Dingo/Texte entier

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Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur.

AU PROFESSEUR
ALBERT ROBIN
Témoignage d’affection et de reconnaissance.
O. M.

DINGO


I


Il y a quelques années, — exactement neuf années, un mois et cinq jours, — la veille de Pâques, au matin, Vincent Péqueux, dit La Queue, qui fait le service des messageries entre la gare de Cortoise et le village de Ponteilles-en-Barcis, où j’habitais alors, me livra, venant de Londres, une boîte. De sapin grossièrement barbouillé de noir, son couvercle percé de deux ouvertures grillagées, cette boîte avait un aspect funèbre. Volontiers, on l’eût prise pour un menu cercueil d’enfant, ou pour un capot défraîchi d’automobile, ou encore pour un de ces consternants emballages dans lesquels les horticulteurs japonais expédient leurs pivoines en Europe.

Pendant que j’examinais avec méfiance ce curieux objet, Vincent Péqueux, dit La Queue, me présenta une feuille et une sorte de registre ouvert.

— Tenez !… Signez là…, fit-il… Le port est payé… tout est payé… Moi, avec votre permission, je vais dire deux mots à la cuisinière… hein ?…

Il me laissa ses paperasses. Bien que la journée commençât à peine, il était déjà très gai… pas tout à fait ivre, mais en bonne voie de le devenir.

— Oh ! se rappela-t-il soudain… J’ai encore pour vous là-bas… à la gare, des poules… Ma foi oui !… Trois forts paniers, vous savez… Et pas de place sous la bâche… Ma foi, non !… Je vous les apporterai ce soir, ou demain… Ah ! sacristi, pas demain, c’est Pâques… Enfin, un de ces jours… J’ai recommandé au chef des bagages de leur donner à boire et à manger… Un bon garçon… Je lui offrirai, sur votre compte, un petit verre pour la peine, pas vrai ?… Ne vous inquiétez pas…

Je ne m’inquiétais pas, du moins je ne m’inquiétais pas de cela. Fasciné par cette étrange boîte, je cherchais ce qu’elle pouvait bien contenir, et vraiment je ressemblais à ce paysan qui, ayant reçu par hasard une lettre, la considère avec terreur, la tourne, la retourne, la soupèse dans sa main, la montre à tous ses voisins, s’écrie : « Tiens !… tiens !… qu’est-ce qui m’envoie une lettre ?… Ah ! Bon Dieu, qu’est-ce qu’il y a dans cette lettre ? » et ne se décide pas à l’ouvrir.

Moi, non plus, je ne pouvais me décider à ouvrir la boîte, pour voir ce qu’il y avait dedans.

La feuille d’envoi mentionnait bien ceci : « chien vivant ». Mais, en plus de mon nom et de mon adresse, elle n’indiquait que le nom et l’adresse de la maison anglaise de Messageries chargée de l’expédition. Rien d’autre. Rien d’autre que des rangées de chiffres en diagonale ; ici et là, des opérations d’arithmétique, auxquelles je ne comprends jamais rien. Et puisque tout était payé…

Tout était payé, sans doute ; c’est ce qui me paraissait le plus louche. De qui me venait ce chien ? Et pourquoi un chien, un chien qu’on insistait à qualifier de vivant ? Quelle bêtise !

Je me pris à crier tout à coup, en levant les bras au ciel :

— Il n’eût plus manqué, parbleu, que ce chien fût un chien crevé…

J’étais intrigué, un peu énervé… Enfin, je n’avais commandé de chien à personne, je n’en attendais de personne, je n’en voulais de personne. Un de ces merveilleux chiens d’Irato, en porcelaine blanche, à la bonne heure !… Mais un vrai chien… un chien en chair et en os ?…

De sombres histoires de résurrectionnistes me revinrent à l’esprit… Je pensai :

— Si j’allais trouver dans cette boîte, au lieu d’un chien vivant, des tronçons de corps humain ?

Mon imagination ne m’en fait jamais d’autres. Des tronçons de corps humain !

Je frissonnai pour la forme et aussi parce qu’il m’est agréable de frissonner. Mais, repoussant aussitôt cette idée romantique et peu cordiale, je finis par ne plus redouter au pire qu’une de ces mystifications macabres, où excellent, après boire, certains Anglais inventifs et lugubres… humoristes, comme on dit.

J’ai l’horreur des mystifications et je manque de l’esprit qu’il faut pour en rire. Je me disposais donc à refuser sévèrement ce colis et la chose morte ou vive qu’il contenait, lorsque Vincent Péqueux, dit La Queue, revint goguenard de la cuisine, où, pour entretenir sa gaîté, il était allé boire son verre traditionnel de vin blanc.

— Patron… s’écria t-il… vous savez ?… j’en retiens un petit…

Et, riant, il essuya ses moustaches au revers de cuir de sa manche. Malgré ce geste poli, l’atmosphère, tout autour de lui, était imprégnée d’une forte senteur d’ail et d’alcool.

Je ne voulus pas rendre ce loustic plus longtemps témoin de mes tergiversations. Sans contrôler la contenance de la boîte, j’apposai ma signature sur le registre, que je lui rendis. Il approuva :

— Bon… bon !… Quant à vos poules, ne vous tourmentez pas… Un jour ou l’autre, vous les aurez… On les a rangées, à l’ombre, sur le quai… Elles regardent passer les trains, comme les promeneurs du dimanche… Ça les distrait un peu, quoi !… Dites donc, patron… mon petit pourboire, s’il vous plaît…

Je lui donnai quelques sous…

— Ça va bien… ça va bien… Ne vous tourmentez pas, allez.

Il partit et, vite, je déclouai le couvercle de la boîte. Je n’étais pas très rassuré. Les outils tremblaient dans ma main.

Bientôt, j’aperçus, gisant sur de la paille hachée, — sorte de boule fauve et molle — un très jeune chien, ou plutôt un tout petit chiot si jeune, si petit, qu’il n’avait pas la force de se tenir sur ses pattes. Je le délivrai de son cachot… Dieu ! qu’il était grotesque à voir !

