Alors, faites-en sortir mes enfants, je les verrai sur la route.

— Pardon, je continue : défense formelle de laisser les enfants communiquer avec leur mère. Leur tante, Mlle Hartfeld, est provisoirement tutrice jusqu’à formation d’un conseil de famille.

— Mais enfin, je ne suis coupable d’aucune faute, la haine seule s’acharne après moi.

— Madame, fit le professeur avec une nuance de respect attendri, je ne crois pas à votre culpabilité, beaucoup penseront de même, seulement nul n’osera le dire. Mlle Edvig est redoutée de tout le monde, la mort du comte dont elle vous accuse va faire un bruit effrayant à Berlin. Si j’osais vous donner un conseil, ce serai de vous rendre en France pour quelque temps. Peut-être les choses, à la longue, s’arrangeraient-elles.

— Je ne puis partir sans voir mes enfants.

— Il faudra cependant vous y résigner, Madame.

— Mais ils sont donc prisonniers, car enfin aucun d’eux ne me repousse, j’en suis sûre.

— Madame, ils sont bien soignés et attentivement surveillés ; ils ne doivent sortir du château que lorsque nous aurons la certitude que vous avez quitté le pays. »

Michelle se leva, roide, glacée. Elle reprit le chemin qu’elle venait de parcourir, franchit la grille, et, quand elle l’eût entendue se refermer à double tour de clé, elle s’assit, fléchissante, sur le bord du fossé.

Il lui était impossible de prendre un parti, impossible de réfléchir, son cœur se brisait, voilà tout.

Le soleil montait radieux dans le ciel, il vint un peu réchauffer ses pauvres membres engourdis.

Dans le château, l’animation du travail journalier commençait, les gens de service se montrèrent derrière les grilles inexorablement fermées. La matinée se passa. Un courrier vers midi apporta une dépêche. Michelle le vit entrer et sortir, mais n’eût aucun renseignement.

Quand la nuit commença à tomber, aucun des enfants ne s’était glissé dans le parc. Alors Michelle se leva, elle fit lentement le tour des murs, et, comme elle passait devant les remises, elle entendit des voix, elle reconnut celle de Mina, la nourrice de Frida.

« Mina ! » appela-t-elle.

Le silence se fit aussitôt.

« Mina ! répéta la pauvre mère. »

Alors une femme parut, elle sortit par la porte de service, vint sur la route.

« Ah ! Madame la comtesse, dit-elle, quel malheur ! Vous si bonne pour nous tous ! Comment cela se fait-il que vous ayez trahi l’Allemagne ?

— Je n’ai trahi personne, Mina ; croyez-le, dites-le.

— Hélas ! Madame la comtesse, il nous est interdit de prononcer votre nom.

— Mina vous êtes mère, vous me comprendrez, il faut que je voie mes enfants.

— Comment faire, Madame, ils sont gardés à vue, je ne suis jamais seule avec eux. Un courrier vient d’arriver avec un ordre portant de les habiller en deuil. Ils n’iront pas à l’enterrement de leur père auquel toute la ville assistera, le gouvernement prenant les frais à sa charge, mais on fera ici un service à la chapelle catholique des moines, puisque, paraît-il, M. le comte avait changé de religion sur la fin.

— Sans doute, on m’empêchera de pénétrer dans l’église aussi bien qu’ici ?

— Les ordres sont déjà donnés à ce sujet, Madame la comtesse.

— Mon Dieu ! que font maintenant mes pauvres enfants ?

— Les garçons pleurent à fendre l’âme, ils appellent leur père et leur mère. Frida joue…

— Mina, au nom de tout ce que vous aimez, aidez-moi à embrasser mes enfants, ne fût-ce qu’une fois. »

La bonne femme était ébranlée, elle réfléchissait.

« Je me perds sans doute en vous servant, Madame, mais vous me faites tellement pitié que je vais essayer de vous favoriser le passage cette nuit.

— Dieu vous récompensera, Mina.

— En attendant, Madame la comtesse, permettez à une pauvre servante de vous conseiller : ne restez pas là, laissez croire que vous êtes partie, allez prendre des forces à la ferme de ma sœur que vous connaissez et qui se souvient de vos bontés. Ensuite, à la brune, revenez ; mon mari a, comme palfrenier, la clé de la cour des écuries, je la lui prendrai sans qu’il le sache et alors, pendant le souper des gens, qui a toujours lieu à neuf heures et demie, vous pourrez vous glisser par l’escalier de service jusqu’à la chambre des enfants. Ils seront couchés, le précepteur sera monté à son appartement, je me trouverai seule à leur garde.

J’aurai soin de ne pas souper comme d’habitude avant tout le monde, et je resterai à l’office pour tâcher d’allonger le repas, de retenir les gens, de sorte que vous pourrez être un moment tranquille là-haut. Quand je monterai, vous serez partie, n’est-ce pas, Madame ? Sans quoi, je serais perdue, compromise, chassée ; il faut que nul ne soupçonne votre visite et que les petits garçons soient discrets, s’ils sont éveillés. »

La comtesse tendit les mains à la servante.

« Merci, dit-elle du fond de l’âme.

— C’est que, répondit Mina, je me mets à votre place, pauvre mère ! »

La nourrice oubliait les distances ; elle voyait une martyre, une proscrite, et son cœur était ému.

En tous points, Michelle suivit le conseil donné ; elle s’éloigna, prit un peu de nourriture à la ferme indiquée où on l’accueillit avec respect, ainsi que d’habitude, puis elle revint à pas lents.


VI


La nuit tardive de mai descendait paisiblement, un air très doux caressait le visage brûlant de Michelle. Ainsi qu’une voleuse, elle se glissa par la porte, soigneusement huilée aux gonds par Mina. Elle entendit les serviteurs causer pendant ce repas du soir, toujours prolongé par eux, leur journée étant terminée, puis elle passa ainsi qu’une ombre.

Les êtres du logis lui étaient familiers ; elle traversa l’antichambre qu’éclairait une lanterne de couleur, le grand escalier de marbre où une statue, de grandeur naturelle, tenait un globe opaque qu’illuminait une lampe.

Au premier étage, la nuit devenait absolue : les enfants couchés, on avait éteint les girandoles ; mais elle savait se guider, ayant aux lèvres de ferventes invocations. Le tapis assourdissait ses pas qu’elle faisait aussi silencieux qu’une criminelle…

Enfin, elle toucha le bouton de la porte, le tourna avec précaution. Une simple veilleuse éclairait la chambre. Deux petits lits de cuivre doré s’allongeaient sur le même plan, une table ronde, une armoire à glace, des sièges en tapisserie et bambou, une grande bibliothèque étagère et, à terre, une natte aux couleurs vives, tel était l’aspect de l’appartement bien connu de la mère. Rien n’était changé.

Le lit le plus voisin de l’entrée était celui de Wilhem. Le petit garçon dormait déjà. Son souffle régulier scandait le silence.

Sa mère alla près de lui. Elle le contempla les mains jointes, muette d’émotion, n’osant troubler ce repos. Elle se pencha, effleura le front de l’enfant avec d’infinies précautions. Lui ne s’éveillait pas, il balbutiait des mots dans l’agitation de son rêve, des phrases hachées sortaient de ses lèvres :

« Je l’ai pris… le drapeau français !

— Comme tu es Allemand, soupira la mère, tu es le portrait de ton père, oh ! mon chéri, tu ignores ma présence près de toi ! »

Elle se retourna pour aller à Heinrich.

Le petit, assis sur son lit, comme en extase, la fixait, silencieusement, les bras étendus vers elle.

Elle s’élança, l’étreignit, tandis que, s’accrochant à elle :

« Oh ! toi, enfin ! J’ai cru à une vision tout à l’heure ; mais, non, je te tiens, mère, tu ne me quittes plus. »

Elle s’était assise sur le bord de la couchette, en proie à une telle émotion que les sons ne pouvaient venir à ses lèvres.

« Pourquoi tu nous as quittés ? reprenait Heinrich.

— Parle bas, mon trésor, je suis obligée à me cacher pour t’embrasser, on est si méchant, si injuste pour moi ! Tu penses bien que si je suis partie c’est qu’on m’y a forcée !

— Tante Edvig est une méchante !

— Il faut prier Dieu de changer son cœur. Elle t’aime toi, ton frère et ta sœur avec un grand dévouement.

— Moi, j’aime ma maman. Je n’ai plus de papa, alors je veux aller avec ma maman.

— Mon mignon aimé, on m’a mise hors de la voie. On t’a dit que j’avais mal fait, que j’avais trahi ton père et vous ; ne le crois pas, ne le crois jamais ; explique-le à Wilhem. Si, en ce moment, je devais paraître devant Dieu, je le jurerais. Crois-le, mon fils, toute ta vie, et quoi qu’on te dise, quand je ne serai plus là.

— Comment, tu pars encore ?

— Il le faut.

— Emmène-nous.

— Oh ! comme je le voudrais ! Mais je ne suis pas libre, on m’espionne. Ensuite, je suis si pauvre, je n’aurai que ce que je puis gagner pour vivre.

— Moi, je t’aiderai.

— Pauvre petit, tu es trop faible !

— Crois pas cela : j’enlève le gros haltère du gymnase.

— Je ne peux pas, je ne peux pas…

— Alors, je mourrai de chagrin. Prends-moi, mère, avec toi, dis, n’importe où ! »

Michelle sentait son cœur se briser. N’était-ce pas une loi contre nature qui la condamnait ? Une Vierge, au fond de la chambre, rayonnait derrière la mince clarté de la veilleuse.

« Mère de douleur, priez pour moi ! » gémit la pauvre femme en se levant, après avoir mis un dernier baiser sur le front de son fils qu’elle borda dans son lit.

D’un pas de somnambule, elle passa dans la chambre de Frida.

Si elle se fût retournée à ce moment, elle eût aperçu Heinrich glisser doucement hors de ses draps et, avec une rapidité silencieuse, mettre ses bas, ses vêtements, chercher dans son tiroir un mouchoir, son couteau, sa bourse, ses billes d’agate et ensuite descendre à pas de loups… Il franchit la petite porte que lui indiquait une bouffée d’air frais et il se cacha dans un massif de lauriers, l’œil sur la sortie.

« Ah ! se dit l’enfant, tu ne m’échapperas pas, je te suivrai quand même. »

Pendant cette scène muette, Michelle était allée s’agenouiller près du berceau de Frida. Le bébé dormait calme, rose et tiède, ses petits poings fermés reposaient sur le drap brodé.

Et comme la veilleuse éclairait mal, la mère prit une bougie et revint, voulant bien voir ce visage d’ange, s’en graver les traits dans les yeux. La clarté soudaine causa une agitation à Frida. À travers ses paupières closes, elle vit le rayon lumineux, elle se retourna, murmurant :

« Tante Edvig ! »

Ah ! ce nom dans le sommeil de son enfant ! Michelle s’enfuit. Sa chambre à elle était tout près, elle y possédait des choses aimées, des souvenirs, elle y entra. La petite clé de son bureau était cachée dans un tiroir, elle le prit, ouvrit le meuble. Ce qui frappa sa vue tout d’abord, ce furent quelques rouleaux d’or, le reste de la pension mensuelle que lui faisait généreusement son mari. Elle ne les toucha pas. Dans un autre tiroir, elle recueillit des lettres de sa mère, une vieille image ayant appartenu à sa grand’mère, et la livre d’heures de son père, conservé pieusement à travers les années et qui avait fait partie de son mince bagage d’enfant lorsqu’elle émigra de Paris en Bretagne. Il y avait vingt ans ! oui, vingt ans ! Que d’événements en ces années, mon Dieu ! Alors elle était une fillette de six ans, orpheline, et aujourd’hui elle était veuve, abandonnée, rejetée. Les meurtrissures de la vie, elle les connaissait toutes. L’expérience cruelle l’avait heurtée de ses angles aigus, elle se débattait seule désormais entre les vagues furieuses comme un pauvre navire démâté, sans gouvernail et sans pilote, mais que guide toujours l’étoile des croyants.


VII


Michelle, évitant le sable des allées qu’auraient fait craquer ses pas, marchait sur le bord des pelouses. Les dogues lâchés vinrent à elle, gambadant, flairant leur ancienne amie. Elle leur fit l’aumône d’une caresse et s’enfonça dans le parc, comme Georges Rozel et Minihic jadis… Aucune sentinelle n’errait plus aux entours. La poterne du fond du bois devait être ouverte, Mina l’avait promis et la lune sereine éclairait la nuit… une petite ombre derrière la sienne sautillait de massifs en massifs et le bruit de sa course était couvert par les bonds des molosses.

La porte, en effet, n’était que poussée, la nuit, très épaisse sous les grands lierres de ce quartier isolé du parc, ne laissait rien distinguer de l’entourage, et, tout à coup, Michelle tressaillit : la porte s’ouvrait sans qu’elle la touchât, quelque chose fuyait devant elle, un chien sans doute.

Elle referma. La clé était à la serrure, elle la fit jouer, puis la lança dans le parc par-dessus le mur. Elle était sortie ! Que faire maintenant ? Retourner coucher au village ? non ; elle ferait mieux de prendre le train de France tout de suite ; mais combien elle était lasse ! ses jambes avaient peine à la soutenir, elle s’affaissa sur l’herbe contre la porte fermée… alors deux petits bras l’entourèrent. Elle crut rêver.

« Je ne veux plus te quitter, où tu iras j’irai. L’enfant est à sa mère, le bon Dieu l’a dit.

— Oh ! quelle folie, mon cher mignon ! »

Elle tenait Heinrich étroitement enlacé et tout à coup, ranimée par ce cœur vaillant de son fils qui battait contre le sien, elle se leva résolue.

« Oui, tu as raison, partons, sauvons-nous tous deux, tu choisis ta mère, toi… tu préfères la lutte au repos, la misère au bien-être. Alors viens pour qu’on ne nous poursuive pas avant que nous soyons en sûreté. »

Ils se levèrent ensemble.

« Tiens regarde, dit-elle, regarde Rantzein, il en est temps encore, veux-tu retourner ?

— La porte est fermée, la clé jetée de l’autre côté, barrée la route ! » répondit Heinrich courant en avant sur le chemin.

Michelle alors prit la main de son fils.

« Dieu le veut, dit-elle, le sort en est jeté, Vierge sainte, mère aussi, vous protégez les errants qui cherchent un refuge ainsi que vous cherchâtes l’Égypte. »

Une exaltation lui venait. Elle voyait maintenant la possibilité d’une lueur de bonheur, un rayon clair traversait la nuit. Elle avait un enfant, une consolation, un but, ils vivraient en France, elle travaillerait. Ah ! Si elle avait su, par exemple, elle aurait bien pris les rouleaux d’or restés au fond de son bureau, car elle avait bien juste pour payer le voyage.

Où allaient-ils fuir ? bientôt on allait découvrir le lit vide d’Heinrich, tout le monde s’ameuterait, on télégraphierait à la redoutable tante. Elle accourrait, remuerait ciel et terre et ils seraient traqués, pourchassés. Oh ! il fallait vite gagner la frontière : Suisse ou France.

La Suisse était plus près, mais traverser la Forêt Noire ! Une femme et un enfant, seuls, sans guide, cela semblait infranchissable. Non, il valait mieux arriver à une gare, sauter dans un train quelconque, s’éloigner d’abord, ensuite se raccorder à une grande ligne qui les mènerait hors d’Allemagne. Fribourg était à vingt kilomètres, là, dans cette grande ville, ils seraient moins remarqués, ils se perdraient dans la foule. C’était le seul parti à prendre, cinq lieues peuvent se faire en une nuit ; quand Heinrich ne pourrait plus marcher, en bien ! elle le porterait. Aucun autre parti n’était possible.

« Mère, j’entends un roulement derrière nous, remarqua l’enfant.

— Qu’est-ce, mon Dieu ! déjà on nous poursuit ? Ce n’est pas possible cependant ; on n’aurait pas eu le temps matériel d’atteler, à peine une demi-heure s’est écoulée depuis notre départ. »

Une carriole accourait ; sur l’unique banquette, un homme seul se tenait. Michelle, à cette vue, eut une inspiration :

« Le ciel nous envoie un secours ! » Et elle se plaça sur le passage du voyageur.

« Mein herr ! » cria-t-elle.

