Diloy le chemineau/2

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Librairie Hachette et Cie (p. 15-24).


II

La Visite aux Germain


Madame d’Orvillet.

Eh bien ! Félicie, comment es-tu à présent ? Toujours fatiguée ?

Félicie.

Non, maman, pas du tout ; je voudrais bien sortir.

Madame d’Orvillet.

Je ne peux pas te promener, parce que je suis très fatiguée à mon tour ; mais tu peux sortir avec ta bonne.

Félicie.

Je ne veux pas sortir avec ma bonne ; elle est d’une humeur de chien ; elle n’a fait que me gronder tout le temps ; elle n’a pas voulu jouer avec moi, ni m’aider à m’amuser.

Madame d’Orvillet.

Je parie que tu lui as dit quelque impertinence, comme tu fais si souvent.

Félicie.

Non, maman ; seulement je n’ai pas voulu qu’elle dise du mal de mes amis de Castelsot ; c’est cela qui l’a mise en colère.

Madame d’Orvillet.

Cela m’étonne car je ne l’ai jamais vue en colère. Et quant à tes amis, tu sais que je n’aime pas à t’y mener souvent, à cause de leur sotte vanité. »

Félicie rougit et détourna la conversation en demandant où étaient Laurent et Anne.

Madame d’Orvillet.

Ils sont restés chez les Germain ; ils s’y amusaient tant, que je les y ai laissés ; ta bonne ira les chercher dans une demi-heure.

Félicie.

Ils s’y amusent ? Qu’est-ce qu’ils font donc ?

Madame d’Orvillet.

Ils aident à cueillir des cerises que les Germain m’ont vendues pour faire des confitures. Si tu veux y aller, je dirai à ta bonne de t’y mener tout de suite.

Félicie.

Je veux bien ; je n’ai pas goûté, tout justement. »

Mme d’Orvillet entra dans sa chambre et y trouva la bonne, qui travaillait encore.

Madame d’Orvillet.

Valérie, j’ai laissé les enfants chez les Germains ; Félicie a envie d’aller les y rejoindre, voulez-vous l’y mener et les ramener tous dans une heure ?

La bonne.

Très volontiers, madame ; je crois que Félicie est assez punie par l’ennui qu’elle a éprouvé depuis deux heures.

Madame d’Orvillet.

Punie, de quoi donc ? Est-ce qu’elle a été méchante ?

La bonne.

Pas précisément méchante, mais pas très polie ; et puis, elle m’a avoué qu’elle avait fait semblant d’être fatiguée, pour éviter l’humiliation de faire une visite aux Germain, qu’elle trouve trop au-dessous d’elle.

Madame d’Orvillet.

Je m’en doutais ; c’est pourquoi je n’ai pas voulu l’emmener quand elle a changé d’idée. Où prend-elle ces sottes idées, que n’ont pas Laurent et Anne, quoiqu’ils soient bien plus jeunes qu’elle.

La bonne.

Je crois, madame, que les Castelsot y sont pour quelque chose ; elle aime beaucoup à voir Mlle Cunégonde et M. Clodoald ; et madame sait comme ils sont orgueilleux et impertinents.

Madame d’Orvillet.

Vous avez raison ; elle les verra de moins en moins.

La bonne.

Madame fera bien ; l’orgueil se gagne, comme les maladies de peau ; en visitant les malades, on gagne leurs maladies. »

Félicie entra et dit avec humeur :

« Est-ce que ma bonne refuse de me mener chez les Germain ? Elle trouve peut-être que ce n’est pas dans son service, comme elle me disait tout à l’heure.

— Félicie ! répondit la maman avec sévérité, pas d’impertinence. Je veux que tu sois polie avec ta bonne, qui est chez moi depuis ta naissance et qui vous a tous élevés. Tu dois la respecter, et je veux que tu lui obéisses comme à moi.

La bonne.

Mademoiselle Félicie, il entre dans mon service d’obéir à votre maman et de lui être agréable. Je suis prête à vous accompagner. »

La bonne et Félicie sortirent et se mirent en route pour rejoindre Laurent et Anne. Félicie ne parlait pas, la bonne non plus ; Félicie s’ennuyait et ne savait comment faire pour rendre à sa bonne sa gaieté accoutumée ; elles arrivèrent donc silencieusement dans le petit pré qui précédait la maison des Germain ; Félicie put entendre les cris de joie que poussaient les enfants ; elle courut à la barrière qui séparait le jardin d’avec la prairie, et vit le petit Germain et son père grimpés dans un cerisier ; Laurent et Anne ramassaient les cerises qui tombaient comme grêle autour d’eux. La mère Germain les aidait de son mieux.