Figurez-vous un museau de vieux petit fonctionnaire… tenez, d’employé aux contributions… tout plissé de mauvaise humeur ; une tête beaucoup trop grosse, beaucoup trop lourde pour le corps ; un corps vaguement ébauché ; des yeux à peine ouverts, à peine visibles dans la fente des paupières boursouflées. Sur le ventre rose, plein, glabre, tacheté de roux, un reste séché de cordon ombilical se tortillait comme un ver… Un chien au maillot, si j’ose m’exprimer ainsi. J’étais furieux.

Soit ironie, négligence ou routine, l’expéditeur, en guise de provisions de bouche pour le voyage, peut-être en guise de hochet, avait dérisoirement placé à portée des dents et des pattes du pauvre animal, qui ne pouvait jouer ni manger et qui d’ailleurs n’avait pas de dents, un formidable os de gigot, luisant comme un morceau d’ivoire, et une énorme tranche de pain aussi dure que du ciment. Il paraissait affamé et, plus encore qu’affamé, indigné par l’inconvenance d’un régime alimentaire tel qu’on le pratique dans les maisons de bienfaisance. Dois-je noter, pour compléter la comparaison, que les parois et le fond de la boîte étaient tout souillés de déjections ? Il s’en exhalait une odeur écœurante de lait aigre, de sérosités fermentées, particulière aux enfants charitablement élevés dans les crèches.

Dès que je l’eus caressé, — oh, bien timidement, et cela me fut désagréable, car j’ai une répulsion physique invincible pour tous les nouveau-nés, — il se mit à trembler, puis à pousser des plaintes et des cris de protestation… Des cris de protestation, je dis bien. Cette précocité si rare m’émerveilla.

Respectueusement, je le déposai sur le sol, où ses cris redoublèrent. Et, vraiment, je ne pus m’empêcher de rire de ses mines revendicatrices, de son tapage irrité. Croyez bien qu’il n’y avait nulle moquerie, en dépit du ridicule équipage dans lequel m’arrivait ce petit pensionnaire, mais de la sympathie et de l’admiration pour lui.

Je l’avoue, l’idée seule que cet embryon protestât déjà et si spontanément, et sans aucune littérature, contre la stupidité, la malignité, la malpropreté des hommes ou contre leurs caresses, m’enflamma. Oui, j’avoue que ce pessimisme, en quelque sorte prévital, me réjouit dans mon pessimisme invétéré et fit que je m’intéressai davantage au sort de cet être larvaire qui, encore noyé dans les limbes et sans l’avoir jamais vu, allait entrer dans le monde avec une conception de l’humanité si parfaitement conforme à la mienne.

Spectacle émouvant et nouveau.

Un savant — je dis, bien entendu, un vrai savant — qui en eût été le témoin averti, n’eût point manqué d’écrire sur son carnet de notes cette observation psycho-systématique, capable de révolutionner toutes nos idées sur les chiens, et aussi, je pense, sur les hommes :

« Le chien naît misanthrope. »

Quant à notre petit animal, il ne consentit à s’apaiser que lorsqu’on lui eut apporté une jatte de lait frais, qu’il se mit à boire avec une avidité d’ivrogne, si tant est qu’il existe des ivrognes qui boivent du lait avec l’avidité d’un chien…

Le surlendemain seulement, je reçus une très longue lettre explicative. Elle était signée : « Sir Edward Herpett ». Ah ! comment n’avais-je pas tout d’abord songé à Sir Edward Herpett ? Mais je songe si peu à lui…

Sir Edward Herpett est un de mes amis, un ami de tout repos, un de ces excellents, de ces précieux amis, comme j’en ai beaucoup à Paris, beaucoup à Londres, Rome, Berlin, New-York et aussi, je suppose, à Calcutta. Entendez qu’il ne me fatigue pas de son amitié et que je ne l’accable pas de la mienne. À peine si je le connais… Je le connais si peu que, s’il m’arrive — oh ! une fois tous les cinq ou six ans — de penser à lui, il ne m’arrive pas toujours de reconstituer son visage… Un visage, autant qu’il m’en souvienne, très régulier, très rouge, entièrement rasé, sans la moindre expression caractéristique par où il puisse se distinguer d’un autre visage ami… un de ces froids portraits britanniques qu’on voit, toujours le même, sous les dénominations les plus diverses, dans les magazines illustrés de la plus grande Bretagne.

Un soir de mai, je l’ai rencontré à Londres, dans un club de vieux savants en tous genres, et ce que je me rappelle le mieux de lui, c’est que, ce soir-là, nous nous sommes grisés très confortablement, en l’honneur de la science.

Voici que, grâce à une photographie fortuitement retrouvée par mon valet de chambre au fond d’un tiroir, le visage si impersonnel de mon ami maintenant me revient et se reprécise à quelques détails près… Mais non, mais non, pas si impersonnel que je le croyais.

Un charmant garçon, vraiment, ce qu’on appelle dans les bars de chez nous un véritable gentleman. Des cheveux blonds collés au crâne et séparés par une raie médiane qui les divise en deux parties symétriques, également plates et luisantes ; des yeux légèrement bridés dont on ne sait s’ils sont clairs, foncés, gais ou tristes ; des narines pincées au bas d’un nez droit et fin ; une lèvre supérieure retroussée sur des dents pas très blanches et dont quelques-unes sont baguées d’or. Sir Edward Herpett dont la tête petite se perche sur le col, comme un gobe-mouche au haut d’un roseau, est exagérément haut de jambes, et ses bras maigres d’orang-outang, attachés par de gros nœuds à des épaules tombantes, se terminent par deux fortes mains couleur de brique. Linge éblouissant, vêtements amples, coupés avec chic, bottines épaisses en cuir jaune sortant d’un pantalon relevé jusqu’à la cheville, courte badine en jonc de Java. Les journaux disent d’Herpett qu’il est très élégant, et d’une élégance strictement appropriée à ses occupations du moment. Il est aussi très entraîné à tous les sports, cela va de soi : boxe, golf, tennis, ski, toboggan, yachting, etc. Et, bien qu’il vive dans les courants d’air les plus violents, qu’il soit presque toujours nu-tête, surtout quand il pleut et que le vent souffle en cyclone, des casquettes, des casquettes pour toutes les circonstances de la vie d’un Anglais.