L’homme s’arrêta aussitôt.

« Voulez-vous nous prendre avec vous ? vous nous rendriez bien service et je payerai ce que vous demanderez.

— Montez, et tant mieux, répondit l’arrivant ; j’aime pas la solitude, moi, la nuit surtout. C’est moins long à plusieurs un bout de route. »

Michelle ne se fit pas répéter l’invitation, elle enleva son fils, le posa sur le devant de la voiture et monta à son tour.

Ah ! quel sauveur venu à propos ! Maintenant, ou les menait-il ? Bah ! c’était toujours loin de Rantzein. Elle enveloppa de son châle — celui d’Elsa — son enfant, elle le soutint de son bras et :

« Dors, mon mignon, dit-elle, tu auras besoin de forces avant qu’il soit longtemps.

Vous allez dans la direction de Fribourg continua-t-elle en allemand, s’adressant à son voisin.

— Ma foi oui, répondit-il, avec un accent trahissant son peu d’habitude de la langue.

— Vous n’êtes pas Allemand ?

— Je suis Suisse, Madame, je vais à Fribourg où j’ai à embarquer un troupeau de moutons pour la France.

— De sorte, fit Michelle, heureuse de cette faveur inespérée, que vous pouvez nous conduire jusqu’à votre but.

— Très facilement. Tirez donc la peau de mouton sur vous, la nuit est fraîche, nous avons deux bonnes heures de route en ce pays de côtes. »

La fugitive accepta l’offre avec satisfaction, elle entoura Heinrich soigneusement, l’enfant dormait déjà, las d’émotions. Alors elle reprit :

« Vous êtes bon, vous devez être père.

— Ah ! bigre oui, j’en ai des mioches, c’est pour eux que je trime. Les aînés sont avec les bêtes à pied en avant, moi je suis resté en arrière pour d’autres achats. La marmaille est de reste au logis avec la bourgeoise.

— Savez-vous à quelle heure j’aurai un train pour la France, demain matin ?

— À huit heures environ, à dix je crois.

— Merci. »

Elle se tut. Ce train de huit heures serait admirablement son affaire, nul ne devinerait qu’elle avait pu le joindre, et puis, si on prenait des informations dans le pays, cet étranger, ce sauveur de rencontre qui partait comme elle, ne saurait la trahir. Son ange gardien veillait sur elle.

La nuit invite au silence, les trois voyageurs, bercés par une rapide allure, s’assoupissaient à demi et le temps ainsi courait plus vite.

On traversait des villages endormis où pas une lumière ne brillait aux fenêtres, les arbres feuillus se détachaient fantastiques au sommet des côtes, pas un passant ne croisait la carriole. Quand ils aperçurent le clocher de la cathédrale de Fribourg, minuit sonnait lentement, solennellement. Ils dévalèrent une pente et se trouvèrent au bas de la « Kaiserstrasse ».

« Moi, je descends à Gasthousetopf, dit le conducteur, et vous ?

— Moi, je vais aller le plus près possible de la gare : Victoria-Hôtel. »

Elle connaissait bien la ville pour y avoir souvent séjourné avec Hans, elle y avait même des relations, mais à cette heure elle ne les redoutait nullement. On passait devant la caserne, devant le monument de la Victoire qui se dresse fièrement à l’entrée de la ville.

« Veuillez me laisser descendre, Monsieur, demanda Michelle, je Vais maintenant aller à pied. Tenez, prenez ceci. »

Elle tendait à l’obligeant inconnu une pièce de cinq marks.

« Ah ! pour ça non, refusa le brave homme, c’est pour le plaisir que m’a fait votre société, bien le bonjour et bon voyage. »

Elle le remercia sincèrement et prenant son fils par la main.

« Viens, éveille-toi, mon mignon, nous allons nous rendre à l’hôtel. »

Heinrich sourit et se mit à sauter, pour s’échauffer, les ruisseaux larges et profonds ainsi que des petits canaux qui sont une des spécialités de Fribourg.

Ils tournèrent plusieurs rues et arrivèrent à l’avenue de la gare, là se dressait Victoria-Hôtel ainsi qu’un sombre massif.

La comtesse Hartfeld avait plusieurs fois déjeuné au restaurant de l’hôtel avec son mari, elle connaissait la maison. Elle demanda une chambre, du thé pour son fils et elle se hâta de le mettre au lit. L’enfant n’en pouvait plus, elle-même presqu’à bout de forces.

Depuis deux jours, elle mangeait à peine et ne dormait pas.

Après leur léger repas, la mère et le fils purent goûter un repos dont ils avaient le plus grand besoin. Malgré leur fatigue, ils s’éveillèrent tôt, préoccupés de leur départ. Michelle procéda à la toilette d’Heinrich, tout en lui faisant ses recommandations.

« Tu ne parleras que français, et le moins possible en voyage : tu ne diras pas ton nom, je t’appellerai Henri comme dans mon pays.

— Oui, ma petite mère, tu peux compter sur moi.

— Maintenant, prions le bon Dieu qui nous a si visiblement épargnés pendant ce voyage. Pourvu que mon pauvre Wilhem n’oublie pas sa religion loin de moi.

— Ne crains rien, mère, Wilhem ne manque à aucun devoir, c’est un garçon sérieux, tu sais, toujours le premier partout, tandis que moi… C’est un caractère, disait notre professeur.

— Mais qui donc fera prier Frida ?

— Wilhem, mère ; hier matin et avant-hier soir, nous nous sommes réunis tous les trois comme avec toi, et nous avons récité la prière. »

Michelle embrassa son fils. Non, elle n’était pas trop malheureuse, puisque ses enfants étaient pareillement doués !

Quand leur prière fut achevée et qu’ils eurent imploré pour leur journée la divine protection du Très-Haut, Michelle compta sa bourse.

« Hélas ! dit-elle, nous aurons bien juste jusqu’à Belfort, et après ?

— Après, tiens, voici la mienne, dit l’enfant ; vois, il y a là tous les marks que papa me donnait pour mes places, les cent marks que tante Edvig m’avait offerts pour mon jour de naissance et aussi ce que tu y mettais, toi, pour nos promenades.

— Tu nous sauves, fit la mère attendrie, tu as pensé à tout. À présent, nous irons aisément jusqu’à Paris où je gagnerai pour nous deux. »

Ils se rendirent à la gare ; Michelle, toujours inquiète, demanda vite deux billets de seconde classe ; on les lui donna sans même la regarder et enfin elle put s’installer dans le wagon. Heinrich tira de sa poche ses billes, son carnet et s’amusa tranquillement. Quand on cria : Alt Monterol ! la comtesse Hartfeld eut une crispation au cœur. C’était la dernière station allemande. Quelques instants après, l’employé répétait :

« Petit-Croix, tout le monde descend pour la douane. »

Michelle eut vers le ciel un regard d’intense gratitude : Sauvés !

Elle courut au télégraphe et lança cette dépêche :

« Capitaine Lahoul,17e de ligne, Belfort. Je passe ce soir allant à Paris, neuf heures.

Michelle. »

Elle attendit à Petit-Croix le départ du train indiqué à son ami. Avec un allègement inouï, elle alla se promener en compagnie de son fils sur la lisière de France.

La joie de Minihic fut immense à la vue de celle qu’il appelait toujours sa chère maîtresse, et la bonne Elsa ne savait de quelles attentions combler la comtesse.

« Ah ! Madame, disait-elle, ce n’est pas étonnant si la première fois que je vous ai rencontrée dans le train, j’avais pour vous tant de sympathie ! »

La mère et le fils vécurent quelques jours chez ces braves gens où ils furent dorlotés, choyés. Michelle en avait tant besoin ! mais elle s’arracha à cette mollesse pour reprendre le harnais de travail, la peine de vivre, et elle s’enfuit vers Paris, toujours escortée de son cher petit compagnon. En route elle acheta un journal, le Tag-blatter[20], qui consacrait ses deux premières pages à l’éloge du brave général Hartfeld, mort si prématurément et victime de l’unique faute de sa vie : un mariage d’inclination avec une intrigante française qui l’avait conduit au tombeau.

Cette dernière flèche s’émoussa sur l’épiderme de Michelle qui, à présent, respirait l’air natal et se sentait sous la protection des lois de son pays.

Elle s’en alla droit chez sa mère, prévenue par lettre de son malheur, mais elle trouva la pauvre Mme Carlet plus affaiblie moralement que jamais et très occupée de la pensée de ses toilettes de deuil.

« Songes-tu, dit-elle à sa fille, après les premiers mots de bienvenue, porter du crêpe tout l’été ! Où comptes-tu descendre ? Je ne puis te loger, j’ai si peu de place.

— Rassurez-vous, ma mère, je viens comme je le dois vous faire ma première visite, je vous demanderai aussi pour cette nuit de permettre à mon fils de dormir sur ce canapé et à moi sur ce fauteuil ; demain matin, je me pourvoirai. »

La conversation continua puérile jusqu’à l’heure du sommeil et dès la première heure, le lendemain, Michelle, son enfant par la main, sortit pour aller où elle savait trouver un conseil sérieux :

« L’abbé Rozel ? demanda-t-elle au suisse de garde à la porte de la sacristie de Saint-Philippe du Roule.

M. l’abbé est chez lui. Madame sait qu’il demeure avec sa sœur, 166, faubourg Saint-Honoré. »

La mère et l’enfant firent une courte prière à l’autel privilégié de la Vierge et remontèrent un peu le faubourg jusqu’au numéro indiqué. Un long message que Michelle avait envoyé de Belfort à son vieil ami l’avait mis au courant de ses tristes affaires. Il vint vers elle les deux mains tendues :

« Encore une épreuve ! Dieu vous traite en élue, Michelle ; vous êtes à la hauteur de votre tâche, j’espère ?

— Aidez-moi à y monter, mon Père, car en vérité je suis bien lasse !

— J’ai relu votre lettre très attentivement, mon enfant, vous voulez des leçons, c’est brave et digne. En conséquence, je me suis mis en quête auprès de plusieurs de mes amis, et le curé de Saint-Ferdinand des Ternes vous a trouvé un emploi dans une pension de jeunes filles de son quartier : un cours d’allemand deux fois par semaine. Entre temps, des traductions de journaux scientifiques allemands pour l’Académie de médecine.

— Mais je suis sauvée ! et grâce à vous.

— Grâce à Dieu qui se sert de moi, mais vos débuts seront durs ; il vous faut un logement.

— Je vais le chercher.

— Mon confrère y a encore pourvu. Il a trouvé près de l’institution, rue Demours, un modeste appartement de deux pièces pour cinq cents francs par an. Le premier terme est de cent vingt-cinq francs payable d’avance… et, continua-t-il en hésitant, j’ai compté assez sur votre vieille confiance en moi ; mon enfant, pour retenir le loyer et retirer la quittance… non, ne rougissez pas, Michelle ; dans peu vous me rendrez et si vous ne le faites jamais, dites-vous que toutes les situations en ce monde sont imposées par le Maître des destinées et que l’humiliation ne saurait venir d’événements plus forts que la volonté.

— Mon Père, répondit Michelle, j’ai sur moi quelques objets de valeur, par prudence pour moi, acceptez d’en être le gardien. »

L’abbé regarda la jeune femme, il lut dans ses yeux purs si clairement son angoisse, qu’il tendit la main et renferma dans son bureau, après les avoir soigneusement étiquetés, les bijoux offerts.

« Ma sœur va vous conduire, mon enfant, reprit-il, il faut dès ce matin vous présenter chez la directrice de la maison d’éducation où vous devez être engagée. Je voudrais aller avec vous, mais je suis si vieux que je vous prie de m’excuser. »

Mme Rozel se fit un plaisir de rendre service à cette généreuse créature qui avait soigné son fils pendant la guerre. Elle lui ouvrit les bras. Elle eût voulu la garder chez elle, lui rendre un peu le bien fait autrefois au blessé français, mais, courageuse et fière, la jeune femme imposa silence à ces offres et accepta seulement l’indication des adresses nécessaires.

Les deux femmes et Henri, nous lui conserverons désormais son nom francisé, prirent ensemble l’omnibus de la barrière des Ternes à l’avenue Friedland, et en route Michelle demanda des nouvelles du missionnaires.

« Georges, répondit la mère, est dans les îles des mers de Chine, il vit chez ses chrétiens, ce qui est loin d’être confortable, mais il a de grandes consolations. Tenez, j’ai là dans ma poche sa dernière lettre, voulez-vous la lire ? précisément, il parle de vous. »

Michelle prit le papier.

« Mère bien-aimée, lut-elle pendant que le lourd véhicule descendait l’avenue des Ternes, tu n’as pas idée de ma joie. J’avais ce matin mon église pleine, mon église bâtie avec les douze cents francs que tu m’as envoyés. Ce chiffre pour une église t’étonne, et pourtant il est exact. Nous ne sommes pas logés comme des princes, mais en attendant le palais que le bon Dieu nous réserve dans le ciel, nous sommes campés. Ma pensée ne te quitte guère, mère, et je suis heureux que tu sois réunie à mon oncle, vous êtes ainsi moins seuls tous deux et vous parlez ainsi ensemble de l’absent qui chaque jour, au pied de l’autel, prie pour vous.

J’ai écrit à Minihic, je lui ai envoyé des chinoiseries pour mon filleul.

Si vous avez des nouvelles de la vaillante femme qui m’a soigné en Allemagne et vis-à-vis de laquelle j’ai été si prodigieusement injuste, ainsi que vous me l’avez appris en me contant ce qui s’était passé entre vous et le général à l’ambulance du château de Voisins… »

Ah ! que ces mots me font de bien, murmura Michelle.

« Donnez-m’en. Je voudrais la remercier, me faire pardonner mon ingratitude, je demande pour elle à Dieu la couronne éternelle !

Je vous écris sur du papier étrange, n’est-ce pas ? je n’ai rien de mieux, une misère inouïe nous accable, nous avons un toit à notre maison comme un écumoir et quand nous mangeons ce sont des œufs pourris, des chiens… on vit tout de même.

Je suis devenu homme d’intérieur, je lave mon linge, je fais cuire mon riz. Chers parents aimés, je suis bien heureux, mon chemin du ciel est montueux, mais je l’espère, assez court, car je me sens très affaibli ces temps.

Je vous vénère et vous aime tous deux du

plus profond de mon cœur en Notre-Seigneur[21].
Georges. »

Des larmes noyaient les yeux de Michelle à la fin de cette lecture. Elle n’eut que le temps de les essuyer, l’omnibus s’arrêtait et Mme Rozel l’appelait en hâte pour descendre.

« Voici votre lettre, chère Madame, je vous remercie de votre confiance à mon égard, vous avez mis du baume sur ma blessure avec ces lignes où je vois que justice m’est enfin rendue au moins d’une part.

— Patience, l’autre viendra.

— Sûrement, fit la comtesse avec conviction.

— Nous sommes arrivées, c’est à deux pas, rue Demours. »

L’arrangement des cours était fait d’avance, Michelle n’eut qu’à se présenter pour être agréée. Quant aux traductions, le curé de Saint-Ferdinand les lui donnerait lui-même, étant l’ami intime du secrétaire de l’Académie.

Restait maintenant à voir le logement.

Un rez-de-chaussée au fond d’une cour avec une petite terrasse de deux mètres, où poussaient quatre rosiers. Si modeste que soit ce pauvre logement, ces fleurs lui donnaient l’air gai, Henri fut charmé :

« Mère, je bêcherai le jardin ! » s’écria-t-il.

Une autre porte vitrée donnait sur ce minuscule parterre et sur les vitres on lisait ces mots : « Blanchisseuse de fin. »

Ce voisinage ne plut guère à la comtesse Hartfeld, Mme Rozel le vit.

« Sans doute, dit-elle, vous aurez à subir un contrôle gênant ; mais à Paris on s’occupe peu les uns des autres ; de plus, cette femme est très honnête ; notre ami, le curé de Saint-Ferdinand, la connaît, il a son fils comme enfant de chœur. »

Michelle haussa les épaules, indifférente.

