Dingley l’illustre écrivain/Texte entier

La bibliothèque libre.
Chez Mornay, libraire (p. Frontispice-206).
LES BEAUX LIVRES
───
DINGLEY
L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN
par
JÉROME & JEAN THARAUD
DESSINS DE MAXIME DETHOMAS
GRAVÉS PAR G. AUBERT



À PARIS
CHEZ MORNAY, LIBRAIRE
37, BOULEVARD DU MONTPARNASSE
1920


À ROMAIN ROLLAND
CHAPITRE PREMIER


Partout où l’on parle anglais, personne n’ignore le nom de l’illustre écrivain Dingley. Les enfants eux-mêmes le connaissent ; maint d’entre eux apprend à lire dans ses livres. C’était un homme d’une fraîcheur d’imagination incomparable. Il semblait né à l’aurore du monde, dans un temps où les sens de nos lointains ancêtres rivalisaient avec ceux des bêtes. Qu’il décrivît une forêt de l’Inde, un office de commerce dans la Cité de Londres, un lever de soleil sur la mer des Tropiques, un crépuscule d’Europe occidentale, on avait toujours l’impression qu’il ouvrait sur l’univers des yeux neufs. Les personnages de ses contes habitaient, pour la plupart, un pays où la rêverie humaine a fait naître des fleurs merveilleuses, ces vastes plaines du Gange qui ont vu l’effort le plus désespéré des penseurs pour découvrir un sens à la vie. Son caprice emmêlait, avec une liberté divine, les soins de ses compatriotes perdus dans quelque poste ignoré du Rohilkhand ou du Sind, et les songes des philosophes indigènes morts il y a des milliers d’années. En lui s’accordaient les instincts positifs de la race anglaise et l’âme insatisfaite et passionnée pour le rêve d’un Hindou. Il avait, à la fois, l’ardeur d’un pirate normand et le goût des siestes à l’ombre, tandis que dans le champ de la vision intérieure passent, comme le souvenir d’une autre existence, les aventures de gens ayant appartenu à des civilisations disparues. Et c’était le jeu même de son esprit qu’il avait représenté dans La plus belle histoire du monde, où l’on voit un commis du Strand reconstituer, avec l’exactitude de quelqu’un qui l’aurait soufferte, la vie d’un rameur grec, enchaîné au banc d’une galère phénicienne mille ans avant le Christ.

Son œuvre eut le succès des choses mystérieusement attendues. Dingley connut la gloire à l’âge où la force de l’homme est encore intacte pour l’aimer. Sa photographie s’étalait partout, dans les revues, les journaux, les magazines, aux boutiques des libraires du Nouveau et de l’Ancien Monde. Sur les navires qui le promenaient à travers les Sept Océans, dans les palace-hôtels qui étaient sa maison du berger, on se montrait du doigt, comme un des seigneurs de la race, ce petit homme aux traits anguleux et secs, la moustache raide en herse sur la bouche, les yeux gris embusqués derrière les vitres de ses lunettes d’acier. Aujourd’hui, la moisson de sa jeunesse était faite. Il avait quarante ans, et s’inquiétait maintenant de savoir les fruits que porterait l’automne de sa vie. Il se demandait si, dans cent ans, un vers, une ligne de lui retiendrait éveillé un lecteur qui s’endort. Il avait écrit pour les enfants, les artistes et les femmes ; il redoutait que ce public léger se retirât de lui, et pour vaincre le temps — c’était l’obsession de son esprit de se survivre au fond des cervelles humaines — il cherchait à s’accrocher à quelque solide épave.

Entre tous les événements qui depuis Rome ont bouleversé le monde, aucun ne lui semblait de plus grande conséquence que la conquête de la terre par sa race. De toute éternité, il se sentait choisi, élu par la Providence pour être le héraut de cette gigantesque entreprise. Un romancier comme lui, Disraëli, l’avait conçue. Dans sa chambre de poète, ce rêveur du ghetto avait écrit l’histoire imaginaire d’un ambitieux génial qui, rassemblant toutes les colonies anglaises sous le manteau patriarcal d’une monarchie fastueuse, douce ou terrible, à la manière des despotes d’Orient, faisait sacrer la Reine de Grande-Bretagne Impératrice des Indes. Et voilà que trente ans plus tard, tandis que Gladstone déchu opposait à une politique guerrière de vains soucis moraux et religieux, Disraëli, devenu tout puissant, réalisait point par point le rêve précis de sa jeunesse.

Magnifique aventure d’un homme qui avait écrit sa vie avant de l’avoir vécue ! Un Juif ! Et pourtant le plus symbolique des Anglais par sa double souveraineté dans l’action et le rêve. Dingley était jaloux d’une gloire si complète, et admirant en Disraëli le maître incontesté de cette œuvre grandiose, il se réservait la tâche d’enthousiasmer pour elle l’imagination britannique.

Or, depuis huit mois, l’Angleterre était battue par des paysans. Le plus grand Empire du Monde, une armée nombreuse, des généraux instruits par l’expérience de maintes campagnes reculaient, au Transvaal, devant quelques milliers d’hommes incultes, commandés par des chefs de hasard. Une défaite de son pays, jamais Dingley n’avait imaginé ça ! Il souffrait, comme le dernier citoyen du royaume, d’une injure infligée par un ennemi dédaigné. Il croyait à la moralité de la victoire et que le vaincu est toujours méprisable. Dans la hiérarchie des êtres, les soldats de la Reine venaient-ils donc après les brutes de Joubert et de Cronié ! La force anglo-saxonne allait-elle se briser contre la résistance de misérables métis, allemands, hollandais et français ? Il pensait lier sa gloire à celle d’un Empire qui grouperait sous la domination de l’Ile Maîtresse les terres les plus lointaines, les nations les plus diverses. Ce grand espoir serait-il dégonflé par les balles d’une poignée d’Européens ensauvagés, tapis derrière des buissons et des rochers ?

Londres, sous un ciel d’hiver qu’attristaient encore la défaite et l’inquiétude des batailles, présentait des spectacles imprévus à ses yeux avides. Il parcourait les quartiers misérables, entrait dans les bouges, écoutait les gueux, passait des heures dans le hall de la Bourse, se mêlait aux gens arrêtés devant les offices des journaux, le nez en l’air, sous les transparents qui projetaient en noir les derniers télégrammes de la guerre sud-africaine.

Au War-Office, où l’on affichait chaque jour le nom des blessés et des morts, il vécut d’inoubliables minutes à épier les regards qui déchiffraient les listes funèbres — occasion unique d’observer sur des faces humaines les effets de l’appréhension. La lumière avait peine à percer la couche de crasse ancienne épaissie sur les vitres, et dans ce jour terreux les visages les plus éclatants de jeunes filles prenaient des teintes livides. On voyait là, se coudoyant, l’homme-machine des quartiers du Sud, qui ne pense qu’à dormir après un fort repas de viande et un gobelet de whiskey ; l’homme du pence et du shilling et des grands livres de comptes, coiffé du haut de forme ou de la cape ; et les dominant l’un et l’autre d’une tête, comme les types d’une autre race, des êtres d’un si bel aspect physique, si bien nourris, si musclés, qu’ils justifiaient cette boutade familière au romancier, qu’en Angleterre on peut mesurer l’aristocratie au mètre.

Avant l’affichage des noms et pour tromper l’attente, les gens rassemblés là chuchotaient entre eux, très bas, comme s’ils avaient craint de réveiller dans une salle voisine quelque bête redoutable. Instants d’égalité parfaite jusqu’à l’apparition des listes. Alors, c’était vers le tableau fatal une sinistre poussée. Ceux qui n’avaient reconnu d’un coup d’œil aucun de ces assemblages de voyelles et de consonnes qui faisaient battre leur cœur, se hâtaient de repartir, emportant leur joie fragile. Mais les autres ! Comment, par des mots, exprimer leur désespoir ? Comment noter les détails, d’une subtilité infinie, qui font qu’une souffrance n’est jamais pareille à une autre ? Quelle variété dans la douleur ! se disait souvent Dingley.

Chaque jour le ramenait ainsi à ce bâtiment du War-Office, ce temple brumeux de l’angoisse, si morne avec son fronton grec dépaysé dans le brouillard. Et chaque jour, après la poussée furieuse qui suivait l’apparition des listes, il voyait s’avancer vers le tableau une petite vieille coiffée d’un chapeau de paille bleue, de la forme dite « cabriolet ». Ses bras et ses mains s’enroulaient dans un pan du châle verdâtre qui enveloppait ses épaules et descendait en pointe sur son dos ; ses bottines claquées laissaient voir ses chevilles ; des mèches de cheveux décolorés retombaient sur son col, dont l’immaculée blancheur donnait à Dingley l’impression qu’elle ne portait sur son corps rien de propre que sa chemise.

Elle ne savait pas lire, et chaque fois elle demandait à quelque inconnu de lui dire s’il n’y avait pas sur le tableau « le nom de James Crook. Crook, n’est-ce pas ?… » Bien souvent l’illustre écrivain regarda la liste pour elle, et même il prévenait son désir. « Crook, n’est-ce pas ? Crook James ? Non, il n’est pas marqué ! » Elle le remerciait du regard. Ses grosses lèvres qui ne cessaient de trembler, sans qu’elle articulât un mot, lui donnaient un air peureux, stupide et bon de mère lapine.

Pour Dingley — sans qu’il eût pu dire d’où lui venait ce sentiment — il ne faisait pas de doute que le nom de Crook (James) figurerait un jour au tableau. Et en effet il vit, un soir, le nom de James Crook affiché. La petite vieille était là. Dingley s’effaça dans un coin.

« Crook ?… il est mort ! » dit l’inconnu auquel elle avait demandé avec son humilité ordinaire : « James Crook ? Crook, n’est-ce pas ? Crook James ?… » Ses lèvres s’agitèrent plus vite, mais pas un mot n’en sortit. Elle laissa retomber ses bras dans un geste de lassitude infinie ; son châle vert se déroula, et pour la première fois Dingley aperçut ses mains, de pauvres mains, mais de belles mains.

Il suivit pendant quelque temps la pitoyable inconnue, qui s’en allait vacillant et titubant devant lui, coudoyée, brutalisée par tous les gens qui passaient. Elle était pourtant précieuse, cette douleur ignorée ! Il aurait voulu l’aborder, lui dire il ne savait quoi. Il aurait souhaité que la Reine vînt à passer par ici, la distinguât dans la foule, arrêtât sa voiture et la fît monter près d’elle.

Mais quoi ! se disait-il en marchant, la vie est-elle une denrée si précieuse qu’on doive s’en montrer avare comme du poivre ou de la cannelle sous le roi Georges Ier ? Au temps où il accompagnait, dans les passes de Khyber, les colonnes lancées sur la trace des Afghans, il avait rencontré de ces fleurs singulières qui se nourrissent des insectes tombés dans leur calice. Celles-ci s’étaient gorgées de mouches attirées par les cadavres trop hâtivement enterrés. Devant ces fleurs éblouissantes, qui donc pensait à regretter quelques mouches sacrifiées ?…

Lorsqu’il fut rentré chez lui, Mistress Dingley lui demanda — elle lui faisait la même question tous les soirs :

— Eh bien, Crook ?

— Mort, répondit-il avec un sourire tranquille. Et il lui raconta la scène dont il venait d’être témoin, avec une émotion sincère où se mêlait curieusement l’allégresse du collectionneur qui vient de satisfaire sa passion.

— Terrible guerre ! murmura-t-elle après un assez long silence.

Puis elle ajouta ces mots, qui montaient naturellement à toutes les lèvres anglaises :

— Et il meurt autant d’officiers que de soldats.

— Les officiers, tous frappés à la tête, précisa le romancier. Ces Boers sont des tireurs étonnants ! Ils remplacent avantageusement, paraît-il, la hausse de leurs mausers avec le pouce de la main gauche levé perpendiculairement au canon du fusil… N’importe ! reprit-il aussitôt, après avoir donné un instant sa pensée à ce détail pittoresque, quel exemple de sang-froid

offre au monde l’Angleterre !


À quelques jours de là, Dingley fut, un soir, attiré sur la place de Trafalgar, au pied de la colonne Nelson, par l’éloquence d’un sergent recruteur enveloppé jusqu’aux pieds de sa vaste houppelande, bien nourri, superbe à voir, et qui vantait à des voyous rassemblés autour de lui, le service de la Reine.

— Gentlemen, criait le soldat, vous n’êtes pas nés fils de pairs ! Mais le Gouvernement a l’œil sur vous ! Ici, vous mourez de faim et de soif ! Au Cap, de bons bifteacks, de bon whiskey, et la gloire ! Avis à la belle jeunesse ! On trouve dans les Rangers et les Scouts une élégance que vous ne verrez à aucune armée du monde, un service aussi doux qu’agréable, une subordination qui s’accorde parfaitement avec la légèreté des armes. Déjeuner du matin au thé et à la marmelade, tranches de jambon et corned beef ; baignades, foot-ball et cricket ; du confort et des loisirs ! Qui veut entrer dans les Scouts ?…

Un triste cockney s’avança — un de ces voyous de l’East-End, de cette caste avilie, sans discipline ni courage, sans loi, sans morale, sans métier, tristes bêtes humaines, chiens errants du quartier des docks, hôtes faméliques des sordides slums et de ces bizarres refuges où l’on achète, pour un penny, le droit de dormir pendant huit heures, le front sur une corde.

— Le brave homme ! mugit le sergent, en posant la main sur la recrue qui lui venait à l’épaule. Si la patrie en avait des cent et des mille comme lui, des paysans, des bandits, des roughs ne feraient pas pleurer notre Reine ! Allons, gentlemen, de l’enthousiasme ! Le Commandant en chef demande des gens de cœur pour les divisions de cavalerie montée. Que tous ceux qui sont intéressés à la prompte solution de la guerre fassent leur paquet et rejoignent !

Un second misérable s’approcha. Le sergent le serra contre son cœur, cependant qu’il continuait de pérorer dans la brume :

— Déjeuner du matin au thé et à la marmelade, tranches de jambon et corned beef…

Peu à peu, les curieux se dispersaient. Là-haut, sur sa colonne, Nelson en grand uniforme, avec son épée et son bicorne, s’enfonçait dans le brouillard. Aux quatre coins du monument, les quatre lions britanniques, la tête entre les pattes, s’endormaient doucement. Çà et là, passait et repassait un correct policeman, la jugulaire au menton. Aux derniers étages des immeubles brillaient et s’éteignaient des affiches.

Bientôt la triste flamme du réverbère n’éclaira plus que Dingley, le sergent et trois pauvres diables marqués par cette misère de Londres, la ville du monde où l’être humain, sitôt qu’il s’abandonne, déchoit le plus vite et le plus bas.

Le racoleur prit deux des cockneys sous le bras, fit un signe au troisième. Mais celui-ci demeura immobile, planté sur l’asphalte boueux comme un arbre de square.

Dingley suivit le sergent et ses recrues, comme il avait suivi la vieille. Derrière eux, il pénétra dans un bar, s’assit à une table voisine et les écouta causer.

Ils commencèrent par boire des whiskey soda, puis du gin pur. Le racoleur avait rejeté sa houppelande et apparaissait maintenant sanglé dans sa jaquette écrevisse, le bonnet sur l’oreille, les cheveux pommadés, et caressant de sa badine ses longues jambes d’échassier. Avec une verve méridionale il énumérait ses campagnes. À l’en croire, il s’était battu partout : sur les pentes de l’Himalaya, contre les Afridis féroces qui vous ouvrent le ventre d’un coup avec leurs larges couteaux ; dans la haute vallée du Nil, contre les nègres du Mahdi, et dans les forêts traîtresses où se réfugie le Birman. L’alcool arrosait ses conquêtes. À chacun de ses exploits, il levait son verre à la Reine :

— Allons, mes enfants, à la Reine ! Encore une dent creuse de whiskey !

Le romancier l’écoutait non sans plaisir et contemplait avec admiration, sous la table, les larges pieds de ce gaillard qui avait arpenté l’Empire. Soudain la porte s’entrouvrit, et Dingley vit se glisser dans le bar un homme, un grand enfant plutôt, rachitique, fané, le troisième héros. Son faux col avait les tons dégradés d’un tuyau de vieille pipe, et ses yeux l’éclat brouillé de ces pierres de lune que l’on porte en breloque et qui se ternissent à l’usage. Il laissa glisser son regard vers le sergent recruteur, trop occupé de ses fanfaronnades pour s’être aperçu de son entrée. Puis il fit le tour de la salle, l’air délibéré, négligent, comme s’il eût cherché quelqu’un. Finalement, il vint frôler le racoleur au passage.

À sa vue, celui-ci poussa un formidable hurrah, et lui passant d’un geste tendre le bras autour de la taille :

— Du gin, my dear ?

— Comme il vous plaira, j’ai soif.

Dingley ne les quittait pas des yeux. Son regard s’était posé sur ces quatre individus avec une véritable tendresse. À travers la fumée de sa pipe, comme autrefois dans les relents des fumeries d’opium il avait cru pénétrer le secret de l’Orient, il se représentait, ce soir, avec une agilité surprenante, la vie ce ces trois misérables dans les affreux quartiers de Londres. Maintenant ils allaient partir, s’embarquer pour le Sud, connaître les beaux hasards de la guerre. Au service de la Reine ils retrouveraient quelque noblesse, ils noueraient enfin connaissance avec la propreté, le courage et la santé. Dans l’atmosphère de ce bouge, Dingley se sentait à cette heure le frère de ces tristes voyous, humbles moyens d’une grande œuvre. L’arbre de l’Empire s’enracinait dans leur misère et leur ivresse. Et le thème du roman, qu’il cherchait depuis des semaines, bondit soudain dans son esprit, comme en été le soleil à l’horizon d’une plaine : l’histoire d’un voyou de Londres régénéré par la guerre. Il ne voyait, n’entendait plus rien. Aube des œuvres, instants suprêmes, plus chargés de volupté que les minutes d’amour !

Sa pipe s’éteignit dans sa main. L’horloge du bar sonnait sept heures. Déjà deux des recrues dormaient les poings sur la table. Le racoleur les réveilla pour leur faire signer un papier qu’il tira de la doublure de sa veste. On but une dernière rasade. Les cockneys et le sergent sortirent silencieusement du bar. Dingley siffla un cab qui passait

et se fit reconduire chez lui.


IL habitait, avec sa femme et son petit garçon, le cinquième étage d’un hôtel immense qui domine la Tamise et où, quand la brume noyait le fleuve, les maisons et le quai, il pouvait se croire dans un phare.

Sa femme ni son fils n’étaient encore rentrés. Il s’approcha d’une fenêtre, et son esprit tout frémissant de ce qu’il avait vu dans la journée mit à la voile vers le passé.

Au-dessous de lui, dans cette brume jadis peuplée d’oiseaux marins, montaient les cris des vendeurs de journaux. Le meuglement des sirènes retentissait comme autrefois les trompes des rois fabuleux de la mer. Du lointain des âges accouraient les ancêtres barbares. Celtes, Saxons, Normands remontaient le fleuve, chacun apportant son secret : les uns, le sentiment du mystère ; les autres, l’amour de l’aventure. Et tous ces peuples s’étaient mêlés, confondus dans ce brouillard. Oiseaux de tempêtes qui crient dans les vents du Nord.

Pour moi, comme pour eux, pensait-il, pas plus de limite entre le réel et l’irréel, le possible et l’impossible, que de barrières dans le ciel. Races de milans et de corbeaux ! Les marchandises, dans le ventre de ces navires qui vont et viennent sur le fleuve, sont du pillage comme celles qu’emportaient jadis les Wikings. Seules les formes du pillage sont différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient il y a dix siècles. Les Wikings sont devenus des courtiers, des bill-brokers, des merchant-princes. Mais la vieille hardiesse demeure ! Parmi tant de lumières qui brillent dans la nuit, quelle lampe abrite, ce soir, dans Londres, la plus grande pensée, le plus beau sacrifice, le plus énergique espoir ? Aller à celle-ci, là-bas, la troisième à gauche et la sixième en hauteur, surprendre l’animal humain qui tourne dans ce rond lumineux ! Cet inconnu qui habite à quelques centaines de yards est, en vérité, plus loin de moi que mon ami Simpson, le plus extrême des télégraphistes de l’Empire, qui vit là où meurt la dernière vibration du télégraphe, au cœur forestier de l’Afrique. C’est l’heure où il allume, le brave garçon ! en lettres électriques qui s’ouvrent et se ferment comme des paupières, l’inscription qui domine la porte de son poste de bois : British Empire… Et Pagett ? Que fait Pagett à cette heure ? A-t-il trouvé, au pays des Boshimen, le papillon nocturne à la chasse duquel il court depuis dix années ? Ce Pagett possède au moins plus de cent immeubles dans la Cité. Si chaque maison a cent fenêtres, c’est dix mille fenêtres éclairées qui paient, ce soir, un tribut à ce papillon signalé dans l’ouvrage d’un voyageur allemand, et qui peut-être n’existe nulle part… Dans quelle caserne mon voyou dort-il sa première nuit de soldat ? Quel destin mon imagination lui réserve-t-elle ? Le tuerai-je ou le laisserai-je vivre ? La vie et la mort sont dans mes mains. Les personnages des poètes ont une vie autrement réelle que celle des passants dans les rues ! Quelle carcasse plus dure que celle du roi Lear ? Ce gâteux nous enterrera tous…

Sa femme, qui rentrait à ce moment, devina du premier coup d’œil qu’il était sous l’influence d’une inspiration heureuse.

