Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Avant-propos

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 207-215).



AVANT-PROPOS


La forme de cette étude aurait été plus rigoureusement scientifique et d’autre part, pour plusieurs développements, moins pédante, si sa destination primitive n’avait pas été celle d’être une dissertation de doctorat. Des raisons extrinsèques me décident à la faire néanmoins imprimer sous cette forme. Je crois y avoir en outre résolu un problème, insoluble jusqu’ici, de l’histoire de la philosophie grecque.

Les gens compétents savent que pour l’objet de cette étude, il n’existe pas de travaux antérieurs que l’on puisse de quelque manière utiliser. Les papotages de Cicéron et de Plutarque, on les a ressassés jusqu’à l’heure présente. Gassendi, qui a libéré Epicure de l’interdit dont l’avaient frappé les Pères de l’Eglise et tout le Moyen Age, l’époque de la déraison réalisée, ne présente dans son exposé qu’un moment intéressant. Il cherche à accommoder sa foi catholique avec sa science païenne, Epicure avec l’Eglise, ce qui est assurément peine perdue. C’est comme si on voulait jeter la défroque d’une nonne chrétienne sur le corps splendide et florissant de la Lais grecque. Loin de pouvoir nous instruire sur la philosophie d’Epicure, c’est plutôt d’Epicure que Gassendi prend des leçons de philosophie.

On voudra bien ne voir dans cette étude que l’ébauche d’un écrit plus important où j’exposerai par le détail le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans sa connexion avec l’ensemble de la spéculation grecque. Les défauts de cette étude en ce qui concerne la forme, etc., seront alors supprimés.

Hegel, il est vrai, a déterminé dans l’ensemble avec exactitude l’élément général de ces systèmes, mais le plan admirable de grandeur et de hardiesse de son histoire de la philosophie, date de naissance proprement dite de l’histoire de la philosophie, l’empêchait d’entrer dans le détail ; d’autre part, l’idée qu’il se faisait de ce qu’il appelait spéculatif par excellence[1] empêchait ce penseur gigantesque de reconnaître dans ces systèmes la haute importance qu’ils ont pour l’histoire de la philosophie grecque et pour l’esprit grec en général. Ces systèmes sont la clef de la véritable histoire de la philosophie grecque. Au sujet de leur connexion avec la vie grecque on trouve une esquisse assez profonde dans l’écrit de mon ami Köppen : « Frédéric le grand et ses adversaires ».

Si j’ai ajouté en appendice une critique de la polémique menée par Plutarque contre la théologie d’Epicure, c’est parce que cette polémique n’est pas un phénomène isolé, mais le représentant d’une espèce : elle représente le rapport de l’entendement théologisant à la philosophie de manière très pertinente.

Entre autres choses, nous n’envisagerons pas, dans la critique, la fausseté générale du point de vue de Plutarque, quand il traîne, pour l’y juger, la philosophie au forum de la religion. N’importe quel raisonnement peut être remplacé par ce passage de David Hume : « C’est certainement une sorte d’injure pour la philosophie de la contraindre, elle dont l’autorité souveraine devrait être reconnue en tous lieux, à plaider sa cause en toute occasion au sujet des conséquences qu’elle entraîne, et à se justifier auprès de tout art et de toute science qu’elle vient à choquer. On pense alors à un roi qui serait accusé de haute trahison à l’égard de ses propres sujets. »

La philosophie, tant qu’il lui restera une goutte de sang pour faire battre son cœur absolument libre qui soumet l’univers, ne se lassera pas de jeter à ses adversaires le cri d’Epicure : « Ἀσεβὴς δὲ οὐχ ὁ τοὺς τῶν πολλῶν θεοὺς ἀναιρῶν, ἀλλ' ὁ τὰς τῶν πολλῶν δόξας θεοῖς προσάπτων[2]. » [Diog. X 123]

La philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée :


ἁπλῷ λόγῳ τοὺς πάντας ἐχθαίρω θεούς[3]. [Eschyle 975]


cette profession de foi est sa propre devise qu’elle oppose à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas comme la divinité suprême la conscience de soi humaine. Cette conscience de soi ne souffre pas de rival.