« Que m’importe, dit-elle, pourvu que je gagne notre pain quotidien, je me trouve ici dans mon milieu, auprès d’une travailleuse comme moi, et le Seigneur, je crois, ne créa pas le monde en échelons. »


VIII


« Je vous chasse tous, » criait Mlle Hartfeld à ses serviteurs épouvantés, quand on lui apprit à son retour à Rantzein la disparition d’Heinrich. Peu s’en fallut qu’elle ne s’en prît à Wilhem et à Frida.

Chez le fils aîné, la douleur avait été vive. Malgré son courage d’enfant mûri avant l’âge, il ne put retenir ses sanglots.

Seul, désormais, son père, sa mère, tous l’abandonnaient. Son jeune camarade de jeux fuyait sans un mot d’adieu, sans le prévenir, sans le consulter. Un garçon si doux, si aimant, avec lequel un secret n’était pas possible. Comment cela se faisait-il ?

Et il ne put jamais le deviner, la nourrice se donnant garde de faire une révélation compromettante pour elle.

Wilhem devint encore plus grave. Un jour, quelques mois après ces événements dont toute sa vie était ébranlée, il alla se planter devant sa tante et lui dit d’un ton ferme :

« Tante Edvig, je veux aller à l’Université. »

Elle leva les bras au ciel.

« Que dis-tu ? tu songes à me quitter ?

— La maison est trop grande.

— Mais si tu pars, mon neveu, elle le sera plus encore.

— Vous l’avez rendue telle, tante Edvig.

— Ingrat ! Est-ce moi qui ai fait partir ton frère ?

— Non, mais le petit n’a pas su s’habituer à n’avoir ni père, ni mère, il a fui, je ne sais pas comment ; j’espère qu’il a retrouvé maman.

— Ah ! pas moi, par exemple.

— Si, car alors il serait mangé par les loups ou volé par les bohémiens. »

Edvig avait déjà pensé cela, mais pas plus que Wilhem, elle ne savait la visite de Michelle. Toute la police avait été mise sur pied, toutes les dépendances de Rantzein étaient fouillées ; les bois, le pays à vingt lieues à la ronde avaient été explorés. On ne trouvait rien naturellement. Le départ de la mère coïncidait avec celui du fils, voilà tout ce qu’on savait, mais nul ne les avait vus, nul ne connaissait la direction qu’ils avaient prise, personne ne les avait aidés.

Edvig en venait à croire à la sorcellerie, à mettre sur le compte de Michelle des attaches diaboliques. Sa haine l’égarait à tel point que rien d’invraisemblable ne lui semblait naître d’une telle supposition.

La résolution de Wilhem lui meurtrit cruellement le cœur, mais elle n’osa la battre en brèche. Sa volonté dominatrice était tenue en échec par l’attitude ferme de cet enfant. Son propre sang se retournait contre elle.

« Tu n’aurais pas fui, toi ? Tu n’aurais pas abandonné ta tante ?

— Je n’aurais pas quitté mon pays. J’ai promis à mon père de le servir toujours. Mais je veux m’en aller, tante, je respire mal dans cette solitude, il me faut des camarades, des amis. J’ai encore une autre raison, tante : je dois me préparer à ma Première Communion. »

Edvig fronça le sourcil. Quelle nature, cet enfant ! il fallait compter avec lui. Alors, elle répondit :

« Nous allons retourner à Berlin, j’ai cru bien faire en venant ici. Si j’étais restée en ville, ce malheur ne serait pas tombé sur nous. Une fois en ville, je dirigerai mieux mes recherches. Tu pourras suivre les cours sans t’éloigner de moi, et je te ferai, quoi qu’il m’en coûte extrêmement, connaître le prêtre catholique qui administra ton pauvre père. »

Wilhem sortit sans mot dire, sans voir qu’un geste d’appel de sa tante quêtait un baiser.

Il alla, ainsi qu’il le faisait souvent, dans la chambre de sa mère.

C’était une sorte de pèlerinage qu’il accomplissait au milieu des objets familiers et aimés.

Tout de suite, il constata l’absence de la photographie de son père… il vit au petit bureau la clé où d’habitude elle ne demeurait pas.

Il ouvrit. Les rouleaux d’or étaient intacts, mais les pieuses reliques que souvent sa mère lui avait montrées avaient disparu. Alors il comprit tout.

Mère est venue, se dit-il, je dormais, moi. Heinrich pleurait, ainsi que chaque soir, l’absence du bonsoir maternel. Il l’a vue, il l’a suivie, il a emporté ses billes, son couteau, sa bourse. C’est cela, ils sont ensemble ; tant mieux, mon pauvre petit frère n’est pas mangé par les loups ou battu par les bohémiens. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Je ne l’aurais pas empêché de partir, j’aurais embrassé mère au moins. Je ne peux pas partir, moi. Lui le pouvait ; il n’est pas le comte Hartfeld, lui ! Il ne sera jamais général ! Peut-être qu’il va m’écrire ? En tout cas, je vais le faire moi, j’enverrai ma lettre chez grand-mère, elle doit savoir où ils sont, Heinrich saura au moins que je ne lui en veux pas trop. Tout de même, comme ils m’ont tous quitté !

Des larmes venaient aux yeux du pauvre garçon, il les refoulait tant qu’il pouvait parce qu’un homme ne doit pas pleurer. Alors il s’en alla pour se distraire dans la salle d’armes tirer avec son précepteur. L’ardeur de ces exercices qu’il aimait calma peu à peu le souci de son cœur.

À quelques jours de là, toute la maison refit le trajet de Berlin. On rouvrit l’hôtel et on se réinstalla. Farouche et peu communicative, Mlle Hartfeld ne dit à personne la fuite d’Heinrich. Aux questions, elle répondit avec hauteur et nul n’osa formuler de banales consolations. L’opinion générale devina la vérité : la mère avait enlevé son fils, c’était trop naturel pour être blâmé.

Aussi Mme Freeman, qui plaignait sincèrement la pauvre comtesse, eut-elle grande joie à annoncer cette bonne nouvelle à son fils Albert, qui se faisait d’amers reproches, craignant que ce ne fût à leurs relations avec l’école d’orphelins qu’on eût fait allusion dans les journaux, quand on raconta : « La conduite honteuse de la femme d’un général qui avait des rendez-vous clandestins avec les ennemis de la patrie. » En tous cas, l’école avait été fermée, les orphelins licenciés, c’est-à-dire rejetés à la rue, et les bons Freeman les avaient placés, comme ils avaient pu, dans leur industrie malgré leur jeune âge.

Mlle Hartfeld, murée dans sa solitude, refusait de recevoir qui que ce fût ; elle se consacrait aux enfants de son frère. L’éducation de Wilhem forcément lui échappait à cause de ses études au dehors, mais celle de Frida se faisait sous ses yeux. Elle veillait avec un soin jaloux au bien-être et à la santé de ces deux enfants qu’elle avait en quelque sorte extorqués. Sombre avec tous, elle n’avait de sourires que pour eux. Ils l’aimaient, le garçon non sans arrière-pensée pénible, mais la petite fille entièrement. Du reste, elle les gâtait à plaisir, leur prodiguant le bien-être de leur immense fortune.

Elle avait fini par apprendre par la police que Michelle était à Paris, et un instant elle avait hésité à la traquer, à la poursuivre. Puis, lasse, très souffrante elle aussi, de douleurs rhumatismales, elle finit par se tenir tranquille, influencée malgré elle par l’attitude de Wilhem. L’enfant, toujours le premier au collège, était remarqué par ses maîtres et estimé de tout l’entourage avec sa gravité précoce, son attitude sérieuse de jeune chef de famille.

Il remplissait près de sa sœur, avec une bonté condescendante, un rôle au-dessus de son âge. Il avait réussi à obtenir pour elle une institutrice catholique.

Au printemps, Wilhem fit sa Première Communion avec une ferveur d’ange. Sa tante y assista de loin, mal à l’aise dans un milieu où elle était loin de son centre. La veille au soir, l’enfant lui avait dit gravement. « Tante, si je t’ai fait de la peine, pardonne-moi. Quant à moi, je te pardonne, tante.

— Mais tu n’as rien à me pardonner, mon neveu.

— Si, tante, et quand vous serez prête à partir auprès du bon Dieu, vous serez contente de le savoir. J’aurais été heureux d’embrasser maman aujourd’hui… »

La tante, sans répondre, s’était penchée vers Frida pour reprendre avec elle l’examen des images qui l’occupaient. Seulement, au bout d’un instant, Mlle Hartfeld s’aperçut qu’il y avait sur ses lunettes une buée anormale, et elle les enleva pour les essuyer, sans se rendre absolument compte que ce brouillard n’était autre que deux larmes de déception…

IX


Michelle éprouvait un peu de quiétude en son âme endolorie, l’existence simple où s’écoulaient ses jours, le travail quotidien avaient amené par la distraction forcée du devoir accompli le calme après l’agitation. Cette nouvelle étape de sa destinée orageuse s’arrangeait en somme assez paisible. Les actions de la mère et de l’enfant avaient une régularité monacale, illuminée de leur tendresse.

Les soirées entre eux deux étaient un charme, ils sortaient jusqu’à la nuit pour respirer en dehors des fortifications, puis ils rentraient ; l’enfant dormait, et la mère travaillait à ses traductions jusque vers minuit.

Malgré elle, et seulement par bonté, elle avait dû répondre aux avances de sa voisine, la brave blanchisseuse. Le peuple s’aide et se lie vite. Mme Pierre avait cru sa voisine née sur le même échelon social qu’elle. Et dès le lendemain de l’installation elle lui avait dit quelques mots de bienvenue.

Cette femme avait un enfant de l’âge d’Henri nommé François, et cette circonstance avait été un rapprochement entre les deux mères. Les deux enfants jouaient ensemble sur la petite terrasse commune les jours de congé ! Michelle avait mis son fils à l’école des Frères du quartier.

Souvent, quand elle avait un moment de libre, elle allait promener son fils au Bois pour que sa santé ne souffrît pas du manque d’air et elle emmenait François par bonté. La blanchisseuse, attelée au fer brûlant du matin au soir, savait un gré extrême à sa voisine de ce procédé ; son enfant, grâce à elle, respirait un air plus sain que celui de sa boutique embuée de chaleur humide.

« Donnez-moi votre linge, disait-elle à Michelle, et partez au Bois avec les gosses. »

Michelle, petite-fille d’une marquise, femme d’un comte, n’avait aucune sotte fierté. Ceux qu’elle avait connus des gens du peuple ne l’avaient jamais trompée, au contraire ; près d’eux, elle avait trouvé sincérité et bonté. En outre, par son père, elle y tenait à ce peuple, elle se rappelait souvent ce brave homme si tendre et si doux, vêtu de la longue blouse des marchands de bœufs, et elle tendait les mains volontiers à tous ceux qui lui paraissaient sincères et honnêtes sans distinction de castes.

La joyeuse humeur et le cœur sensible de Mme Pierre l’avaient conquise, aussi était-ce volontiers qu’elle se chargeait de son fils et lui faisait partager le goûter et les jeux d’Henri. François était d’ailleurs de l’espèce des enfants sages, il était enfant de chœur à la paroisse et bien noté à l’école des Frères où il était dans la même classe qu’Henri.

François voulait être mécanicien comme son père. Son père était mort dans un accident de chemin de fer. Mme Pierre avait conté de suite à sa voisine toute sa vie de peines et de luttes pour le pain quotidien, avec la prolixité et les larmes facilement amenées chez les natures expansives qu’on rencontre si souvent chez les femmes d’ouvriers.

Michelle, pressée de questions par Madame Pierre, avait seulement répondu qu’elle était veuve et peu fortunée.

Ces deux choses étaient visibles. Seulement, un jour, elle resta mal à l’aise, ne voulant pas froisser la bonne créature, ni cependant accepter si grande familiarité.

« Madame, était venue dire la blanchisseuse, c’est dimanche, faut venir prendre le café avec nous.

— Je suis trop en deuil, répondit Michelle, polie.

— Nous sommes en famille. Les ouvrières ne viennent pas aujourd’hui, c’est la morte saison.

— Merci, je ne sors jamais, au moins pendant un an ; après, nous verrons.

— À votre aise, Madame, c’était de si bon cœur, faut pas vous faire de la misère toute seule, la vie en donne bien assez, vous ne ressusciterez pas votre homme avec des larmes. Si vous étiez raisonnable, au lieu de vous user le tempérament à vous faire de la bile, vous viendriez avec nous à la foire de Neuilly.

— Merci, fit doucement Michelle très lasse, j’attends quelqu’un.

— Voulez-vous que nous emmenions Henri avec nous ?

— Non, répondit vivement la comtesse, allez vous promener, je vous en prie, n’insistez plus. »

La blanchisseuse se retira un peu froissée, grommelant :

« Elle est tout de même bégueule, la voisine. »

« Une lettre pour vous, Madame Hartfeld, cria le concierge du seuil de sa loge. Familier avec ses locataires, il ne se dérangeait pas pour si peu. Henri courut la prendre et revint joyeux : « Oh ! mère, c’est l’écriture de Wilhem ! »

Michelle tressaillit, saisit l’enveloppe, lut la suscription :

« Monsieur Heinrich Hartfeld, aux soins de Mme Carlet, rue de Vaugirard, couvent des Auxiliatrices, Paris. (Voir au dos.) »

Et là, Mme Carlet avait ajouté : rue Demours, 10 bis.

La mère et le fils fermèrent leur porte et s’assirent l’un près de l’autre, saisis d’une indescriptible émotion. Henri, enfin, lut tout haut, pendant que Michelle suivait attentivement chaque ligne :

« Mon cher petit frère, je profite de la liberté que me donne la vie de collège (!) (pour moi, c’est la liberté) pour t’écrire. Ici, je souffre moins que seul et errant dans cette grande cage cadenassée qu’est notre maison. Depuis ta fugue, je ne sors que suivi de deux valets, mes promenades ressemblent à celle d’un prisonnier. Tante a bien tort de se méfier. Jamais je ne me sauverai. Sans doute, j’aime maman et je suis désolé de sa peine, mais, moi, l’aîné, je ne puis déserter. L’honneur des Hartfeld m’est confié ! Je dois continuer les traditions de famille et me battre à la tête de mes compatriotes ainsi que l’a fait papa. Je le lui ai promis au lit de mort, quand, avant le départ hâtif pour Rantzein, notre tante nous fit jurer de porter haut les armes des Hartfeld. Toi, mon petit Henri, tu as suivi le chemin où t’appelait ton cœur, tu as bien fait, notre chère maman ne pouvait vivre abandonnée.

Il eut mieux valu qu’elle eût emmené Frida avec elle, les deux Hartfeld n’étaient pas de trop pour soutenir la réputation du grand mort qui fut notre père ! mais Frida était trop petite. Nous serons sans doute toujours séparés maintenant ; étudiant en France, élevé par maman, tu seras Français, toi ! Notre famille sera en deux morceaux, à cheval sur deux pays, et deux pays ennemis ! Si je n’étais pas un homme, des fois je pleurerais… Tu peux m’écrire à Heidelberg où je vais aller à présent. Tante vient de décider de quitter tout à fait Berlin pour vivre à Rantzein, où nos intérêts, non surveillés, souffrent, paraît-il.

J’ai fait ma Première Communion, et tu penses bien quel a été le but de mes prières. Je ne l’ai pas faite comme les autres enfants, entouré de ma famille et de mes amis, mais j’avais le bon Dieu dans le cœur et cela remplaçait tout !

Parle-moi de maman, de ta vie, je crains que tu n’aies pas d’argent, tu aurais dû prendre en partant ma bourse avec la tienne, elle était à côté. Quel dommage que j’aie dormi ! car j’ai tout deviné à force de réfléchir. Je t’envoie la moitié de mon argent de poche ; tous les mois, nous partagerons.

Embrasse maman bien fort, puisque tu as des baisers à donner et à rendre, moi, je n’ai embrassé personne que Frida depuis le jour de la mort de papa. Je travaille, je veux aller à l’École militaire avec une dispense d’âge. Je n’ai que l’amour de ma patrie pour me consoler de tout.

Bien à toi, mon frère.

Wilhem. »

Cette lettre de son frère fit une grande impression sur Henri ; quant à Michelle, elle regardait cette chère écriture de ses yeux tristes. Que de choses entre ces lignes ! Quel avenir elle lui faisait toucher du doigt !

Juste à ce moment, les Rozel arrivaient.