Tout de suite, il lui raconta l’idée qui lui était venue, car il aimait à éprouver sur elle, comme sur un public admirablement sensible, l’effet de ses imaginations.

— Comprenez-vous, ma chère ? un cockney, un pauvre diable tout pareil à celui que je viens de rencontrer : des yeux faux, des cheveux rares, chlorotique, la dernière misère, un long corps souple, le visage imberbe, des gestes mous, un air de fille. Il s’engage au service de la Reine, non par patriotisme, pour quelques guinées. À Londres, c’est la plus basse crapule. Je l’expédie en Afrique. La guerre le décrasse, il fait peau neuve. Il prend l’orgueil d’un métier, il en respecte les lois, bref il redevient un homme ! Eh bien ? Que pensez-vous de mon conte ?

Et comme elle tardait à répondre :

— Montrer comment la guerre dégage d’une canaille un héros, insista-t-il nerveusement, voilà ce que je voudrais faire !

— Je doute que de pauvres gens recrutés en état d’ivresse deviennent jamais des héros, répondit Mistress Dingley.

— Les soldats de Wellington n’ont pas été ramassés autrement ! repartit vivement le romancier, auquel les coutumes séculaires de son pays semblaient participer de la nécessité des phénomènes naturels. Et cependant ils ont vaincu les plus vaillantes troupes du monde.

— Pouvez-vous croire, mon ami, que votre homme deviendra meilleur à massacrer de malheureux paysans ? La guerre fait des héros avec ceux qui ont le cœur naturellement bien placé ; mais j’imagine que chez les autres, elle ne développe le plus souvent que des instincts de brute.

— Idée de clergyman ou de Français, ma chère ! Un homme est un héros pour moi du moment qu’il travaille à une œuvre puissante. Eh ! sans doute, mon voyou ne sera jamais un gentleman. Mais sur ses instincts de brute, comme vous dites, se bâtit l’Empire.

Mistress Dingley avait hérité de ses aïeux français, émigrés au dix-septième siècle en Louisiane, un sentiment mesuré de toutes choses. La très grande admiration qu’elle avait pour son mari ne l’aveuglait pas cependant sur les limites de son génie. Il était né pour enchanter l’imagination des hommes, non pour philosopher sur la guerre. — Redoutez, lui dit-elle avec douceur en lui posant la main sur l’épaule, redoutez d’être l’apôtre d’un impérialisme égoïste et dur. N’oubliez ni les arbres, ni les enfants, ni les bêtes…

— Je n’oublie rien du tout, ma bonne. Aucun romancier ne nous a dit ce qu’étaient les soldats de Wellington. Mon voyou sera la patience, l’initiative, le sang-froid, l’humanité, la bonne humeur anglaise. Il fera comprendre les Têtes-Rondes, les grenadiers du mont Saint-Jean, nos troupes de l’Inde et de l’Égypte, l’Angleterre enfin.

Malgré lui, sa voix avait pris une intonation irritée. Il éprouvait le regret des belles minutes enfuies et que sa femme eût mêlé si vite des doutes à son enthousiasme.

Ce mouvement d’humeur n’échappa point à Mistress Dingley. Elle essaya aussitôt de lui faire oublier sa remarque inopportune.

— Et comment l’appellerez-vous, votre cockney ? demanda-t-elle.

— Barr ! Barr ! répondit-il. Comment voulez-vous que je l’appelle ? Il répéta plusieurs fois ce monosyllabe qui lui plaisait par sa sonorité brève et dure. Un nom, un seul, convenait à chacun de ses héros : il se flattait de le trouver toujours.

La sonnerie du téléphone interrompit leur causerie.

Dingley se mit au récepteur.

On lui téléphonait du Times que lord Roberts avait cerné, dans la vallée de la Modder, les troupes du général Cronié, et que la grande armée des Boers ne pouvait plus échapper.

À mesure qu’il les recevait, Dingley transmettait à sa femme les détails envoyés, par le journal.

— Ils sont terrés à Paardeberg, entre les berges de la Modder. Six batteries de campagne, une batterie de Howitzer, cinq pièces de marine — cinq, n’est-ce pas ? — enfilent le lit de la rivière. Le camp tout entier est en feu. Les caisses de munitions éclatent sans arrêt. Au-dessus des chariots on voit monter depuis deux heures d’épaisses colonnes de poussière rouge. C’est tout.

Et raccrochant l’appareil :

— Cette fois, nous les tenons ! dit-il. Le vieux Cronié est dans un piège à mort.


Pendant cinq jours, il écouta, avec un intérêt féroce, cette voix du téléphone, cette voix de polichinelle, qui débitait, heure par heure, l’agonie de Cronié et de ses quatre mille paysans.

Chaque soir, à table, sans se lasser, il faisait à son petit garçon le récit de ce qui se passait en ce moment, là-bas, sur le Veld, à plus de dix mille lieues de la salle où ils dînaient. Il lui représentait les Boers fuyant devant l’alerte Tommy, avec leurs enfants et leurs femmes, dans ces immenses chariots attelés de dix paires de bœufs qu’on mène avec un fouet de vingt pieds ; il lui peignait les hautes berges du fleuve où ils s’étaient enfin arrêtés, au milieu de la plaine fauve, et où ils avaient posé leur camp comme les Barbares d’autrefois ; il les montrait creusant des trous dans la rive sablonneuse pour s’y abriter des shrapnells, tandis qu’à un mille à peine, cent vingt canons tiraient sur eux à la lyddite, nuit et jour ; et tout cela, il le racontait avec des mots familiers, un air imperturbable et un accent naïf, qui donnaient à ces scènes de carnage une réalité si vivante que Mistress Dingley elle-même, tout émue qu’elle fût par ce drame lointain, en oubliait par instant l’horreur pour s’abandonner au plaisir de ces évocations dramatiques.

Le troisième jour, arriva la nouvelle que les obstinés paysans avaient refusé l’offre du noble général Roberts d’arracher femmes et enfants à cette averse de feu, et de les recevoir dans son camp.

— Tant pis pour eux ! dit Dingley qui adorait les enfants et qu’exaspérait la pensée qu’on allait rendre l’armée anglaise responsable de ce massacre d’Hérode. Le problème sera plus vite tranché, si ces brutes sauvages s’amusent à faire tuer leurs petits.

Le soir du cinquième jour, sur la fin du dîner, comme il allumait son cigare, le téléphone, qu’il avait posé à côté de son assiette, fit entendre de nouveau une impérieuse sonnerie.

— Ça y est ! s’écria-t-il avec joie.

— On l’a pris ? demanda sa femme.

— Le vieux renard s’est rendu, fit-il d’un ton méprisant — déjà prêt à dégrader cette résistance de cinq jours qui, chez des hommes de sa race, lui aurait paru sublime.

La nouvelle, aussitôt connue, soulevait dans toute la ville une joie délirante, à laquelle on put mesurer combien l’appréhension de la défaite, quoique dissimulée par orgueil, avait été grande. Durant toute la soirée et fort avant dans la nuit, des bandes de manifestants passèrent en criant sous les fenêtres. Dingley, du haut de son balcon, regardait avec sa femme la rue fantastiquement éclairée par la lueur des journaux illustrés qui flambaient au bout des cannes.

— Voyez, dit-il en souriant, la croyance à l’envoûtement n’est pas morte. Nos contemporains brûlent Cronié en effigie, comme on perçait autrefois d’une aiguille l’image en cire de son ennemi.

— Oh ! répondit Mistress Dingley, nos instincts sauvages tiennent bon.

Et lui, ramenant d’un geste tendre sur le cou de sa femme l’écharpe qui glissait de son épaule :

— Tant mieux, ma chère, ce sont les plus

beaux !
CHAPITRE DEUXIÈME


LORSQU’IL crut avoir épuisé les ressources qu’offrait à son imagination une ville angoissée dans l’attente des nouvelles, déprimée par les revers, affolée par les premiers succès, Dingley résolut d’accompagner son héros imaginaire et de se lancer avec lui dans le Veld, à la poursuite des cavaliers de De Wett et de Botha.

Il était romancier et plus encore un coureur de périls. À un reporter américain qui l’interrogeait sur ses goûts, il avait un jour répondu qu’il y avait en lui 0,4 d’artiste et 0,6 de l’homme d’aventures. Et il se plaisait encore à dire que si une fée voulait lui offrir un présent, il lui demanderait le pouvoir de se transporter, à chaque minute de sa vie, sur le point du monde où se passait l’action la plus dramatique.

— Vous êtes incompréhensible, lui disait Mistress Dingley qui ne prenait pas son parti de cette curiosité inhumaine. La douleur d’un chien écrasé par un cab vous arrache un cri, et celle des hommes vous attire.

C’est que la passion du pittoresque anesthésiait en lui la pitié. Il avait visité dans l’Inde des villages affamés, et le soir d’Omdurman, le champ de bataille jonché par les cadavres de quelques milliers de derviches. Volontiers il se rappelait ces spectacles comme les plus émouvants qu’il eût jamais rencontrés ; il n’en connaissait pas qui pussent les égaler en horreur, mais alors il n’avait pensé qu’à les bien voir, sans que rien vînt troubler chez lui cette sensibilité modérée de l’artiste, qui arrête sur l’humanité le regard du chirurgien sur le patient qu’il découpe.

Connaîtrait-il jamais la vraie physionomie de cette campagne, s’il ne la voyait de ses yeux ? Le télégraphe et les journaux pouvaient-ils l’approvisionner de ces faits, de ces menus faits qui échappent à tous les regards, qu’il était seul à découvrir, et grâce auxquels il donnait, avec une intensité surprenante, l’illusion de la vie ? Là-bas, sur le visage du monde on effaçait quelque chose. Il était curieux de surprendre, sur l’Orange et sur le Vaal, les formes spéciales que revêtaient, à cette heure, la vie et la mort.


Son embarquement fut un triomphe.

Il y a, dans l’existence d’un peuple, des heures où tel de ses écrivains prend soudain une importance, une dignité qui l’égale et même le place au-dessus de ses premiers magistrats, fût-ce le Roi ou la Reine. Le romancier en était à ce haut point de fortune.

Une foule immense était venue l’acclamer sur le quai de Southampton. Debout à l’arrière du paquebot, entre sa femme et son fils, Dingley contemplait cette multitude qui saluait en lui la conscience même de sa race, et ces milliers de visages indistincts où il avait éveillé tant de fois des émotions et des pensées. Lorsque le navire s’ébranla, il prit son fils dans ses bras et le souleva pour lui montrer tout ce monde, ivre de son art, ivre de lui. Les hurrahs devinrent frénétiques ; les chapeaux, les cannes s’envolèrent ; l’hymne national sortit de milliers de poitrines. Mistress Dingley elle-même oubliait l’horreur de la guerre. Son mari était grand ! L’armée de Cronié vaincue, les massacres allaient finir. Bientôt le sang n’arroserait plus les terres du Sud… Un profond sentiment d’orgueil saisit le cœur de Dingley. Le vieux roi de l’Histoire et des Légendes, Shakespeare n’avait jamais connu cette ivresse ! Dans ses mains il sentait frémir le corps de son petit garçon. Et avant de reposer sur le pont cet enfant dont il était fier comme de l’œuvre la plus vivante qu’il eût jamais écrite, il le serra sur son cœur avec l’impression sublime d’embrasser sa propre gloire.

Mais que des voix s’éteignent vite ! Que c’est peu de chose une foule, une côte, un pays ! Quelques tours d’hélice, et tout cela disparaît, s’efface, comme s’il n’avait jamais été.

Déjà la côte d’Angleterre n’était plus dans l’éloignement qu’une ligne brillante et recourbée comme une lame de faux. Dingley s’attardait à regarder cette disparition des choses avec l’amertume de l’homme qui n’a déjà plus sa jeunesse et la tristesse qui suit toujours les grandes minutes d’exaltation, lorsque son fils, le tirant par la main, l’arracha à ces rêveries où il n’aimait guère à glisser. L’enfant voulait qu’il lui montrât la machinerie du navire.

Tous les deux, ils descendirent jusqu’aux plate-formes tremblantes, d’où l’on voit aller et venir les bielles luisantes et silencieuses.

— Comment s’appelait, je vous prie, l’homme qui a trouvé tout cela ?

— Il n’a pas de nom, Archie, répondit le romancier avec le tendre sérieux dont il ne se départait jamais quand il parlait à son fils.

— Il était très intelligent ?

— Très intelligent.

— Et quand vivait-il ?

— Il vit toujours.

— Où demeure-t-il ?

— Partout où l’on peut manger et boire.

— Comment est-il fait ?

— Comme vous et moi.

— Le connaissez-vous ?

— Certainement.

— Vous me le montrerez ?

— Plus tard…

Cependant le tangage, le roulis et l’exécrable odeur du charbon, de la vapeur et de l’huile donnaient la nausée à l’enfant. Son père le remonta lestement sur le pont. De la mer on ne voyait plus, à cette heure, que des crêtes d’argent paraissant et disparaissant sur une masse noire et mouvante. Et rien, plus rien de l’Angleterre, que le navire qui les emportait.


Une fois encore, avec joie, Dingley sentait frémir les fortes machines enfermées dans les profondeurs du navire, ces fortes machines qu’il aimait tant. Leur grondement puissant et sourd, la solitude de la mer, la vive allure du bateau, l’agitation de ce point surpeuplé dans l’immense étendue, l’entraînaient toujours au rêve. Son imagination prenait naturellement son vol dans le mouvement et le bruit. Quand il n’était encore qu’un débutant de lettres, il avait loué une chambre dans une des rues les plus passantes du Strand, pour entendre le fracas des omnibus roulant sur le pavé. En Tyrol, il s’était installé dans une auberge, près d’une scierie dont le ronflement se mêlait à l’égouttis d’une roue de moulin. Au Caire, il payait un griot soudanais, amené comme captif par les troupes victorieuses du Mahdi, pour lui réciter d’interminables mélopées, en s’accompagnant sur une sorte de lyre à trois cordes. Il écrivait alors la célèbre histoire de ce maharajah élevé dans un collège d’Oxford, qui finit par s’apercevoir qu’il ne pourra jamais être heureux, car le bonheur des Européens lui reste toujours étranger et le bonheur des Hindous n’est plus pour lui. Il avait fait asseoir le griot sur une natte, et pendant des heures, tandis que le nègre, la tête ceinte d’un turban ensanglanté, psalmodiait des aventures de guerre ou d’amour, que dans la rue les vendeurs de citronnade criaient, que les âniers juraient en martelant de coups de matraque l’échine de leurs bêtes, il avait décrit la nostalgie du rajah à la recherche de son âme.

Aujourd’hui, il racontait les déboires de son voyou de l’East-End, et comment la chère Providence apparaissait à ce pâle cockney sous le sombre manteau d’un sergent recruteur, un soir, devant un réverbère de la place de Trafalgar, au pied de la colonne Nelson. Le temps que le romancier ne donnait pas au travail, il l’employait à causer avec ceux des passagers qui lui semblaient nutritifs. En général il se méfiait de ses compatriotes, admirables dans l’action, mais les plus ennuyeux causeurs. Cependant, beaucoup de ces gens qui se balançaient dans leur rocking et qui, à l’heure du dîner, pelaient paisiblement une poire ou raclaient un fromage, ne manquaient pas d’intérêt. Beaucoup avaient parcouru le monde, les uns en quête d’aventure, les autres par devoir professionnel. Il y avait là Melton Prior, une vieille connaissance à lui, qui depuis plus de quarante ans faisait pour les grands Illustrés le métier de correspondant de guerre. On l’avait vu chez les Achantis, dans les Sierras espagnoles au temps de l’insurrection carliste, en Herzégovine, en Serbie, en Turquie, au Basoutoland, au Zoulouland, en Égypte, au Soudan, en Birmanie, au Vénézuelua, en Argentine ; il avait pris part au raid Jameson, à la guerre du Matabéléland, à la campagne des Afridis ; de là, il s’en était allé en Afghanistan, puis en Crête, et maintenant il retournait au Transvaal.

— En somme, lui disait le romancier, vous autres, dessinateurs et correspondants de guerre, vous réalisez le type le plus moderne d’héroïsme : le dévouement à la Nouvelle et à l’Image.

— Oh ! moi, répondit le reporter en faisant avec ses lèvres la moue d’un homme qui gobe un œuf, je n’ai jamais risqué grand’chose et je suis bien sûr de mourir paisiblement dans mon lit, un soir, entre cinq et sept, dans le Comté de Newcastle. Mais vous avez connu Sciortino ? Sciortino le mulâtre ? le correspondant des Daily-News ? Celui-là, comme vous dites, était un vrai héros de la Nouvelle et de l’Image ! La dernière photographie qu’il a prise montre un canonnier frappé à mort au moment où il va tirer la ficelle de sa pièce. Le même obus qui démolit le canonnier envoya Sciortino dans l’autre monde…

Ainsi tous les deux, sur le pont, allongés dans leurs fauteuils, fumant leurs pipes de bruyère, dans le calme des belles nuits le reporter et Dingley se rappelaient tant de souvenirs qui leur faisaient battre le cœur, tant d’étapes parcourues ensemble, tant d’amis d’autrefois qui dormaient leur dernier sommeil, l’un au pied d’un kopje du Veld, l’autre dans les boues du Haut Nil, celui-ci près d’une pagode dans une rizière d’Orient, celui-là dans le désert de Lybie, sous un petit tas de cailloux, au bord d’une piste de chameaux, et cet autre confortablement installé, pour un bail à long terme, dans son petit cimetière du Wessex.

Parfois un journaliste français se mêlait à leur causerie. Sa facile émotion gasconne avait le don d’exciter la verve caustique de Dingley.

— Voyez-vous, lui disait-il avec cet humour britannique qui tire toute sa drôlerie de la simple constatation des faits, on nous calomnie chez vous. Nous ne sommes pas des conquérants, des Attila, des Gengis-Khan. Nous sommes les aménageurs de la terre, des entrepreneurs qui construisent des maisons sur des terrains vagues, des télégraphistes, des conducteurs de locomotives, des chercheurs d’or, des éleveurs de moutons. Nous pratiquons les petits métiers, car nous sommes nombreux et pauvres et nos terres ne sont pas riches, et il nous faut sortir de notre île. En somme, faisons-nous autre chose que continuer une tâche que vous avez entreprise, vous autres Français, il y a deux siècles, et que vous avez méprisée. Mais je le comprends, par Jupiter ! Vous préférez rester chez vous. Qui voudrait, sans y être contraint, quitter la belle France ? Nous sommes les Auvergnats du monde.

— Des Auvergnats un peu rudes !

— Eh ! mon Dieu, il faut bien être un peu rude. Permettez que je vous rapporte un mot d’un de vos compatriotes qui m’a vivement frappé. Dans un voyage que je fis autrefois à Alger, sur un bateau de votre Compagnie des Chargeurs Réunis, j’eus l’occasion de nouer connaissance avec un jeune bandit que votre Gouvernement envoyait aux bataillons d’Afrique, pour avoir fait, un soir, le guet dans une rue de banlieue, pendant que des amis à lui étranglaient une vieille dame. Le gaillard n’avait pas la moindre honte à me raconter son histoire. Et comme je lui demandais s’il n’avait eu aucun remords pendant que ses amis opéraient : « Que voulez-vous ? répondit-il avec un sourire céleste, dans la vie il faut bien avoir le cœur un peu dur ! » Je n’excuse pas ce voyou. Pourtant je le préfère, je l’avoue, à un gaillard sentimental.

Là-dessus, Dingley quittait le journaliste, pour arracher des souvenirs à un jeune officier blessé à Colenso, et qui l’intéressait vivement par sa fraîche expérience de la guerre ; ou pour apprendre d’un agent de la Compagnie du Niger, dans la Haute Bénoué, à quoi il occupait sa pensée durant la saison chaude. Tout le jour, ce fonctionnaire, étendu sous la tente, attendait l’heure où le soleil déclinant lui permettrait d’enlever son casque.

Mais de tous ces passagers réunis par le hasard, aucun n’inspirait à Dingley des sentiments plus bienveillants et des réflexions plus apaisantes, qu’un jeune homme, un jeune Boer, un Afrikander plutôt, fils aîné de l’honorable M. Prétorius du Toit, ancien vice-président du Parlement de Capetown.

Du Toit sortait d’Oxford. Il avait passé là-bas, à Trinity Collège — le même collège où Dingley avait pris tous ses grades — trois ou quatre années d’étudiant. Rien ne le distinguait de tous ces jeunes Anglais, rasés, raclés, élégants et nets, qu’on voyait en pyjamas après le tub matinal, en veston de tweed tout le jour, et le soir, en smoking, au fumoir, devant un whiskey-soda. Non, rien ne l’en distinguait. Et c’était justement par là qu’il plaisait au romancier. Comme eux, il avait l’œil frais, l’air virginal et sain d’un garçon vigoureux, bien nourri, bien entraîné, qui a fait du canot sur la rivière, qui sait le prix d’une partie de foot-ball et de cricket. Celui-là, pensait Dingley en arrêtant sur le jeune homme le regard d’un éleveur, qui contemple avec amour dans sa ferme un produit bien venu, celui-là, il n’est pas de notre sang, mais il a respiré le bon air de chez nous. Entre les bonnes vieilles pierres d’Oxford, sous les bons vieux chênes de la Tamise, il est devenu ce que nous faisons de mieux, un bel animal puissant et net, qui ne sent pas le papier moisi, comme les cuistres teutons, ni l’usure précoce de la vie, comme ce bavard de Français. Oui vraiment, un bel animal, et qui est bien de notre jungle !