Mais aux tristes sires qui jubilent au spectacle de l’apparente dégradation de la situation sociale de la philosophie, elle fait à son tour la réponse que Prométhée fit à Hermès, serviteur des dieux :


τῆς σῆς λατρείας τὴν ἐμὴν δυσπραξίαν,
σαφῶς ἐπίστασ’, οὐκ ἂν ἀλλάξαιμ’ ἐγώ.
Κρεῖσσον γὰρ οἶμαι τῇδε λατρεύειν πέτρᾳ
ἢ πατρὶ φῦναι Ζηνὶ πιστὸν ἄγγελον.
[4]. [Esch. 966]


Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs.


Berlin, mars 1841.


ESQUISSE D’UN NOUVEL AVANT-PROPOS


La dissertation que je livre au public <que je publie> est un travail ancien et ne devait <qui ne devait> trouver place que dans un exposé d’ensemble des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique.

Mais cependant, des travaux politiques <mes occupations professionnelles> <mon activité professionnelle> aussi bien que philosophiques <des questions d’actualité> d’un intérêt plus immédiat <plus important m’empêchent provisoirement d’achever la présentation d’ensemble de ces philosophies <empêchent l’accomplissement de cet ouvrage plus important ; > comme j’ignore quand le hasard <l’occasion> me permettra de revenir à ce sujet <mener à bonne fin ce sujet, > je me contente…


Des occupations politiques et philosophiques d’un tout autre genre ne m’ont pas permis de penser à l’exécution de cet ouvrage.

<Je pense pourtant que même ce sujet>
La philosophie d’Epicure, des stoïciens et des sceptiques, la philosophie de la conscience de soi ont été négligées <ont> <peuvent seulement maintenant> par les philosophes qui se sont succédés jusqu’ici <les philosophes d’école> en tant que non spéculatives <ont été rejetées> tout autant que par les maîtres d’école <historiens> érudits <les historiographes de la philosophie> qui écrivent aussi des histoires de la philosophie comme <décadence> incroyablement vides.

Ce n’est que maintenant que le temps est venu, où on comprendra les systèmes des épicuriens, des stoïciens et des sceptiques. Ce sont les philosophes de la conscience de soi. Ces lignes révéleront au moins combien peu jusqu’ici ce sujet a été éclairci.


CONTENU
SUR LA DIFFÉRENCE DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE CHEZ DÉMOCRITE ET ÉPICURE


Première partie : Différence, au point de vue général, de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.

I. Objet de l’Étude.
II. Jugements sur le rapport de la physique chez Démocrite et Épicure.
III. Difficultés relatives à l’identité de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.
IV. Différence principielle générale de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.
V. Résultat.


Deuxième partie : Différence, considérée dans le détail, de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.

Premier chapitre : La déclinaison de l’atome de la ligne droite.
Deuxième chapitre : Les qualités de l’atome.
Troisième chapitre : ἄτομοι ἀρχαί et ἄτομα στοιχεῖα[5].
Quatrième chapitre : Le temps.
Cinquième chapitre : Les Météores.


Appendice


CRITIQUE DE LA POLEMIQUE DE PLUTARQUE CONTRE LA THEOLOGIE D’EPICURE


Remarque préliminaire :


I. Le rapport de l’homme à Dieu.
1. La crainte et l’être transcendant.
2. Le culte et l’individu.
3. La providence et le Dieu dégradé.


II. L’immortalité individuelle.
1. Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace.
2. La nostalgie de la multitude.
3. L’orgueil des élus.

  1. . En français dans le texte.
  2. . Impie n’est pas celui qui fait table rase des dieux de la foule, mais celui qui pare les dieux des représentations de la foule.
  3. . En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux. [Prométhée enchaîné.]
  4. . Sache que je ne changerais pas ma misère contre ton esclavage. J’aime mieux être lié à ce roc que d’être le messager fidèle de Zeus, ton père ! [Ibid., V, 966-970.]
  5. . Atomes principes et Atomes éléments.