« Voyez, dit la comtesse au conseiller de toute sa vie, voyez, mon bon ami, cette lettre de mon Wilhem. »

L’abbé se retira à l’écart pour lire, pendant que Mme Rozel expliquait :

« C’est le jour des lettres, je vous en apporte une de votre cousine. »

Elle était jointe à une autre que m’écrivait la princesse Rosaroff pour me prier de lui donner de vos nouvelles et de vous faire parvenir son message. Voyez, le timbre est celui de Jérusalem, lisez. « Ma pauvre et parfaite amie, écrivait Rita, nous venons d’apprendre ici, par les journaux, la mort d’Hans ; notre courrier nous parvient très irrégulièrement à chaque escale, de sorte qu’une lettre de vous court sans doute après moi. Les articles que j’ai lus me causent une grande inquiétude. On y parle de vous en termes étranges. Je crains une catastrophe. Cependant, Michelle, vous n’avez pas été assez abusée par votre patriotisme français pour trahir votre famille… Pardon de cette offense ; mais rassurez-moi, écrivez-moi, nous attendons votre réponse ici, près du tombeau du Christ. Le vent balaye des fleurs d’oranger et l’air est tout imprégné de ce parfum, je mets quelques pétales dans cette enveloppe, elles ont fleuri en Terre Sainte…

Vous êtes en France, disent les feuilles publiques ; bien entendu, si vous aviez besoin d’un service de n’importe quelle nature, comptez sur moi.
Rita. »

Cette lecture achevée, Michelle sourit tristement :

« Voyez le chemin de la calomnie, dit-elle à ses amis. Même cette âme d’élite qu’est Rita a un soupçon.

— Vite dissipé, répondit le prêtre. Mon enfant, la lettre de Wilhem est remarquable chez un enfant de son âge. Vous êtes réellement une heureuse mère.

— Oh ! mon ami, une heureuse mère est celle qui vit près de ses enfants.

— Une heureuse mère est celle qui a mis au monde des être doués de vertu, de courage et de cœur.

— C’est juste.

— Allons, reprit Mme Rozel, chère enfant, nous venions vous chercher et nous sommes arrivés bien à propos, puisque sans nous vous alliez encore vous désoler. Venez, et nous dînerons ensemble chez moi, entre nous, ce qui ne rompt pas votre deuil. Votre petit Henri aura un peu de distraction. Il n’est pas aussi mûr que son frère Wilhem ; n’est-ce pas, mignon ?

— Wilhem est bien meilleur que moi, dit l’enfant, bien plus beau, bien plus fort, aussi je l’aime, je l’aime…

— Bon petit être, fit l’abbé, caressant la joue du petit garçon ; n’ai-je pas raison, Michelle, de vous appeler une heureuse mère ? »


X


L’été et l’hiver suivirent leur cours, Henri fit sa Première Communion, et ce fut une jolie fête chez l’abbé Rozel, où Mme Carlet vint aussi dîner.

François, le compagnon d’étude et de jeu du petit garçon, avait suivi avec lui tous les exercices de la retraite et s’était montré d’une exemplaire piété. Leurs deux mères, de ce fait, s’étaient encore rapprochées ; maintenant Mme Pierre avait un peu compris que l’éducation de sa voisine était supérieure à la sienne : mais elle restait flattée de ses relations et avait pour Mme Hartfeld une vénération que celle-ci lui retournait en sincère estime.

Les deux voisines se rendaient de mutuels services.

Donc, le soir de ce beau jour de juin, comme Michelle et son fils rentraient chez eux, ils rencontrèrent dans leur rue Madame Pierre, très pressée, qui se heurta presque à eux.

Ils l’arrêtèrent, en souriant :

« Ah ! c’est vous, bien, j’ai de la chance, c’est après vous que je cours.

— Après moi ?

— Oui, tenez, une dépêche, elle est arrivée il y a un instant, et je me suis dit comme ça que puisqu’on avait fait jouer le télégraphe, c’était pas pour que le papier restât à vous attendre. »

Michelle pâlit et ouvrit fébrilement la petite enveloppe bleue :

« Michelle, venez de suite à Rantzein, j’ai à vous entretenir de choses graves. Rien d’inquiétant, au contraire.
Edvig. »

Michelle demeura stupéfaite. Quoi ! après deux ans, Edvig lui écrivait, et sur ce ton poli. Elle songeait à la rassurer ! Qu’était-ce ?

« Mère, nous allons partir, dit Henri. Je suis sûr, vois-tu, que c’est du bonheur. J’ai trop bien senti, ce matin, à la messe, qu’il venait enfin vers nous.

— Oui, tu as raison. Seulement, doit-je t’emmener ?

— Bien sûr. Tu ne vas pas me laisser.

— Mais si ta tante veut te reprendre.

— Ça, jamais, je suis un homme à présent, et Wilhem ne le permettrait pas, ajouta l’enfant avec sa belle confiance en l’aîné.

— Attendez donc, fit Mme Pierre, qui écoutait sans trop comprendre ; c’est de vos parents d’Allemagne, pas vrai ? Eh bien ! laissez-moi Henri, allez à vos affaires. J’aurai soin du gosse comme du mien.

— Je le sais, mais le petit sera content de voir là-bas ceux qu’il aime. Je vais le prendre avec moi. Rendez-moi le service, ma bonne Madame Pierre, d’aller prévenir de mon départ obligé et immédiat, ma mère et M. et Mme Rozel.

— Ce sera fait dès demain matin. »

La nuit fut agitée pour Michelle. Elle réfléchit à mille choses et bâtit mille histoires. Puis, au jour, elle appela son fils, qui était déjà éveillé, et ils se mirent à préparer une petite valise.

Mme Pierre frappait à la porte.

« Tenez, disait-elle, je vous apporte votre lait avec le mien, bien sûr que vous oublieriez de déjeuner, ce matin.

— Merci, répondit Michelle avec un sourire ; je vais vous laisser mes clés ; si toutefois mon séjour se prolongeait, je vous enverrais un petit mot pour demander des vêtements.

— N’allez pas nous lâcher, au moins. »

Les deux femmes se serrèrent les mains. La blanchisseuse embrassa Henri, et François courut chez l’abbé Rozel.

Le voyage se fit d’une traite sans encombre. À la gare de Rantzein, un coupé attendait les voyageurs. Le cocher et le valet de pied étaient inconnus de la comtesse et de son fils.

Le trajet très court fut accompli en quelques minutes, pendant lesquelles le cœur des deux fugitifs, qu’avaient été la mère et le fils, battait à se rompre. Cette route, ils la connaissaient.

Cette grille du château maintenant s’ouvrait devant eux.

La voiture s’arrêta au perron.

La comtesse Hartfeld eut peine à monter l’escalier, tant ses jambes tremblaient. Frida et son institutrice se tenaient sur le haut des marches. Michelle voulut saisir sa fille dans ses bras, l’embrasser, mais la petite effarouchée se sauva à toutes jambes.

« Mon fils Wilhem ? balbutia l’arrivante.

M. Wilhem est au collège, Madame, répondit l’institutrice, mais Mlle Hartfeld vous attend dans son appartement. Elle est trop souffrante pour descendre. Je vais vous y conduire.

— C’est inutile, je le connais. »

Elle monta, toujours suivie d’Henri, tout désorienté, tout surpris, ayant difficulté à reprendre contact avec les choses. Michelle frappa à la porte de sa belle-sœur.

Herein[22], dit la voix rude de l’Allemande.

Michelle entra.

La vieille Edvig était sur une chaise longue ; elle tendit les bras à son neveu qui, ému, attiré par l’ardente expression de tendresse de sa tante, s’y précipita.

« Tante Edvig, enfin !

— Mon enfant bien-aimé ! »

Elle le fit asseoir près d’elle, et alors, d’une voix grave quoique un peu hésitante, elle dit :

« Michelle, je vous tends la main.

— Je l’accepte de bon cœur, fit la jeune femme.

— Michelle, j’ai à accomplir vis-à-vis de vous une grande œuvre de réparation.

— Dieu soit loué !

— Oui, Dieu soit loué, ma sœur, car il a fait un miracle.

— Vous avez enfin découvert mon innocence.

— Oui, et pleinement. Si nous pouvions réparer le passé, rappeler à nous celui qui fut la victime de cet immense malheur. »

Les deux belles-sœurs s’attendrissaient.

« Heinrich, dit Edvig, va, mon enfant, près de ta sœur, reprends possession de cette maison qui est la tienne, sois libre, agis à ta guise. Ton ancienne chambre est préparée pour toi, celle de ta mère l’est pour elle. »

Le petit ne se fit pas prier, il bondit au dehors. Alors Edvig, toujours grave, reprit :

« Approchez-vous de moi, Michelle, ce que j’ai à vous dire m’est pénible, car je dois m’accuser ; mais je vous ai vu si charitable souvent, que j’espère, moi aussi, en votre indulgence.

— Comptez-y pleinement, ma sœur.

— Écoutez donc : Après la Première Communion de Wilhem, je résolus de quitter Berlin, je ne pouvais vivre dans cet hôtel aux odieux souvenirs, je voyais la nature énergique et virile de mon neveu se rapprocher de plus en plus de celle de mon pauvre frère. Je reconnus que je pouvais avoir confiance en un caractère si parfaitement équilibré, et je consentis à m’en séparer, à le laisser poursuivre ses études et à venir, moi, habiter Rantzein, cette maison de famille, berceau des Hartfeld. En conséquence, je déménageai l’hôtel de Berlin. Je voulais moi-même mettre en ordre les objets ayant appartenu à mon bien-aimé frère. Et quand tout fut emballé, parti, je revins seule dans ce cabinet de travail, témoin d’un si horrible scène. La pièce était vide, la place des meubles enlevée marquait sur le tapis, et je vis dans le rectangle dessiné par un bahut ancien, de petits papiers blancs. Je reconnus les cocottes avec lesquelles notre Frida jouait la veille du jour néfaste. Je me baissai pour recueillir encore ce triste souvenir. Alors, sur ce papier, un mot frappa mes regards, une stupeur inouïe le figea sur place. Je dépliai la feuille non déchirée, mais seulement chiffonnée, et je découvris…

— La pièce que je devais avoir volée.

— Précisément.

— Je renonce à vous peindre l’état de mon âme.

— Votre remords ?

— Non, pas encore, Michelle, je dois à la vérité de m’accuser. Je pensai que mon pauvre frère vivrait encore si cette fatale lettre avait été trouvée à temps, et je n’eus qu’une idée : la rendre au dossier auquel elle appartenait. Je courus au palais impérial, je sollicitai d’urgence une audience. Le kronprinz me reçut.

J’étais tellement troublée que je ne savais plus m’exprimer ; mais le prince, avec cette bonté que tout le monde s’accorde à lui reconnaître, me prit des mains la maudite pièce. Comme vous tout à l’heure il s’écria : « Dieu soit loué ! » Et après un silence il dit, m’ouvrant enfin les yeux :

« Mais alors, votre pauvre belle-sœur ne fut jamais coupable, nous avons été étrangement cruels, Mademoiselle Hartfeld, il faut en hâte réparer cette injustice. »

— J’ai obéi, Michelle, maintenant vous savez tout. »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours s’écoulèrent, Wilhem vint en congé et ce fut entre la mère et les fils une expansion joyeuse ; seule, Frida gardait une indifférence égoïste, elle jouait, embrassait sa mère en hâte et ne montrait pas le cœur dévoué et vibrant de ses frères.

Puis Wilhem dut repartir. Ses études ne pouvaient s’interrompre, si l’enfant voulait poursuivre son but difficile de gagner l’école militaire avant l’âge. Henri, de son côté, devait apprendre aussi. Alors Mlle Hartfeld fit de nouveau appeler sa belle-sœur près d’elle.

« Michelle, dit-elle, nous n’allons pas ainsi prolonger les vacances. Il faut régler à nouveau nos intérêts : vivre ensemble n’est plus possible, le seul lien qui unissait un peu notre antipathie réciproque est brisé. Je vous conseille donc de retourner vivre dans le pays que vous aimez.

— Vous voulez encore me séparer de mes enfants ?

— Nullement. Wilhem l’est de nous tous ; Heinrich n’a pas les goûts militaires de son frère, il peut donc continuer ses études en France. Quant à Frida, elle a besoin de l’air natal pour se bien porter ; je vous demande donc, au nom de mon frère qui avait en moi une absolue confiance, de me laisser ma nièce, j’en ferai une honnête Allemande. Chaque année, vous serez libre de venir passer ici vos vacances au milieu de vos enfants et j’aurai, moi, la joie de voir mon cher Heinrich.

— J’accepterais, Edvig, si cet arrangement me semblait être mon devoir.

— Il l’est. Vous n’ignorez pas que Rantzein appartient à Wilhem, que la fortune de mon frère est à ses enfants, que moi je possède en propre la moitié de ces terres. Je vous ferai remettre par mon notaire les rentes d’Heinrich jusqu’à sa majorité, elles seront très largement suffisantes pour vous deux.

— Permettez-moi de réfléchir.

— Quand j’aurai ajouté que tel est le désir de l’empereur, vous serez, je pense, convaincue.

— Cependant ce que vous venez de me dire implique chez le kronprinz une pensée différente.

— Nullement. Il s’agissait de réparer une injustice. Ceci est fait. Mais votre hostilité bien connue des années précédentes ; le soin que vous aviez d’afficher vos couleurs françaises en plein palais impérial font, qu’à présent que votre mari n’est plus là pour répondre de vous, la chancellerie souhaite vous voir à l’étranger. »

Michelle se leva.

« Je partirai demain, » dit-elle.


ÉPILOGUE

I


La rue d’Anjou est pleine de conscrits riant, chantant, jouant la gaieté que beaucoup n’ont pas. Mais, puisqu’il est d’usage de faire un peu les fous le jour où l’on va chercher au fond de l’urne son numéro d’entrée au régiment, tous les jeunes gens doivent s’y conformer.

Dans une voiture à l’angle du faubourg Saint-Honoré, une mère attendait son garçon. Un sourire se jouait sur ses lèvres, ses beaux yeux roux brillaient d’une joie douce, et tout à coup elle ouvrit vivement la portière, du geste heureux qui précède une arrivée souhaitée, attendue.

Un jeune homme accourait, agitant en l’air le grand carré de papier bariolé où figurait, en chiffres énormes, le numéro 113. Des femmes, des camelots avec des rubans tricolores, des fleurs, des petits drapeaux, l’empêchaient d’avancer. Et soudain, dans sa joie, il eut une idée, prit un minuscule drapeau et le piqua à sa boutonnière, jetant une pièce blanche dans la corbeille de la vendeuse. Puis, sans attendre sa monnaie, il reprit sa course, sauta dans la voiture, et le cocher, qui avait des ordres, partit de suite.

« Là, ça y est, mère, pioupiou français, ton gars ! Naturalisé juste à point, conscrit et content. Ah ! ma petite mère, tu t’entends bien à faire les braves, je me sens de force à conquérir le monde. Vive la France et maman ! »

Elle se pencha vers lui, mit un baiser sur la joue fraîche auprès de la petite moustache naissante de son fils.

Ce mouvement rapprocha leurs deux visages, aussi semblables que peuvent l’être deux natures humaines féminine et masculine, charmantes toutes deux, bonnes à regarder, tant elles respiraient de loyauté et de bonté.

La mère tenait le numéro du conscrit, le fixait, puis un soupir souleva sa poitrine, la pensée déjà envolée au loin vers une autre scène à peu près semblable sans doute, à laquelle elle n’avait pu assister… là-bas, de l’autre côté du Rhin. Il devait y avoir déjà deux ans…

Le jeune conscrit devina ce que songeait sa mère, et il voulut, comme toujours, chasser les papillons noirs voletant autour d’eux.

« Alors, mère, tu as invité les vieux amis à dîner en l’honneur du tirage au sort de ton soldat. Tu sais, je planterai des drapeaux dans tous les verres. »

Elle sourit doucement.

« Nous aurons l’air à la guinguette, mon ami.

— Eh ! qu’importe, nous serons chez nous, libres de nous amuser à notre idée ; on dira si l’on veut que nous ne sommes pas distingués, pas gens du monde gourmé où l’on pontifle, qu’importe. Sommes-nous comme d’autres, nous ? N’avons-nous pas le droit, après tant de soucis, de crier victoire ? Tu voulais ton fils Français, comme toi, tu n’y es pas arrivée sans peine et sans gloire. Et puis, nos amis ne se formaliseront pas, tous sont sincères et nous aiment. Qui as-tu invité ?