Pour le moral, voici : amateur de bibelots chers et laids, de collections scientifiques et anecdotiques, curieux de toutes les excentricités coloniales, il passe pour très riche, très curieux et très savant. Pas un coin du globe qu’il n’ait exploré, comme tous les Anglais, d’ailleurs. En ce moment, je sais qu’il explore les cocotiers de Monte-Carlo. Oui, oui, je le revois. Il a la manie des lointaines études biologiques, linguistiques, sismographiques, océanographiques, anthropologiques, je ne sais plus trop. Pourtant, on m’a cité le titre d’un de ses ouvrages : La Dentition des Grands singes grâce à quoi on pourrait peut-être spécialiser la nature de ses recherches : ouvrage considérable textuellement copié dans Huxley.

Or, après un silence de sept années, sir Edward m’annonçait, dans sa lettre, ceci :

Il débarquait d’Australie. Il en rapportait, outre un gros travail économique — c’est peut-être un économiste — sur la production agricole, minière, industrielle du groupement australasien, une chienne sauvage capturée par lui dans la brousse. Le soir même de son arrivée en Angleterre, cette chienne sauvage, capturée par lui, mettait bas clandestinement, comme une pauvre domestique séduite, six petits chiens.

Désireux de m’être agréable, et pour se rappeler à mon souvenir, mon ami Herpett s’empressait donc de m’offrir un de ces petits chiens — le plus beau — pour mes Pâques… Il en offrait un autre — le plus beau aussi, naturellement — à sa majesté Édouard VII, pour ses Pâques… Un autre encore — toujours le plus beau — à je ne sais plus quel établissement zoologique : Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Hambourg ou Cologne, pour ses Pâques… Un chien de sa chienne, pour nos Pâques !… Non que sir Herpett soit religieux ou antireligieux… Il a de l’élégance et il sait vivre, voilà tout.

Avec une complaisance un peu lourde, il insistait sur l’originalité, la rareté, l’exceptionnelle valeur du cadeau et me donnait ces renseignements édifiants. Ne connaissant pas très bien l’anglais, surtout l’anglais d’Edward Herpett, je les traduis, comme je peux.

« Je dois tout d’abord vous prévenir, écrivait cet obligeant ami qui, non content de m’envoyer un chien, poussait la bonne grâce jusqu’à me conter son histoire, m’expliquer son mécanisme et la manière de m’en servir… je dois vous prévenir que ces chiens ne sont pas, du moins ne sont plus, à proprement parler, des chiens. Par une habitude séculaire et aussi, je suppose, par une illusoire ressemblance, ils tiennent toujours un peu du chien… un peu du renard, du renard de Guinée, mais plus grands que ce dernier. Ils tiennent surtout du loup, du loup de Russie, à ce détail près que, n’ayant ni son pelage gris ni son échine basse, ils rappellent, sans l’excuse de la faim et même sans un goût très violent pour la viande, sa férocité carnassière. Il n’est pas douteux qu’ils aient été réellement, complètement, des chiens, autrefois, en ces temps ténébreux où la science balbutiait ses timides essais de classification. Heureusement, de même que les modes, les méthodes changent, les moyens d’investigation se perfectionnent. Chaque jour, avec la vie plus profondément pénétrée, la science évolue, se transforme, nous transforme et son domaine sans cesse s’élargit. Rien n’est immuable. Tel qui était poisson jadis est devenu oiseau ; tel qui fut singe est aujourd’hui pape, roi, ministre, général ou philosophe. Depuis soixante ans, il semble absolument démontré que ces chiens, qui, auparavant, étaient bien des chiens, ne sont plus des chiens, plus du tout. Des naturalistes très respectables — et ma foi qu’est-ce qu’il risquait ?… il me citait l’infortuné Gray, Neyring, Pelzeln, Hardwick et d’autres — prétendent que c’est une espèce intermédiaire, quoique autonome, entre le chien et le loup et qu’on nomme le dingo… opinion adoptée au fameux congrès de Palmerston, malgré de très acharnées et très rares dissidences sans aucune autorité, par conséquent sans la moindre importance… Ne nous y arrêtons pas. Physiologiquement, histologiquement, ostéologiquement, odontologiquement, paléontologiquement, historiquement, je dirais même : philologiquement, la question est tranchée. Ni chiens, ni loups : des dingos. J’ai appris à Melbourne d’un Hollandais, professeur de langue malaise, que dingo est un vocable nègre qui, précisément, signifie : ni chien, ni loup. Avouez que voilà une langue ingénieuse, concise, pittoresque et qui dit bien ce qu’elle veut dire…

« Vous aurez donc un dingo, cher ami ; ce qui est très confortable, croyez-moi… Je puis vous le prédire avec certitude, les dingos seront tout ce qu’il y a de mieux porté à notre prochaine saison de Londres. Désormais, on ne pourra plus prétendre à être un véritable gentleman, si l’on ne promène derrière soi, au lieu d’un petit fox irlandais, un dingo. Et je vais vous confier une chose que je n’ai encore dite à personne : Sa Majesté Édouard VII a daigné me promettre qu’Elle remplacerait désormais par son dingo cet éternel et insupportable lord Ponsomby, qui la suit partout, comme un chien. »

Ici, mon ami Herpett voulait bien quitter les régions ingrates de la science et ses lourds adverbes, pour s’élever sur des adjectifs ailés jusqu’aux sommets du plus pur lyrisme.