À l’Europe exaspérée par la volonté britannique de régenter l’univers, et qui braillait hypocritement contre la guerre du Sud-Afrique, il aurait voulu exhiber ce superbe échantillon. C’était pour produire par le monde un type d’humanité pareil à ce garçon-là, pour le tirer à des milliers et des milliers d’exemplaires, que depuis trois siècles l’Angleterre était sortie de son île, que ses grands coureurs de mer avaient essaimé partout, que partout ils avaient bâti des ports, des jetées, des phares, des escadres, des cités, édifié des Empire Indien, des Amérique et des Nouvelle-Hollande, établissant partout leur pensée religieuse, leur loi intelligente et juste, leurs jeux qui dressent l’homme à la discipline et à l’action, partout conquérant sur le chaos et façonnant à leur image plus de matière humaine. Si ce du Toit était resté chez lui, au milieu de ses Cafres et de ses troupeaux d’autruches, il serait demeuré semblable à tous ses compatriotes, et il ignorerait encore l’usage de la brosse à dents ! Après cela, qu’il y eût, de par le monde, quelques petits groupes d’humanité, quelque pauvre petit vieux peuple broyé dans cette énorme entreprise, concassé sous la grande machine routière de l’Empire, qui pouvait sérieusement en gémir ? Les écrasés eux-mêmes criaient bientôt : Hosanna ! En perdant leur physionomie, leur personnalité propre, leurs petites habitudes, leur petite barbarie, ils s’élevaient à une humanité supérieure. Doux châtiment de devenir Anglais ! Mais allez faire

comprendre ça à un journaliste continental !


À Santa Cruz de Ténériffe, le romancier en était à ce point de son récit où il embarque son voyou pour le Sud, dans un de ces navires de fortune sur lesquels l’Angleterre expédiait, en grande hâte et pêle-mêle, ses approvisionnements, ses munitions, ses mulets et ses hommes. Un de ces transports était en rade. Dingley le visita.

C’était un affreux sabot, où trois cents hommes auraient été mal à l’aise. Quinze cents Tommies s’y entassaient, moins semblables à des conquérants qu’à ces moutons de la Plata qu’on embarque à Buenos-Aires. Il s’exhalait de ce bateau une senteur insupportable de graisse rance, de saumure, et surtout de sueur humaine, car entre tous les animaux, l’homme parqué comme un bétail a la plus répugnante odeur. Dingley parcourut tous les cercles de cet enfer en voyage, depuis le pont jusqu’au fond de la cale, où les litières des chevaux et des mulets n’étaient séparées que par une barrière de bois des paillasses où couchaient les hommes. Et à mesure qu’il s’enfonçait dans les profondeurs du navire, grandissait en lui la tristesse que tous ces soldats anglais fussent aussi avachis que n’importe quelle foule humaine si inconfortablement traitée. Une de ses fiertés patriotiques, c’était de penser qu’entre toutes les armées, seule l’anglaise formait une réunion d’hommes libres et propres. Il croyait ses compatriotes d’un acier mieux trempé que les autres peuples du monde. Or il cherchait vainement sur tous ces visages fatigués une expression de hardiesse. Il n’y lisait que cette désolation nostalgique qu’ont les bêtes en cage, et qui l’émouvait toujours dans les ménageries.

Cependant le bruit de son nom s’était répandu sur le navire. Lorsqu’il quitta le bord, quelques voix entonnèrent sa poésie fameuse : Angleterre, rocher noir. Les Tommies et les Blue-Jackets, reprenaient en chœur le refrain :


Angleterre, rocher noir,
Repos des oiseaux fatigués,
Rubis dans la mer d’argent, nid inviolé
De la plus forte race d’entre les hommes…

La chanson s’abattait sur la mer comme les ailes d’un gigantesque oiseau. Elle sortait des poitrines de tous ces jeunes hommes, si pleine, si vigoureuse, qu’elle semblait l’improvisation des soldats et des marins. Intérieurement, les dents serrées, Dingley accompagnait son poème. Il se rappelait le moment où il en avait eu l’idée, l’endroit où il l’avait écrit, la peine qu’il lui avait coûtée. Il oubliait la saleté, l’inquiétude, le morne ennui, la fièvre que depuis Portsmouth jusqu’à Capetown, ce bateau traînait sur l’Océan. Tous ces hommes allaient se battre, une chanson de lui sur les lèvres ! Il rejoignit son steamer, des brins de paille et de foin accrochés à ses cheveux, ses bottines boueuses de crottin et de la fange des fonds de gamelle, enivré par la pensée que son art venait de réveiller des courages défaits, et qu’il était plus fort que la vermine, la misère et la peur de mourir.

Dans sa cabine, il trouva Mistress Dingley et le petit Archie qui barbottait dans son tub. Comme il se penchait vers sa femme avec un geste affectueux :

Ah ! que vous sentez l’écurie, mon ami ! s’écria-t-elle.

Imaginez, répondit-il, quinze cents hommes dans un ignoble baquet, pêle-mêle avec les animaux, sales, mal nourris, déprimés, abrutis par la vie de bord. Quand j’ai quitté le bateau, tout cela s’est réveillé pour entonner une de mes chansons : Angleterre, rocher noir… Vous n’avez rien entendu ?

Non. Elle n’avait rien entendu.

Il fut secrètement contrarié que cette rumeur de gloire n’eût pas dépassé deux cents yards.


L’îlot de Sainte-Hélène, dont il aperçut, à quelques jours de là, les roches inhospitalières et les arbres tordus, le laissa presque insensible. Que lui importait cet étroit plateau, dernière patrie d’un héros vaincu ? Les conceptions de Napoléon avaient été courtes. Il avait étendu sa domination précaire sur quelques centaines de lieues d’Europe. Son ambition, en somme, n’avait guère été plus relevée que celle d’un condottiere italien. La vue du petit bouquet d’arbres, sous lequel venait s’asseoir le prisonnier d’Hudson Lowe, l’entraînait moins à rêver que la tombe de Disraëli, sous les voûtes de Westminster, ou le gémissement de la chaise que Cecil Rhodes, alourdi par une graisse malsaine, chevauchait dans l’office de la D. C. F. Cie, un jour qu’il discutait devant lui le plan d’une voie ferrée reliant le Cap au Caire.

Enfin, après dix jours de mer, on commença de respirer cette odeur d’orange et de poivre, qui est l’odeur du Sud-Afrique. Bientôt, les collines luxuriantes qui dominent Capetown, élevèrent par degrés leurs paisibles terrasses. Les passagers les contemplèrent avec curiosité, mais de leurs regards rien n’est resté, pas plus que du sillage du navire sur les eaux. Debout comme eux à l’avant du steamer, Dingley fixa les yeux sur ces nobles collines, et ce poème retiendra pour longtemps son regard dans la mémoire des hommes :


Si tu traverses le monde, demande-toi, ô Voyageur, quel est Le principe de la vie du peuple que tu visites, et dans lequel il ne saurait vivre. Derrière la table de ces collines qui barrent l’Afrique comme avec une règle, deux peuples luttent. Les connais-tu, Voyageur ?

L’un d’eux s’enorgueillit de son ignorance et de sa rudesse. Inhospitalier, inculte et bigot, il vit dans ses vastes plaines, au milieu de ses troupeaux à peine moins sauvages que lui. Emporte ses chevaux et ses bœufs, il n ’aura plus de raison de vivre.

L’autre est le peuple le plus fortuné du monde. Tu peux lui prendre toutes ses richesses, tu ne le dépouilleras pas. Mais si tu lui ravis l’action et le rêve, que les câbles qui ancrent au fond des eaux la verte Angleterre se brisent, que l’Océan emporte notre île à la dérive et l’engloutisse dans les vagues déchaînées ! Il ne nous reste plus qu’à mourir.


CHAPITRE TROISIÈME


MOUNT Nelson Hôtel, l’auberge luxueuse et vulgaire, qui domine de ses terrasses et de ses jardins la triste Capetown et sa rade salie par les déchets des navires, représentait sans doute, à ce moment, le point le plus sensible de l’univers. Officiers, brasseurs d’affaires, propriétaires de mines, sportsmen attirés par la guerre comme par une partie de polo, misses et clergymen qui s’en allaient distribuer aux Tommies des pipes, des brosses à dents, des bibles et du chocolat, amis ou parents d’hommes qui se battaient, grandeurs de naissance, d’emploi ou d’argent accourues en Afrique par devoir de service, inquiétude, curiosité, intérêt, les noms les plus éclatants de l’Angleterre, la société la plus hétéroclite était rassemblée là.

En apparence, la vie qui animait cet hôtel n’était en rien différente de celle que menaient dans le même moment les touristes cosmopolites de la Côte d’Azur, des Baléares, du Caire, de Darjeling ou de Thérapia. Mêmes garden-parties, mêmes flirts, mêmes bals, mêmes concerts. Mais sur cette agitation élégante passait le souffle des nouvelles tragiques. Pas de jour qu’une dépêche ne vînt annoncer à quelque hôte de ce caravansérail, l’Auberge des Cœurs Silencieux, ainsi que l’appelait Dingley, la mort d’un parent ou d’un ami. Personne qui ne sentît peser une menace sur sa tête. Mais tout ce monde gardait un air tranquille et détaché, comme si la guerre n’intéressait le cœur, ni la bourse de personne.

Dans cette volonté de ne rien laisser paraître de ses sentiments intimes, Dingley se plaisait à reconnaître la force d’âme de sa race, et combien la haute société anglaise, par sa maîtrise de soi, est une aristocratie véritable et digne de commander. Pourtant il n’avait pas l’intention de laisser sa femme et son fils dans cette atmosphère d’orage. Mais il n’était pas facile de trouver une habitation dans les environs de Capetown, quand depuis bientôt dix mois tant d’étrangers, accourus de toutes parts, s’abattaient sur ce point du monde. Aussi reçut-il avec plaisir une lettre de Lucas du Toit — le jeune fellow d’Oxford rencontré sur le bateau — l’informant qu’à Dossieclipp, tout près de la ferme de Rosendaal où habitaient ses parents, un de leurs voisins qui se rendait pour quelques mois en Europe, offrait de lui louer sa maison, ses chevaux, ses voitures et ses domestiques blancs et noirs.

« Le pays est sévère, ajoutait le jeune homme. Nous sommes sur les premières pentes des montagnes du Drakenberg. Mais l’air est pur et sain, la maison confortable et même assez plaisante. Dites, je vous prie, à Mistress Dingley que ma mère et ma grand’mère se mettent à sa disposition pour lui faciliter la vie dans ce pays inconnu. Master Archie ne s’y ennuiera pas ; mon petit frère David, qui est à peu près de son âge, sera pour lui un excellent compagnon. Quant à moi, je ne sais encore si j’aurai le plaisir de vous rencontrer ici, car des affaires assez pressantes vont m’éloigner quelque temps. »


Dingley se rendit à Rosendaal.

Cette ferme que les du Toit occupaient depuis deux siècles, était une de ces fermes boers comme il en avait vu des centaines à ses précédents voyages. Des champs verts, bien irrigués par une source puissante jaillie d’un kopje voisin, des parcs d’autruches et de moutons, enclos de murs de pierres sèches et de fils de fer barbelés, des huttes de serviteurs hottentots, et au milieu, une maison de briques entourée d’une vérandah, et couverte de tôle ondulée. Quant au maître de cette demeure, M. Prétorius du Toit, c’était lui aussi un de ces hommes que le romancier avait rencontrés cent fois et sous toutes les latitudes, dans l’Inde, au Canada, en Égypte, un de ces individus vigoureux en qui se conservent fortement les caractères de leur race originelle, mais sur lesquels on surprend, comme sur un arbre fraîchement greffé, le bon travail de la vieille sève anglaise.

Tout séduisit Dingley dans la villa qu’il était venu voir : l’agrément de la demeure, la tranquillité du séjour, le voisinage des du Toit. Il s’entendit avec le propriétaire du lieu, et dès que la maison fut libre, il revint y installer sa femme et son petit garçon. Puis il partit pour le Veld. Gai départ ! qui lui rappelait le meilleur temps de sa jeunesse, celui où reporter mal payé il faisait prix pour quelque lointain voyage avec le capitaine d’un voilier.


En arrivant sur le front de l’armée, il éprouva la déception la plus vive. L’ennemi fuyait sans combattre devant les troupes de lord Roberts ; Prétoria allait être prise ; on télégraphiait à Londres que d’ici une semaine la campagne serait terminée.

— Diable ! diable ! se disait-il avec un désespoir comique, voilà que le bal est fini ! Magnifique occasion perdue de voir enfin autre chose que des mitraillades de jaunes, de nègres ou de cuivrés. Des blancs contre des blancs, cela ne se voit plus tous les jours !

Mais, il fut bientôt rassuré.

Avant d’abandonner pour toujours sa capitale, le vieux président Krüger avait convoqué ses fidèles dans le temple calviniste du faubourg nord de la ville. Au milieu d’un recueillement profond, le vieillard monta dans la chaire, de son pas puissant et lourd. Il fit le signe de la croix, appuya les mains sur ses cuisses, et penché sur son auditoire, commença lentement, avec une grande douceur :

— Citoyens, mes amis, mes frères…

Puis après un temps de silence, penchant toujours la tête davantage, comme s’il eût voulu leur parler à l’oreille :

— Vous êtes tous des lâches ! dit-il.

Et d’une voix éclatante, dans une de ces improvisations où le souffle de Dieu semblait vraiment l’animer, il lança l’imprécation sur son peuple et fit honte à tous ces gens de désespérer du Seigneur et de fuir comme Israël devant les Amalécites.

Dehors, le Général Botha attendait à cheval que le prêche fut fini. À mesure que les gens sortaient du temple, il les désignait du doigt. À l’un, il disait : « Viens ici. » À l’autre : « Tu peux t’en aller. »

Deux jours plus tard, l’armée de Lord Roberts faisait son entrée à Prétoria. Mais une guerre nouvelle se propageait dans tout le Veld, comme un immense incendie. Les troupes anglaises ne trouvaient plus devant elles que des bandes qui se disloquaient et se reformaient sans cesse, harcelant les colonnes, coupant les voies ferrées, dynamitant les ponts, arrêtant les convois ; une poussière de commandos, familiers avec tous les rochers du Vaal, sous les ordres de chefs hardis dont les prouesses ont rempli tous les journaux de l’univers, et que l’imagination populaire a personnifiés dans un nom : le légendaire, l’insaisissable De Wett.


Pendant plusieurs semaines, Dingley accompagna les Hussards de Garland lancés à travers le Veld à la chasse des commandos boers.

« Un cheval qui saigne, écrivait-il à sa femme, l’irritation des hommes contre un ennemi invisible, un coup de vent sur les sables, la recherche d’un gué, les discussions entre les cavaliers pour reconnaître à la marque des fers quel régiment a déjà passé là, le vol des oiseaux de proie, les dialogues des chevaux au piquet, les propos des officiers, et dans les rares engagements qui coupent d’un peu d’émotion la monotonie des jours, le plaisir de contempler la paix traîtresse du paysage, les kopjes couverts de rochers, de broussailles et de chardons argentés, où l’obus qui éclate fait fleurir un léger nuage pareil à un pommier en fleur, voilà les aliments de ma vie. Je vérifie une fois de plus combien les faits que peut saisir l’observateur le plus attentif sont, en vérité, peu de chose, et je ris de penser qu’on pourra croire que j’ai découpé dans mon expérience les scènes de la vie de mon héros, à la manière d’un journaliste de province qui taille avec ses ciseaux dans le Times ou le Daily Mail. La vie ne donne jamais que des détails menus, inestimables pourtant ! Et nous autres, pauvres artistes, nous devons promener à travers de médiocres aventures notre imagination qui reste, en dernier ressort, souveraine.

« J’ai repris la vie sous la tente avec le même plaisir qu’autrefois. Sous cette toile, entre ces quatre piquets, on a tout le confort désirable. Rien ne ressemble moins à l’hôtel. Ici tout vous appartient. On emporte tout avec soi, sa maison et sa cantine : c’est l’intimité du home et la liberté du voyage.

« Nous chevauchons à travers des étendues pierreuses, où le clergyman attaché à la colonne veut reconnaître les traits des paysages bibliques. Dans la même journée, le pôle antarctique nous envoie ses vents glacés, le désert un simoun brûlant, les tropiques la queue de leurs orages, et le soir tire, pour nous distraire, un éblouissant feu d’artifice. Ces marches pendant des semaines, au milieu de ces aridités, ont une sobre grandeur. Les richesses invisibles de ce pays où l’or court comme une eau souterraine, ajoutent une qualité mystérieuse à sa désolation inexprimable. Pas un de nos cavaliers qui ne le sente obscurément, mais nous donnerions tous un filon d’or pour une source d’eau claire ! De fois à autre nous rencontrons une colonne poussiéreuse qui rampe sur le Veld, aussi éreintée que la nôtre. On s’arrête, on fraternise, on se communique les nouvelles. Hier nous avons croisé lord D… et ses Écossais Gris. Les Écossais et nos Hussards ont fait un match de foot-ball. J’ai le plaisir de vous apprendre que nos Hussards l’ont emporté par trois points. C’est le seul engagement sérieux que nous ayons encore eu, et la première grande victoire que j’aie, ma chère, à vous apprendre.

« L’ennemi demeure à peu près invisible. Ces fermiers boers ont pour le corps à corps une répulsion insurmontable, une peur ignoble de risquer leur peau, un amour furieux de la vie — plat sentiment de civilisé et qui dégoûte chez ces barbares. Cette semaine, par une chance assez rare, nous avons eu un engagement et même reçu quelques shrapnells. Quand on n’y est pas habitué, on ressent un léger malaise. On s’imagine que le pointeur vous voit distinctement et vous vise. Idée complètement absurde, surtout lorsque l’on est, comme c’était mon cas ce jour là, confortablement abrité derrière une dune de sable… »

(Ce que Dingley ne disait pas, c’est que précisément cette fois l’engagement avait été assez vif : l’ennemi ayant tourné la colonne, on s’était tiré d’affaire non sans peine. Il a raconté, plus tard, dans un récit assez plaisant par la sincérité et la vie, les impressions qu’il ressentit ce jour-là : « On ne peut s’imaginer, dit-il, si on ne l’a soi-même éprouvé, l’état d’esprit du soldat qui s’avance sous le feu d’un ennemi invisible. Il a l’air de courir à l’assaut : la vérité c’est qu’il fuit. On pense : le danger est partout. Nulle raison d’échapper ici plutôt que là. Alors on va, on va, poussé par le sentiment que l’unique moyen de se délivrer de l’épouvante c’est de culbuter l’adversaire. Ce jour-là, j’étais fourbu, et pourtant nous n’étions pas restés plus de deux heures à cheval. Quant à nos hommes, les uns après les autres, sitôt que le danger fut passé, tous ils s’écartèrent pour satisfaire un besoin pressant. Et j’ai vérifié sur le vif l’exactitude d’un mot fameux de je ne sais quel officier de l’Empereur Napoléon : On ne saurait s’imaginer combien, dans ce siècle de batailles, il y avait de héros qui faisaient dans leurs chausses…) La lettre continuait paisiblement :

« Sous mon casque, derrière mes lunettes qui me protègent assez mal d’une poussière infernale, l’histoire de mon voyou s’organise. Barr, le fils d’une vieille nation de marchands, donne l’exemple du courage chevaleresque à son adversaire. Il dynamite les fermes, mais il est paternel pour les enfants et les femmes. Il est propre, J’admire le soin avec lequel il se débarbouille dans les flaques d’eau de pluie. Il prend conscience, dans le rang, de la solidarité qui lie les êtres. Décidément, pour un voyou de l’East-End, la Providence m’apparaît tous les jours davantage sous l’uniforme d’un sergent recruteur. Mais voici où je m’embarrasse : la guerre finie, quand il aura couru le Veld en tous sens, il reviendra dans Londres ennobli, purifié. Qu’en ferai-je alors de cet honnête garçon ? Un salutiste, un gardien de square ? Qu’il finisse comme il voudra, peu importe ! Il aura connu quelques heures, quelques jours d’éclat dans sa vie. N’est-ce pas suffisant pour un homme ? « C’est une de ces minutes heureuses qu’est venu chercher ici un gentilhomme français, M. de Villebois-Mareuil, dont j’apprends la mort à l’instant. Il était accouru au Transvaal défendre la cause des Républiques, dégoûté, m’a-t-on dit, du régime anarchique de sa patrie, ou poussé par un désespoir d’amour. Sa fin ressemble à un suicide. C’est, en tous cas, un sacrifice inutile. Un pareil type d’aventurier est encore ce que la France produit de mieux aujourd’hui, mais je ne sais rien de plus triste que de l’énergie gâchée… Ce Monsieur de Villebois nous détestait, paraît-il. On lui prête pourtant le regret de ne pas être né chez nous. Certes, chez nous il eût trouvé son emploi !