— Rien que les anciens : M. l’abbé et Mme Rozel, ta grand’mère, Georges Lahoul, qui a tout exprès obtenu congé de ses professeurs. »

La voiture s’arrêtait devant l’appartement que, depuis douze ans, habitait rue François Ier la comtesse Hartfeld.

Michelle et son fils — on les a reconnus — descendirent. Un jeune homme et une femme endimanchée, qui attendaient sous le porche, s’élancèrent au-devant d’eux. Le jeune homme avait l’épaule enguirlandée de longs rubans blancs, bleus, rouges. À son chapeau était attaché son numéro, il avait à sa boutonnière une fleur en papier.

« Moi ! j’ai 110, cria-t-il, regarde, Henri, un bon. Pas marsouin, pour sûr.

— Moi j’ai 113, trois de plus que toi ; on sera ensemble mon vieux.

— Faut tâcher d’être cavalier.

— N’importe, pourvu qu’ils nous mettent quelque part dans les rangs de l’armée française ! »

Les deux conscrits montaient l’escalier, lancés, joyeux, et les deux mères suivaient.

« Vous avez la larme à l’œil, ma bonne Madame Pierre, dit la comtesse à sa compagne, le départ n’est pas tout de suite. Et puis, je vous l’ai promis, je m’installerai dans leur ville de garnison, je soignerai nos deux enfants.

— Oh ! je sais que vous avez toujours été parfaite pour mon François, mais ce n’est pas lui que je plains, c’est moi. Un si gentil enfant, aux petits soins pour sa mère, malgré son instruction de monsieur. »

Elles entrèrent, le déjeuner était servi. Leurs quatre couverts, pas plus, se faisaient vis-à-vis. On allait causer à table, noyer le chagrin dans deux doigts de champagne.

Mme Pierre s’était assise. Elle dépliait la serviette roidie et calandrée par elle-même, avec vénération.

« Dommage de la salir, pour sûr, » grommela-t-elle.

La maîtresse de maison ayant vite ôté son chapeau, s’asseyait en face de son fils.

« Servez vite, ordonna-t-elle, il est midi passé, ces jeunes gens meurent de faim. »

Le domestique présentait les hors-d’œuvre, et Mme Pierre se servait tranquillement sans aucun embarras, à l’aise, grâce à l’exquise bonté de son ex-voisine.

« Et dire, commença-t-elle, qu’il y a une douzaine d’années vous arriviez, Madame la comtesse, dans notre petite maison des Ternes si pauvre, si chagrine avec votre garçon. Ça été mon bonheur à moi, ce voisinage-là.

— Et le mien aussi, Madame Pierre, vous m’avez aidée et souvent consolée. Aujourd’hui même encore, votre présence me fait du bien, car je retombe à chaque instant dans le vide de mon isolement. À cette table où nous sommes quatre, il manque deux autres enfants.

— Vos petits Allemands ?

— Wilhem et Frida, le frère et la sœur d’Henri.

— N’y pensez donc pas puisqu’ils sont heureux.

— Heureux, je l’espère. Mais croyez-vous qu’ils n’ont pas au cœur un point douloureux, eux aussi. Mon fils aîné est l’absolu portrait de son père : brave, énergique, tendre aussi, et je suis sûre qu’il souffre de l’abandon maternel.

— Abandon forcé.

— Sans doute, mais dont je le vois, il n’a jamais bien compris la triste obligation. Il reste en lui, à mon égard, un peu de froideur.

— Et votre Frida ?

— Oh ! celle-là ne m’aime pas du tout ; élevée loin de moi, entretenue dans l’idée que j’étais une mère dénaturée, elle n’a pour moi aucune tendresse. Elle m’écrit tous les ans une lettre officielle.

— Mais quand vous allez là-bas.

— Aux vacances avec Henri. Nous y restons un peu par devoir, sentant combien notre présence pèse. La tante des enfants me parle à peine, Wilhem est presque affectueux, Frida silencieuse, Henri, tellement mal à l’aise avec sa nature exubérante, que nous abrégeons toujours notre voyage, ne parvenant à retrouver nos manières naturelles qu’à la frontière.

— Pourtant les deux frères s’aiment.

— Beaucoup. Wilhem est noble et généreux. Malgré l’option de son frère pour la France et qu’il désapprouvait, mon fils aîné a partagé intégralement avec Henri la fortune paternelle. Aucune loi ne l’y forçait. Il a agi d’après sa propre justice.

— De sorte que vous voilà millionnaires.

— Henri oui, pas moi, je n’ai pas un franc de rente, dit Michelle en souriant, avec sa belle indifférence de tous temps pour l’argent.

— C’est comme moi, alors, fit Mme Pierre, j’ai mes deux bras, une bonne tête. Dieu merci, et un bon état.

— Moi, j’ai un bon fils. »

Henri et François causaient ensemble avec animation sans prêter attention à ce qui se disait près d’eux. Ils parlaient des camarades des garnisons avec l’entrain de leur âge.

« Vous ne le laisserez pas soldat après son temps, Madame la comtesse ? reprit la blanchisseuse en regardant Henri : Il ne veut pas faire sa carrière de l’état militaire ? Ça lui irait pourtant joliment bien l’habit d’officier, un si beau garçon !

— Non. Nous aurons bien assez, lui et moi, de trembler pendant trois ans de l’inquiétude d’une guerre.

— Ma foi, je le comprends, je ne voudrais pas non plus voir François continuer à vivre sous les drapeaux.

— J’ai une raison bien grave. Si un conflit éclatait entre les deux vieilles ennemies : la France et la Prusse, vous voyez notre situation, n’est-ce pas ?

— Deux frères se battant l’un contre l’autre.

— Justement. Wilhem, qui est allé à l’École militaire à Berlin, est déjà officier. Je ne sais pas ce que je pourrais bien devenir si je voyais mes fils dans deux camps ennemis : folle probablement.

— Ça donne la chair de poule, en effet.

— François, lui, ne sera soldat qu’un an.

— Oui, il est fils de veuve et élève de l’École centrale.

— C’est à vous que je dois ce dernier titre, Madame, ajouta François qui écoutait à demi. Je reviendrai vite près de ma chère maman. Si vous ne m’aviez pas fait faire mes études avec Henri, je ne serais pas aujourd’hui en passe d’être ingénieur.

— Dame, c’est sûr, nous vous devons notre bonheur, renchérit Mme Pierre.

— C’est-à-dire que François doit à son amour du travail le succès de ses études. Je n’ai été qu’égoïste en donnant à mon fils un ami fidèle.

— Vous avez même dépassé les limites de l’égoïsme, Madame, ajouta François, parce que les extrêmes se touchent. »

François avait l’âge d’Henri. C’était une excellente nature, délicate et dévouée, ayant dans l’âme l’amour du devoir et du travail. Né dans un milieu simple où l’on gagnait rudement son pain, il avait appris de bonne heure à regarder la vie comme une lutte, et il avait mis toute son activité à être vainqueur. À l’école des Frères de la rue Saint-Ferdinand, il avait été le premier, étudiant en hiver auprès du fourneau où chauffaient les fers à repasser de sa mère, et l’été sur la petite terrasse avec son jeune voisin.

Lors du retour à l’aisance d’Henri, il avait éprouvé un chagrin, un vide, et Mme Pierre, un jour, en venant apporter le linge rue François Ier, peut après le départ de Michelle d’Allemagne et sa réinstallation aisée en France, avait exprimé, sans y songer, la peine de son fils.

Aussitôt Henri voulut aller voir François.

Il le ramena chez lui et dès lors l’habitude se prit de passer le dimanche ensemble. Puis, quand François eut treize ans, son certificat d’études en poche, Mme Pierre, qui gardait une grande confiance en son ex-voisine, vint lui parler sérieusement de l’avenir de son fils, lui demander un conseil.

Il voulait être mécanicien, aller sur les locomotives comme son pauvre père, et elle était épouvantée.

« Détournez-le de ces idées-là, Madame la comtesse », suppliait la blanchisseuse.

Alors Michelle, un dimanche après dîner, avait pris à part le gamin intelligent pour causer avec lui :

« Veux-tu aller au collège avec ton camarade ? dit-elle.

— Je voudrais bien, mais nous sommes trop pauvres, je ne veux pas demander à maman, qui tape ses fers, tant que le jour dure, sur le linge des clients, de me payer l’instruction, elle a déjà assez de peine à gagner notre pain.

— Et si ta pension ne coûtait rien à ta mère ?

— Je serais bien content, parce que j’aime à étudier ; mais je sais que cela ne se peut pas.

— Cela se peut, tu suivras les classes d’Henri. »

François ne comprit que plus tard l’extrême bonté de la comtesse, et quand il se vit le premier de son cours, obtenant à seize ans son baccalauréat, admis plus tard à l’École centrale avec compliments, il reporta tout l’honneur de ses succès à sa bienfaitrice et accourut vers elle, tout ému, le cœur débordant.

« Je dois la vie à ma mère et à vous l’avenir ; vous m’avez armé pour combattre, je serai digne de vous. Toutes mes couronnes, je les mets à vos pieds, avec mon dévouement pour vous et votre fils. Je ne puis rien vous payer qu’en affection.

— Tu me récompenses au delà de mes mérites, mon enfant. »

Depuis lors, les deux jeunes gens ne s’étaient pas quittés et pas une heure le courage et la reconnaissance de François n’avaient failli.

Le déjeuner s’acheva gaiement puis les deux conscrits sortirent pour aller au Bois, déposant en passant la bonne Mme Pierre rue Demours où l’instant d’après, en camisole et tablier blanc, elle glissait ses fers sur la toile roidie.

II


Le soir de ce jour, les Rozel arrivèrent les premiers, et un grand garçon blond comme les blés, long et maigre comme on l’est à dix-sept ans, en pleine venue, en pleine transformation, vint passer ses bras autour du cou de Michelle :

« Quelle fête d’avoir congé, Madame, je puis au moins venir complimenter Henri !

— Sur son grade d’officier de guérite, n’est-ce pas, mon petit Georges ? Tu as raison, Henri sera très fier de porter l’uniforme d’officier de guérite.

— Chère amie, fit Mme Rozel les mains tendues, vous triomphez ce soir, je vous ai amené le filleul de mon fils, je suis allée le chercher rue Lhomond pour cette réunion de famille.

— Le fils d’une vaillante comme vous, Michelle, dit l’abbé Rozel, ne pouvait manquer d’arriver à son but.

— Oh ! ce n’a pas été sans peine, en effet. Ce qu’il m’a fallu de courses, de papiers, de réclamations pour mettre mon fils au régiment n’est pas croyable. Nous n’arrivions pas à avoir les lettres de naturalisation, nous restions sous cette perpétuelle menace d’être qualifié de déserteur dans l’armée allemande.

— Enfin, c’est fini !

— Grâce à Dieu !

— Père vient de m’envoyer un télégramme de félicitations pour Henri, s’écria le grand collégien ; lisez Madame. »

Michelle prit le papier.

« Compliments de cœur à Henri et surtout à sa mère.
Minihic. »

« Tes bons parents prennent toujours part à ce qu’il m’arrive d’heureux, mon enfant, tu les remercieras pour moi dans ta première lettre.

— Mon parrain m’écrit de Chine que papa pourrait être nommé à Paris si seulement il consentait à faire des démarches.

— Sans doute, ajouta l’abbé Rozel, le colonel Lahoul ne sort pas des frontières. Il s’obstine à ne rien demander, à laisser aller les événements : Aide-toi, le ciel t’aidera, a dit la Sagesse des nations.

— Ah, bien ! moi, je me remuerai, reprit Georges ; l’an prochain, je serai à Saint-Cyr. Après, je demanderai la Bretagne pour garnison, afin d’être près de grand-père et de tante Yvonne.

— Oh ! celui-là est un débrouillard, reprit Mme Rozel avec un sourire affectueux, il fera son chemin dans l’armée.

— Père m’a si bien montré la route.

— Tu as raison, conclut Michelle, tu peux, à tous les titres, être fier de ton père. »

Mme Carlet était aussi venue ; la pauvre femme ne s’était pas aperçue des luttes successives de sa fille. Elle avait continué de vivre dans sa tranquille sérénité.

Les Rosaroff aussi envoyèrent une dépêche datée de Saint-Enogat en réponse à celle adressée le matin par Henri à son cousin.

Avec l’âge, les deux époux avaient cessé leur vie errante.

Ils ne faisaient plus que du « cabotage », ainsi que le disait en riant le prince, jusqu’au grand embarquement pour l’autre monde.

Ils consacraient leur temps aux victimes de la mer et leur grande fortune était employée à fonder des asiles pour les vieux matelots, des écoles et des orphelinats pour les enfants, des secours pour les veuves.

Les Lahoul et la vieille Rosalie les aidaient de tout leur pouvoir. Yvonne, sous la cornette de religieuse Trinitaire, ne quittait pas ses grèves, tout en accomplissant sa vocation. À chaque congé, Minihic, sa femme et son fils venaient en Bretagne. La Roche-aux-Mouettes glissait à la mer par fractions, chaque année, de plus en plus ; bientôt le nid de la petite Mouette ne serait qu’un souvenir. Ces télégrammes ramenèrent la pensée des convives vers le temps passé, et ils causèrent doucement, unis, liés par tant d’événements communs, jusqu’à une heure tardive.

À présent, la vie allait encore changer de cadre pour Michelle et son fils. Après un séjour en Allemagne, auprès de leur famille, ils reviendraient prendre garnison à Montbéliard, où était le régiment de Minihic Lahoul. Henri et François, devançant l’appel, avaient le droit de choisir, et naturellement ils avaient choisi le colonel Lahoul pour chef.


III


« Michelle, disait Edvig quand, devant la grande cheminée de Rantzein où flambait un feu clair de sapins pétillants, les deux belles-sœurs étaient assises, vous avez achevé l’œuvre de division en mettant ainsi dans les rangs de deux armées différentes deux frères. Je ne veux pas récriminer ni reparler d’anciennes choses douloureuses, je dis seulement, pour l’acquit de ma conscience, ce que je pense une dernière fois. »

Michelle, silencieuse, regardait la flamme qui rougissait son joli visage songeur et elle rêvait encore, rebâtissant un autre arrangement d’existence si Hans avait vécu. Une sorte d’angoisse l’étreignait en entendant des paroles qui, à tout prendre, avaient un fond de logique. Son patriotisme, son amour maternel auraient-ils nui au bonheur des siens ? Elle ne le savait plus et, sans répondre, elle regardait cette grande femme austère, la terreur de sa jeunesse.

Edvig avait beaucoup vieilli. Cassée, rhumatisante, elle supportait ses misères physiques avec une absolue bravoure, avec un courage égal à celui de son frère dont, en son cœur, elle conservait le culte. À présent, silencieuse, elle regardait son neveu Wilhem qui, par hasard, se trouvait debout sous le portrait en pied du général, causant avec Henri près du piano devant lequel Frida était assise.

Michelle tressaillit.

Ce tableau représentait Hans âgé de vingt-cinq ans, au sortir de l’École militaire. Wilhem, à vingt-trois ans, revêtu d’un uniforme à peu près identique, semblait l’original de ce tableau. Grand, large, avec les cheveux blonds, coupés en brosse, les yeux bleu foncé, fermes et souvent tendres, c’était un type parfait de la race germanique, tandis qu’Henri offrait le charme de sa mère, sa vivacité, son enjouement. L’éducation parisienne avait achevé de le franciser.

Frida était rose et blanche, grasse et plantureuse, une riche nature pas nerveuse, placide ; mais, à vivre près de sa tante, elle avait pris son entêtement, sa décision, et, sous son enveloppe d’apparence bénévole, se cachait une ferme volonté.

Wilhem était le préféré d’Edvig. Elle était, à juste titre, fière de lui. Il représentait dignement le chef d’une grande famille, étant resté toujours plus sérieux que son âge.

Quand, au bout d’une soirée silencieuse pour les deux belles-sœurs, l’Allemande se retira, Michelle retint ses enfants un instant dans sa chambre.