« Ces animaux, continuait-il, sont extraordinaires et magnifiques. Vêtus d’or et de feu, avec des dessous de bistre clair, hardis, fiers, très souples, les muscles puissants, la mâchoire terrible, la tête allongée que surmontent deux oreilles pointues toujours dressées, la queue touffue, traînant à terre majestueusement, comme un gros boa de zibeline, ou bien, tout à coup, sous l’empire de la passion, se relevant en panache éclatant, ils sont la gloire du jardin zoologique de Melbourne. Ils sont aussi la terreur de l’élevage dans les prairies australiennes. Par les nuits sans lune, par les froides nuits sans lune de ce curieux continent, il n’est pas rare que les dingos se réunissent en bande, dix, quinze, souvent moins, jamais plus. En quelques heures, ils abattent trois cents, cinq cents moutons et autant de bœufs, cela pour le plaisir, par gaîté naturelle, en artistes du massacre, comme des hommes. Mais plus artistes que les hommes, conséquemment plus généreux, plus désintéressés, ils ne mangent pas leurs victimes. Étant d’un naturel très sobre, ils se contentent des petits lapins marsupiaux qui minent le sol australien et de ces minuscules kangourous qui, à chaque pas, sautillent dans l’herbe, comme les sauterelles dans nos prés. On m’affirme qu’en excellents tacticiens, avant de se jeter sur les troupeaux, il se ruent sur les chiens et même sur les hommes qui les gardent. En un tour de gueule, ils ont vite fait de les mettre hors de défense et de combat. Après quoi, ils peuvent travailler, sans être dérangés, tout à leur aise.

« Discrétion admirable que devraient bien imiter nos petits fox terriers si bruyants, si agaçants et si délicieux, les dingos n’aboient jamais. Ils ont déjà planté leurs crocs au bon endroit dans la gorge de l’ennemi, que celui-ci ne les a pas entendus venir, qu’il n’a perçu ni un frôlement dans les feuilles ni le moindre bruit d’herbe foulée. Ils ont le secret, presque surnaturel en vérité, de rendre à leur passage plus silencieuse la brousse épaisse et serrée, plus muet le sol sous le bond de leur course rapide, ardente et légère. De leur présence toujours cachée, de leur invisible cheminement, jamais aucune trace, même d’odeur, même de son, ce qui en fait les plus redoutables d’entre les « hôtes de ces bois ». Il est vrai que les dingos sont, avec les colons, les seuls animaux féroces de ces contrées pacifiques et — veuillez le remarquer, c’est très important — les seuls aussi, avec les colons toujours, ai-je besoin de le dire ?… qui n’aient pas une origine marsupiale. Je vous répète donc que les dingos n’aboient jamais : ils hurlent. Et seulement dans les circonstances graves de leur vie aventureuse et forcenée. Je vous assure, cher ami, que ce hurlement qu’il m’a été donné deux fois d’entendre à la nuit tombante, au bord du désert rouge, alors que le vent faisait siffler comme des locomotives l’écorce arrachée des eucalyptus et que dans les arbres le lampfing jacass riait de son rire démoniaque, est mille fois plus sinistre que le hurlement des loups. J’ai connu là des minutes d’effroi que plus jamais je ne pourrai oublier. »

J’aurais bien voulu savoir comment, avec sa lourdeur européenne, mon ami sir Edward Herpett avait pu surprendre et capturer de si subtils animaux dans cette brousse de spinifex, impénétrable à un lapin, même à un Anglais. Par malheur, — modestie ou lacune,  — la lettre n’en disait mot.

Quelques phrases encore que je passe, quelques renseignements insignifiants que je supprime, et la lettre reprenait ainsi son cours imperturbable :

« L’occasion me vint, plus vite que je l’eusse souhaité, de vérifier, par moi-même, la plupart de ces détails biographiques. Au retour, durant la traversée, ma chienne, — je continue à l’appeler hérétiquement une chienne pour la clarté de ces notes indispensables, — ma chienne donc, trompant la vigilance du boy malais à qui je la confiais durant la nuit, se précipita un matin — il pouvait être trois heures du matin — vers l’arrière-pont où se trouvent les cages à poules et le parc à moutons. On la surprit au moment où, ayant exterminé toutes ces bêtes en un rien de temps, elle achevait de les aligner sur le plancher par espèces et par rangs de taille, l’une contre l’autre, méthodiquement, ainsi qu’on fait sur la pelouse d’un parc pour le gibier abattu, le soir d’une chasse. Le tableau, mon cher ! Ils connaissent le tableau ! Des bêtes ! Ils pratiquent nos plus anciennes, nos plus élégantes habitudes de vénerie. Des sauvages ! Comme c’est troublant, n’est-ce pas ? Et surtout, comme c’est important pour l’histoire des origines de la civilisation ! Le tableau ! Ah ! je ne voulais pas y croire… C’était trop imprévu, je ne voulais pas y croire… J’étais tellement ahuri par cet incident que je ne démêlais pas bien encore les idées qu’il devait me suggérer par la suite… Vous pensez si cet intermède cynégétique divertit les passagers. Ce qui les divertit plus encore, je dus payer une indemnité de quatre cent cinquante-cinq livres à l’administration du bord ; car, j’ai oublié de vous le dire, outre les poules et les moutons, ma chienne avait étranglé quantités d’oiseaux bizarres, précieux, enfermés dans de solides cages d’osier et destinés au Zoological-Garden de Londres, entre autres un Ichtyète Jokowuru, oiseau de proie rarissime, qui pointe une espèce de longue chevelure en éventail, un bec charnu de juif et une énorme barbe, broussailleuse et sale, qui font ressembler cet étrange animal à saint Jean-Baptiste. Mon premier mouvement avait été, je l’avoue, de la colère et de « l’embêtement ». Je me reprochai fort mon imprudence. Mais quoi ? Cette chienne était si douce, si caressante, si gentille avec tout le monde ! Elle faisait la joie du bord, en particulier des femmes, à qui toute la journée je devais raconter l’histoire, les mœurs des dingos, les péripéties scientifiques par où ils avaient passé. Cela me rendait populaire. Ma foi, je la laissai libre d’aller et de venir sur le pont. Comment prévoir une telle aventure ? J’aurais dû lui mettre une muselière, objecta le capitaine. Fort bien. Eût-elle accepté une pareille entrave à sa liberté ? Rien n’est moins sûr. Et puis, tout d’un coup, je ne regrettai rien. Non seulement je ne regrettai rien de ce qui était arrivé, j’en éprouvai une fierté infinie, car, enfin, je compris que ce jour-là j’avais fait une observation scientifique capitale. Herbert Spencer, en juillet 1873, découvrit dans la danse du scalp des Fijiens l’origine de la musique, du drame, et même de la biographie. La même année, dans je ne sais plus Laquelle des pratiques fétichistes et anthropophagiques des mêmes Fijiens, il découvrit l’origine de la carte de visite. C’était un record. Moi, je venais de découvrir, dans le geste d’un chien, quelque chose de bien plus considérable au point de vue sociologique. Je venais de découvrir tout simplement l’origine du tableau de chasse. Et je pensai que je n’avais pas payé assez cher cette gloire !… À la relâche que nous fîmes à New-York, je m’empressai d’adresser à mon club une triomphante dépêche, par laquelle j’annonçais que j’avais battu le record d’Herbert Spencer… Mais vous savez, mon ami, la jalousie des savants !… »