« Nous arrivons pour vous aider ! cria la bonne en ouvrant la barrière.

— Ma bonne ! ma bonne ! s’écrièrent à leur tour les enfants, en courant au-devant d’elle. Viens vite ! nous avons bientôt fini, mais nous sommes fatigués.

Laurent.

Nous en avons cueilli et ramassé près de vingt livres.

Anne.

Et maman en a demandé beaucoup.

La bonne.

Le petit Germain va donc bien ?

Mère Germain.

Très bien, mademoiselle ; bien des remerciements ; la potion que Mme la comtesse lui a donnée l’autre jour a enlevé la toux comme avec la main.

La bonne.

J’en suis bien aise ; madame a toujours des recettes excellentes.

Mère Germain.

Pour ça, oui, mademoiselle ; et c’est qu’elle les donne sans les faire payer ; pour nous autres pauvres gens, c’est une grande chose ; quand on a de la peine à gagner sa vie, on regarde à tout ; la moindre dépense extraordinaire nous gêne.

Félicie.

Trois ou quatre sous ne peuvent pas vous gêner ?

Mère Germain.

Pardon, mam’selle ; quatre sous c’est le sel de la semaine, ou bien le pain d’un repas ; il ne faut pas que ça se répète souvent pour gêner.

Félicie.

Mais vous gagnez de l’argent ; ainsi les cerises que vous abattez, vous vous gardez bien de les donner, vous les vendez à maman.

Mère Germain, tristement.

Mon Dieu ! oui mam’selle ; il le faut bien. Je serais bien heureuse de vous les offrir, mais votre maman ne voudrait pas les accepter, parce qu’elle sait bien que nous faisons argent de tout, et que nous le faisons par nécessité. »

Laurent et Anne paraissaient mal à l’aise ; la bonne parlait bas à Félicie, qui la repoussait du coude. Le père Germain et son fils étaient descendus de l’arbre ; la joie avait disparu ; Félicie regardait les pauvres Germain de son air hautain : tout le monde se sentait gêné.

Enfin, la mère Germain prit un panier de cerises et en offrit à Félicie.

« Si mademoiselle voulait bien goûter de nos cerises. Elles sont bien mûres. »

Félicie en saisit une poignée sans remercier, et s’assit au pied d’un arbre pour les manger commodément.

« Et vous autres, dit-elle à Laurent et à Anne, vous n’en mangez pas ?

Laurent.

Nous en avons déjà mangé.

Félicie, d’un air moqueur.

Les avez-vous comptées ?

Laurent.

Non ; pourquoi les compter ?

Félicie, ricanant.

Pour savoir combien maman devra payer.

« Ne vous affligez pas, mes bons amis. »
La bonne.

Oh ! Félicie, vous êtes encore plus méchante que je ne le croyais !

Anne.

Pourquoi es-tu venue ? Tu aurais dû rester à la maison.

Laurent.

Depuis que tu es arrivée, on ne rit plus, on ne cause plus ; tu as gâté notre plaisir. »

Félicie continua à manger ses cerises ; Laurent et Anne cherchèrent à égayer le petit Germain, qui regardait ses parents avec inquiétude. La bonne s’avança vers le père et la mère Germain, et, les emmenant à l’écart :

« Ne vous affligez pas, mes bons amis, leur dit-elle, des paroles impertinentes de cette petite fille. Si madame était ici, elle la punirait d’importance ; mais je les lui redirai, et je vous réponds qu’elle saura bien l’empêcher de recommencer.

Mère Germain.

Je vous en prie, mademoiselle Valérie, n’en dites rien à madame ; je serais bien chagrine que Mlle Félicie fût punie à cause de moi ; elle dit tout cela sans y penser, sans méchante intention.

La bonne.

Si fait, si fait ; je la connais ; elle se plaît à humilier les gens ; il faut qu’elle soit humiliée à son tour.

Mère Germain.

Oh ! mademoiselle Valérie, quel bien retirerons-nous de la voir humiliée ? Si elle a parlé sans vouloir nous blesser, elle ne mérite pas d’être punie, et si elle a voulu nous chagriner, c’est qu’elle n’a pas bon cœur, et la punition ne la changera pas.

La bonne.

C’est égal, je m’en plaindrai tout de même à sa mère. Son cœur n’en deviendra peut-être pas meilleur, mais elle n’osera toujours pas recommencer. »