« Restez un peu, mes chers petits, dit-elle ainsi que jadis elle parlait aux bébés.

— Tu vas au-devant de mes désirs, mère, dit Frida, je voulais te parler d’une chose qui me tient au cœur. Je voudrais me marier pour avoir un intérieur plus gai. Parmi mes amies, déjà plusieurs sont installées pour vivre leur vie. Je n’ai pas les raisons de Wilhem pour renoncer au mariage.

— Pourquoi Wilhem y renoncerait-il ?

— Parce que mère, vois-tu, répondit Wilhem, tante Edvig ou ma femme souffriraient d’un contact l’une avec l’autre, ce serait le renouvellement de ce que j’ai vu jadis pour toi. Les larmes, les coups d’épingles, et moi entre deux êtres aimés, ne voulant affliger ni l’un ni l’autre… Rantzein m’appartient, mais ma pauvre tante, malade, en est de fait l’unique maîtresse ; jamais je ne lui causerai la grosse peine de s’y voir au second rang.

— Mais, mon enfant, tu peux vivre en ville. N’attends pas pour t’établir, ainsi que ton père l’a fait, l’âge où l’on part trop vite pour voir grandir sa famille.

— Je t’ai dit mes raisons, mère, tu dois les apprécier ; en ville et ici, il y aurait lutte. Souvent, c’est ainsi dans le monde, à l’inverse de la nature, où l’hérédité s’arrange autrement. Les oiseaux chassent du nid leurs petits quand ils volent seuls et libres, l’univers est à eux, rien du passé ne demeure.

— Moi, reprit Frida, je me trouve maîtresse de mes actes, n’ayant, par le fait, ni père, ni mère, puisque tu es installée loin de nous. Or, je veux épouser Vasili Ogaref, un ami d’école de mon frère.

— Que dis-tu, ma fille, tu as seize ans !

— Tu t’es bien mariée à cet âge, toi, ma mère.

— Ma situation était loin de ressembler à la tienne.

— Justement, je ne me marierai pas par nécessité.

— Frida ! interrompit Wilhem, tandis que des larmes venaient aux yeux de Michelle ; la jeune fille reprit :

— Moi, je m’ennuie ici : on ne sort plus, depuis que tante est souffrante ; Wilhem n’est jamais là qu’à de rares congés ; je suis bien seule sans cesse avec des inférieurs, mes chevaux et mes chiens. Le jeune homme qui me demande en mariage est bon, riche, noble. Il a parlé à tante qui l’a refusé, moi, je l’accepte ; je te prie, maman, de le dire à Mlle Hartfeld.

— Mais encore devrais-je connaître, ma fille, ce fiancé que, sans conseil, tu accueilles.

— À quoi bon ! Je me marie pour moi. Chez toi, en France, ce sont les parents qui marient leurs enfants ; chez moi, en Allemagne, ce sont les enfants qui s’arrangent entre eux, se parlent de leurs projets et les rejettent ou les adoptent selon leur penchant.

— Tu déraisonnes, Frida, reprit sérieusement Wilhem, tu ne te marieras pas sans le consentement de notre mère et le mien.

— Toi ! tu m’as présenté ton ami avec toutes sortes de compliments.

— Sans doute. Je ne discute nullement les mérites de Vasili, il est digne de ton estime ; seulement, à mes yeux, il y a un obstacle sur lequel je ne passerai pas.

— Et lequel ?

— Sa nationalité, Ogaref est Russe. Ses propriétés sont juste aux confins de l’Allemagne, sur la frontière de Pologne.

— Eh bien ! où est le mal ? Les Russes ne sont pas nos ennemis, je te comprendrais mieux s’il était Franç…

— Tais-toi, interrompit vivement le jeune homme, tu ne sais ce que tu dis. D’un pays ou d’un autre, la division est la même. Notre famille ne peut pas se détraquer en trois lieux différents. Je vois assez les divisions qui en résultent, et les grands biens des Hartfeld ne peuvent pas passer en des mains étrangères.

— Henri épousera sûrement une Française.

— Quand bien même Henri épouserait une Française, il n’abdique pas son nom. Puis, je me suis arrangé pour lui faire avoir dans nos partages l’argent liquide et les titres. J’ai conservé pour nous les propriétés. »

Michelle souffrait vivement de ce débat, sa cuisante blessure se rouvrait et elle approuva son fils.

« Écoute ton frère, ma fille, tu ne sais pas ce qu’il est dur d’avoir deux patries : celle où l’on est et celle où l’on a les siens.

— Que m’importe, à moi, j’ai déjà deux germes. En acceptant une troisième patrie, la fusion se fera et il ne restera rien, tout sera fondu. L’argent m’est égal. Je n’aime pas Rantzein, on y meurt d’ennui, mon fiancé possède un château, des terres immenses.

— Tu n’as pas de fiancé, Frida, reprit Wilhem. Je ne veux pas entendre discuter une union impossible. Je vais parler à Vasili, il me comprendra mieux que toi. Bonsoir, ma sœur.

— Bonsoir, mon frère, répondit la jeune fille hautaine, sans même tendre la main. Nous verrons bien qui décidera de celle qui en a le droit ou de celui qui se l’arroge. »

Elle partit sans regarder sa mère ni Henri, l’âme trop irritée pour penser aux devoirs de famille, et Michelle, très fatiguée, très malheureuse de cette désunion des siens, embrassa tendrement ses deux fils avec ces mots :

« J’ai semé de mauvaises graines, mes pauvres enfants, je donnerais bien ma vie pour faire seule la récolte.

— Ne t’afflige pas, mère, répondit Wilhem, tu as agi selon ta conscience et selon ton cœur. On n’est pas toujours maître de soi-même et l’acte que nous accomplissons vient souvent d’un au delà mystérieux, en face duquel notre énergie personnelle n’est qu’une machine.

— Bonsoir mère, ne trouble pas ton sommeil, tes fils t’aiment de tout leur cœur, » ajouta Henri.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent, et Michelle les entendit encore longtemps causer ensemble. Ils avaient repris leur ancienne chambre d’enfants, leurs lits côte à côte, et bientôt, grâce à la triomphante gaieté de leur âge, leur mère eut la consolation de les entendre rire de bon cœur, parlant de choses indifférentes.

Alors Michelle voulut revoir sa fille, pénétrer dans ce cœur qu’elle ignorait, voir si un peu de tendresse ne vibrerait pas en cette âme formée loin de sa mère.

Doucement, elle pénétra dans la chambre de Frida, croyant la trouver au lit, mais elle vit de la lumière ; Frida devant sa table écrivait. Sa femme de chambre, dans le cabinet de toilette, lasse d’attendre, dormait dans un fauteuil.

La mère ferma la porte sans bruit et venant près de la jeune révoltée :

« Ma fille chérie, couche-toi donc ; pourquoi veiller si tard ? Ne veux-tu pas, à présent que nous sommes seules, épancher tes confidences avec ta meilleure amie.

— J’ai dit ce que je pensais, dit-elle, je l’ai dit tout haut, je ne varierai pas tout bas. Vous avez été durs pour moi, tous ; comment voulez-vous que je tienne à rester ici ?

— Personne n’a été dur pour toi, Frida, Wilhem a dit ce qu’il croyait juste.

— Et tu approuvais, toi, comme si tes actes n’avaient pas démenti tes paroles.

— Tu es injuste parce que tu souffres, je te dirai si tu veux tout ce que tu ignores de ma vie et alors tu me comprendras mieux.

— À quoi bon, puisque nous ne devons pas vivre ensemble. J’ajouterai même qu’il est inutile que tu te disculpes pour m’attendrir davantage et, en me quittant, me faire plus de peine.

— Tu es logique, Frida.

— Je veux ôter les épines de ma route. J’ai eu une enfance triste ; les garçons, eux, prennent partout des distractions, ils ont des amis, ils voyagent, moi, j’étais ici avec une institutrice qui lisait des romans pendant mes récréations. Ma tante, vieille et souffrante, me disait des paroles tendres et se forçait tant qu’elle l’a pu à sortir avec moi dans le voisinage. Puis elle est restée clouée des hivers entiers et j’ai dû demeurer au coin du feu pendant les soirées dansantes de la cour et de la ville, abandonnée ainsi qu’une orpheline.

— Pourquoi ne m’écrivais-tu pas ? Je t’aurais demandé de venir à Paris.

— T’écrire, reprit Frida s’amollissant un peu à parler d’elle-même, oui, j’y ai pensé, je l’ai fait même, et tante a déchiré la lettre en disant que tu ne devais pas élever une Allemande. »

Michelle cacha son visage dans ses mains. Était-ce bien la peine en vérité de s’être sacrifiée toute sa vie ?

Elle reprit, s’adressant à sa fille :

« Ici, on était contre moi, on m’accablait, tandis que je vivais seule avec Henri usant mes yeux à travailler pour vivre.

Plus tard, quand l’aisance est venue, je me suis murée dans l’amour maternel ; était-ce, en vérité, bien la peine…

Si tu avais voulu, Frida, près de moi tu aurais eu ta place naturelle.

— Je ne pouvais pas devenir Française. On ne prend pas volontiers le nom des vaincus.

— Ma fille, tu parles comme si déjà la vie t’avait coûté une expérience, tu es acerbe et rancunière. C’est l’effet du malheur sur certaines âmes. Ton père et moi n’avions rien de cette nature, il faut que celles qui t’ont élevée aient eu un cœur bien sec, bien égoïste et net de toute tendresse généreuse et enthousiaste, pour avoir jeté sur ta jeune âme un tel reflet. S’il n’était pas trop tard, je te dirais : Viens passer avec moi l’hiver qui commence, je serai à la frontière française pendant le service d’Henri, tu oublierais le projet qui divise en ce moment la famille, tu connaîtrais un peu l’affection maternelle et tu abandonnerais vite ton jugement préconçu.

— Tante ne consentira pas.

— Essaye de le lui demander. Dis à ta tante ce que tu viens de me dire : le souci de tes soirées solitaires. Elle souhaite ton bonheur. Moi, peut-être, pourrais-je, par la nouveauté du milieu, t’apporter un peu de plaisir, et puis surtout — ceci est mon suprême argument — tu apprendras à mieux connaître la religion à laquelle tu appartiens et au sujet de laquelle ton instruction a été grandement négligée. En même temps, nous rechercherons en nos deux cœurs le lien naturel, distendu, non brisé : quand tu étais bébé et que je t’endormais le soir, en chantant de vieilles ballades bretonnes, tu me souriais, et tes petites mains s’accrochaient à moi aussitôt que la nourrice voulait te reprendre. Ma fille, veux-tu redevenir bébé ? »

Michelle, à ces mots, avait penché la tête de sa fille sur son épaule, elle embrassait doucement ses yeux humides.

Frida rendit un peu l’étreinte, une larme roula sur sa joue.

« Il est trop tard, mère, sauf le lien physique, rien de commun n’est demeuré entre nous. À travers tant d’années les plus longues de la vie, celles dont on se souvient toujours, il y aura toujours la lacune de ta présence, de ton influence ; je ne pourrais pas ; l’enfance n’est plus, la jeunesse est née et avec elle d’autres rêves hantent ma pensée. Cet hiver, je me marierai. »

Michelle soupira profondément.

« Pas avec Vasili Ogaref.

— Si je puis y parvenir, ce sera avec lui. À l’instant, je l’avisais par cette lettre des projets de mon frère. Il est très délicat, très bon. Je pense qu’il ne voudra pas, ainsi que le dit Wilhem, jeter plus de désunion dans une famille qui déjà tient à peine. Mais alors j’accepterai Ulric d’Urach, notre voisin. Celui-là, un vrai Badois, descendant des Zaeringen, les fondateurs de Fribourg, appartient à une noble famille catholique. Ses ancêtres défendirent Fribourg contre Turenne et Condé en 1644. Il habite le château de Gunterthal.

— Comme tu voudras, puisque je ne puis rien pour ton bonheur, arrange-le toi-même. J’ai d’ailleurs si mal combiné le mien qu’en effet, je ne dois pas porter chance. Maintenant, va dormir, mon enfant, tu es vraiment plus sage que moi. »

Michelle sortit de la chambre, surprise et affligée, son âme toute seule avait vibré.

« Seigneur, murmura-t-elle en s’agenouillant sur son prie-Dieu, voilà le fruit d’une éducation non chrétienne. Cette enfant, élevée par une protestante, n’a pas l’idée de la douceur sainte du sacrifice, elle est dure et froide comme le rocher de Rantzein. Seigneur Dieu, changez son cœur ! »


IV


Le séjour de la comtesse Hartfeld à Rantzein se prolongea un mois. Frida menant seule sa barque choisit pour pilote Ulric d’Urach. Le mariage se décida promptement. Les anneaux de fiançailles s’échangèrent et l’on parla de conclure l’union au printemps. Ainsi qu’il est d’usage de l’autre côté du Rhin, on serait fiancés de longs mois. Michelle et Wilhem cette fois approuvaient pleinement ce mariage, les d’Urach étant bien connus pour leur foi et leur loyauté.

Wilhem avait repris sa vie militaire, Henri et sa mère retournèrent en France.

L’adieu des deux frères avait été ému. Ils s’étaient embrassés le cœur débordant sans parler, mais avec une même pensée décevante d’éternelle séparation morale.

Michelle, une fois de plus, avait comprimé son cœur pour y retenir l’explosion d’amertume que rien ne pouvait épancher. Et Edvig, très malade au moment de l’adieu de sa belle-sœur, avait remué les lèvres sans articuler aucun mot, comme si une volonté étrangère l’eût poussée à des paroles qu’elle ne voulait pas dire. L’âme d’Hans devait planer à l’entour et mettre une ombre de remords en l’âme de la dure vieille fille.

L’arrivée à Montbéliard réconforta la mère et le fils, le colonel Lahoul et sa femme Elsa avec François et Georges, qui se trouvait en congé pour le jour de l’an, les attendaient à la gare.

La sincère cordialité de tous amena une gaie veillée de Noël. Les jeunes gens avaient décoré un beau sapin où flambaient cent bougies entre les fils d’or et les noix dorées. Une foule de petits enfants pauvres se pressaient autour et chacun emporta son paquet de vêtements chauds, quand, avant de partir à la messe de minuit, on dépouilla l’arbre de Noël.

Minihic, toujours jovial, était aimé de son régiment, et sa charmante compagne formait avec lui et leur fils un groupe sympathique et bon. Les vieux amis d’enfance qu’étaient Michelle et Minihic avaient toujours mille choses à se dire ; tant d’événements les avaient liés qu’un de leur plaisir était toujours de ressasser le passé, de remoudre ensemble les histoires d’antan. Les enfants qui savaient tout par cœur riaient entre eux, appelant ça le récit des temps héroïques. Et le mot cadrait avec les choses.

L’hiver se passa très calme ; dès le printemps, les amis s’amusèrent à de longues promenades ; ils allaient en Suisse à bicyclette, dans les forts : Montbard, Vanjeaucourt, Lomont où résidaient des familles d’officiers enfouies dans les baraquements.

À Lomont, perché au sommet d’une montagne regardant à l’Est la Suisse, à l’Ouest la France, on faisait d’amusantes stations au milieu d’un site admirable, des pic-niques drôles avec la bande joyeuse des officiers français, la grande famille des régiments.

Henri et François aimaient cette vie active. Juste après six mois de séjour au corps, ils étaient caporaux, leur livret vierge de toute punition. Après les grandes manœuvres d’automne, ils obtiendraient les galons de sous-officier.

Maintenant, sur le même pied, liés ainsi que des frères, François évitait tout ce qu’il pouvait de corvées à son compagnon. Il le protégeait, le soignait en toute occurrence, et Michelle était tranquille pendant les longues marches par suite de cette attentive amitié qu’elle avait attachée à son fils.

Dès le commencement de septembre, tout le régiment fut en l’air, on partait pour les frontières, on allait faire la petite guerre. Les soldats se réjouissaient, bien équipés, bien entraînés, ils allaient essayer leurs forces se passionnant pour leur parti.

Michelle seule s’inquiétait. Henri avait un gros rhume et les nuits sous la tente ne lui semblaient guère propices à son rétablissement. Elle eut alors l’idée de louer une voiture, sorte de cantine à deux roues, et de se tenir, autant que possible, à portée des rencontres. Là-dedans, elle avait entassé de bonnes provisions et des vêtements de rechange.