« Comment vivez-vous ? que fait Archie ? que devient-on à Rosendaal ? »


Mistress Dingley répondit :

« Votre course dans le Veld, votre agitation, mon ami, et tout ce que vous voyez et tout ce que vous entendez ne vous apportent pas, je vous l’assure, l’émotion que me donne, à moi, la seule attente de vos lettres. Je vis plus que vous dans ma solitude. Croyez-moi, pas un de ces faits que vous prenez tant de mal à recueillir ne vaut un sourire de votre fils, et votre gloire ne paiera jamais une seconde de mon inquiétude.

« Ici, nous avons eu un drame dont je suis encore bouleversée. Vous vous étiez trompé sur son compte. Non, votre ami Lucas du Toit n’était pas de votre jungle ! Il est parti, voici trois jours, dans le nord de la Colonie, rejoindre les commandos boers. Il s’est sauvé de nuit, comme un voleur, emmenant un domestique et les deux meilleurs chevaux. Sa mère l’a entendu s’en aller. Elle aurait voulu se lever, le prendre, le retenir dans ses bras ! Mais elle est restée sans bouger, par crainte de réveiller son mari dont elle redoutait la violence.

« La pauvre femme est inconsolable. L’honorable M. Prétorius jure que s’il tenait son fils, il l’étranglerait de ses mains. Seule, dans la maison, sa grand’mère prend parti pour le fugitif. Elle a passé son enfance et sa jeunesse dans ces énormes chariots, traînés par vingt paires de bœufs, dont vous nous parliez une fois, et que nos colons refoulaient à travers les solitudes de l’Orange et du Vaal. Elle a bercé son petit-fils au récit de sa jeunesse errante. Elle savait qu’il allait partir et ne l’a point retenu. Sa sérénité m’épouvante. « Dieu est juste, m’a-t-elle dit, et Lucas ne peut mourir ! »

« Je suis trop près de ce drame pour le juger froidement, et je ne puis que compatir à la peine de nos malheureux voisins. Les pauvres gens s’ingénient à me faire oublier la solitude. Le petit David est pour Archie un délicieux compagnon dont vous aimeriez l’air hirsute et l’indépendance sauvage. Tous deux se sont d’abord regardés avec une méfiance comique, mais ils se sont vite entendus pour taper sur les Cafres, et, dans le sentiment de leur supériorité sur ces pauvres négrillons, ils sont devenus bons camarades.

« Où vous trouvera cette lettre ? Vous la lirez avec joie et vous l’oublierez tout aussitôt. Vous êtes si sûr que vous nous aimez, que vous nous négligez toujours. Que de fois, quand vous êtes près de moi et que vos yeux sont arrêtés sur les miens, je vous sens à des milliers et des milliers de lieues ! C’est notre sort à nous, femmes des génies vagabonds, de ne vous posséder qu’à moitié. Votre femme et votre fils, que vous aimez plus que tout au monde, sont pour vous un univers trop étroit, hors duquel votre imagination vous emporte. Cette fois vous êtes vraiment parti ! Mais je ne veux pas vous attrister de mes plaintes. Découvrez des histoires à ravir pendant cent ans l’imagination des hommes. Un mot de vous me disant que vous reviendrez bientôt, sera pour moi le plus beau conte. »



CHAPITRE QUATRIÈME


TOUS les journaux de l’univers ont raconté mille sottises sur la façon dont Archie Dingley, le fils de l’illustre écrivain, tomba malade à Dossieclipp. Certaines feuilles répandirent le bruit que le typhus, qui sévissait dans les camps de concentration où Lord Kitchener réunissait les femmes et les enfants boërs arrachés aux fermes détruites, avait étendu sa contagion jusqu’aux plateaux du Natal, et que l’enfant du célèbre romancier avait été l’un des premiers frappés. La presse hostile à l’Angleterre et aux excitations jingoës du poète de l’Empire, ne manqua pas de découvrir dans cette maladie la main de la Justice Éternelle. La réalité est tout autre et n’a pas revêtu cet aspect providentiel.


Chaque jour, le petit Archie faisait avec David du Toit une promenade hors du parc, sur les poneys de Rosendaal. Or ils apprirent, un beau matin, qu’un Cafre, voleur comme ils sont tous, avait été branché haut et court par un fermier du voisinage. C’est là un événement fort commun dans ce pays primitif, et bien de nature à exciter des imaginations enfantines. Les deux garçons allèrent voir le pendu qui se balançait, à dix milles environ de Dossieclipp, à la branche d’un poirier sauvage.

En revenant, ils furent surpris par un de ces brusques orages, tels qu’on en voit dans le Sud, lorsque des courants glacés viennent tout à coup s’infiltrer dans un air chargé de vapeur. Le ciel passe en quelques minutes du bleu le plus limpide aux ténèbres les plus noires, une pluie diluvienne s’abat sur la terre desséchée, les grondements du tonnerre se répercutent de kopje en kopje, puis soudain ce fracas s’apaise, et la tempête cesse brusquement comme elle était survenue.

Les jeunes cavaliers rentrèrent à Dossieclipp, fourbus, mouillés, transis. Archie fut saisi d’une fièvre qui, dès les premiers jours, prit un caractère inquiétant. Mistress Dingley télégraphia aussitôt à son mari de revenir. Mais on ignorait la route suivie par les Hussards de Garland. Et tandis qu’en Australie, au Japon, dans l’Inde, en Europe, en Amérique, partout enfin dans le monde, on savait que l’enfant de l’illustre écrivain était malade, seul ou à peu près seul, Dingley ne savait pas la nouvelle.

Sa femme sentait sa raison s’égarer à la pensée qu’en ce moment il courait le Veld avec insouciance ; que la distance, les communications difficiles, le télégraphe coupé, les étendues désertes, l’incertitude des mouvements des troupes, tout conspirait à le tenir dans une affreuse ignorance, et que son fils pouvait mourir sans qu’il en fût averti. Les mots ne sauraient exprimer la détresse de Mistress Dingley, au fond de cette maison étrangère, où rien ne lui témoignait l’amitié que notre pays et les demeures qui nous sont familières savent nous montrer dans le chagrin. La vue des choses que nous avons connues de tout temps à leur place, toujours pareilles à elles-mêmes et dont nos peines ne troublent point l’ordre, nous soutient, nous réconforte ; elles semblent nous assurer que notre vie est comme elles à l’abri de tout changement ; mais sous un toit de fortune leur compagnie n’est plus là pour nous défendre, et l’on se voit à la merci de toutes les traîtrises du sort.

Enfin une lettre arriva.


« Imaginez, écrivait Dingley, un amphi théâtre de collines ; sur ces collines placez nos troupes, des canons, d’honnêtes maxims ; et au fond de l’immense demi-cercle, des bœufs, des chevaux et des hommes : De Wett et tout son commando.

« Depuis plus d’une semaine, le Royal Berkshire, les Highlanders de Cameron, les Écossais Gris, l’infanterie légère du duc de Cornouailles et la brigade Garland le poussaient, lui et ses gens, vers cette passe étroite comme un goulot de bouteille, et que dominent deux promontoires semblables aux pinces d’une tenaille ouverte. J’étais sur un des promontoires, au-dessus de l’averse de shrapnells et des nuages de fumée qui s’élevait du Veld, dont l’ennemi avait allumé les herbes pour dissimuler ses mouvements. De là, je guettais la minute où le commando éperdu irait s’abîmer, dans sa fuite, sur les ronces artificielles que nous avions tendues entre les deux collines, comme un filet d’acier.

« Vous me voyez là-haut, pareil à un dieu sur ses nuées, ou plutôt à un placide baigneur qui regarde venir la vague et attend le moment où elle va se briser avec fracas sur les roches. Or la vague ne s’est pas brisée. Vers le soir, De Wett alluma des brandons à la queue de ses bœufs : les bêtes affolées par la douleur, beuglant et mugissant, foncèrent sur les fils tordus, arrachés, emportés avec les pieux. Et derrière les animaux, tout son commando est passé !

« Nous voilà de nouveau lancés à la poursuite de ce diable d’homme. Nos soldats le voient partout, derrière chaque poteau de télégraphe, au tournant de tous les kopjes, dans le vent qui la nuit fait claquer la toile de nos tentes, dans toute lumière mystérieuse qui s’allume à l’horizon. Est-ce un adolescent, un vieillard, un boucher de Prétoria, un sollicitor de Blœmfontein ? Je le crois sorti tout vivant de l’imagination de quelque Irlandais en délire.

« Melton Prior est dans la joie. Il a pris quelques photographies admirables, aussi dramatiques que scientifiquement intéressantes : obus tombant au milieu d’une formation en ordre dispersé, shrapnell éclatant sur une voiture de munitions, cheval éventré par la mitraille. Grâce à lui, le dernier boutiquier de Londres, de Paris ou de New-York aura une juste idée d’un carnage. Jamais encore on n’a vu représentés d’une manière aussi saisissante des êtres humains et des bêtes immobilisés par l’effroi ou éparpillés aux quatre vents du ciel. Il était désolé, le pauvre garçon, de ne photographier que des Blue-Jackets — l’ennemi ne se laissant guère approcher — et il ne pouvait se consoler de n’avoir pas encore assisté à une de ces déroutes si riches pour les amateurs de ces mouvements tragiques, imprévus, inimaginables, auxquels se livre une humanité affolée. Cette fois, il a été bien servi, et raisonnablement il pouvait se vanter, l’autre jour, quand il envoyait ses clichés aux journaux, d’expédier la guerre à domicile.

« Infortunés littérateurs ! Les photographes leur font une concurrence redoutable. La phrase la plus pittoresque a moins de force expressive qu’une image d’un penny. En serons-nous donc bientôt réduits à écrire des romans psychologiques, des adultères français ou des moralités slaves ? Dieu m’en préserve ! J’ai quelques traits, quelques mots, quelques silences, quelques actes aussi, que nulle photographie ne reproduira jamais.

« Je me désole, comme vous, de la mortalité qui règne dans les camps de concentration, parmi les enfants et les femmes. Mais si le Général en chef les avait laissés dans leurs fermes, ils y seraient morts de faim. Que la responsabilité du sang versé retombe sur ceux qui s’obstinent à continuer cette guerre avec un entêtement stupide. Toute maison demeurée debout serait un refuge pour l’adversaire. Nous ne sommes que trop magnanimes ! Voyez l’exemple de Lucas du Toit. Le voici rebelle, à son tour. J’en suis bien fâché pour lui, on le prendra, il sera pendu.

« Dites à Archie que je lui rapporterai un fouet boer long de neuf pieds, et des boîtes à mitraille explosées… »


C’était le soir et l’heure où montait la fièvre. Archie qui s’était assoupi, ouvrit les yeux, regarda sa mère, et voyant une lettre dans ses mains :

— C’est père qui vous écrit ? dit-il avec un éclair de plaisir sur son petit visage amaigri.

Il voulut connaître aussitôt ce qu’enfermaient les quatre pages griffonnées rapidement au crayon. Mistress Dingley dut les relire à voix haute. Le petit écoutait, les yeux brillants d’admiration et de fièvre, la fuite de De Wett et de ses cavaliers. Mais elle ne put continuer jusqu’au bout. Des sanglots montaient à sa gorge, des larmes lui brûlaient les yeux, et seule une femme qui sait son mari assis à une table de jeu pendant qu’elle veille son enfant malade, a

connu ce désespoir.


SOIRÉE inoubliable ! Sur le Veld roussi par des journées torrides, les Hussards de Garland achevaient de dresser leurs tentes pour la nuit. Un pont dynamité, des rails en morceaux, une locomotive culbutée sur un remblai et dont le foyer était encore mal éteint, attestaient que les Boërs venaient de passer là. Dingley contemplait la machine ; et ces cuivres bossués, ces pistons immobiles, ces roues qui se dressaient vers le ciel, éveillaient en lui le désir d’exprimer par des mots la forte vie qui avait bouillonné dans cette ferraille, le rêve qu’en cette minute, sur ce remblai dévasté, poursuivait cette belle guerrière née dans les chantiers de Liverpool et blessée à mort sous la Croix du Sud, au service de la Reine.

Les Boers qui avaient nettoyé, comme les fourmis blanchissent un os, les wagons de vivres et de munitions, ne s’étaient désintéressés que d’une denrée inutile : les lettres répandues sur le ballast, hors des sacs éventrés. Dingley, du bout de sa cravache, remuait ces pensées éparses qui portaient les timbres de l’Angleterre, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Inde, de la Terre de Tasman, de Singapore, d’Égypte, des Bermudes, de tous les pays où l’Ile Maîtresse a des colons et des défenseurs, et qui s’étaient arrêtées là. Il avait ramassé une enveloppe au hasard. Elle venait de Londres ; on l’avait jetée dans une boîte de la Cité, à tel jour, à telle heure ; l’adresse était écrite à l’encre verte, d’une main malhabile. Et tandis qu’il la tournait et la retournait dans ses doigts : « Je vais savoir, se disait-il, comment s’exprime, à cette heure, l’inquiétude chez des hommes de ma race. Et si cette lettre ne m’apprend rien, en voici dix, en voici cent, où je suis sûr de découvrir un mot si profondément humain que les hommes, en me lisant, se diront : « Où donc Dingley a-t-il trouvé cette pensée ? Cela ne s’invente pas. »

Mais lorsque ayant ouvert l’enveloppe, il vit ces mots : « Mon bien-aimé Dick » il fut pris d’un scrupule et n’alla pas plus loin.

Une nuit de lune, laiteuse et fraîche, enveloppait toutes les choses de sa lumière argentée. Une paix mystérieuse, inconnue, la paix des jours d’autrefois, la paix des temps bibliques s’étendait sur le Veld immense. Jadis on avait vu, par des soirs tout semblables, sur une terre pareille, Isaac se pencher sur le puits de Rébecca, Jacob lutter avec l’ange, et du sein d’Abraham monter l’échelle de lumière jusqu’à ces mêmes étoiles.

Derrière lui, dans le bivouac, les cavaliers faisaient sauter le couvercle des conserves et trempaient leur biscuit du soir dans un gobelet de whiskey. Çà et là, autour des feux, s’élevaient des mélodies populaires chantées à demi-voix, et soutenues par la musique gémissante d’un accordéon. Près d’une ferme abandonnée, sur un piano que n’avaient pu emporter les anciens maîtres de cette maison, et qui, dans l’herbe poussiéreuse, plus que ces murs dynamités et la locomotive abattue, exprimait la désolation de la guerre, un Lieutenant jouait la musique d’une ballade d’Écosse :


Écosse, verte Écosse, nous nous souvenons de toi.

Une mélancolie sans tristesse, une impression de liberté, de fraîcheur et de repos, planait sur cette poignée d’hommes perdus dans cette éternité. Les gens penchés dans les cafés d’Europe sur les journaux illustrés, pouvaient-ils imaginer la douceur de cette halte guerrière ? Aucun souci ne troublait la jeunesse de ces cavaliers. L’humidité des villes ne les pourrissait plus, ni les besognes serviles. Que pourraient-ils faire à Londres, à cette heure, ces hommes libres ? Surveiller une machine, additionner des chiffres, s’abrutir dans les tavernes, courir après quelque Vénus coiffée d’un chapeau à plumes vertes ? Où fumeraient-ils avec autant de sérénité leur pipe ? Où videraient-ils avec une plus parfaite insouciance le fond d’un gobelet de whiskey ? Qu’avaient-ils donc de si précieux à leur offrir, les Pacifistes imbéciles qui larmoyaient sur leur sort ? Tous ces gens vivaient ici la vie la plus naturelle à l’homme, d’aventure et de guerre, oublieux des heures qui fuient, pareils à ces Indiens Puri qui n’ont qu’un seul mot pour hier, aujourd’hui et demain.

Dingley éprouvait jusqu’à l’ivresse l’attrait de cette vie primitive ; et tout en regagnant le bivouac, il se disait à lui-même :

« Dans un temps où la littérature n’est plus qu’un sous-produit de la fabrication du papier, l’histoire de mon voyou londonien aura cette vertu exaltante que nous sommes bien obligés d’aller chercher dans les psaumes. Ce sera un beau chant à la gloire des risques hardis et du patient labeur. Une distance à couvrir, un ennemi à atteindre, une tente à dresser contre le vent y limiteront la vie. On y boira le fort alcool de l’activité brutale, on y sentira l’ivresse de l’homme en qui se réveillent les instincts de violence et de lutte que la vie civilisée endort. À ceux pour qui ma littérature est un refuge dans l’horreur des dimanches anglais, ou qui dédaignent, pendant les heures lentes des trains, d’arrêter leurs regards sur les paysages en fuite, à ceux qui veulent en imagination prendre une revanche sur leur existence plate, qui étouffent dans un bureau ou surveillent un étalage de six mètres de long pendant dix heures du jour, aux écoliers de quinze ans, aux convalescents las d’avoir tourné dans leur chambre, à tous nos frères anglais qui promènent sur les Sept Océans leur spleen et leur énergie, ce roman où j’exhiberai ce qui dort de vertu profonde dans un cockney de l’East-End, s’offrira comme un puissant réconfort… »

Ce fut à ce moment, dans ce bivouac de hasard, que la nouvelle qui courait depuis des jours après lui sans l’atteindre, le frappa comme une balle perdue, — une nouvelle bien humble, et qui partout ailleurs dans le monde ne pouvait émouvoir personne : son petit garçon malade, sa femme le rappelait auprès d’elle.

Aussitôt il ne vit plus, dans ces solitudes et cette nuit, qu’une bougie allumée au chevet d’un enfant. Ces immenses territoires de l’Orange et du Vaal — terre à colons, mines d’or, champs de diamants, villes possibles — ne représentèrent plus à ses yeux que des lieues et des lieues à franchir, à travers une région bouleversée, où les trains étaient livrés à tous les hasards de la guerre.

Par bonheur, la station de Klipsdrift n’était éloignée que de vingt milles. Il pouvait nourrir l’espoir d’y trouver un train à l’aube. Sans plus attendre, il fit seller son cheval — un alezan borgne et sans queue, bête boer échappée d’un commando, qu’un soldat lui avait vendue — et prit congé des officiers surpris de son brusque départ. Mais aucun d’eux ne se départit de sa réserve ordinaire et ne s’inquiéta de savoir pourquoi il quittait la colonne. Tous s’offrirent à l’accompagner. — Merci, merci, répondit-il, les chevaux crevés marquent la route.

Il refusa même l’escorte que voulait lui donner Garland. Toute présence à ses côtés lui eût été importune. Et serrant d’un air distrait les mains qui se tendaient vers lui, il se mit en selle, quitta le camp et s’enfonça dans la nuit.


Celui que le hasard a fait naître dans un village d’où il n’est jamais sorti, s’il a couru dans l’angoisse chercher un médecin à la ville, celui-là a fait la chevauchée de Dingley dans le Veld.

Il allait, penché sur son inquiétude, comme un homme qui protège contre un grand vent la lumière de sa lanterne. Son cheval avançait sur l’herbe, sans bruit, comme un fantôme, dans un silence émouvant. La lune et le ciel constellé éclairaient cette vaste plaine, sillonnée de longues dunes à peine de la hauteur d’un homme, qui donnaient à ces solitudes l’aspect d’une mer dont les vagues se seraient solidifiées. Parfois une puissante odeur se dressait sur son passage, comme un invisible mur. Les convois et les colonnes avaient jalonné de charognes la piste qu’il suivait. Parmi tant de bêtes tombées, quelques-unes n’étaient pas tout à fait mortes. À l’approche du cavalier, elles relevaient la tête en hennissant, ou bien se dressant sur leurs jambes elles s’enfuyaient, éperdues et la crinière au vent, pour s’abattre plus loin. Et ces hennissements, mêlés au sourd battement d’ailes et aux cris des vautours dérangés dans leur besogne, interrompaient seuls le silence. Derrière lui, les foyers du camp, d’où s’élevait une fumée rougeâtre, marquèrent quelque temps encore l’emplacement du bivouac, puis disparurent ou s’éteignirent.

Une foule de pensées bizarres tourbillonnaient dans son esprit. Les gens qui le lisaient à cette heure, paisiblement, sous la lampe, pouvaient-ils l’imaginer, seul, errant au milieu de ce charnier ? Il y avait tant de lieux dans le monde où il aurait pu être à l’abri, tant de cabines de transatlantiques, tant de bungalows dans l’Inde, tant de maisons, tant d’appartements à Londres, et cette villa de Dossieclipp et la chambre de l’enfant malade… Pourquoi était-il justement là, seul, ce soir, dans ce coin perdu ? Oui, tout cela avait sa raison, s’expliquait par la plus simple logique. Mais est-ce que jamais la logique a donné la raison de rien ? N’avait-il pas bâti sur elle ses contes les plus fantastiques ? Il voyait, il remontait toute la suite des événements qui l’avaient conduit ici, sans arriver pourtant à comprendre ni comment, ni pourquoi il s’y trouvait, tel un négociant failli, qui a obtenu vingt fois le même total à son compte et se refuse encore à admettre la justesse de son calcul.

Il y avait au fond de sa douleur une sorte d’étonnement naïf, une incroyable surprise de ce qui lui arrivait aujourd’hui. Jamais il n’avait imaginé que cette guerre pût avoir une influence sur le cours de sa destinée. Pour la première fois de sa vie, il sentait son bonheur, sa chance menacés. Il jouait avec la Fortune une partie qu’il gagnait toujours. La constance de cette réussite, il l’attribuait à sa propre volonté, assuré que de fermes desseins sont plus forts que les complots du hasard. La Fortune trichait au jeu en s’attaquant à son fils.

