Diloy le chemineau/13

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Librairie Hachette et Cie (p. 139-152).


XIII

impertinence de félicie


Il y avait deux heures qu’on était à table ; les enfants n’avaient plus faim, ils étaient fatigués de rester assis ; la mère Robillard les fit sortir et les mena à la table où était préparé le dessert réservé pour les enfants du château. Là ils recommencèrent à manger gâteaux, noisettes, fruits, macarons, sucre d’orge et autres gourmandises toujours fort appréciées des enfants ; le petit Germain avait bien envie d’approcher, mais il n’osait pas.

« Germain, Germain ! s’écria Anne, viens manger avec nous de très bonnes choses. »

Germain accepta l’invitation avec joie ; d’autres petites têtes se montrèrent et reçurent le même accueil ; de sorte qu’en peu d’instants on entendit partir de ce coin des rires, des cris de joie, des conversations animées.

La mère Robillard y amena aussi Félicie et les petits Castelsot. Ils regardèrent avec dédain.

« Un joli dessert, dit Félicie, de vieux gâteaux au beurre rance…

Laurent.

Pas du tout, ils sont excellents et tout frais.

Félicie.

Tu trouves tout bon, toi ; pourvu que tu manges, tu es content.

Laurent.

Et toi, tu trouves tout mauvais. Moi, je suis toujours content ; toi, tu es toujours grognon.

Anne.

Veux-tu goûter des sucres d’orge ? ils sont très bons.

Félicie.

Fi donc ! C’est commun, des sucres d’orge ! Tous les gamins de Paris en mangent toute la journée.

Laurent.

C’est qu’ils ont bon goût ; ils aiment les bonnes choses.

Félicie, examinant chaque assiettée.

Et tout cela est sale, tout le monde y a touché ; on voit la trace des doigts.

Laurent.

Et avec quoi veux-tu qu’on y touche ? Avec les pieds ? avec les dents ?

Félicie, vexée.

Comme c’est bête, ce que tu dis ! »

Tous les enfants riaient aux dépens de Félicie : ils admiraient beaucoup les ripostes de Laurent et se réjouissaient de son esprit, qui leur semblait supérieur à tout ce qu’ils avaient entendu.

Félicie.

Tu es en bonne compagnie avec tous ces petits imbéciles qui t’admirent et qui rient sans savoir pourquoi.

Laurent.

Si fait, si fait, ils savent bien pourquoi ; parce que je te colle et que tu n’as rien à me répondre ; n’est-ce pas, mes amis ? »

Un rire général, mais étouffé, fut la réponse qu’obtint Laurent.

Félicie.

Je te fais mon compliment de ton succès ; c’est tout à fait ridicule.

Laurent.

Vois comme je me contente de peu. Je suis très content de faire rire mes amis et je ne me trouve pas ridicule. Bien mieux, c’est toi que je trouve ridicule et même sans esprit.

Félicie, avec colère.

Tais-toi, je ne veux pas que tu me dises des sottises.

Laurent.

Tu m’as bien dit que j’étais bête ; pourquoi ne te dirais-je pas que tu n’as pas d’esprit ? C’est beaucoup moins que d’être bête.

Félicie.

Il n’y a pas moyen de causer avec un imbécile comme toi.

Laurent.

Pourquoi cela ?

Félicie.

Parce que ce que tu dis est si bête qu’on ne sait comment y répondre.

Laurent

Tiens ! mais ce n’est pas si bête alors, puisqu’un grand esprit comme le tien ne peut pas me répondre.

Félicie.

Clodoald, Cunégonde, aidez-moi, je vous en prie, à faire taire ce méchant gamin, qui a quatre ans de moins que moi, et qui veut me tenir tête.

Cunégonde.

Si nous pouvions faire cesser les rires de tous ses amis, ce serait mieux encore. »

Laurent prend Anne par la main, repousse ses amis contre la table de friandises et se place devant eux avec Anne en criant :

« Essayez donc, tâchez de nous faire taire : vous verrez si c’est facile. À nous tous, nous vous rosserions et nous n’en ririons que mieux. »

Clodoald, piqué.

Si vous croyez que nous allons nous compromettre avec ces enfants de rien !

Laurent.

Rions, mes amis, rions. Ha ! ha ! ha ! ha ! (Tous rient.)

Cunégonde, en colère.

Et si vous croyez que nous daignons nous fâcher contre ces petits gueux ?

Laurent.

Rions. Ha ! ha ! ha ! ha ! (Tous rient.)