Venait ensuite un passage, tout de mélancolie :

« Hélas ! les jours des dingos sont comptés. Bientôt cette merveilleuse race n’existera plus. Elle a déjà complètement disparu de la Terre de Van-Diémen. Dans l’Australie proprement dite, elle va diminuant d’année en année. Les colons, qui ont presque entièrement ravagé ces incomparables forêts d’eucalyptus, uniques dans le monde, et, poussés par une folie sauvage de destruction, détruit cette innocente curiosité botanique : le cappari, arbre paradoxal, rigolo, comme vous dites, je crois, en français, d’où coule, des blessures qu’on fait à son écorce, une espèce de gomme qui ressemble au macaroni et en a le goût…, ces affreux colons mènent contre les dingos une guerre exterminatrice, la même que les Yankees firent aux Peaux-Rouges. Il faut regretter que, dans notre siècle, la beauté cède partout le pas à l’utilitarisme imbécile et passager et qu’un des plus intéressants exemplaires de la zoologie soit menacé de disparaître, pour permettre à de gros hommes ignorants, sans délicatesse, de frigorifier encore plus de moutons et de conserver dans des boîtes en fer-blanc de plus innombrables culottes de bœuf. En vérité, je ne sais pas où les savants, disons les hardis pionniers de la science, pourront aller désormais, sur un globe dépeuplé de sa faune et rasé de sa flore, surprendre les mystères de la vie. Tenez, supposons un instant que les dingos eussent été complètement détruits, quand je vins en Australie… Eh bien, la science serait peut-être à jamais privée de cette découverte ; l’origine du tableau de chasse, dont j’aime à croire que vous comprenez toutes les conséquences, malgré le silence intéressé qui se fait autour d’elle… Quant aux dingos, dans quelques années nous ne les retrouverons plus que dans les jardins d’acclimatation, où ils perdent très vite de leur magnificence originelle, où s’appauvrissent, s’étiolent, jusqu’à s’effacer totalement, les caractères spécifiques d’une race qui n’avait pas dit son dernier mot et qui n’était point au bout de son histoire. Alors les dingos redeviendront des chiens comme tous les chiens domestiques. Quelle pitié ! Imaginez leur navrement… Imaginez le mien, si un beau matin je me réveillais dans un arbre, le corps entièrement velu, avec quatre pattes et une queue prenante, en train d’éplucher une orange ou de grignoter une noix… Infortunés dingos !… À travers des grillages, dans des niches ou sur de mornes pelouses désherbées, nous les verrons, dépouillés de leurs belles formes et de leur fière allure, avec des oreilles cassées et des queues amoindries, malades, galeux, stériles, déchus jusqu’au jour prochain où nous ne les verrons plus du tout. Ces choses-là me font toujours un peu pleurer. Croyez-vous que, parfois, je m’attendris sur la disparition du plésiosaure, et que — je vais vous paraître un peu trop sentimental, excusez-moi — je regrette, comme un ami qui a mal tourné, ce fameux diplodocus devenu, ainsi qu’un tableau de M. Cormon ou une statue de M. Frémiet, un vulgaire objet de musée ?… C’était bien la peine qu’ils aient été une si prodigieuse mystification de la nature ! Heureusement, il nous reste encore quelques survivances humaines, sur lesquelles nous pouvons étudier avec fruit les formes de la Préhistoire. Heureusement aussi, — et mon désir de vous plaire s’en exalte, — tout cela donne du prix au dingo que je vous envoie. Élevez-le bien, surveillez-le bien, étudiez-le bien, gardez-le bien et aimez-moi ! »

Pour ne pas me laisser sur une impression trop triste, ce délicat mais prolixe ami plaçait ici, ingénieusement, un souvenir qui vous amusera :