Soudain son cheval s’arrêta net, dressa l’oreille, huma le vent comme une bête qui s’oriente, et poussant un hennissement joyeux, l’emporta au galop derrière une butte de sable.

Une ferme dynamitée dressait là ses murs solitaires.

— C’est toi, Piet-Rétif ? fit une voix.

En reconnaissant le jargon boer, la peur une indicible angoisse étreignit le cœur de Dingley — une angoisse semblable à celle qui l’avait envahi, le jour où s’étant engagé sous un tunnel pour abréger sa route, il avait aperçu tout à coup les lanternes d’un train. Hypnotisé par les phares de la locomotive, il était demeuré immobile sur place, et les wagons où ses compatriotes lisaient leurs journaux déployés, avaient passé dans un vacarme d’enfer à deux ou trois pouces de lui… Même arrêt de sa vie, même durée effroyable du temps ! Il enfonça ses éperons dans le flanc de sa bête qui se cabra et n’avança pas. Une main l’avait saisie par le mors ; et l’homme, prenant le romancier pour un officier anglais, lui fit mettre pied à terre et le conduisit dans la ferme qui servait, cette nuit, de refuge à un commando.

Les moindres jeux de l’ombre et de la lumière que projetait une lanterne sur les murs de cette ruine, où l’on découvrait encore la trace des meubles déménagés, les ronflements des dormeurs, le froissement des corps qui se retournent, troublés un moment dans leur sommeil, ce sont là des souvenirs aussi présents à l’esprit du romancier qu’aux yeux d’un enfant les images du livre où il apprend à lire. Même encore aujourd’hui, quand il revoit en pensée, dans les mains d’un paysan devenu tout à coup son maître, la dépêche qui l’avertissait de la maladie de son fils, il éprouve de l’humiliation.

Assis dans une brèche du mur, le chef du poste examinait ses papiers à la lueur de sa lanterne.

Jamais, depuis les temps lointains où traînant dans les rues de Londres ses dix-huit ans faméliques, il essayait de surprendre dans les regards des directeurs de journaux s’il recevrait quelques shillings des contes qu’il leur apportait, jamais Dingley n’avait épié avec une pareille angoisse ce que peuvent trahir de ses pensées les moindres gestes d’un homme. Et ses fureurs d’adolescent contre ces marchands d’écriture de qui dépendaient ses repas, il les sentait réveillées, toute fraîches et vivaces, contre cet ennemi dont il ne distinguait que la forme confuse et les bottes boueuses éclairées par la lanterne.

« Il sait ce que je vaux, se disait-il, de quelle ardeur j’ai poussé à la guerre et que je suis un précieux otage. » Et l’idée que tout était fini, que son fils allait mourir, mourait peut-être à cette heure, qu’il ne le reverrait jamais plus, s’empara de son esprit, effaça tous les autres sentiments, le rendit comme insensible, jusqu’au moment où ces paroles, dites dans le meilleur anglais, l’arrachèrent à sa torpeur :

— Pauvre Archie ! Et qu’a-t-il donc, le cher boy ?

Le romancier stupéfait regarda, comme s’il ne l’avait jamais vu, le personnage qui lui parlait de la sorte. Sous une barbe embroussaillée, et dans les demi-ténèbres, il reconnut Lucas du Toit.

Parfois l’imprévu de la vie frappait son imagination avec une telle violence qu’il se figurait avoir déjà suivi, dans leur moindre détail, toutes les phases de l’événement qui se déroulait devant lui. Ainsi ce soir, il lui semblait qu’il avait déjà rencontré Lucas du Toit dans cette même ferme, dont il reconnaissait chaque lézarde ; cette voix qui venait de prononcer le nom d’Archie, surprenant comme un coup de gong au milieu du sommeil, avait déjà frappé son oreille dans les mêmes circonstances ; et il croyait savoir de toute éternité que cela devait être ainsi. Toutefois son expérience imaginaire ne lui révélait pas si on le laisserait partir, ni comment finirait cette aventure.

Pourtant, dès que le chef boer lui eut dit : « Vous pouvez dormir tranquille, vous êtes à deux heures de Klipsdrift, on vous y conduira à l’aube », il lui parut aussitôt que cela encore il le savait, et qu’il ne pouvait en arriver autrement.

Du Toit fit étendre par terre une couverture de cheval, s’excusa près du romancier de lui offrir un si mauvais lit, et lui-même s’étant couché le long du mur sur la terre nue, il reprit son sommeil interrompu.

Dingley, lui, ne dormait pas. Dans la fièvre de l’insomnie, il était obsédé par cette idée qu’il avait cessé de s’appartenir à jamais, qu’il était l’affranchi d’un homme, — cela pour avoir passé une nuit dans cette ruine, en ce lieu perdu, prisonnier de paysans endormis, dont il n’avait pas même aperçu les visages. Il avait horreur de la pitié, et il sentait que ce garçon avait eu pitié de lui. En même temps, sa vanité était secrètement humiliée que l’on parût attacher si peu de prix à sa capture. Y avait-il pourtant un homme de guerre qui pesât de son poids dans les destins de l’Empire ? Seulement, il ne s’avouait pas que la certitude qu’il avait de partir au petit jour, permettait seule ces considérations inopportunes sur son honneur.

Il finit cependant par s’assoupir ; et à mesure qu’il s’enfonçait plus avant dans le sommeil, il devint le jouet d’un souvenir fantasque. Loin du Veld, il errait dans une campagne d’Irlande, au fond du Connemara sauvage. La colline et les arbres qui dressaient sur le ciel gris leurs branches noires, avaient fondu dans l’éloignement, dans le soir et dans la brume. Il était perdu loin de tout, loin de l’hôtel de brique et de bois où il dînerait à cette heure, si le démon qui le poussait à visiter ces campagnes ne l’avait entraîné dans cette forêt de pluie. Plus de ciel, plus de sol, plus de bruit ; et il serait tombé dans cette boue, s’il n’avait eu la certitude qu’un jour, dans un pays de soleil, le souvenir de cette course à travers ces solitudes noyées lui remettrait au cœur le désir nostalgique de venir encore une fois courber l’échine sous les averses d’Irlande… Soudain, il se trouvait transporté dans la maison d’un paysan qui ne possédait que deux lits : le sien et celui de ses deux filles. Le fermier les faisait lever. Dingley se couchait dans leurs draps chauds. La pluie battait toujours la maison. À travers la cloison de planches on entendait le rire étouffé des jeunes filles. Il s’endormait dans le bruit de leurs voix et la tiédeur de leurs corps…  
 
 
 

 


À la pointe de l’aube, tous les paysans étaient debout, empressés autour de leurs chevaux.

C’était, sous le jour encore pâle, un ramassis, une troupe sans nom et qui faisait songer au personnel d’un pauvre cirque ambulant en train de déménager, la représentation finie. Tout ce monde baroquement accoutré de paletots, de redingotes, coiffé de chapeaux à larges bords, de melons ou de casquettes. Trois ou quatre étaient vêtus d’uniformes kakis — dépouilles de malheureux Tommies couchés maintenant dans le Veld. L’un d’eux, d’une taille gigantesque, promenait au-dessus des autres quelque chose d’élevé et d’écrasé tout ensemble, qui avait dû être autrefois un haut de forme ou un cronstadt. Beaucoup n’avaient pas d’étriers. Leurs longues jambes, leurs pieds chaussés de chaussures hétéroclites, leurs bottes, leurs demi-bottes et leurs souliers de toile pendaient sur les flancs étriqués de leurs petites montures. Tous portaient le mauser sur le dos et les cartouches en bandoulière.

Dingley, dans la cour de la ferme, stupide comme un homme inactif au milieu de gens affairés, regardait avec étonnement ces cavaliers bizarres. Et voilà ! c’étaient là les gens qui avaient tenu en échec Buller sur la Tugela, et fauché à Maggersfontein les beaux Highlanders de Symonds ! Dans cette étrange mascarade il distinguait tous les âges, des vieillards, des patriarches, faune primitive du Veld, et jusqu’à un enfant aux cheveux en broussaille et aux jolis yeux bleus. Deux ans à peine de plus qu’Archie, pensa-t-il à sa vue. Et il ne le quitta plus des yeux.

— Voici votre guide, lui dit du Toit en faisant signe à l’enfant.

Dingley remercia le jeune homme pour son hospitalité, ajoutant qu’aussitôt de retour à Rosendaal, il s’empresserait de se rendre chez M. Prétorius pour lui donner de ses nouvelles.

— Inutile, répliqua du Toit. Elles n’auraient rien pour lui plaire.

Là-dessus, il se mit en selle ; sa troupe se rangea autour de lui ; tous, ils enlevèrent leurs chapeaux, et le jeune chef fit la prière à voix haute.

Le soleil se levait. Ses premiers rayons semblaient être pour cette poignée d’hommes perdus dans cette plaine immense et qui offraient au Seigneur leur première pensée du matin. Une lumière d’une pureté divine gagnait toutes choses de proche en proche, pénétrait jusqu’au fond des âmes qu’elle emplissait de sa fraîcheur. Des ombres, des vapeurs transparentes erraient encore çà et là. Au loin, les sommets des collines étaient encore plongés dans les rêves, mais le ciel au-dessus des têtes brillait d’une clarté limpide. Le regard s’y enfonçait, s’y perdait à l’infini. Et rien, rien, semblait-il, dans cette immense étendue de lumière ne pouvait empêcher la voix des hommes de monter jusqu’à Dieu.

Dès que la prière fut finie, les paysans s’éloignèrent au grand trot. Dingley partit de son côté, se retournant vingt fois malgré lui pour apercevoir encore l’étrange cortège des cavaliers errants, qui diminuaient rapidement à ses yeux et ne furent bientôt plus qu’une troupe de rats trottant au loin sur la plaine.

« Enviable destin ! pensait-il. Ce jeune homme court un beau risque. Sujet de la Reine et rebelle, si on le prend, il sera pendu. La nouvelle de la guerre est venue le surprendre, là-bas, à Trinity College. Il n’était qu’un enfant. Cette nouvelle en a fait un homme, comme une heureuse goutte de pluie fait éclater un bourgeon. Il a quitté ses amis, la Tamise et les jeux, l’Angleterre qu’il aimait sans doute, comme tous ceux qui ont fait l’épreuve de sa généreuse hospitalité. Avec une admirable ingratitude, il est accouru se battre. Au bon vieil esprit d’Oxford il a préféré la rudesse des paysans de sa race. Aujourd’hui il fait contre nous l’épreuve de toutes ses forces d’amour et de haine ; et le voici qui court le Veld, sa pipe anglaise à la bouche, un cheval entre les jambes et un fusil sur le dos ! Il est jeune et il commande. Ce sont les deux mérites suprêmes. Pour moi, je n’ai ni l’un, ni l’autre. Mon commandement, à moi, c’est une autorité obscure, un pouvoir lâche et féminin, et dont je ne saisis jamais sur le vif les effets. Ces jeunes lieutenants que je rencontre partout et qui m’écoutent si avidement, comme leur admiration les dupe ! Qu’ai-je à leur dire ? qu’ai-je à leur apprendre ? Leur vie est autrement chargée d’expérience que la mienne. Ils dominent des gens racolés partout, venus on ne sait d’où, sans papiers d’identité, sans extrait de casier judiciaire, bons ou mauvais, héroïsmes latents, âmes à tout jamais dégradées. Inestimable apprentissage ! Magnifique entrée dans la vie ! »

Et il se disait que peut-être il avait fait fausse route, et qu’il eût été plus heureux, si, méprisant la littérature dès sa jeunesse, il était devenu un de ces officiers, blanc-becs investis aux yeux des soldats qu’ils commandent d’un prestige indiscuté, et qui trouvent dans leur métier une si belle excuse de vivre.

— Nous sommes arrivés, fit le guide en arrêtant net son cheval au milieu de la plaine. Il n’y a plus à se tromper, dirigez-vous sur l’arbre.

Du doigt il désignait un arbre grêle qui ressemblait à un peuplier, le seul qui se dressât dans cette solitude. Dingley dit adieu à l’enfant, et il se disposait à continuer sa route, quand celui-ci retint sa bête par la bride.

— Excusez, sir ! C’est un de nos chevaux que vous montez.

Le romancier hésita une seconde, incertain s’il allait obéir ou s’il ferait lâcher prise au garçon. Mais il réfléchit qu’après tout cette bête n’était pas à lui. Docilement il mit pied à terre. Le gamin saisit les rênes, siffla pour exciter les bêtes et s’éloigna prestement.


Le guide avait calculé la distance à la manière des paysans, pour qui le temps n’est de rien. Dingley marchait depuis déjà trois quarts d’heure, sur un terrain sablonneux, et la gare de Klipsdrift n’apparaissait pas encore. Dans ce désert où il était perdu, rien n’accrochait son regard que l’arbre, les poteaux du télégraphe et les fils de cuivre étincelants. Sur ces fins rayons insensibles, l’inquiétude de sa femme était venue jusqu’à son cœur. Avaient-ils encore, ce matin, frémi pour lui ?… Son imagination d’artiste, de sauvage et d’enfant, qui anime toute chose et crée continuellement à son usage une mythologie, humanisait ces fils de métal, et en lui-même il leur chantait un cantique de louange, comme s’il eût pensé se les rendre propices :

— Fins cheveux, nerfs de cuivre, rayons de lumière, cordes d’une lyre qui résonne sur toute la terre, harpe d’or où la joie et la douleur jouent la musique même de la vie, que me réservez-vous ?…

Le brusque sifflement d’un train interrompit ces litanies. Il se mit à courir, furieux contre lui-même d’avoir abandonné sa bête et cédé à un mouvement d’honnêteté imbécile.

Le soleil déjà haut brûlait son visage en sueur, ses pieds glissaient sur les herbes brûlées, les coups de sifflet devenaient plus pressants, se pourchassaient sur la plaine comme des hirondelles avant l’orage. Il se hâtait à leur appel vers la locomotive, dont il voyait de loin briller les cuivres et qui hennissait sur le Veld comme une jument au piquet. Épuisé, ruisselant, hors d’haleine, il atteignit enfin la station, pour apprendre que l’ennemi avait fait sauter un pont à dix milles de là, et que la locomotive partait seule afin de reconnaître la voie.

Assis dans l’ombre d’un hangar, sur une prolonge d’artillerie, il dut attendre pendant quatre heures le retour de la machine. Minutes arides, décolorées, où son imagination ne jouait plus, où il sentait l’usure de sa vie, où toutes les voix de son corps lui criaient : Tu es un vaincu ! Il se sentait faible, vieilli. Il n’avait de force que dans son cerveau, de puissance qu’au milieu des hommes. Hors des villes, en pleine nature, il était misérable et sans pouvoir.

Oh ! comme alors il se tournait avec regret vers sa jeunesse, vers cet été lointain où il accompagnait dans la Haute-Égypte son ami Dick Heldar, le dessinateur aveugle qui, déçu par l’amour d’une niaise petite fille, avait voulu, avant de mourir, sentir encore une fois sur sa nuque le soleil ardent, et sur son visage ombragé par le casque la réverbération des sables. Alors il s’ébrouait librement dans le monde comme un poulain lâché dans un champ. Bêtes, hommes, villes, océans, déserts étaient du pillage pour ses yeux. Jamais il ne laissait derrière lui un regret, un amour, une part de son cœur. Sournoisement, une sorte de balance s’établissait dans sa pensée entre ce que l’amour lui avait donné et ce qu’il lui avait pris. Sa femme d’abord, son fils ensuite avaient conspiré à réduire chaque jour son horizon. Dans ce bonheur familial et ces tendres intimités, sa vie avait perdu son éclat aventureux.

Pour chasser ces pensées pénibles, il eut recours à un moyen qui lui avait fourni souvent des traits d’une exactitude imprévue. Il choisissait autour de lui un objet, le considérait longuement et cherchait le mot ou l’image qui rendrait son apparence sensible. Cette fois il s’ingénia à démêler les figures enchevêtrées des ombres sur le sol tout diamanté d’une poussière de charbon.

Jeux fiévreux pour tromper l’attente et qui ne réussissent jamais ! À quoi bon s’attarder à ces efforts illusoires où Dingley essayait de se distraire de lui-même, jusqu’au moment où le train l’emporta, un train qui le désespéra aussitôt par sa lenteur ? Le ballast de la voie récemment réparée n’était pas sûr. La machine glissait sur les rails, comme un méchant rabot sur une planche noueuse. Aux approches des ponts on ralentissait encore : les passerelles de fortune étaient si légères qu’un train à l’allure de vingt milles les auraient écrasées. Sous ses yeux, indéfiniment, une plaine brûlée par le sel, où rien d’autre ne poussait que la salicorne des dunes, se déroulait jusqu’à l’horizon lointain, borné par ces étranges montagnes qui se succèdent en longues files, toutes pareilles et alignées comme les tentes d’un camp. Çà et là, des troupeaux de moutons et de bœufs fuyaient au bruit de la locomotive ; un convoi, quelques chariots se traînaient péniblement dans le sable. De loin en loin une ferme, à laquelle la dynamite avait donné en un moment l’air de la plus vénérable ruine, retenait interminablement le regard, comme si elle ne devait plus disparaître. Cette terre que le romancier parcourait depuis des semaines, semblait s’être réservé le jour où il était malheureux pour lui découvrir sans voile l’horreur de sa désolation.

Parfois, en pleine campagne on stoppait. Pourquoi s’arrêter là ? Impossible de le deviner. L’ennemi avait-il coupé les rails ? Hier encore, Dingley se fût réjoui d’assister à l’attaque d’un convoi ; aujourd’hui, on n’aurait pas trouvé, sur tous les trains qui roulaient par le monde, un plus inquiet voyageur.

Il s’était enfin endormi sur une espèce de chaise longue qu’on avait disposée pour lui entre des caisses de munitions, lorsque des bruits confus de voix et le piétinement d’une troupe le tirèrent de son sommeil.

La machine était arrêtée. Une nuit constellée d’étoiles étincelait sur le Veld. Au bord du remblai des soldats se partageaient des cartouches ; un homme, la chemise ouverte, était étendu à terre ; près de lui des cavaliers discutaient vivement avec le conducteur du train.

— Que voulez-vous que nous en fassions ?

— Ce que vous voudrez. Je n’ai pas de place. On n’aurait pas fini s’il fallait les ramasser tous !

— Mais il ne peut tenir en selle !

— Voyez, dit alors un cavalier prenant Dingley à partie, n’est-ce pas faire injure au Ciel d’abandonner un blessé en cet état ?

Et il lui raconta qu’ils étaient campés à vingt milles d’ici, et qu’ils venaient en corvée pour chercher des munitions, lorsqu’en chemin, vers six heures du soir, ils avaient essuyé une décharge de Boers embusqués. Personne n’avait été atteint que le pauvre diable couché là.

— Où êtes-vous touché, mon ami ? demanda le romancier à l’homme qui suivait la dispute avec des yeux pleins d’épouvante.

Le soldat ouvrit la bouche. Pas un son n’en put sortir.

— Il comprend tout ce qu’on lui dit, reprit le cavalier, mais il ne peut plus parler. La balle, qui lui a pourtant à peine effleuré le dos, lui a coupé la parole. Voyez, une blessure de rien !

Ce disant, il releva le blessé, et par la déchirure de la chemise Dingley vit, sur l’échine, une éraflure de quelque millimètres.

— En route ! cria le mécanicien. Il faut arriver à l’heure.

— Ne pourrait-on étendre cet homme à ma place ? proposa le romancier. Moi, je m’arrangerai toujours.

Le malheureux lui jeta un regard chargé de toute la reconnaissance que ne pouvaient traduire ni ses gestes ni sa voix, et comme en ont les bêtes qui vont mourir.

— C’est votre affaire, répondit le conducteur. Votre place est à vous.

Dingley versa quelques gouttes de Champagne entre les dents du blessé, l’enveloppa de son manteau, l’installa sur sa chaise longue et lui roula sous la tête, en manière d’oreiller, sa couverture de voyage.

La locomotive siffla ; les cavaliers galopèrent un instant à la hauteur du train ; on les entendit crier : « Au revoir, Humphry, au revoir ! » Puis la machine les dépassa.


Écrasé entre deux caisses, les jambes repliées, car maintenant la place lui manquait pour s’étendre, Dingley n’était pas insensible à la misère de ce paquet de couvertures qui souffrait auprès de lui. Mais s’il supportait assez mal le spectacle de la douleur physique et de la maladie, il évitait de s’abandonner à la compassion :

1° Parce qu’elle est stérile ;

2° Parce qu’elle est illogique : quand on a accepté l’idée de la guerre, il ne faut pas larmoyer sur les déchets ;

3° Parce que dans une grande entreprise, la vie d’un homme compte pour rien.

Et il acceptait pleinement, dans sa vérité cruelle, ce mot tragique de Ney à un cavalier moribond, qui se traînait vers lui dans les neiges de Smolensk en lui tendant les bras : « Que veux-tu, mon ami ? Je ne puis rien pour toi. Tu es une victime de la guerre. » Dans cette case de quelques pieds emportée à travers la nuit, cet infortuné compagnon devint une proie pour son imagination. Il avait vu bien des blessés, mais jamais un blessé pareil à ce singulier voyageur qui n’était ni mort ni vivant. Il aurait voulu l’interroger, savoir qui il était, d’où il venait, ce qu’il avait vu. Cette curiosité, dont il n’était pas le maître, s’exaspérait du sentiment qu’elle ne pouvait être satisfaite. Et son esprit fut obsédé, durant des heures, par cette idée : quel mot dirait ce moribond si le pouvoir lui était rendu d’en prononcer un, un seul ?