Clodoald, furieux.

Et si vous croyez que vos rires sont spirituels !

Laurent.

Ils sont jaloux, mes amis, rions. Ha ! ha ! ha ! ha ! (Rires plus prolongés.)

Cunégonde.

Ils sont à fouetter, en vérité.

Laurent.

Mademoiselle Cunégonde, faites venir le chemineau, il rêvera tout haut. Rions ! (Rires de plus en plus éclatants.)

Clodoald, Cunégonde et Félicie deviennent pâles, de colère ; Clodoald s’élance d’un bond sur Laurent, qui roule par terre ; Germain se jette entre lui et Clodoald, qu’il repousse ; Clodoald, âgé de quatorze ans et beaucoup plus grand que Germain, le repousse à son tour. Laurent se précipite sur Clodoald ; Anne lui pince les jambes ; Clodoald crie et se débat ; les autres enfants s’enhardissent et arrivent successivement au secours de Laurent, d’Anne et de Germain ; Cunégonde et Félicie accoururent pour défendre Clodoald. Au milieu de cet engagement, arrivent le général et le chemineau. Le général saisit Clodoald par les cheveux et le tire un peu rudement en arrière ; Clodoald hurle ; Cunégonde crie ; Félicie pleure et appelle au secours ; le chemineau, croyant qu’elle est attaquée, la saisit dans ses bras et l’emporte à quelques pas plus loin. Félicie se figure qu’il veut l’enlever et lui abîme la figure à coups de poing et à coups d’ongles. Le général envoie Clodoald rouler à dix pas d’un coup de pied bien visé ; il chasse Cunégonde, qui se jetait sur Laurent et sur Anne.

Le général.

Bon ! voici le terrain déblayé ; pas de tués, pas de blessés. Qu’est-ce qui est arrivé ?

Anne.

C’est Félicie, Cunégonde et Clodoald !

Le général.

Qu’ont-ils fait ?

Laurent.

Félicie a fait l’orgueilleuse avec ces pauvres garçons, qui sont très bons ; elle a dit que le dessert était une saleté, que mes amis étaient des imbéciles ; Clodoald a dit qu’ils étaient des gueux ; ils ont dit je ne sais quoi encore ; et moi, j’ai voulu défendre mes amis, qui n’osaient rien dire. Et Clodoald a voulu nous battre parce que nous riions ; et Germain est venu à mon secours ; mais comme il est petit comme moi, Clodoald l’a jeté par terre ; il voulait le battre.

Anne.

Moi, je lui ai pincé les mollets.

Laurent.

Alors je me suis relevé et les autres sont venus à notre secours ; et puis vous êtes arrivé, mon oncle, ce qui est bien heureux.

Le général envoie Clodoald rouler à dix pas.
Le général.

Oui, je causais avec mon brave Georges Diloy (le chemineau) ; ta bonne, qui vous avait quittés un quart d’heure avant pour prendre les ordres de ta maman, a entendu du bruit et nous sommes venus par ici pour voir ce que c’était. La voilà qui arrive tout justement et voici Félicie qui débusque par l’autre côté. Tiens, elle est accompagnée par Diloy ! D’où viens-tu donc en si bonne compagnie, Félicie ?

Félicie.

Je cherche maman et ma bonne : je veux m’en aller.

Le général.

T’en aller ? Mais on n’a pas encore commencé à danser. J’entends le violon qui se prépare.

Laurent.

On va danser, on va danser ; venez vite, mes amis, venez tous, on va danser.

Anne.

Je veux danser avec Germain. N’est-ce pas, Germain, tu vas danser avec moi ?

Germain

J’en serai bien content, mademoiselle.

Le généra.l

Moi, je danse la première contredanse avec la mariée. Et toi, Diloy, n’oublie pas que tu danses avec ma sœur.

Laurent.

Félicie danse avec Clodoald.

Diloy.

Et Mlle Cunégonde ?

Laurent

Eh bien, avec moi ; et puis j’en prendrai d’autres. »

Félicie alla rejoindre sa mère et lui dit qu’elle voulait s’en aller.

Madame d’Orvillet.

Pourquoi donc cela, ma fille ?

Félicie.

Parce que ce vilain chemineau m’a prise dans ses bras pour me préserver de la bataille, disait-il. Moi, je ne veux pas qu’il me touche : c’est un vilain homme que je déteste et je ne veux plus le voir.

Madame d’Orvillet.