« Cela me rappelle ce chien sauvage de l’Alaska… vous savez, ces chiens trapus, touffus, tout noirs, dont le pelage est huileux et laineux et dont l’encolure épaisse se recourbe comme celle des chevaux frisons. Les connaissez-vous ? J’en sais peu d’aussi sympathiques et industrieux. Je ne suis pas très sûr que ces chiens soient tout à fait sauvages, mais j’affirme qu’ils sont tout à fait des chiens, aucun Congrès n’ayant jusqu’ici décidé qu’ils puissent être autres. Curieuse particularité anatomique, on remarque à la jointure postérieure des os de leur crâne un énorme muscle bombant, extrêmement mobile, qui se tend, se détend, s’actionne comme des bielles et leur sert à soulever dans la gueule des poids très lourds. Ce qui n’est pas moins curieux, ils ne vivent que de poisson. On raconte qu’ils creusent la glace jusqu’à l’eau. Accroupis des journées entières au fond de leur trou transparent, le nez au ras du courant, ils attendent le passage d’un brochet, d’une carpe, d’une truite, d’un saumon, qu’ils attrapent, sans jamais les rater, avec la dextérité surprenante d’un phoque. Plus adroits qu’Herbert Spencer, qui fut, en même temps que le plus fameux philosophe, le pêcheur de saumon le plus fameux du Royaume-Uni, ils prennent de la sorte jusqu’à deux cents kilos de poisson par jour. Ils en font d’énormes provisions, qu’ils gardent dans un autre trou creusé de leurs pattes, bien à l’abri de toute corruption aérienne, et ils viennent en manger aux heures régulières de la faim. Malheur à ceux, hommes ou bêtes, qui découvriraient leur cachette et tenteraient de la cambrioler ! Depuis longtemps, je désirais posséder un de ces animaux extraordinaires. Je fis part de ce désir à mon correspondant de là-bas, où j’ai quelques intérêts. Six mois après, un beau jour, j’appris par un message administratif qu’un chien m’attendait à la gare. J’allai, comme il convient à un tel personnage, le recevoir solennellement. Son accueil fut simple, cordial, des plus empressés. En une minute de caresses et de causerie familière, — venant de l’Alaska, il comprenait fort bien l’anglais, naturellement, — nous devînmes aussitôt les meilleurs amis du monde. Je n’en avais pas moins apporté, par prudence, une forte chaîne et un solide collier que cet animal libre se laissa mettre au cou très docilement. Je n’étais pas fâché de lui faire au débotté les honneurs de la capitale ; je voulais surtout, dès le début, l’intimider par notre organisation policière. Nous rentrâmes à pied, flânant dans les rues, dans les squares, dans les parcs, comme deux paisibles bourgeois. J’étais ravi du chien et le chien paraissait ravi de moi. J’admirai son caractère calme, souple et gai et la force spontanée de ses facultés d’assimilation. Rien ne l’étonnait. N’ayant pourtant jamais connu que les lacs gelés, les solitudes rocheuses et forestières couvertes de neige, nullement emprunté, il se montrait bien moins surpris qu’un paysan du Yorkshire, au spectacle si brillant, si bruyant, si nouveau qu’il avait sous les yeux. Un régiment de highlanders passa et ne l’effaroucha point. Dans un square où une grande foule s’était assemblée, il entendit une très vieille femme, hissée sur un banc, qui prêchait à des eunuques du Soudan l’excellence des doctrines malthusiennes, et ne s’émut pas davantage. À tous les promeneurs que nous rencontrions, il semblait dire, en flairant leurs mollets : « Bonjour, Monsieur… Bonjour, Madame… Bonjour, Mademoiselle. » Nulle incongruité nulle part. Sa bonne humeur amicale, son urbanité faisaient sensation parmi les chiens, à qui, sans restriction de race et de sexe, il prodiguait abondamment les gestes courtois que vous savez, qui sans doute sont de tous les pays, comme l’amour… Une seule chose m’inquiétait. Comment nourrir cet ichtyophage ? Je ne suis pas avare et ne mesure la nourriture à personne. J’avoue pourtant que l’idée de ne servir à ce monsieur que de la carpe ou du saumon m’ennuyait un peu… « Bah ! me disais-je, tout cela s’arrangera. » Comme nous passions dans Old Bond street, devant un de ces magnifiques étalages à poisson qui sont l’orgueil de Londres, comme les architectures de saucisses et de jambons sont l’orgueil des cités allemandes, je ressentis tout à coup au poignet et dans le bras une secousse violente, si violente que je crus qu’on me les arrachait. Je poussai un cri de douleur. Et, dans le même temps, car j’avais lâché la chaîne, je vis mon chien qui avait bondi sur l’étal, entre deux icebergs de belle glace blanche, engueuler, telle une plume, un gigantesque saumon d’au moins trente livres, s’enfuir, disparaître avec sa proie, son collier, sa chaîne, au coin d’une rue… Plus jamais je ne l’ai revu. La police fouilla Londres, fouilla la banlieue de Londres, fouilla l’Angleterre… Rien… Ah ! ne me parlez pas de Sherlock Holmes, qui échoua piteusement dans ses recherches, lesquelles finirent par me coûter quinze cents livres… Aucune trace, nulle part, de mon chien. Le seul résultat de tout ceci, c’est que, malgré les embrocations, tous les remèdes de cheval qui me furent appliqués, je restai avec un bras inerte et douloureux, durant quatre longues semaines… Au Club, sir Thomas Lavenett, qui a fait de si remarquables travaux sur le sens de l’orientation chez les pigeons voyageurs, m’expliqua, au moyen de graphiques et de diagrammes, que ce diable de chien, après de longs voyages, de port en port, de paquebot en paquebot, de randonnées en randonnées à travers les plus extravagants pays, était sûrement retourné dans l’Alaska… Je le crois… ma foi ! je le crois. Je le crois, parce que sir Thomas Lavenett est une autorité scientifique des plus respectables et surtout, parce qu’en fait de roublardise, de connaissance de la vie, d’habitudes civilisées, de notions géographiques, militaires, culinaires, policières, rien ne m’étonne plus désormais des chiens sauvages. »

Et, revenant aux dingos pendant quatre longues pages encore, sir Edward terminait enfin son interminable épître, ainsi :

« Au demeurant gentils, d’humeur allègre, très doux à l’homme, pourvu que l’homme ne les embête pas… comprenez-moi bien, ne-les-embê-te-pas !… »

Pendant que je lisais non sans quelque effarement cette lettre, le petit chien jappait à mes pieds et s’efforçait vainement de téter le bout de mes pantoufles. En dépit de son irritation à ne pouvoir traiter mes chaussures comme des mamelles nourricières, en dépit même de ses méfaits ancestraux, et bien qu’il me fût surabondamment prouvé par tant de Compétences scientifiques que ce chien n’était pas, du moins n’était plus jusqu’à nouvel ordre, un chien… il ne m’effraya pas. D’abord, dans mes jours heureux, dans mes jours de soleil, je suis de ceux qui pensent que l’hérédité n’est pas un principe rigide, que beaucoup d’êtres vivants y échappent, qu’en tout cas, elle peut être combattue victorieusement par l’éducation… Et puis, sans doute, comme voyageur, sir Herpett exagérait un peu et, comme ami, il se plaisait à me mystifier. Et puis, ce petit chien était si petit, si petit… Vraiment, j’avais bien le temps de m’alarmer.