Quand la triste Blœmfontein apparut dans l’air mouillé du matin, il remit le blessé entre les mains du médecin de service à la gare. Avant de le quitter, il lui serra la main et lui dit sans conviction : Au revoir ! Le soldat fit un violent effort pour répondre. À coup sûr le pauvre diable aurait donné volontiers tous les trésors de la terre pour remuer seulement le bout de la langue. Des larmes glissèrent dans la poussière de charbon qui salissait son visage, et sa grimace s’acheva en une sorte de sourire d’enfant.

— Il va mourir ? demanda Dingley.

— Non, répondit le médecin. Il est fort

possible qu’il vive.


DINGLEY ne s’attarda pas davantage sur le cas du cavalier. Il avait bien d’autres soucis ! Avisant un nègre qui était là, il se fit conduire au télégraphe pour envoyer une dépêche : il avait aussi l’espoir d’y trouver un télégramme. Mais dans l’office bruissant du tac-tac des appa reils, pas un mot ne l’attendait ; et il se disposait à sortir de la Maison des Machines Insensibles, quand le télégraphiste lui glissa sous la main un carré de papier blanc. Le romancier leva sur lui un regard interrogateur : le commis désirait un autographe. C’était l’employé anglais, correct, imberbe, aux cheveux dociles, fendus par une raie, dont il avait si souvent raconté la vie, les heures de défaillance et de spleen, les siestes quand il fait 40 degrés à l’ombre et que le pankha va et vient, envoyant des bouffées d’air torride, les crises d’activité quand le thermomètre descend à 3o degrés, les chevauchées de plusieurs milles à travers la brousse, pour jouer une partie de cartes avec le camarade le plus voisin et boire un verre de soda, en Égypte, dans l’Inde, en Birmanie, partout où le Gouvernement britannique place des jeunes hommes en des endroits solitaires.

Dingley signa le papier et sortit.

À la porte de l’office il aperçut O’Reilly, l’aimable lieutenant irlandais qui avait fait avec lui la traversée sur le Celtic, et qui s’avançait la main tendue :

— Déjà de retour ?

— Archie malade.

— Oui, je sais… Et qu’a-t-il donc ?

— La dysenterie, j’ai peur… Y a-t-il encore un départ pour le Cap, aujourd’hui ?

— Je l’ignore. Tous les trains sont réquisitionnés pour les approvisionnements et les troupes. En tout cas, si vous voulez partir, il vous faut l’autorisation du Major Général. Je vous accompagne à la Place.

Et tout en cheminant, il lui raconta l’histoire d’une haute selle incrustée d’ivoire, ramassée à Omdurman, et dont son colonel lui interdisait l’usage.

Dingley s’efforçait de paraître attentif à son récit, mais il n’y parvenait pas. Une seule chose l’intéressait : se trouver le plus tôt possible en présence du major Carey. Mais dès qu’il l’eut rencontré et qu’il en eut appris qu’un train partirait pour Capetown, ce soir, à 10 h. 35, l’existence du major Carey lui devint à son tour indifférente et le moment du départ uniquement désirable.

Tout le reste de la journée, il erra dans Blœmfontein. Lors d’un précédent voyage, il avait pris plaisir à visiter cette ville, ce village plutôt, avec sa grande rue, large comme une piste de char, et ses voitures aux bâches grises alignées devant le Temple. Aujourd’hui, c’était un camp, une caserne, un hôpital. Les étendards de la Croix-Rouge se mêlaient aux Union-Jack. À chaque pas on rencontrait quelque nurse en robe grise et en tablier blanc. Partout sur cette ville rurale, flottait l’odeur du phénol. Devant l’ancien Parlement de l’État Libre, des soldats convalescents fumaient leurs pipes, sur des pliants, leurs faces pâles et amaigries tournées vers un clergyman qui leur faisait un prône. Dingley s’arrêta pour l’entendre. Le clergyman développait cette pensée :

« Seigneur, nous sommes des instruments dans tes mains. C’est pour toi, c’est pour ton service que, parmi nous, tant d’êtres nobles et jeunes sont tombés. Tu nous donneras la victoire, car tu ne permets pas que l’iniquité triomphe. Renforce, renforce en nous l’énergie ! Non pas l’énergie barbare qui jette les bêtes les unes contre les autres, mais celle qui a pour objet le succès de tes desseins et la grandeur de ton peuple. Sanctifie-nous dans ta justice et dans la crainte de ton nom. Fais que, par notre semence, toutes les nations de la terre soient bénies, et celle même que nous combattons pour obéir à ta Loi. »

Ces sentiments, le romancier les avait exprimés vingt fois ; on les retrouvait partout dans sa prose et dans ses vers, mais à cette heure tout cela lui parut fade et stupide.

Aux abords de Blœmfontein, la plaine, défoncée et stérile comme un champ de manœuvres, offrait le lamentable spectacle de ces camps de femmes et d’enfants, où les maladies qui s’abattent sur un troupeau humain mal logé, mal vêtu, mal nourri, fauchaient, mieux que les shrapnells et les balles, l’espérance du peuple vaincu.

Des soldats étaient occupés à disposer autour du camp une barrière de fils électriques et des chapelets de sonnettes, afin de rendre plus aisée la besogne des sentinelles. Là encore un prédicateur, un pasteur boer cette fois, faisait une harangue en plein air. Dingley n’entendait pas ses paroles, mais il en devinait le sens. Celui-là aussi criait à son public d’affamés et de fiévreux : « Dieu est avec nous ! » Et il le prouvait sans doute, comme un clown après maints tours retombe toujours sur ses pieds.

Il erra jusqu’à la nuit dans cette campagne désolée, autour de cette ville de toile, dont le vent faisait claquer les tentes. Ce vent qui passait sur cette plaine, emportait au loin, par delà les montagnes et les fleuves, sur les routes libres du ciel, avec les poussières, des germes mortels. Archie l’avait-il respiré ?

Toute la garnison prévenue que Dingley dînait au mess, emplissait déjà la salle quand le romancier entra.

Dès qu’il parut sur le seuil, sir John Carey leva son verre : — Messieurs, la Reine ! fit-il.

Et redressant la tête comme un cheval qui entend la trompette, Dingley, suivant l’usage, répondit :

— La Reine, Dieu la garde !

La plupart des officiers réunis à cette table venaient de faire colonne. Demain ils reprendraient le Veld. Après les conserves rancies et les boissons chauffées par le soleil, ils jouissaient pleinement de ce dîner confortable, comme d’une heureuse aubaine, et se délectaient du Champagne, de la glace et du porto. Beaucoup, déjà, avaient terriblement bu. Les anecdotes se succédaient, innombrables, absurdes. La conversation devenait un sport, une mêlée où la victoire était réservée à la plus énorme sottise. Au milieu de ce fatras, un détail, un trait, un mot expressif que Dingley enregistrait dans sa mémoire, sans joie, par habitude. Mais que lui importait la guerre, et tous les mots, et tous les gestes, et tous les visages de ces hommes occupés à manger et à boire ; et cette usine abandonnée à quelques milles de Prétoria, dont on avait négligé de fermer le compteur électrique et qui s’illuminait tous les soirs dans le désert ; et ce troupeau sur lequel les Boers s’exerçaient à tirer au canon et qui sous le feu s’était accru d’une tête, car une vache avait mis bas ; et ce capitaine prisonnier qui devint fou quand on lui enleva sa chemise et ses bottes ; et les déboires de ce lieutenant qui déshonorait le régiment des Scottish-Rifles par une ridicule passion pour le violoncelle ; et l’histoire de ce général attaqué par une autruche, renversé, foulé, piétiné, laissant enfin sa culotte au bec de ce volatile !

Parmi tous ces officiers, le seul qui pût l’intéresser, c’était M. Jesper Colgrave, un chirurgien militaire qu’il avait connu aux Indes, et qui, sentant les regards du romancier fixés sur lui, répondit à son angoisse par cette histoire saugrenue :

— Vous a-t-on raconté, Dingley, l’histoire du Champagne de Buller ? Le Général, vous le savez, ne boit jamais que du Clicquot. Comme on lui volait ses bouteilles, il a eu l’ingénieuse idée de se faire expédier ses caisses sous l’étiquette « Huile de ricin ». La première caisse arriva, la seconde, la troisième aussi. La quatrième resta en route : on avait vu le stratagème. Furieux, Buller télégraphie à l’officier chargé de ces expéditions : « Pas reçu caisses huile de ricin. Ai du monde à dîner dimanche. Faites suivre immédiatement. » Mais l’officier, dans l’intervalle, avait été changé d’emploi. « By Jove ! se dit son remplaçant. Il paraît que sir Redvers se purge quand il donne à dîner ! » Et voilà qu’il cherche partout le ricin du Général. Dans toutes les gares du Natal, on ne s’abordait plus qu’en disant : « Avez-vous vu l’huile de ricin ? » Pendant ce temps, Buller envoyait télégrammes sur télégrammes à l’officier d’intendance. Celui-ci, à bout de ressources, réunit tout ce qu’il peut trouver de purgatifs à Capetown, les fait emballer avec soin et envoie le tout à sir Redvers qui reçoit la caisse, le dimanche, comme on se mettait à table. « Enfin, voici mon Champagne ! s’écrie-t-il enthousiasmé. Messieurs, c’est du Clicquot, et du vrai ! Vous allez m’en dire des nouvelles ! »

La fin du récit de Colgrave se perdit au milieu des rires. Cette histoire, qui divertit en son temps tout l’univers britannique, n’amena sur les lèvres de Dingley qu’un sourire de complaisance. Il lui semblait inconvenant que ce vieillard, qu’il aimait parce qu’il avait vu un grand nombre d’hommes mourir, s’amusât d’une anecdote aussi niaise.

Soudain, dans un quartier militaire, éclata la sonnerie de l’extinction des feux, une sonnerie lente et triste, qui finissait dans un coin de la ville pour recommencer dans un autre — cela pendant plus d’un quart d’heure. Dingley prêtait l’oreille aux appels mélancoliques des bugles. Un violon a moins de douceur que ces voix de cuivre qui s’attendrissent. Elles exprimaient le désir du sommeil et de l’oubli, le dégoût d’une tâche vaine, la tristesse de recommencer demain. Et dans le même temps un papillon qui voletait entre les bougies et les convives, réveillait au fond de sa mémoire le souvenir de cet oiseau des légendes saxonnes qui entre, un soir d’hiver, dans la salle du festin où le roi des Northumbres s’enivre avec ses guerriers. Il arrive des profondeurs de la nuit, traverse la salle éclairée et disparaît aussitôt dans les ténèbres — vieux symbole de la vie, passage rapide dans un court espace de lumière, entre deux éternités d’ombre.

À ce moment le major Carey porta la santé du romancier :

— Je lève mon verre à celui qui par ses poèmes et ses contes a noué entre la Métropole et les Colonies des liens plus forts que la mort ; à celui à qui nous devons d’avoir vu, dans un élan fraternel, accourir à la défense d’une terre d’Empire menacée, Canadiens, Australiens, Indiens, Néo-Zélandais : au héraut de l’Empire, à notre hôte, Dingley !

Quand les hurrahs se furent apaisés, le romancier se leva et répondit en martelant ses mots :

— Je lève mon verre à celui qui a créé l’union de l’Angleterre et de l’Empire ; à celui qui a fait venir dans l’Afrique Australe les enfants du Canada neigeux, et ceux de la désertique Australie, et ceux de la Nouvelle-Zélande aux montagnes boisées, et les Cipayes de l’Inde avec les pâtres d’Écosse et les paysans d’Irlande : à Johannes Paulus Krüger !

Un rire universel accueillit ces paroles, et aussitôt la même image vint à l’esprit de tous ces hommes échauffés par le vin et l’alcool : le vieux Krüger, à demi aveugle, courant l’Europe pour quêter la pitié des nations, et fumant et pleurant dans des chambres d’hôtel.

Sur ce triomphe Dingley prit congé.

L’heure bénie du train approchait. Le lieutenant O’Reilly l’accompagna jusqu’à la gare.

— Vous me télégraphierez des nouvelles d’Archie, lui dit-il en chemin.

— À Blœmfontein ?

— Non, à Pretoria. Je viens de recevoir l’ordre de rejoindre French. J’aime mieux ça que de rester ici, à mariner dans le phénol.

— Sans doute, sans doute, fit Dingley.

— Serait-il indiscret, reprit le Lieutenant, de vous demander encore, si vous passez à Capetown, de saluer pour moi miss Mabel Hazlitt, ma fiancée ?

— Avec plaisir, répondit le romancier. Et en lui-même il pensa :

« Encore un qui croit qu’une petite fille

suffit au bonheur d’un homme. »


LENTEUR des trains qui emportent le désir, impatience de l’âme au déroulement des lieues, fièvre où l’esprit rallume des souvenirs presque éteints, où la raison redevient enfantine, courts sommeils, douleur qui s’endort et se réveille plus vive !… Dans une vie qui tenait à la fois de la veille et du rêve, Dingley, pendant vingt heures, s’épuisa en méditations stériles, en invocations à toutes les puissances auxquelles les hommes se confient dans la détresse, et qui se résumaient dans cette interrogation muette : Quel dieu, quel médecin, quel hasard sauvera mon fils !

Quand il poussa la barrière du parc de Dossieclipp, sa femme affolée de chagrin désespérait de son retour. Dans le désordre de son cœur, elle ne pensait plus à lui qu’avec cette douloureuse rancune qui vient parfois nous saisir et soulever toute notre âme contre les êtres que nous aimons le mieux. Mais dès qu’il eut ouvert la porte et qu’il fut dans la chambre au chevet de l’enfant malade elle oublia sa longue attente, ses angoisses, son ressentiment. Il lui parut que maintenant son fils ne pouvait plus mourir.

Dingley trouva le pauvre Archie dans un état pitoyable. Sitôt que l’enfant l’aperçut, il lui fit un triste sourire, et passant autour de son cou ses faibles bras amaigris, il lui demanda des histoires. Alors seulement, Dingley comprit que son supplice commençait.

Assis près du lit de son fils et tenant entre ses mains les petites mains brûlantes, il inventa, pour le distraire, des récits merveilleux, qui sont demeurés un secret entre l’enfant et lui.

— Prenez garde de le fatiguer, dit à Dingley le médecin. Sa vie dépend d’un petit rien.

Il dut se résigner à ne plus faire de contes, à résister à ces yeux suppliants où le seul désir de l’entendre semblait retenir la vie. Et quelle histoire au monde aurait pu empêcher que, dans le thermomètre, le liquide d’argent montât vers le terrible, le fatal chiffre 41 ?

« Sa vie dépend d’un petit rien. » Ces mots tournaient comme un manège dans sa tête fatiguée. S’il s’assoupissait un moment, il voyait sur un lourd cheval, à travers une vaste plaine, galoper un petit homme, vêtu de loques écarlates ou couvert d’un manteau sombre. Sous ces déguisements divers, Dingley le reconnaissait toujours : c’était le « Petit Rien ». Plus rapide que le vent, il courait à travers le Veld ; il pénétrait dans les fermes, sous les tentes, la nuit et le jour ; il passait les fleuves, les montagnes, renversait les cavaliers, chevauchait les bêtes jusqu’à la mort ; il s’embarquait dans les trains, filait sur les rails lisses ; les wagons sautaient, déraillaient, roulaient au fond des ravines : le « Petit Rien » échappait toujours. Maintenant, il passait le mur, entrait dans la grande allée, s’avançait sous les arbres…

Un cri, un long cri terrifiant, réveilla tout à coup Dingley. Sa femme et le médecin étaient penchés sur Archie qui s’écriait dans son délire :

— Des victoires ! Je veux des victoires ! Il se tut. Un affreux silence. Sa mère respirait sur sa bouche l’horrible odeur de la fièvre. Le médecin eut un de ces gestes auxquels on ne se méprend pas. Alors sentant que toute médecine désormais était vaine et que seul un miracle pouvait sauver son enfant, Dingley le saisit dans ses bras, et l’emportant autour de la chambre, il commença sur un ton alerte et guerrier comme une sonnerie matinale, avec la rage du soldat qui charge :

— Vous savez, Archie, que le 2e régiment des Hussards de la Reine a ramené du Thibet une chèvre, la tendre, la douce, la blanche Chaâri. J’ai accompagné dans le Veld le 2e régiment des Hussards de la Reine…

Mais jamais une histoire n’a ressuscité

personne.
CHAPITRE QUATRIÈME


IL y a, dominant la plaine, à côté de Dossieclipp, un puissant kopje solitaire, énorme éboulis de rochers couronné de poiriers sauvages, et tout pareil à ces tombeaux primitifs édifiés par nos ancêtres barbares. Sur ces pentes poussent des touffes d’herbes, des lis bleus et des chardons argentés. D’innombrables ramiers y font leurs nids dans les pierres, et souvent on pouvait voir un aigle, familier de ce lieu, qui lissait du bec son plumage à la cime du plus haut rocher.

C’est là que dort Archie Dingley. Son père l’a voulu ainsi.

Tous les jours, sous le soleil accablant, Dingley montait là-haut. Son pas n’effrayait plus les ramiers, et même le vieil aigle à son approche ne quittait pas sa retraite. Immobile pendant des heures, à côté de la large dalle sous laquelle dormait son enfant, le romancier laissait errer ses regards sur la plaine qui s’étend vers le Nord, toute couverte de ces étranges pierres plates qui font ressembler cette campagne à quelque cimetière sans limite.

Qui dira les rêves, les pensées qu’il venait ainsi poursuivre en face de ce triste horizon ? Un seul témoignage en subsiste : cette poésie qu’il a gravée dans le granit de la

tombe :



Quand Symonds, pâle et sanglant,
Passera sur le Veld la revue nocturne,
Au son du bugle se rangeront en ligne
Tous ceux qui tombèrent dans la mêlée :

Ceux du Lancashire et du Devon,
Et les Irlandais qui moururent à Colenso,
Et les Highlanders qui jonchèrent le champ de Maggersfontein,
Le kilt flottant sur leurs ossements.

Mais le dernier, se dressant fier et brave,
Un petit enfant s’écriera : « Présent !
Dans l’Afrique du Sud je monte la garde,
Moi, Archie Dingley, pour défendre l’Empire ! »


C’est un événement bien mince et qui ne bouleverse rien dans le monde, que la mort d’un enfant… Dingley avait rassemblé sur la tête d’un petit être né de lui toutes les tendresses de son cœur. Il pénétra dans ces régions illimitées de la douleur, où l’imbécile et l’homme de génie ne se distinguent plus. La guerre qui se poursuivait sur le Vaal, était devenue pour lui plus lointaine que la guerre de Troie, et son voyou de l’East-End un personnage fastidieux qu’il écartait de sa pensée, comme on chasse une mouche de son front. Assis au fond du parc, dans un fauteuil de bois, devant une fourmilière dont il suivait pendant des heures le mouvement affairé, il se répétait sans cesse : « J’ai pensé en vain, j’ai rêvé en vain, j’ai écrit en vain. Mon art n’a jamais exprimé que l’assez niais plaisir de s’agiter pour quelque chose. Partout dans mon œuvre, du trompe-l’œil, du pittoresque, de la brutalité, de l’esprit, et pas un de ces accents profonds qui peuvent rafraîchir une âme. » Les vers appris dans sa jeunesse, au temps où il arrêtait sa barque sous les saules de la Tamise — vers grecs, vers latins, vers français, perdus dans le flot des souvenirs de sa langue maternelle — revenaient en foule à sa mémoire ; toute la poésie de la terre semblait accourir à son aide : un moment il s’enivrait de ces belles phrases confuses, toutes baignées de mystère, et il retournait bientôt à sa morne indifférence.

Pour la première fois de sa vie, du plus loin, du plus inconnu de son esprit sortaient ces mots : À quoi bon ? À quoi bon avoir tant dit que la vie humaine était chose abondante et vile, une denrée sans valeur, pour s’apercevoir un jour qu’elle est d’un inestimable prix ? À quoi bon être apparu comme un sonneur de trompette, un excitateur d’énergie, pour se montrer aujourd’hui si misérable et si lâche ? À quoi bon cet immense Empire, cette gigantesque machine, si le moindre grain de sable suffisait à l’arrêter ? Trente mille morts, trois cent mille hommes pour réduire quelques bergers ! Les soldats ne savaient rien ; les officiers ne savaient rien, rien que marquer des points au football et, au besoin, mourir en beauté. L’armée, qu’on avait cru si forte, n’était qu’un outil hors d’usage à jeter au bric-à-brac. Et il allait falloir le dire ! faire des campagnes dans les journaux, montrer au pays le faible de ce qu’il avait admiré, agiter encore l’opinion, écrire ceci, écrire cela… Mais à quoi bon ? à quoi bon ?


Il ressassait ces pensées, quand un jour il vit s’avancer, sous les feuillages de l’allée, ses voisins de Rosendaal.