On la « blaguait » un peu au régiment ; mais elle riait la première, amusée elle-même de cette course au grand air et des sommeils dans sa « roulotte », ayant gardé de sa rustique enfance une belle santé que rien ne troublait.

Parfois sous les arbres, au sommet des montagnes du Jura, elle entendait des coups de feu. Et elle se rappelait l’époque où c’était sérieux, où la répétition d’aujourd’hui était un drame. Elle frémissait de souvenir. Souvent aussi l’écho apportait des détonations lointaines, c’étaient les Allemands qui, de l’autre côté de la frontière, faisaient aussi les grandes manœuvres, et elle frissonnait. Une dissension, un incident diplomatique, et les deux ennemis passaient l’un chez l’autre non avec des armes courtoises, hélas !

Un soir hâtif d’octobre, la journée avait été éreintante. Les soldats, dans les champs labourés, s’embourbaient, portant à leurs bottes des kilos de terre détrempée ; les chevaux, glissant, jetaient à terre leurs cavaliers. Et Henri ainsi que François avaient été ravis tout particulièrement de trouver non loin du bivouac, cachée sous les sapins, la roulotte protectrice.

Des chemises de flanelle sèches, un verre de vieux vin tonique, avaient vite triomphé de leur lassitude, et ils étaient retournés au campement où flambait un gai feu devant lequel chantait la soupe.

Le vaguemestre apportait justement le courrier ; et Henri reçut une lettre de Wilhem.

« Nous sommes à cinq cents mètres l’un de l’autre, disait l’officier, ton régiment campe sur la frontière, le mien aussi, juste un pont nous sépare. Ne pourrions-nous nous tendre la main ? Si tu reçois cette lettre à temps, viens dans les bois de Haguenheim, nous y restons campés jusqu’au 28. »

Henri, à ces mots, sursauta.

« Le 28, se dit-il, c’est justement aujourd’hui. S’ils couchent ce soir dans ces taillis au bord desquels je vois une sentinelle, j’ai le temps d’aller embrasser mon frère. »

Tout de suite, il courut à la tente de son colonel.

« Mon colonel, donnez-moi une heure de permission, voyez cette lettre. »

Le brave Lahoul lut d’un regard.

« Mon cher enfant, vous avez peut-être tort, il va y avoir une alerte cette nuit, je crois.

— Je serai de retour, mon colonel, j’ai tant envie de voir mon frère !

— Alors, allez, mais n’oubliez pas ; rapidité et prudence. »

Henri partit après avoir averti François qui devait toute la nuit faire des patrouilles. Il négligea le pont et s’en alla plus bas où un passeur le déposa sur l’autre rive en quelques minutes.

Le talus en face s’élevait couvert de vignes et, sur le plateau, la fumée du bivouac allemand montait dans le ciel.

Au : « Qui vive ! » poussé par le factionnaire, Henri répondit :

« Freum[23]. »

Le soldat s’avança, et Henri expliqua son but.

« Oui, le lieutenant est ici, il relève les postes. Dans un instant, il sera venu. Je ne peux vous laisser aller plus loin, mais vous pouvez l’attendre.

— Est-il à portée de voix ?

— Je pense que oui.

— Bon. »

Le jeune homme se mit alors à pousser le « houhou » de leur enfance. Ce cri qui, dans les bois de Rantzein, ralliait les deux frères et qu’ils percevaient de si loin.

La nuit était très fraîche ; les arbres à peine feuillés n’abritaient pas de l’âpre vent du Nord. Le jeune homme, son fusil sur l’épaule, se mit à arpenter le terrain répétant son cri.

Et, tout à coup, une voix lointaine s’entendit ainsi qu’un écho répétant :

« Houhou ! »

Henri voulait s’élancer, mais le soldat l’obligea à rétrograder, à ne pas franchir la limite assignée au terrain neutre.

« On se dirait en guerre, fit le jeune impatient, tendant les bras vers l’officier, dont il apercevait la haute silhouette au sommet de la colline.

— Quelle bonne chance ! s’écria Wilhem ; tu as eu ma lettre à temps. »

Ils s’étreignirent et marchèrent ensemble entre les ceps du versant pour ne pas refroidir sous cette bise âpre.

« Tu sais, Wilhem, mère est ici, dans ce bouquet de sapins ; veux-tu venir ? quelle joie ce serai pour elle !

— Impossible, à mon grand regret, je ne dois pas franchir la frontière.

— Et tante Edvig ?

— Elle n’est pas trop heureuse, la pauvre tante, elle se trouve bien seule. Quand Frida sera mariée et partie, sa vie deviendra triste. Je reviendrai bien la voir autant que possible, mais ce ne sera plus la même chose. Elle souffre beaucoup de ne pas nous avoir auprès d’elle. Tiens, elle est là, tout près, elle aussi, la pauvre femme !

Il y a à Thanguenau un pasteur protestant qui guérit, dit-on, les douleurs par l’imposition des mains, à l’exemple du Christ. Je n’y crois guère, mais tante est venue ; elle a profité de mon séjour ici pour entreprendre ce voyage et cette cure. On voit d’ici le clocher de l’église du pasteur, là, dans ce bas, au bord de l’eau. C’est presque ton chemin pour t’en aller, passe-y donc ; elle est si malade et elle sera si contente de t’embrasser !

— Oui, j’y passerai ; elle nous aime à sa manière, car elle nous a fait bien du mal avec sa jalousie. On peut dire que c’est elle qui a entretenu la semence de division chez nous, qui a chassé notre mère ; mais elle est l’unique survivante de la famille de notre père, nous lui devons le respect et des égards. Je vais te quitter, mon frère aimé, à bientôt maintenant, au mariage de notre sœur ! »

Les deux frères s’embrassèrent encore, et chacun, d’un bord différent, reprit le chemin de son pays. Wilhem, d’un pas rapide, et Henri, par bonds, dégringolant la pente des vignes jusqu’au village où se voyait l’église.

Il était nuit, mais pas tard ; partout, aux fenêtres on voyait encore de la lumière, et quand le jeune homme frappa à l’une d’elles pour savoir où logeait le pasteur, un habitant sortit avec empressement.

« Entrez, dit-il, hospitalier, en voyant un soldat avec sac et fusil ; vous venez loger ici ?

— Non, merci ; je cherche la maison du pasteur, voulez-vous me l’indiquer.

— Là, en face. »

Henri s’y rendit vite, l’heure passait, la lune croissante montait vite dans le ciel clair.

Tout de suite, il s’expliqua avec la femme du révérend, qui lui ouvrit, et celle-ci l’introduisit dans une chambre donnant sur le jardin, au rez-de-chaussée, où la vieille Allemande était installée.

Elle était assise au fond d’un grand fauteuil, près d’un bon feu de bois ; seule, ses gens étant logés à l’hôtel.

Une émotion la secoua à la vue de son neveu.

« Toi ! »

Elle tendait les bras. La vue de l’uniforme, soudain, l’effara, mais l’amour de la famille vainquit la rancune. Elle attira son neveu, et, prenant à deux mains sa tête, elle mit sur les joues fraîches du jeune homme deux tendres baisers.

Henri avait posé dans un coin son fusil, et, gardant son sac au dos, à cause du peu de temps qu’il avait à dépenser, il s’était assis auprès de sa tante.

Celle-ci lui versa une tasse de thé.

« Le fils d’Hans sous cette livrée ! » gémit-elle.

Puis, reprise de tendresse :

« Tiens, bois ; as-tu vu Wilhem ?

— À l’instant, nous avons eu ensemble quelques bonnes minutes.

— Tu vas pouvoir revenir me voir ?

— Je crains que non ; nous filons demain plus au Nord. Je suis heureux, tante, que vous soyez juste venue à point pour que je puisse vous embrasser.

— Tu es campé très près d’ici ?

— En face ; la rivière à passer et je suis chez moi ; mais, tenez, tante, écoutez… J’entends notre clairon. C’est l’alerte. »

Il se leva en sursaut, ouvrit vivement la porte-fenêtre donnant sur le jardin.

« Adieu, tante, c’est un appel, j’ai à peine le temps d’arriver. Au revoir. »

Il mit une caresse rapide sur le front de la malade, et, sans perdre une minute, sortit. Il courait ; une passerelle était à cet endroit jetée sur l’eau, il la franchit en deux bonds, escalada le coteau inverse toujours courant, et arriva enfin haletant au bivouac désert. Une troupe, au loin, fuyait au pas de course.


V


Henri se hâta vers son bataillon, et arriva à rejoindre sa place grâce à la nuit. François, très inquiet, lui saisit le bras au moment où, épuisé, il avait glissé sur la terre humide.

« Enfin ! j’ai répondu pour toi à l’appel, grâce à la nuit. Comme tu as été longtemps !

— Halte ! criait l’officier, fusil terre ! »

À ce moment seulement, tant sa hâte avait été grande, Henri s’aperçut, à son extrême stupeur, qu’il n’avait plus son fusil.

« Mon fusil ! s’écria-t-il, je te l’ai donné, François ?

— Non. L’aurais-tu perdu ? Ce ne serait pas drôle.

— Mais non, je ne l’ai pas perdu, il doit être resté au campement.

— Demi-tour à droite, marche ! pas accéléré, » ordonna le capitaine.

Ils rentraient et, peu à peu, une frayeur gagnait le cœur du jeune homme. Cette arme confiée à lui, portant un numéro d’ordre, comment ferait-il pour la présenter le lendemain à l’exercice. Comment expliquerait-il son absence. Il avait bien sûr emporté son fusil en partant. Alors ?… Était-il resté là-bas dans les vignes ou chez le pasteur ? Là ou là, ce n’était pas en France. C’était chez l’ennemi auquel on devait cacher le dernier perfectionnement.

Que faire ? Il sentait sa tête se perdre, une sueur froide mouillait ses tempes. Il arriva chancelant et s’abattit sous sa tente avec une peur folle de voir venir le jour. Toutes les idées les plus alarmantes passèrent par son cerveau : le Conseil de guerre, l’accusation d’avoir donné, vendu, livré une arme à l’ennemi, la dégradation, l’exécution !

… Et sa mère ? S’il fuyait, s’il désertait… toujours la honte. Et le colonel qui était son ami dévoué, quelle douleur n’éprouverait-il pas, mon Dieu ! Lui naturalisé, Français d’hier, on dirait que c’était une feinte pour mieux tromper.

Il se leva. François vint vers lui :

« L’as-tu trouvé ?

— Non. Je suis perdu.

— Si j’allais parler au colonel.

— Pourquoi ? Qu’y peut-il ? le fusil a un numéro. Je vais retourner partout où je suis allé, mais, hélas ! il est sans doute déjà ramassé, puis porté au camp allemand. »

Il repartit. Le jour commençait à poindre, un jour gris enveloppé de brumes où passaient des nuages cotonneux un peu rosés à l’Orient.

Henri ne savait plus ce qu’il faisait, dévalant les pentes, retrouvant son pasteur, fouillant la barque, le coteau de vignes. Un appel sonna. Il eut un geste de découragement et se laissa tomber sur les feuilles mouillées, à demi fou de désespoir.

Tout à coup il bondit, revoyant l’appartement de sa tante, le coin, près de la cheminée, où il avait posé son arme.

Là, elle était là !

Et il reprit des forces ; il manquerait l’appel, soit, il aurait une punition. Ce serait tout, mais il retrouverait le fusil, et l’accusation terrible il l’éviterait. Ses jambes étaient brisées d’émotion et de lassitude, il courait quand même, pris de vertige. Il tomba presque à la porte du pasteur.

Personne n’était levé encore, on n’ouvrait pas à son heurt. Alors il entra dans le jardin en escaladant un petit mur à hauteur d’appui, et courut à la porte-fenêtre donnant accès dans la chambre de sa tante. Cette porte était ouverte et la chambre était vide ! Le coin où il avait posé son fusil était désert. Le lit n’était pas défait, et nul n’était plus là.

« Allons, je suis fou », se dit le jeune homme.

Et à pas lents, cette fois, il reprit le chemin de France.

« Je vais aller embrasser mère, murmura-t-il, puis je tâcherai de mourir pour éviter le déshonneur. »

Une sonnerie éclata.

C’était le pansage des chevaux. La fumée du feu se distinguait plus sombre dans la brume épaisse. Il voyait des ombres courir en tous sens, préparant la soupe, pliant les tentes, et il se mit à penser à Wilhem, tranquille, donnant ses ordres au camp ; à Frida, dormant dans sa chambre ; à sa mère, étendue au fond de sa roulotte ; au prince Rosaroff, à Rita. Ce fut un défilé devant ses yeux appesantis, une sorte de procession de souvenirs ; puis, comme il arrivait à la lisière du bois, des voix frappèrent ses oreilles, des commandements ; il reconnaissait l’organe du commandant ; des choses confuses sifflaient à ses oreilles ; il croyait entendre passer des balles, voir voler des bêtes étranges, sentir onduler la terre en vagues sous ses pieds, et il finit par s’écrouler sur l’herbe froide couverte de gelée blanche, et il y resta étendu sans mouvements et sans pensées.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Après le départ de son neveu, Edvig s’était péniblement levée pour fermer la fenêtre, et, en revenant s’asseoir, elle avait aperçu dans un coin, accrochant sur sa baïonnette des étincelles de lumière, le fusil français. D’abord surprise, elle avait ensuite regardé l’arme. Un effarement était venu. Quoi ! il avait oublié son fusil ! Une arme que les Allemands cherchaient à connaître, un mystère qu’ils voulaient sonder… une chance de plus à leur actif, un atout dans leur jeu, cette trouvaille. La belle affaire, en vérité ; elle possédait là, chez elle, en Allemagne, un fusil à répétition destiné à lancer la poudre sans fumée avec un mécanisme perfectionné. C’est Wilhem qui serait content ! Elle allait lui envoyer un courrier dès le lendemain matin.

Elle caressait le fusil, le retournait, neuf, brillant, soigneusement astiqué, léger ; vraiment un bel outil de mort.

Edvig commença sa toilette de nuit, les yeux toujours rivés sur l’arme, qu’elle avait posée sur la table. Et tout à coup elle cessa de sourire, ses joues pâlirent, elle s’appuya au dossier de son lit :

« Mais, dit-elle, il ne l’a plus, son fusil ; il est rentré sans arme au camp, que va-t-il advenir pour lui ? On cherchera où il est allé ? Avait-il une permission ?… Mon Dieu ! mais c’est le Conseil de guerre, cette affaire. Mon Henri au Conseil de guerre, jugé par des Français ? Est-ce que je puis souffrir cela, moi !

Cette arme est peut-être pour nous le gain d’une guerre, mais sa perte peut aussi coûter la vie à mon neveu ! »

Elle s’écroula à genoux.

« Que faire ? Que devenir ? Le devoir, où est-il ? »

Donner le fusil à son pays, montrer son excès de patriotisme en sacrifiant son enfant bien-aimé… ou ne rien dire, laisser la Prusse se défendre avec ses propres armes et sauver l’honneur de son Henri. Elle sanglotait. Ses yeux suivaient avec angoisse l’aiguille de la pendule, le temps courait.

Dans le foyer le feu mourait, l’horloge de l’église sonnait lentement minuit. Alors Edvig se leva, les mains tremblantes, le front barré d’une grande ride, courbée en deux d’une douleur violente, elle jeta sur ses épaules une mante sombre, et cacha dessous, comme une voleuse, le fusil français. Puis, d’un pas rapide qui lui arrachait des plaintes malgré sa force de volonté, elle alla dans la nuit noire. Où allait-elle ? À peine le savait-elle, l’instinct devait la guider. Son enfant ne pouvait pas mourir de la mort des traîtres, nul ne devait savoir où son arme perdue avait passé la nuit. Elle allait la rejeter à la frontière, en terrain français.

Il faisait un froid glacial sur le pont. Elle le franchit, s’appuyant au parapet, cassée en deux, si courbée, que, de loin, sous sa mante noire, elle avait l’air d’un animal fantastique courant les nuits vers le sabbat. Au bout du pont, c’était la France. Un soldat était là. Elle l’interpella :

« Vous connaissez le caporal Henri Hartfeld ?