Je l’adoptai donc définitivement, et le baptisai aussitôt : Dingo, du nom de sa race.

Comme je procédais sommairement à cette cérémonie, une voix cria dans le jardin :

— Patron !… Hé !… Patron !

Je reconnus la voix avinée de Vincent Péqueux, dit La Queue.

— Eh bien ? demandai-je, en me penchant par la fenêtre ouverte, qu’est-ce qu’il y a encore ?

Je reçus cette réponse :

— J’apporte vos poules. Il y en a quatre de crevées… le coq aussi… ne vous inquiétez pas…


II


Je l’élevai sans trop de peines et sans alertes. Une constitution robuste, un formidable appétit, un ardent désir de vivre, de se dépêcher de vivre, de se dépenser à vivre, hâtèrent son développement, qui fut rapide. Dingo poussa, d’un jet vigoureux, comme un sauvageon d’églantier.

Depuis le jour où, un peu dégoûté de lui et ne sachant par quel bout le prendre, je l’avais retiré de sa boîte, mon sentiment sur l’esthétique des petites bêtes avait bien changé.

L’enfance de l’animal est un délice, un perpétuel enchantement. Plus encore que sa fraîcheur adorable de matin, ce sont les disproportions de ses formes et leur apparent désaccord, « ses fautes de dessin », dirait l’École des Beaux-Arts, son aspect radieusement caricatural qui me ravissent et qui rendent si émouvants, pour moi, barbare, cette fleur d’esquisse, ce prestige tout neuf d’une chose qui commence. D’autre part, les petits animaux n’apportent pas dans la maison une insupportable tyrannie, ni dans les cœurs le désarroi des transes quotidiennes. Ils sont de tout repos : discrets, joyeux, bien portants, respectent nos méditations, notre travail, notre sommeil, ne crient jamais, ne réclament jamais rien, ni qu’on les berce, ni qu’on les baigne, ni qu’on les fouette, ni qu’on demeure, des nuits et des jours, fiévreusement penché sur leur niche. Et ils n’accueillent pas nos soins, nos caresses, nos anxiétés qu’avec des grimaces. Oh ! ces douloureuses grimaces, qui font d’un enfant que l’homme a conçu dans l’inquiétude, la maladie, la misère ou la haine, une sorte de minuscule vieillard, rabougri et hargneux !

Exquis et cocasse à regarder, parce qu’encore disproportionné dans ses formes, — j’y insiste,  — gauche dans ses membres avec gentillesse, si spirituellement « mal dessiné », dessiné comme une petite image de pierre, au portail d’une église gothique. Dingo avait toujours la tête beaucoup trop grosse, beaucoup trop lourde, pour cette raison, je pense, que c’est à la tête, qui ensuite les répartit avec justice, qu’affluent toutes les énergies nerveuses et sanguines d’un corps. Il l’avait si grosse qu’il semblait gêné par elle, uniquement gouverné par elle, incliné par elle, comme par un poids étranger, vers le sol. Il l’avait si lourde, que parfois s’aidant de ses pattes malhabiles, il cherchait à se l’arracher et à la poser par terre, pour ensuite courir plus librement. Savait-il que des saints renommés en avaient usé de la sorte avec la leur ?

Malgré cette préoccupation hagiographique, sa physionomie commençait à se dégager des hésitations, des incohérences de l’ébauche initiale, à prendre un caractère que je ne pourrais pas bien définir d’un mot, qui était, qui allait être plutôt de la gravité, de la gaîté, de la malice, une sorte d’effronterie bizarre et gracieuse… Quoi encore ?… De la cruauté, peut-être ?… Peut-être de la bonté ?… Enfin quelque chose d’impétueux et de calme à la fois, quelque chose de comique et de noble, de candide et de rusé… je ne sais trop… ce que vous voudrez, après tout.

N’ayant pas encore assez de muscles, il avait les nœuds des articulations trop saillants, la peau mal tendue sur l’ossature, ici plissée, lâche et flottante, là trop ajustée, trop étroite, comme si elle n’eût pas été taillée pour lui et qu’on l’eût achetée dans un magasin de confections, au petit bonheur. Il avait les pattes trop fortes, pareilles à celles des jeunes lions ; les oreilles trop molles, trop ouvertes, intérieurement bourrées de peluches protectrices et passagères qui, à chaque pointe, s’ébouriffaient en aigrettes, comme chez les guépards. Sa queue était ridicule, une queue de rat filiforme et vermiculaire. Mais on y sentait sourdre, tout au long, un foisonnement de poils, légers comme un duvet, fins comme le gazon qui sort de terre, et elle promettait bientôt de devenir un magnifique objet. Aucun doute que, sous le nez, le menton, au bas du poitrail, il ne lui vînt de la barbe, comme à un vieux sculpteur. Sa démarche restait toujours vacillante, désunie. Il s’irritait de glisser comme un rustre sur les parquets cirés, de butter au moindre obstacle, à la moindre inégalité du terrain. Et il zigzaguait en courant, tel un gamin qui aurait trop bu. Mais quel délicieux gamin, ingénu, effronté, cordial, roublard, n’ayant peur de rien et de personne… Et si drôle.

Je m’étonnai que vis-à-vis de moi, vis-à-vis des familiers de la maison, il ne gardât rien de la méfiance farouche qu’ont toujours les bêtes sauvages — et comme elles ont raison ! — au contact des humains. Quant aux passants, il se tenait fermement à leur égard sur le pied, sur les quatre pieds, d’une réserve prudente et soupçonneuse. Non qu’il redoutât les hommes, ah ! parbleu non ! Nous avons vu déjà qu’il n’en pensait rien de bon.