Du plus loin qu’elle l’aperçut, Madame du Toit courut à lui, et se laissant tomber à genoux au milieu de la fourmilière, elle se mit à le supplier d’une voix qu’entrecoupaient les sanglots :

— On doit avoir pitié des enfants ! Lucas est parti, vous le savez, contre notre volonté… Mon mari a toujours été un loyal sujet de la Reine… Un mot, un seul mot de vous ! Ils ne vous refuseront pas sa grâce !…

Insoutenable spectacle, cette femme qui pleurait, s’embrouillait et n’arrivait pas à expliquer clairement ce qu’elle attendait de lui ! Dingley l’avait relevée et l’écoutait avec l’énervement qu’il éprouvait toujours à voir le désordre d’un sentiment qui ne se domine pas. Sans rien faire pour arrêter ce flot tumultueux de paroles, il tenait ses regards fixés sur les fourmis qui s’affolaient autour de leur demeure détruite.

Devinant son irritation, Mistress Dingley intervint :

— Mon ami, lui dit-elle, nos excellents voisins viennent de recevoir la nouvelle que Monsieur Lucas du Toit a été fait prisonnier. On va le juger dans quelques jours. Peut-être que si vous faisiez appel à la pitié des juges, ils montreraient plus d’indulgence.

— Monsieur, reprit Madame du Toit…

Mais son mari lui coupa la parole, et s’adressant à Dingley avec ce ton cérémonieux qui lui était habituel, mais où l’on sentait frémir la plus cruelle inquiétude :

— Je ne sais, dit-il, si vous êtes exactement au courant de la question. Notre malheureux enfant n’est pas seulement accusé d’avoir pris déloyalement les armes contre sa patrie. Cela, d’autres l’ont fait, égarés comme lui, et ils n’ont pas eu à subir les dernières rigueurs de la loi. Mon fils — et c’est le chef d’accusation le plus grave — mon fils est encore accusé d’avoir exécuté quelques Cafres qui espionnaient son commando…

— Des Cafres ! s’écria Madame du Toit en l’interrompant à son tour. Des Cafres ! Est-ce que cela compte, ça ! Que de fois, dans mon enfance, j’ai vu mon père en abattre sous mes yeux ! Ici même, on en a pendu, on en a détruit des centaines ! Et l’on fusillerait Lucas parce qu’il s’est débarrassé de trois ou quatre de ces nègres, et qui l’espionnaient encore ! Non, non, Monsieur, ce n’est pas là de l’humanité, de la justice ! C’est un prétexte qu’on invente, vous le voyez bien vous-même, ce n’est pas une raison véritable !

— Madame, dit enfin le romancier, vous exagérez mon pouvoir. Si l’occasion s’était offerte, j’aurais risqué avec bonheur ma vie pour M. Lucas du Toit. Il m’a rendu un service que je ne saurais oublier. Mais il ne peut être question que je fasse un plaidoyer en faveur de votre fils. Un sentiment personnel et qui n’intéresse que moi, ne saurait intervenir dans les affaires de l’Empire. Monsieur du Toit est entre les mains d’honnêtes gens qui le jugeront suivant leur conscience et la loi. Tout ce que je peux faire pour lui, c’est écrire aux juges le récit de notre rencontre dans le Veld, et leur dire qu’il s’est conduit en gentleman avec moi.

Madame du Toit avait mis trop d’espoir dans l’intervention du romancier, pour ne pas être exaspérée par cette calme raison. Elle ne put en entendre davantage.

— Venez, venez, Prétorius ! dit-elle en entraînant son mari avec une violence inattendue. Venez ! on n’émeut pas ces gens-là !

Mistress Dingley, atterrée, vit disparaître au tournant de l’allée les fermiers malheureux. Un moment elle demeura incertaine si elle allait courir à leur suite. L’offense qu’ils venaient de faire à Dingley, luttait en elle avec la reconnaissance qu’elle devait à leur fils. Enfin la pitié l’emporta. Elle s’élança derrière eux. Et le romancier demeura seul, dans la paix de ces grands arbres, une minute troublée, à réfléchir sur cette scène pénible.

Depuis la mort de son petit garçon, ses idées s’en allaient à la dérive, pareilles à des algues mouvantes qui échappaient à sa prise. L’aventure de Lucas du Toit lui offrait un fond solide où ancrer sa pensée. L’indifférence, le scepticisme, le dégoût, les « à quoi bon ? » rien de tout cela ne subsistait en face de la réalité. Devant un fait qui exigeait une décision de son esprit, il se retrouvait soudain et tout pareil à lui-même.

« Très injustement, se disait-il en ramenant du pied avec un soin délicat les aiguilles de pin sur la fourmilière dévastée, j’ai dû apparaître odieux à ma femme et à ces gens. Mais je me rendrais ridicule en implorant pour un rebelle l’indulgence des juges, et je ne serais pas entendu. Cependant j’ai pour ce jeune homme une sympathie fraternelle. J’aime ce Boer, étudiant d’Oxford, qui va donner sa vie pour défendre une civilisation qu’en fait il avait reniée. Certes, il était plus semblable aux officiers de l’armée qu’il combattait qu’aux hommes incultes de son commando. Mais en venant se battre ici, il a obéi à ses plus profonds instincts. Dans la défense de ses plaines, à tort ou à raison il a vu une magnifique raison de vivre. Il a joué, il a perdu. Qui aurait l’idée de le plaindre ? Je lui donnerai, quelque jour, le seul présent qu’il soit en mon pouvoir de lui offrir : ma pensée dans un vers. Et ses anciens camarades promèneront, en me lisant sous les chênes, la mémoire d’un jeune homme qui eût mérité de naître Anglais. »

Et tout en regagnant la maison, il se disait encore à part lui :

« L’existence réduite à la vie personnelle ou familiale ne vaut pas la peine d’être vécue. Elle ne prend une réelle grandeur que si elle s’accroît de l’orgueil de contribuer à la vie d’un vigoureux ensemble, nation, race ou empire. Sortir de soi-même, oublier ce petit monde que l’on est pour soi, s’humilier et s’agrandir à la fois dans une entreprise qui dépasse et qui exalte les forces de l’individu, là est le secret du bonheur… »

Il trouva, sous la vérandah, sa femme occupée à écrire. Il en fut un peu surpris, car depuis la mort d’Archie le monde était dépeuplé pour elle, et ses amis les plus chers semblaient avoir cessé d’exister.

Sans marquer son étonnement, il se mit à feuilleter les journaux que le courrier venait d’apporter. À la seconde page d’une feuille de Capetown, il lut :

« Ce matin, à 8 h. 45, Lucas du Toit et son cocher Cornélis ont été fusillés. On les a conduits hors de la ville, sur le plateau qui s’élève en face des monts du Drakenberg, lieu d’origine des deux rebelles. Les condamnés s’embrassèrent. Du Toit refusa de se laisser bander les yeux. Quand les soldats l’eurent couché en joue, il donna lui-même, avec son chapeau, le signal du feu. Cornélis tomba le premier. Du Toit s’abattit sur lui, le couvrant à moitié. L’exécution s’est passée sans incident. »

Sur les maigres détails de la dépêche qu’il venait de lire, Dingley reconstituait la scène dans sa complexité vivante, quand sa femme s’approcha de lui :

— Excusez-moi, lui dit-elle, mais je n’ai pu me résigner à ne rien tenter pour un homme à qui vous devez le bonheur d’avoir revu votre enfant.

Et elle lui tendit la lettre qu’elle venait d’écrire, en faveur de Lucas du Toit, au Président de la Cour martiale.

Dingley la prit et la lut.

— Vous êtes un admirable avocat, dit-il en relevant les yeux. Votre prière aurait sauvé ce jeune homme s’il pouvait être sauvé. Mais voyez… Lucas du Toit a été fusillé hier matin.

— Oh ! fit-elle en cachant sa tête dans ses mains, tandis que des larmes montaient à ses yeux — offrande à la mémoire du héros et que sa jeunesse n’eût pas dédaignée.

En quelques phrases où l’on sentait l’irritation du citoyen anglais contre une campagne interminable et sans gloire, Dingley. lui représenta la déloyauté de la Colonie, les Afrikanders du Cap et du Natal impatients de la servitude, prêts à rallier l’ennemi. Si l’on ne faisait pas aux rebelles l’application impitoyable des lois, c’en était fait dans l’Afrique australe de la domination britannique.

Mais elle, qui ne pouvait douter de la bonté de son mari, non plus que se laisser convaincre par une si froide raison, se demandait dans quelles régions inconnues il trouvait le courage de se montrer à ce point insensible. Entre l’âme d’un homme et celle d’une femme, quels abîmes secrets ! Aucune parole ne saurait les combler.

Pour rafraîchir son cœur brûlant, elle descendit dans le jardin et se dirigea vers Rosendaal, par cette allée de hêtres où la vieille Madame du Toit lui avait dit, un jour, que le Seigneur était juste et que Lucas ne pouvait mourir. Incomparable soir où l’ombre d’un enfant excité à ses jeux fuyait derrière les arbres ! Cris de joie enfantins suspendus aux feuillages ! Où, dans le monde, une semblable allée ?…

Le soleil déclinait derrière le parc. Quelques babouins, avant de s’endormir, jacassaient à la cime des arbres, et dans les derniers bruits du jour qui précèdent les bruits de la nuit, s’élevait la voix d’un rossignol, chant doux et fort, simple et varié, inextinguible, unique, qui crée le silence et qui exile.

De loin, elle aperçut Rosendaal éclairé des derniers feux du couchant. Derrière ces vitres embrasées, les du Toit étaient penchés sur des cendres. Sa place n’était plus là-bas, dans cette salle, au milieu de ces gens. Elle n’ouvrirait plus d’un geste familier leur humble porte fermée.

Du moins voulut-elle qu’un témoignage attestât à ses voisins son passage et son amitié. Sur un banc, oubliés par elle, les poèmes de Shelley étaient restés un jour. Elle y chercha les strophes ardentes, où le poète glorifie dans les Espagnols d’Amérique, soulevés contre leur métropole, la révolte de tous les cœurs fiers :


Chevauchez libres, ô cavaliers,
Dans vos vastes plaines.
Vous pouvez couronner vos fronts
De violettes et de roses, de toutes les fleurs
Divines d’espérance et d’éternité.


Pour maintenir le livre ouvert à cette page, elle y posa des sauges, et le laissa sur le banc où la vieille Madame du Toit avait coutume de venir s’asseoir.

À quelques jours de là, la vieille femme trouvait les fleurs fanées et les vers que la rosée avait presque effacés. Ils ne rallumèrent aucune espérance dans son cœur, comme si avec Lucas était morte la liberté de la Patrie.


Deux jours plus tard, le romancier et Mistress Dingley quittaient pour toujours Dossieclipp.

Lorsqu’ils passèrent devant la ferme de Rosendaal, triste sous le soleil comme une machine à battre arrêtée, ils aperçurent le petit David, assis au bord de la route. Mistress Dingley détourna la tête, et le romancier pensa : Voici pour moi, dans cette guerre, le véritable vainqueur !

Dans l’air calme, vibrant de lumière, le kopje se dressait éblouissant. Tout à la cime le vieil aigle lissait ses plumes au soleil. À ces roches solitaires ils abandonnaient leur enfant. Et Dingley avait l’impression d’y abandonner aussi, avec la tombe de son fils, son plus beau secret : le bonheur.


Ils demeurèrent une semaine à Capetown, en attendant le départ du bateau. À Mount Nelson Hotel, l’Auberge des Cœurs Silencieux, Dingley rencontra la fiancée du lieutenant O’Reilly. Elle n’avait d’autre beauté que ces yeux violets d’Irlande où luttent l’esprit et le rêve, et son teint éclatant, fleur d’un climat pluvieux. Si pourtant, une autre beauté… Un soir, au milieu du dîner, on lui remit un télégramme. O’Reilly venait d’être tué dans les environs de Boshof. Elle pâlit, mais ne quitta pas la table. Les jours suivants, on la revit toujours exacte aux repas, et personne dans son attitude ne put soupçonner son chagrin.

Une résolution si fière excita chez le romancier un de ces enivrements spirituels qui ont toujours été pour lui la première joie de la vie. On ne trouvait qu’en Angleterre cette forme de courage. Là-bas, les femmes étaient pour l’homme de bons, de vigoureux compagnons ; partout ailleurs dans l’univers, de pauvres outils de volupté.

Le cas de Mabel Hazlitt devait lui servir de mesure pour apprécier désormais les actes et les paroles des hommes. La première application qu’il en fit, ce devait être à

lui-même.
CHAPITRE CINQUIÈME


LONGTEMPS on a pu voir, dans les boutiques de Piccadilly et du Strand, une photographie qui représente Rhodes et Dingley sur le pont d’un steamer : Rhodes, le roi du diamant, le vrai maître de l’Afrique Australe ; Dingley, le poète de l’Empire. Mais parmi tant de passants qui arrêtèrent leurs regards sur cette image, curieux de deviner les paroles que pouvaient se dire en cet instant ces deux hommes, lequel sut percer le silence par où la photographie la plus humble participe, en quelque degré, à la beauté du mystère ?

C’était l’heure où une population dégradée, Anglais, Allemands, Hollandais, Italiens, Cafres, Matabélés, force des villes neuves, s’enivrait pour la nuit. Dingley quittait l’Afrique, Rhodes était venu lui serrer la main.

— Vous souvenez-vous, Dingley, lui dit-il, des années que nous avons passées à Oxford, et quel pauvre fellow j’étais ?

— Oui, répondit le romancier, j’ai bien souvent pensé à nos années de collège. Vous étiez le plus terne, le plus ennuyeux des camarades ! Qui diable vous aurait cru du génie ?

— Vous croyez au génie ? répliqua Rhodes. Voilà bien une idée de littérateur ! Il n’y a pas d’hommes de génie, il y a des hommes à bonheur. J’ai été un homme heureux. Vous connaissez mon histoire. Raisonnablement je devais mourir à vingt ans, à Londres, de phtisie. Ma famille m’expédie ici pour prolonger quelques mois ma vie. Je guéris. Deux, trois affaires me réussissent. Et pendant des années, tout m’a réussi, incroyablement réussi ! Ce n’est pas à dire que je fusse particulièrement intelligent, actif, ambitieux. Non. Mes bévues elles-mêmes me servaient. Cela a duré vingt ans, trente ans. Puis, un beau jour, une combinaison avorte. Depuis, tout me claque dans la main. La faillite du bonheur ! Fini ! Le charme est rompu. Vous expliquez ça, vous ?

Dingley ne se l’expliquait pas, mais il sentait jusqu’à l’angoisse la vérité mystérieuse de ces réflexions bizarres.

Il répondit moins à son ami qu’à lui-même :

— Peut-être avez-vous raison : ce qu’on appelle du génie n’est, sans doute, que du bonheur. Moi aussi, j’ai été un homme heureux ! J’ai connu le temps où mes pensées s’ordonnaient sans effort dans mon esprit. Un trésor était en moi, je le croyais inépuisable. Et aujourd’hui il me semble que je n’ai plus un penny en poche.

— C’est cela, c’est cela, reprit vivement Rhodes. Chaque homme possède dans son sac une réserve de bonheur. Moi, j’ai vidé la mienne.

Dans la fièvre du départ, les passagers s’arrêtaient pour jeter un regard sur ces vigoureux champions de leur race, les deux puissances d’esprit et d’argent les plus considérables de l’Empire. Auprès de Rhodes, gras et vulgaire dans son complet à carreaux, lourd commis voyageur aux joues tombantes, à la bouche triste, tordue en arc de cercle sous des moustaches coupées au ciseau, Dingley éprouvait une impression qu’il n’avait connue devant personne : il se sentait un petit garçon ! Ce gros homme, aux yeux bleus, lui paraissait un de ces êtres marqués par la Providence pour être l’instrument de ses desseins. Il lui permettait d’accorder deux pensées contradictoires qui luttaient dans son esprit avec une force égale. D’une part, il reconnaissait la loi inflexible du destin et refusait d’admettre qu’un homme pût agir sur la marche du monde. D’autre part, il n’admirait rien tant que la confiance d’un Anglais dans son pouvoir de créer sa destinée, et lui-même il s’emportait dans l’action avec frénésie, comme s’il n’eût pas senti sur ses épaules le joug de la fatalité. Ces sentiments opposés, le romancier les conciliait dans l’idée que sa race était la Race élue, choisie par Dieu pour administrer le monde, et qu’elle avait reçu du Seigneur, le Lord de la Race Impériale, la grâce de distinguer, parmi les signes et les voix des temps, ce qui était sa volonté. Dans Cécil Rhodes il honorait un des plus actifs contremaîtres de cette volonté divine.

— Il y a vingt ans, à Oxford, j’étais un pauvre fellow, poursuivit Rhodes avec une singulière expression de tristesse dans ses yeux bleus. Je suis redevenu un pauvre fellow ! Pour me guérir, il me faudrait maintenant une autre Afrique. Mais il n’y a plus d’Afrique pour moi. Plus de crédit ! Mon médecin m’accorde six mois.

La tristesse de ses yeux bleus s’accentua, des rides profondes se creusèrent de chaque côté de ses lèvres, et son visage eut une telle expression de douleur enfantine que l’écrivain, contre son habitude, se laissa entraîner à de banales paroles d’espoir.

— Oh ! mon cher, répliqua Rhodes, pas de phrases avec moi ! Rien de niais comme un condamné qui bluffe sur ses chances de vivre.

En termes précis, il analysa longuement les phénomènes pathologiques qu’il observait en lui. Évidemment le « contremaître de la volonté divine » ne s’intéressait qu’au mécanisme de ses organes usés. Et en face de cet homme qui ne songeait qu’à sa décrépitude et regrettait platement la vie, comme un commis de magasin amoureux, Dingley sentait s’évanouir son admiration mystique, et n’avait plus que de la pitié pour cette bête malade. Quelle faiblesse, quelle misère secrète sous la graisse des héros ! Le souvenir de Mabel Hazlitt lui revint à la mémoire : une petite jeune fille, une petite Anglaise de rien avait plus de force intérieure que ce gros homme et que lui-même ! C’est un destin pourtant qu’il faut savoir porter, d’être la conscience la plus claire de cet amas de pensées, de sentiments, d’aspirations, de désirs, qu’est une race ! Pour lui, à la minute où il quittait l’Afrique, il se sentait pénétré d’un âpre sentiment d’orgueil à penser qu’il venait de donner à l’Empire son bien le plus précieux. Par la mort d’un petit garçon, son nom était mieux lié à ce coin de l’univers qu’à l’Australie, Terre-Neuve, l’Inde ou l’Égypte, à tous les endroits de la terre qu’il avait illustrés par un livre. Rien ne vaut pour clouer la mémoire d’un homme sur un point du monde un illustre malheur. Byron à Missolonghi ! Un jour, Capetown serait assise, reine splendide, au pied de ces montagnes violâtres arrêtées à mi-chemin du ciel, un des points capitaux de l’univers, phare dressé à la proue d’une de ces épaves que sont les continents. Elle compterait dans l’histoire du Sud, la mort de son petit garçon, la petite goutte de sang bue par une terre avide. La tombe d’Archie, pli pareil à ceux qu’un vent léger fait sur le sable, ne serait pas oubliée !


Vers le milieu du voyage, un soir calme, à la nuit tombante, la vigie signala une escadre de guerre en route vers le Sud — vingt navires, masses lointaines, insectes sur la mer, qui portaient l’Angleterre et sa fortune.

Sur chacun de ces points noirs, Dingley savait qu’il y avait tant d’hommes, tant de tourelles, tant de canons ; que toutes les besognes y étaient mesurées ; que du commandant au dernier boulon, hommes et choses avaient partie liée ; que depuis les torpilleurs projetés comme des antennes, jusqu’au croiseur qui fermait la marche, l’escadre formait un seul corps ; que l’espace qui séparait chacune de ces unités était exactement calculé et appartenait à sa vie ; que les signaux du télégraphe liaient tous les mouvements de ses membres disjoints, et qu’elle évoluait d’une seule pièce comme un monstre intelligent. Et il savait aussi que sur les Sept Océans erraient des escadres pareilles, chiens de garde, dogues de l’Empire, qui imposaient à l’Univers le respect du plus humble citoyen anglais. Impossible de rassembler plus de puissance matérielle et d’énergie morale dans un espace plus étroit. Mais ce qui dans sa contemplation exaltait surtout son orgueil, c’est qu’il était assuré qu’un jour, à l’appel de son désir, se présenteraient les images par lesquelles il rendrait sensible, aux yeux des terriens qui le liraient au fond d’une campagne ou bien dans un faubourg, la sublimité d’un tel spectacle. Il montrerait les mers tendues comme un métier de tisserand où les navires filaient, pareils à des navettes tissant la trame de l’Empire, et les flottes de guerre, bulles de volonté et de puissance humaine affleurant à la surface des eaux. À de tels récits, ses compatriotes vibreraient comme des poteaux de télégraphe sous le passage du vent. Il leur soufflerait l’orgueil d’être les derniers nés de l’univers, de vivre la minute vierge qui n’a encore été vécue par personne. Lui-même, à la proue de ce navire, il s’apparaissait, ce soir, comme un guetteur à la pointe du Temps. Il n’aurait pu dire, à cette heure, ce dont il se réjouissait davantage, de la force de sa patrie ou de son propre pouvoir. Et quand, à quelques jours de là, il aperçut dans un matin doré les falaises de la Grande-Bretagne ; qu’il sentit sous ses pieds le sol de l’Ile Maîtresse ; que le train l’emporta dans une campagne verte, grasse et mouillée, où d’anciennes demeures de pierre et de briques gardent, au milieu d’arbres centenaires, les reliques d’un passé fastueux, et où paissent des vaches ; qu’il distingua dans le ciel nocturne le rayonnement de Londres ; que, dans le fracas du fer et de l’acier, il vit au-dessous de lui la plaine des maisons basses, d’où émergent de hauts immeubles pareils à des forteresses et à des tours, et les rues au fond desquelles les foules se hâtent, dans la tristesse du soir ; qu’entre les pylônes d’un pont passèrent la Tamise, les wharfs et les docks lointains, il eut l’impression que ces falaises, cette campagne et ses trésors, ce fleuve, cette ville, sa richesse et sa misère, tout cela était à lui ; et lorsque la locomotive stoppa dans Waterloo, il sauta sur le quai avec l’orgueil de se retrouver lui-même, intact, supérieur à la vieillesse et au mauvais destin, ivre de rejoindre, dans la plus puissante agglomération d’hommes de sa race, son public et

sa gloire.
CHAPITRE SIXIÈME


À peine débarqué à Londres, Dingley écrivit l’article fameux, qui devait causer dans l’univers anglais un scandale si retentissant :

Une paille dans le glaive

article sans pittoresque, nourri de faits, net et précis, critique impitoyable de l’organisation militaire britannique.