— Ah ! s’écria le soldat d’une voix joyeuse, vous avez trouvé son fusil ?

— Le voilà. Qui êtes-vous ?

— Son ami, son frère.

— François ?

— Oui.

— Il m’avait parlé de vous. Alors, courez, il est jour à présent ; si vite que je sois allée, j’ai dû mettre plus de deux heures.

— Dieu vous bénisse ! » s’écria François les yeux pleins de larmes, et il s’élança.

Il fit le tour du bivouac, erra, fouillant les taillis, appelant ; on allait lever le camp, partir vers le Nord ; il piétinait d’impatience ; que faisait le malheureux ? Allait-il aggraver son affaire, tout détruire à présent par une désertion ? Des sonneries s’entendaient aux environs ; le bataillon prenait le café, les troupiers, transis, tapaient des pieds, s’astiquant, brossant, et, tout à coup, le soleil parut, enlevant les brumes. Le plateau fut illuminé comme pour une féerie, les faisceaux de fusils étincelaient. De l’autre côté de la rivière, le spectacle était le même sur la hauteur, l’uniforme seul différait ; tandis que, sous les vignes, en bas, le nuage restait, enveloppant l’eau, les barques ; c’était comme un inconnu de mystère, ce gouffre de vapeurs où les bruits s’étouffaient.

François courait toujours ; à présent, il allait vers le bois où il savait cachée la comtesse Hartfeld.

« Henri sera là, se dit-il, il a été se jeter vers ce refuge maternel. »

Soudain, il trébucha. Dans les feuilles jaunies, épaisses, couvertes d’une buée blanche, quelque chose d’inerte l’avait arrêté ; il se retint de ses mains et eut un cri de triomphe.

« Henri ! Mais quoi ? tué ou évanoui ? »

Il le secoua rudement, et l’autre finit par ouvrir les yeux, abruti de lassitude et de sommeil ; après une pareille nuit, il restait ahuri, glacé.

« Mais lève-toi, ce n’est pas l’heure de paresse, je te le jure ; le voilà, ton fusil.

— C’est le tien que tu me donnes.

— Non, c’est bien ton numéro, vois. Le mien est là-bas. Allons, on part, lève-toi. »

Henri claquait des dents, secoué d’un tremblement ; il étreignit son arme, essaya de marcher, poussé, entraîné, galvanisé par la volonté de son ami, qui le jeta dans le camp, où il s’écroula à bout de forces, mais sauvé !

Le colonel allait et venait au milieu des soldats ; depuis une heure il ne vivait plus, n’ayant aperçu aucun de ses deux protégés. Il retardait autant qu’il pouvait son départ ; il ne disait mot ; lui, si gai d’habitude, avait un pli d’angoisse au front.

« Que font-ils là-bas ? » grommela-t-il.

Quand il aperçut les deux jeunes gens, l’un traînant l’autre, hagard et blême, il pressentit une aventure, alla vers eux, et, avec le souci de son grade, devant tous, faisant violence à ses sentiments personnels, il dit :

« Cet homme est malade, major, voyez donc… »

Sur le pont, de plus en plus courbée, l’Allemande s’éloignait. À présent qu’aucune obligation ne la pressait, que son neveu était sauf, elle allait douloureusement avec, sous ce froid, comme des épines enfoncées dans les membres, les doigts tordus, les nerfs tirés, noués, rétrécissant les muscles. Et elle gardait une grande joie d’orgueil, elle avait vaincu la souffrance, elle avait accompli une course, dont depuis plus de deux ans elle se croyait incapable.

Elle avait fait plus, elle avait dominé une rancune mauvaise, allant vers l’ennemi reporter une vengeance.

Quand elle s’abattit sur son fauteuil dans sa chambre glacée, elle redressa la tête au prix d’une atroce douleur et, de nouveau, regardant devant elle par la fenêtre ouverte.

« Aujourd’hui, j’ai trahi la patrie pour la famille, » prononça-t-elle.

Et comme la femme du pasteur était venue, l’interrogeant surprise, la réchauffant, faisant flamber une flamme bienfaisante, soudain Edvig s’amollit, ses yeux s’emplirent de larmes, et elle vit comme dans un mirage les peines des autres : les angoisses anciennes de Michelle pendant cette guerre, ses désespoirs de mère sans enfants, son arrachement du sol natal, à quinze ans, pour tomber en terre étrangère. Ces pensées la hantaient et elle les chassait volontairement, sans pouvoir y parvenir, revoyant toujours le visage agonisant de Michelle, quand elle la chassait, à Berlin, de la maison des siens, sans un mot de pitié, sans un morceau de pain…

À la fin, Edvig s’irrita contre elle-même : que voulaient dire ces réminiscences ? Il lui en venait ce matin comme aux moribonds qui repassent leur carrière avant de terminer.

Cependant, elle n’était pas si vieille encore, et puis elle était utile.

Utile ?… À quoi donc ? Frida se mariait dans quelques mois, Henri avait une mère. Wilhem ? Oui, Wilhem, le diamant de sa couronne celui-là, Hans ressuscité, l’enfant de son cœur ? Sans elle, qui ferait son nid, qui lui garderait Rantzein en bonne tenue ? Mais si, elle était utile ; on ne part pas encore à soixante-dix ans.

Et ce qu’elle venait de faire donc ? Quand Henri le saurait, comme il accourrait vers elle, les bras ouverts :

« Tante tu m’as sauvé ! » Et, dans cet élan reconnaissant, elle passerait avant la mère…

Vers la soirée, un courrier de Wilhem arriva ; il portait une lettre.

« Chère tante, nous quittons la frontière ; les manœuvres se terminent demain par une revue générale ; après j’ai un long congé, je le passerai près de toi et m’occuperai de régler toutes choses au sujet de Frida. Chère tante, je t’embrasse de tout cœur.
Wilhem. »

Cher enfant, comme il aimait sa vieille tante, comme il était heureux de passer près d’elle son congé. Il voulait rester à Rantzein, son berceau : quel cœur noble et juste il avait ! Quand elle lui conterait l’histoire du fusil, que penserait-il ? Aurait-il la même idée qu’elle ? Son frère passera-t-il avant son pays ? Ma foi, elle ne dirait peut-être rien, le secret entre elle et Henri serait un attrait de plus.

Alors, dans sa joie, elle se crut guérie. Edvig, à la suite de cette nuit terrible, où elle avait forcé la nature par la volonté, retrouva une période de santé. Elle rentra vaillante à Rantzein pour y recevoir Wilhem.

VI


L’hiver s’écoula paisible. Mai ramena la fête à Rantzein. On allait célébrer le mariage de Frida. Toute la famille était réunie dans la splendide demeure familiale. Michelle avait supplié l’abbé Rozel de bénir l’union de sa fille, et le vieillard avait consenti à ce long voyage ; sa sœur l’accompagnait. Les Rosaroff étaient arrivés ; Minihic, sa femme et son fils, sollicités par la comtesse Hartfeld, avaient accepté aussi, avec leur simplicité de vieux amis dévoués, l’honneur de s’asseoir à table, à côté de la haute noblesse allemande. Le missionnaire avait adressé un télégramme de quatre mots : « Union de prières. Georges. »

Une lettre mettant à parcourir les quatre mille cinq cents lieues qui séparent la Chine de la France, quarante-cinq jours, l’excellent ami de Michelle n’avait pas hésité à dépenser cent cinquante francs pour une courte dépêche affirmant sa pensée présente au milieu de la famille.

Frida semblait radieuse, son fiancé réunissait toutes les garanties de loyauté et de piété qui doivent assurer le bonheur intime, sinon le bonheur extérieur.

La vieille Edvig, redevenue impotente, ne marchait presque plus, atteinte de rhumatisme général.

Cependant, elle se fit porter pour la cérémonie jusqu’à la chapelle où devait être célébré le mariage, et, au moment où l’abbé Rozel prononçait les paroles qui lient pour l’éternité deux âmes, Michelle entendit près d’elle un sanglot. Surprise, elle vit qu’il émanait de l’austère et dure Allemande, enfin amollie, enfin vaincue.

Bonne comme toujours, Michelle, silencieusement, lui pressa la main.

La journée fut très remplie, les parents et amis étaient fort nombreux. Le soir, les jeunes mariés partirent pour Gunterthal, escortés par la famille d’Ulric d’Urach.

La soirée réunit seuls les Hartfeld et les leurs dans le grand salon de Rantzein.

Le voile de mélancolie, jeté par tout départ définitif, planait sur le groupe.

Les fleurs déjà fanées, la débandade des choses dérangées par la fête du matin, mettait dans les cœurs une impression de tristesse.

Ils causaient peu. Au fond d’un grand fauteuil, Edvig restait inerte, Michelle, distraitement, regardait au dehors, échangeant à demi voix quelques pensées avec ses amis Rozel. Le crépuscule assombrissait le parc, couronné de la fraîche verdure printanière, et ils pensaient à tous les événements qui s’étaient accomplis à Rantzein.

Henri et Georges Lahoul gardaient un sourire, causant ensemble. Minihic et sa femme venaient de monter à leur appartement ayant à préparer leur hâtif départ du lendemain.

Le prince Alexis feuilletait de vieux albums de photographies où repassaient devant ses yeux tous les disparus, tous les éloignés de la famille, les âges successifs des enfants.

Wilhem debout, auprès du grand piano à queue où Rita venait de chanter, semblait partir très loin dans un grand rêve… Il ne remuait pas. Soudain, il dit d’une voix contenue pour ne pas jeter dans le silence une note discordante :

« Mère et tante Edvig, voulez-vous me permettre de vous faire part ici d’une grande résolution que j’ai prise ? Nous sommes en famille et je puis parler, n’est-ce pas ?

— Veux-tu, toi aussi, nous annoncer ton mariage ! exclama Edvig effarée.

— Non tante, je ne me marierai jamais. J’ai disposé autrement de mon existence.

— Tu ne me quitteras pas ?

— Très peu, tante Edvig. »

Michelle regardait anxieuse la noble physionomie de son fils. Wilhem reprit :

« Je suis parti à faux sur une route mauvaise, je n’avais pas songé qu’une lutte entre la France et l’Allemagne étant toujours possible, je ne devais pas moi, fils d’une Française, tourner une arme contre la patrie de ma mère. Or, je viens d’envoyer ma démission. »

À ces mots, de toutes les lèvres jaillit une exclamation de surprise.

« Toi ! si épris du métier des armes, toi qui, depuis l’enfance, n’as jamais formé d’autre songe. »

Wilhem sourit :

« Je change simplement d’arme, dit-il, je ne serai plus soldat de l’Allemagne, mais soldat du Christ ; au lieu d’une épée, je prends une croix. »

La stupéfaction générale était si grande, qu’aucune protestation ne s’entendit.

« Je ne quitterai pas mon pays, continua le jeune homme, je ne serai pas le disciple des grandes missions ainsi que de votre digne fils, Madame Rozel. Dieu m’a fait naître sur ce sol, j’y demeurerai ; seulement, nos campagnes sont mal desservies : les pasteurs protestants abondent, les prêtres catholiques sont rares. Je deviendrai l’apôtre militant, celui qui, de bourg en ville, porte la parole de Dieu, répand la paix dans les âmes et la consolation aux affligés. Le Christ mon modèle parcourait la Galilée, je parcourrai l’Allemagne l’évangile en main. De la sorte, conclut Wilhem, regardant son frère, nous ne serons pas en danger, Henri, de nous recontrer jamais ennemis dans une bataille.

— Seigneur ! s’écria Edvig, le fils d’Hans, un Hartfeld, prêtre catholique !

— Le fils d’un catholique, tante Edvig. Aujourd’hui tous les Hartfeld sont convaincus de la vérité, tous ont abjuré le protestantisme.

— Sauf moi.

— Qui sait, tante Edvig, Dieu a jeté sur nous tous un regard de miséricorde. Il ne se détournera pas de vous. »

Michelle, les larmes aux yeux, s’approcha de son fils tandis que l’abbé Rozel lui serrait la main, disant :

« Encore une fois, mon enfant, je le répète, vous êtes une heureuse mère ! »

Le prince Alexis ouvrit les bras à son jeune cousin.

« Tu as choisi la meilleure part, Wilhem, tu es réellement une âme d’élite. »

Une grande émotion planait sur l’assemblée.

« Mes dispositions sont prises, fit encore Wilhem ; Henri, tu choisiras la résidence qui te plaît, je resterai le chef de famille, et Rantzein sera toujours à ceux qui, de près ou de loin, tiennent aux Hartfeld. Français ou Allemands, sur notre terre de fraternité, ne créa qu’une famille. »

La nuit suivante amena peu de sommeil chez les habitants du château. Ils étaient impressionnés de tant d’événements rapides.

Au déjeuner, la vieille Edvig ne se fit pas descendre.

Wilhem monta chez elle et la trouva toute en larmes.

« Mon enfant, gémit-elle, ébranlée jusqu’au fond de l’être, mon enfant bien-aimé, celui en lequel j’avais mis toutes mes espérances !

— Mais elles ne sont pas brisées, tante Edvig, elles vont au contraire prendre un nouvel essor. Si vous saviez comme je suis heureux ! quelle route ensoleillée je vois devant mois !

— Tu n’es pas, toi, aux portes du tombeau ; tu ne te sens pas abandonné, repoussé, isolé en cette famille qui a perdu ses croyances, les nôtres…

— Vous êtes, tante Edvig, dans une famille régénérée ; quand vous aurez à nous tous tendu les bras avec sincérité et repentir, vous serez heureuse à votre tour.

— Que ferai-je malade et seule ici, toute l’année ?

— Je serai souvent près de vous, mes études de théologie me laisseront des congés fréquents ; mais voulez-vous que ma mère passe quelques mois à Rantzein ? Elle y consentira volontiers.

— Michelle ? mais je l’ai chassée.

— Oh ! elle a pardonné. Notre foi repousse la haine et la rancune. »

La vieille Allemande ne répondit pas, elle luttait contre un reste d’orgueil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se brisa cependant. Et le premier acte qu’accomplit Wilhem le jour où il eut la gloire de faire partie, ainsi qu’il le disait, de l’armée du Christ, fut de recevoir l’abjuration de sa tante.

Wilhem fit élever à Rantzein une chapelle catholique, on l’inaugura avec une grande pompe, toute l’harmonie joyeuse du culte catholique fut mise en œuvre, et bientôt des villages voisins on accourut, attiré par la beauté du culte, la charité et l’exemple des habitants du château. La conviction naissait, elle grandit de jour en jour.

Et quand Michelle prie seule, le soir, dans ce sanctuaire, dont on peut dire qu’elle posa la première pierre le jour où, jeune femme, elle vint à Rantzein, elle sent son cœur déborder d’amour et de reconnaissance.

« Seigneur, dit-elle, reprenez votre servante, car sa tâche est accomplie. »


FIN
Renée Gouraud.

  1. Vent de Nord-Ouest, terme de marine.
  2. Syrène. Chaque villa sur cette côte porte un nom par lequel on la désigne. Roussalka est un mot russe qui veut dire syrène.
  3. Gréement de barque.
  4. Ce fait est réel, il se produisit cette année à Paramé, devant l’auteur.
  5. Si en France, l’ordonnance des chasses est différente, la curée a lieu sur place.
  6. Souhait allemand intraduisible et très usité.
  7. On montre toujours à Stanfenberg (duché de Bade), la trace de la chaire du diable.
  8. Klingel (cloche).
  9. Promenade publique, sous les tilleuls.
  10. Monnaie allemande
  11. Ma mère patrie, littéralement père patrie.
  12. Un, deux, trois.
  13. Table suspendue au plafond par des chaînes et destinée à suivre les mouvements du bateau.
  14. Nuages du couchant longs et rouges.
  15. Ces couleurs sont admises en marine pour désigner l’avant, la droite et la gauche.
  16. Ces récits sont authentiques.
  17. Journal allemand.
  18. Expression maritime. On prend des ris en faisant des plis à la voile.
  19. Toute cette scène étant exactement contée telle qu’elle s’est passée, le nom du prince ne peut être écrit. Le nom de Michelle est légèrement changé.
  20. La feuille du jour, journal allemand qui se vend jusqu’à Belfort.
  21. Cette lettre est authentique.
  22. Entrez.
  23. Ami.