Écoute, Félicie, la haine que tu lui témoignes est très coupable ; ce pauvre homme a voulu te rendre service, j’en suis sûre ; il est si désolé et si honteux de ce qui lui est arrivé avec toi, qu’il cherche toutes les occasions possibles de se rendre utile pour se faire pardonner.

Félicie, rougissant.

Je suis bien fâchée que vous sachiez ce qu’a osé faire ce misérable ; quelqu’un vous l’a dit, pour que vous puissiez le savoir.

Madame d’Orvillet.

Non, ma pauvre fille, personne ne le sait ; c’est le chemineau lui-même qui me l’a raconté en me demandant pardon presque en pleurant. Sois sûre qu’il ne le dira à personne au monde et qu’il serait bien heureux d’avoir ton pardon.

Félicie.

Il ne l’aura pas ; je ne lui pardonnerai jamais.

Madame d’Orvillet.

C’est bien mal, Félicie, de conserver de la rancune dans ton cœur. Tu te laisses aller à un mauvais sentiment. Tâche de te vaincre là-dessus. Nous partirons à la fin du jour ; jusque-là essaye de t’amuser ; va joindre ta bonne. Moi, il faut que je danse trois ou quatre contredanses après quoi je me reposerai près des vieux Robillard. »

Félicie s’éloigna sans répondre, chercha en vain les Castelsot, qui étaient repartis furieux, et finit par s’asseoir près de sa bonne, qui alla danser à la même contredanse que les petits, mais qui, dans les intervalles, revenait prendre sa place.

« Voulez-vous venir danser, mam’selle ? dit un des Moutonet ; on va commencer un beau galop.

— Je n’ai pas de danseur, répondit sèchement Félicie.

Moutonet second.

Je viens vous inviter, mam’selle.

Félicie.

Je ne danse pas avec les paysans.

Moutonet second.

Tiens, pourquoi cela ?

Félicie

Parce que cela ne me plaît pas.

Moutonet second

Ce n’est pas gentil ce que vous dites là, mam’selle.

Félicie.

Je n’ai pas besoin de vos leçons. Laissez-moi tranquille.

Moutonet second.

Bien volontiers, mam’selle ; c’est mon frère qui m’avait dit d’aller vous inviter, moi je voulais danser avec la Michelette ; pourvu qu’elle ne soit pas prise à présent. »

Moutonet second courut à Michelette, qui, heureusement, n’était pas encore engagée. Félicie resta assise, grognant et boudant.

Après le galop, qui dura longtemps parce que tout le monde s’en amusait beaucoup, Amanda vint savoir pourquoi Félicie n’avait pas dansé.

Félicie, maussadement.

Je n’avais pas de danseur.

Amanda.

Comment ? Je vous avais envoyé Moutonet (Albert), mon beau-frère.

Félicie.

Je l’ai refusé !

Amanda, surprise.

Pourquoi donc cela, mademoiselle ?

Félicie.

Parce que je ne danse pas avec les paysans.

Amanda.

Vous êtes donc plus grande dame que votre maman, qui danse avec tous nos garçons ; et votre oncle danse bien, lui aussi, avec nous autres filles.

Félicie.

Je suis ce que je suis et je n’ai pas besoin de vos conseils.

Amanda.

Moi, je croirais que vous en avez besoin, mam’selle, et moi, qui ne suis pas une grande dame bien éduquée, je ne ferais pas tout ce que vous faites depuis ce matin ; j’accepterais de bon cœur ce qui m’est donné de bon cœur, et je ne me ferais pas un plaisir d’humilier le monde, comme vous l’avez fait pour mes beaux-frères et pour d’autres.

Félicie.

Vous êtes une insolente ; vous oubliez qui je suis.

Amanda.

Ah ! pour ça non, je ne l’oublie pas ; et si je l’oubliais, vous me le rappelleriez bien vite. Vous êtes tout l’opposé de votre maman, de votre oncle, de M. Laurent et de Mlle Anne. Aussi tout le monde les aime bien, eux ; et chacun de nous se jetterait au feu pour eux.

Félicie.

Ce qui veut dire que vous ne le feriez pas pour moi.

Amanda.

Ah ! ma foi non ! On vous laisserait vous en tirer toute seule. Et on aurait raison.

Félicie.

Je ne veux pas que vous me disiez d’impertinences. Laissez-moi.

Amanda.

Avec plaisir, mam’selle, et je m’en vas raconter à toute la noce les gentillesses que vous nous dites et que vous nous faites.