Il rappelait Spionskop, Belmont, Maggersfontein, humiliantes défaites que l’Empire avait failli payer cher. Si des bergers révoltés avaient tenu en échec la première nation du monde et presque brisé son épée, c’est que l’arme avait un défaut.

Il l’avouait, il le confessait : comme tout le monde, il s’était imaginé qu’une armée de volontaires, qui avait donné au cours du siècle tant de preuves de sa valeur, suffisait aux besoins de l’Angleterre. .Mais non ! il fallait déchanter. Ces nobles lords, ces beaux gentlemen, dont on avait, du jour au lendemain, fait des lieutenants, des majors, des colonels, selon l’âge et la fortune, il les montrait incapables de conduire même une escouade. Il savaient mourir en beauté. Mais à quoi sert de mourir ? Les soldats aussi étaient braves. Mais qu’importe la bravoure quand un mauser vous démolit à mille mètres ? Aux uns et aux autres manquait l’éducation militaire. Et lui, qui avait tant célébré la misère de l’intelligence comparée à la vigueur d’un corps bien entraîné, d’une âme inébranlablement fidèle aux vieilles consignes héréditaires, il réclamait des officiers de métier, instruits dans des écoles sur le modèle de celles de la France et de l’Allemagne ; la substitution du service obligatoire à l’usage suranné des milices enrôlées ; la création de cet organe jusqu’ici inconnu à l’Angleterre : une Ar-mée-con-ti-nen-tale.

Bien qu’il eût écrit son article avec l’aisance à laquelle il mesurait d’habitude la qualité de son travail, il se sentit plus léger dès qu’il l’eut envoyé au Times et que les feuilles n’en traînèrent plus sur sa table. Sans compter qu’il avait toujours contre ce qu’il écrivait cette sorte de haine, si connue des artistes, et qui tient à leur dégoût d’un effort toujours décevant.

Deux heures plus tard, Ebenezer Adams accourait chez le romancier.

Dingley le méprisait, ce Juif, comme un boutiquier sans littérature, mais il le tenait pour le modèle des directeurs de quotidiens anglais, parce qu’il dédaignait les idées générales, qu’il n’avait jamais signé un article de son nom, qu’il ne distinguait pas entre une affaire de presse et une entreprise commerciale, et que possédant à la fois l’intelligence d’un homme averti et celle d’un cocher de cab, Adams subordonnait toujours la première à la seconde. Aussi le romancier attendit qu’il parlât, les yeux levés sur le visage, couleur graisse d’oie, du vieil Ebenezer, avec la curiosité d’un enfant qui regarde un coucou sur le point de chanter l’heure.

— Merci, lui dit Adams, de m’avoir envoyé votre article. Il est juste de tout point : notre système de recrutement est détestable ; nos soldats sont braves et mal exercés ; nos officiers mieux entraînés au cricket et au polo qu’à la pratique de leur métier ; notre service d’intendance déplorable ; nos médecins médiocres, et, dans le haut commandement, une impéritie surprenante ! Bref, nous n’avons pas d’armée. La guerre a été la démonstration évidente de ce fait. Mais l’heure n’est pas venue de le crier sur les toits. Le public n’est pas mûr pour entendre ces vérités. Et surtout, s’il y a dans notre pays des hommes dont il puisse supporter des critiques, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas de ceux-là… Je m’explique, ajouta-t-il sur un geste impatient du romancier. Vous êtes… comment dirai-je ? un héraut, un entraîneur, l’annonciateur, l’enregistreur du succès…

Dingley connaissait cette rengaine — le bât qu’on jette sur l’échine des poètes dès qu’ils se permettent d’agir. Irrité de ces conseils trop sages et qui limitaient son pouvoir, il défendit son article avec l’acharnement particulier à ceux qui ont le sentiment inavoué de commettre une sottise.

— J’ai assez joué de la trompette à la gloire de l’Empire, dit-il avec impatience. Aujourd’hui, je crie casse-cou ! il faudra bien qu’on m’écoute ! Il ne s’agit pas de savoir si mon article pourra déplaire. La question que je pose est de salut public. Et croyez-moi, Adams, un seul individu, à cette heure, peut dire à ce pays certaines vérités. Cet individu-là, c’est moi.

Le vieux journaliste l’écoutait, surpris de découvrir des illusions aussi niaises chez un homme qui l’intéressait très vivement à l’ordinaire pour son sens aigu des réalités. Non sans un intime dédain, une fois de plus il constatait qu’un artiste s’exagère toujours son action sur les foules et ne se résigne jamais à n’être qu’un amuseur.


Le romancier s’obstina. Son article parut. Il avait cent cinquante lignes. Et ces cent cinquante lignes — exactement mille deux cent quarante mots — suffirent à compromettre une popularité étayée sur vingt volumes, l’œuvre de toute une vie.

La réprobation fut unanime.

Perdre dans une caserne l’énergie de sa jeunesse, tomber au rang d’une France ou d’une Allemagne écrasées sous les charges militaires, c’était plus qu’il n’en fallait pour indigner la marchande et traditionnelle Angleterre. Quelques soldats, quelques marins sur des planches, avec ça elle avait conquis le monde. Un succès si magnifique et un capital si restreint, c’était là le Miracle anglais. Dingley l’avait-il oublié ?

Les music-halls le chansonnèrent, les journaux satiriques le rendirent grotesque. On le renvoya légiférer chez les buffles et les singes, et donner des lois à la Jungle.

Déchu de sa royauté spirituelle, Dingley connut alors quelque chose de la mélancolie que promènent dans Londres, sous des redingotes indécentes, les monarques dépossédés de l’Orient ; quelque chose de la tristesse spéciale aux vieilles actrices, aux vieux cabotins, aux vieux poètes, à tous ceux qui vivent sur l’émotion humaine — dispensateurs de joies éphémères — un sentiment amer, encore ignoré de lui, qu’il chercha longtemps à préciser et qu’il finit par reconnaître pour une sorte de dégoût de l’humanité.

Il méprisa de se défendre. L’histoire de Barr serait sa réponse.

Mais si les lourds steamers, en apparence insensibles à la violence du vent et des lames, continuent leur course dans la tempête, ils n’en sont pas moins ébranlés jusqu’à leur dernier boulon. Lassitude, vieillesse, ennui ? les imaginations heureuses, oiseaux capricieux qu’il apprivoisait jadis, n’étaient plus aujourd’hui dociles à l’appel de son désir. Il avait trop espéré des jeux du soleil et des brumes, et du rêve solitaire parmi ces foules qui vont du même train pressé à des gains médiocres ou fabuleux, et dont parfois un de ses contes avait suspendu la course. Comme il comprit alors le désespoir de ce peintre, ami de sa jeunesse, le jour où il avait senti qu’il devenait aveugle, que le monde étincelant s’enténébrait pour lui ! Il craignit d’être devenu irrémédiablement vieux, d’avoir épuisé la provision de rêves que la nature dispense à chaque artiste. Il se sentait pareil à un mystique qui ne voit plus son Dieu, et l’univers, pour lui, sembla décoloré. Mais ceux qui n’ont jamais tenté, pour la joie d’un lecteur inconnu — suprême folie ! — de mettre du noir sur du blanc, n’entreront jamais tout à fait dans l’amertume de cet homme en qui l’ivresse des sens, même dans son premier éclat, n’avait jamais valu l’émotion créatrice, et qui ne sortait rien de sa cervelle aride.

Il revit Trafalgar Square, la taverne où il avait accompagné le beau sergent et ses recrues, le War-Office où il se dégoûta d’aller (on se lasse de tout, même du spectacle de la douleur). Mais en vain remit-il ses pas dans les pas de l’homme qu’il avait été, toute harmonie était rompue entre l’histoire de son voyou et ses sentiments intimes. Il se rappelait le triomphant départ de Southampton, l’espoir qui l’avait poussé à prendre la mer. Que rapportait-il de l’Afrique ? Des images de guerre, des propos de soldats, des impressions de fatigue… Seul, un souvenir pour accorder son imagination et son cœur : sa chevauchée dans le Veld.

Aussi longtemps que Dingley vivra, les solitudes de l’Orange ne seront jamais tout à fait désertes. Sans trêve il les parcourt, et sa pensée les couvre comme les ténèbres de la nuit et comme l’éclat du jour. Ainsi, le monde est infiniment peuplé d’une présence invisible de regrets et de désirs. Le cavalier qui foulait, un soir, les herbes brûlées, sous des étoiles qui ne le guidaient plus, était moins désolé que le piéton qui promène, aujourd’hui, le long de la Tamise, ses regrets et son ennui. Alors il croyait avoir atteint l’extrême domaine de l’angoisse ; il ne savait pas encore ce qui reste de bonheur caché au fond de toute inquiétude. Maintenant, il est sans espérance. Nulle aventure, nul accident sur ce Veld de douleur. La chambre de son

petit garçon où il entre chaque soir, est vide…


DANS cet ennui pesant, un de ces music-halls qu’il aimait, parce qu’il s’y développe beaucoup de grâce, d’ingéniosité, de force et d’adresse, lui offrit une tonique attraction.

Quand il y entra, un dimanche, vers quatre heures du soir, le spectacle touchait à sa fin. Sur la toile d’un cinématographe, tendue devant la scène comme un immense piège à capter les images, défilaient les portraits des généraux qui commandaient dans le Sud : Roberts, le petit Bobs, aristocratique et menu ; Buller le dogue ; Baden Powel, le favori des dames ; et French, et White, et Methuen, et le pauvre Gatacre, et le courageux Macdonald, et son ami Garland. Chacun d’eux restait là, immobile, quelques secondes, au milieu du rond de lumière projeté sur la toile, dans l’attitude souriante ou bourrue, plaisante ou solennelle, où le photographe l’avait surpris. Et tous, vainqueurs ou vaincus, la foule les accueillait avec la même faveur, car tous étaient des représentants également respectables de la force britannique.

Soudain une tente apparut. Sous cette tente, une ombre mouvante. Dingley reconnut Lucas du Toit.

Le Boer tenait dans sa main fermée la courte pipe dont lui, Dingley, avait vu briller la braise ; la même boue était à ses bottes, et sur ses épaules ce manteau de roulier dans lequel il l’avait regardé si longuement dormir. Aussitôt le jeune homme, tel qu’il l’avait aperçu une nuit à la lumière d’une lanterne, dans la ferme dynamitée, et qui avait été son maître, se substitua dans son esprit à ce fantôme tremblant. Plus rapides que les images qui passaient sur le verre de la lanterne, d’autres images, d’autres souvenirs se pressaient dans sa mémoire, l’emportaient à mille lieues de cette salle enfiévrée. Durant quelques minutes, il vécut si intensément sur le Veld étoilé qu’il fut ébloui par l’éclat du rideau où tout s’était soudainement effacé, comme un homme qui se réveille en sursaut et voit dans sa lucarne la lune pleine.

De nouveau la toile s’était repeuplée. Un endroit vague, hérissé d’une végétation pareille aux salicornes des dunes ; au loin, des kopjes et des montagnes rasées en forme de table, comme il en avait vu si souvent ; au premier plan, du Toit et un Boer inconnu adossés à un remblai de terre, devant un piquet de soldats.

Même silence sur ce désert que dans cette salle aux aguets, où l’on n’entendait d’autre bruit que le crissement du projecteur, et où ne brillait d’autre lumière que les rayons de la lanterne magique.

Un feu de salve crépita dans la coulisse ; les deux bonshommes tombèrent sur le nez ; la salle s’incendia de lumière ; des hurrahs frénétiques et des refrains jingoës emplirent le music-hall, et dans le fracas de l’orchestre qui déchaînait en furie l’air fameux :


En avant, soldats de la Reine,
Pour l’Angleterre et pour l’Empire !
Nous serons les maîtres du monde !


le romancier prit conscience que, par son enthousiasme, la foule donnait une approbation manifeste à sa patriotique ingratitude envers l’Afrikander insurgé.

Le jour où, dans le parc de Dossieclipp, sacrifiant un mouvement de reconnaissance personnelle à l’intérêt de l’Empire, il avait fermé l’oreille aux sollicitations d’une femme, il était d’accord avec sa nation. Cela d’ailleurs, pas une minute il n’en avait douté, dans sa tranquille certitude de posséder l’instinct le plus juste des profonds sentiments de l’âme anglaise. Qu’importait une mésintelligence, un désaccord d’un jour ? Il conservait sur ce public le plus décisif pouvoir : celui de l’entraîner sur les routes qu’il avait choisies. Finis ces jours de dépression spirituelle, et il soulèverait en ces gens, avec les aventures de son voyou londonien, l’émotion simple, forte et brutale, qu’ils venaient d’éprouver à voir fusiller sur cette toile une manière de héros, mais avec une autre puissance ! car elle est précaire et pauvre la vie d’un cinématographe, et longtemps encore un récit bien construit dominera le jeu de cette mécanique de toute la vieille énergie accumulée dans les mots !


Il prit pour revenir chez lui le chemin de Hyde-Park.

Le soleil s’abaissait derrière les feuillages touffus qu’il emplissait encore de lumière. Une légère brume violette, la brume des fins de jours d’été, montait déjà sous les arbres. À cette heure crépusculaire, une rumeur confuse faite de mille bruits, lointains ou rapprochés, enveloppait tout le jardin. Sur le terre-plein de Marble Arch, groupées autour de leurs fanfares, les sociétés mystiques faisaient retentir l’air de leurs prières et de leurs cantiques, plus isolées dans leurs pensées qu’au milieu de ces pelouses, au long desquelles passait indiscontinûment le flot des promeneurs, des cavaliers et des voitures. Çà et là, éclataient les voix courroucées ou pleurardes des orateurs de plein vent, — chrétiens, juifs, déistes, communistes, athées, — qui versent là, chaque dimanche, leur éloquence de bazar, comme une fontaine fait entendre, au même endroit, son même bruit.

Il les connaissait tous, ces dogs-orators, ces orateurs-chiens, comme on les nomme, depuis l’honorable Master Gadsby, juché sur son haut tabouret à la pointe nord de la pelouse, et qui démontre en quatre points la vérité de l’Évangile, jusqu’au maigre Master Hutchinson qui lance, à l’extrême pointe sud, l’impiété et le blasphème, du haut de sa table de bois blanc. Il connaissait leurs homélies, leurs historiettes enfantines, leurs imprécations comiques, leurs points de vue contradictoires. Mais il aimait en eux la spiritualité candide, le zèle pour l’hygiène des âmes, une absence de respect humain qui va du grotesque au sublime, la virulence de leur passion et leur ardeur à défendre leur petite idée fixe. C’étaient là des vertus anglaises ! L’Empire lui-même semblait dressé sur le monde pour imposer sa vérité, comme un de ces dogs-orateurs juché sur son tabouret.

À travers la vaste pelouse, Dingley allait de groupe en groupe, avec l’impression bizarre de circuler, une canne à la main, dans le cerveau de l’Angleterre populaire. Sous les quatre arbres que l’on appelle les Quatre Bourgeois de Londres, tant la force de leurs frondaisons magnifiques leur donnent un air vénérable, il s’arrêta pour écouter discourir un de ces hommes, qui hier encore n’avaient de nom dans aucune langue, mais qu’on doit bien appeler pacifistes, du nom affreux qu’ils se donnent. Celui-là, un gaillard musclé pourtant ! ressassait ces lamentables idées venues du fond de la Judée, après s’être enfiévrées un moment dans la steppe, au poêle des isbas. L’Allemagne et puis la France avaient laissé passer ces rêvasseries sans courage. L’Angleterre les recevait aujourd’hui par la bouche de ce prophète imbécile. Et Dingley, levant les yeux vers les chênes puissants, leur adressait en pensée cette prière : « Étendez sur ce bavard vos branches en bras de potence, dignes Bourgeois, arbres justiciers ! »

Avec une allégresse oubliée depuis longtemps, il remontait à pied le Strand, lorsque, des étroites rues de Fleet-street, s’élancèrent les crieurs des premiers journaux du soir, et ce cri : « La Paix ! La Paix ! » crépita comme une pluie sur des feuillages arides.

Vingt-cinq mots de Kitchener annonçaient la nouvelle. Lancée la veille de Prétoria, à onze heures un quart, et parvenue dès la première heure au War-Office, toute la matinée la dépêche avait circulé chez le Roi et les ministres. Un jour de semaine, elle eût été connue aussitôt du public, mais c’était un dimanche, dimanche anglais, dimanche d’été, les bureaux fermés, les agences closes, Londres désert. L’événement attendu depuis des mois n’éclatait qu’à cette heure tardive, au moment où dans les églises on célébrait le second service, et où les omnibus et les trains commençaient de ramener à la ville sa population dispersée.

En quelques minutes, la Cité se mit à bruire d’une prodigieuse vie, qui devait révéler au monde que, de toutes les foules humaines, dans le triomphe, l’anglo-saxonne s’emporte avec le plus de fureur. L’étonnante nouvelle courait déjà dans la ville comme un vin trop chargé d’alcool. Une foule, surgie on ne sait d’où, roulait à travers les rues, où la victoire déchaînée semblait retenir le jour. Le « God save the Queen », le « Rule Britannia » se perdaient dans le vacarme des vociférations et des trompettes. Hommes et femmes se bousculaient, s’embrassaient, se chatouillaient avec des plumes de paon, échangeaient grotesquement leurs chapeaux — toutes les classes mêlées, confondues dans la même ivresse. De vieux messieurs, graves et chauves, à la figure replète et rose, des bill-brokers, des merchant-princes, se livraient sur le macadam à des bourrées jingoës, en agitant au-dessus de leurs têtes, coiffée de huit reflets impeccables, de petits Union-Jack. Juchés sur le toit des cabs, des hommes en habit, des femmes décolletées et bras nus, glissaient au-dessus de la foule et de la forêt des drapeaux. Sous l’œil des policemen ahuris, les bourgeoises des quartiers de l’Ouest et les filles de l’East-End improvisaient des gigues d’une patriotique indécence. Tout ce qui couve d’inavouable, d’ardeur furibonde sous la retenue anglaise, se donnait libre carrière. Une kermesse inouïe, un carnaval napolitain envahissait jusqu’aux églises, où l’on fêtait le Dieu des Armées avec un fétichisme barbare.

Longtemps Dingley rêva, ce soir, appuyé au balcon de son appartement.

Les Bergers étaient domptés. Les colonnes éparses allaient se réunir, et le pont de steamers, jeté entre les estuaires de la Manche et les mers australes, résonnerait bientôt du retour des armées. Sur le Veld s’éteignaient les derniers feux. Trois cent mille hommes étaient partis là-bas. Combien engraissaient à cette heure ces territoires infertiles ! Les plus nobles demeures d’Angleterre étaient aujourd’hui pareilles à ces maisons égyptiennes au-dessus desquelles l’Ange destructeur avait passé, les marquant toutes d’une croix. Mais quoi ! l’Empire n’était pas l’œuvre des Saints ni des Anges. Il était bâti par des mains d’hommes, cimenté d’honnête sang d’hommes et de larmes. Demain on compterait les déchets et les pertes ; ce soir il n’y avait pas de place pour la tristesse et le regret.

Toute la nuit, ce fut dans Londres la même furie triomphale, le même indescriptible délire. Dingley en écoutait toujours monter la fiévreuse rumeur. Enfin il quitta le balcon. Sa femme crut qu’il allait sortir pour se mêler à la foule. Elle se trompait. Il vint s’asseoir à sa table de travail. Et dans le cri déchirant des trompettes de carton et des binious à un penny, il recommença d’écrire les aventures de ce voyou londonien, qui redevient un homme pour avoir éprouvé au service de la Reine de rudes fatigues, et senti plusieurs fois passer sur son visage le vent de la mort. Histoire qui, dans l’univers britannique, obtint le plus colossal succès, parce que, nulle part, l’illustre écrivain n’a exalté avec un plus haut sentiment d’orgueil l’égoïsme de sa patrie.

Avril 1906.