Dingo en était alors, si je puis ainsi dire, à cette période éruptive, à ce moment critique du bourgeonnement, où sous la peau de l’animal, comme sous l’écorce du jeune arbre, les afflux de sève fermentent, bouillonnent, se concrètent en bosses, en plis et vont jaillir de partout en germes éclatés. Avec un intérêt passionné, je surveillais les moindres incidents de sa croissance, de même qu’au printemps on surveille à la pointe des tiges les efflorescences d’une plante, pour épier ce qui va naître d’elle. Sans jamais m’en lasser, je m’amusais à sa gaîté désordonnée qui pouvait paraître souvent de la folie, mais que dominait, que dirigeait une raison d’être supérieure, inconnue de lui, raison d’équilibre physiologique, d’ajustage mécanique, de canalisation vasculaire, d’endurance. J’applaudissais à sa joie de destruction, si touchante, à sa férocité dans le déchirement, si naïve, par quoi, à son insu, s’entraînaient dans le sens de sa destinée les forces naissantes, encore mal distribuées, de ses organes.

C’est ainsi qu’il réglait par ses divers jeux, qu’il mettait au point, mécanicien inconscient, la puissance d’étreinte de sa mâchoire, le fonctionnement musculaire de ses épaules, de son encolure, la souplesse de ses jarrets et de ses reins, en déchiquetant, avec des grondements déjà terribles, le cuir des chaussures, en rongeant le pied des fauteuils, des lits, des tables, les bas de portes, avec un acharnement de fauve affamé, en emportant dans sa gueule, comme de pesantes dépouilles conquises à la bataille, tout ce qu’il pouvait atteindre de fourrures, de vêtements de laine, de chapeaux emplumés, de gants, de brosses de crin, de peignes d’écaille, de bibelots d’ivoire, de corne et d’os, où son flair retrouvait à travers l’espace et à travers le temps, avec l’odeur originelle, l’originelle haine des bêtes, des parcelles de bêtes, que ces choses avaient été jadis. Et je jouissais infiniment, comme devant l’un des plus impressionnants spectacles de la nature, à suivre les progrès de ce lent et sûr travail, les épisodes de ce drame grandiose et obscur, où pourtant j’apercevais, clairement défini, le but vital pour lequel les gestes, les mouvements, les ruées soudaines de l’instinct et leurs nécessaires violences acquéraient, pour la défense et pour l’attaque, une force, une élasticité, une grâce aussi et une précision de jour en jour plus marquées. Il avait l’air de jouer au méchant tigre, de même qu’un enfant, dont la conscience s’éveille, commence à jouer, tout naturellement, au soldat ou au brigand.

Dès qu’il fut davantage en possession de soi-même et maître à peu près de ses organes, Dingo m’émerveilla par une faculté prodigieuse et comique d’adaptation au milieu nouveau où l’avait transplanté l’ingéniosité de notre ami, sir Edward Herpett.

Bien qu’il ne connût absolument rien de la civilisation européenne ni d’aucune autre civilisation, il en accepta immédiatement les douceurs et même il les revendiqua bruyamment, avec une âpre autorité.

Sans qu’il y eût été encouragé par mes conseils et par de préalables conférences sur l’esthétique de la décoration et du mobilier, il choisissait, pour s’étendre, dormir, s’y caresser, les soies les plus douces, les plus mols velours et les plus harmonieux tapis. Ce sauvage enfant de la brousse avait une préférence obstinée pour les bergères, pour les chaises-longues Louis XVI et leurs coussins gonflés de duvet. À s’y enfoncer, il montrait une volupté en quelque sorte provocante. En revanche, il détestait l’Empire, non par esprit de parti, je suppose, — heureusement son adaptation n’alla pas jusqu’à l’opinion politique, — mais comme dénué de confortable, et par trop voyant. Il avait particulièrement horreur du rouge vif et du vert cru. Cela devint si évident, si persistant que je n’hésitai pas à me débarrasser — j’en demande pardon à M. Frédéric Masson — d’un canapé Empire, ayant, comme il convient, appartenu sinon à Napoléon, du moins à quelqu’un de ses frères, de ses femmes, de ses maréchaux ou de ses cuisiniers, et à propos de quoi la mauvaise humeur de Dingo avait fini par me gagner.

Un jour que la querelle avait été plus vive qu’à l’ordinaire, je me dis :

— Dingo a raison. Ce vert acide qui pique les yeux, ces lignes rigides de lit de camp, ce dossier droit qui brise les reins et endolorit les omoplates, cette impersonnalité bureaucratique, cette raideur disciplinaire de salle de police, décidément, ça n’est pas beau. Et que le diable emporte aussi ces accumulations de bronzes ridicules, ces palmes, ces lyres, ces lions, ces torches et tous ces emblèmes de comice agricole, où nous accrochons, Dingo, son poil encore tendre, moi, mes vieux fonds de pantalon. Je vais m’en défaire.

Je le vendis en effet à un ministre radical-socialiste, qui adorait l’Empire, je veux dire le style Empire, et « seulement, rectifiait cet homme d’État, dans l’ameublement, diable » !

Dingo fut ravi. Il s’empressa de manifester sa satisfaction en dévorant une sorte de grand divan en belle peau de cochon, confortablement capitonné, par quoi j’avais aussitôt remplacé le canapé qu’il détestait. Il en eut une telle indigestion et fut si malade que je pensai le perdre.

Il avait, en toutes choses, des idées exclusivement réalistes. Contrairement aux défunts poètes symbolistes qui, par une ironie vengeresse du sort, sont devenus académiciens, bookmakers, critiques de théâtre, placiers d’automobiles, réparateurs de porcelaines, il se refusait avec la plus belle énergie à vivre, dans un « chenil d’ivoire », d’abstractions prosodiques et — autant que cela fût possible à un chien — d’idéales chevauchées avec des crémières neurasthéniques, d’immatérielles amours avec des fruitières de rêve. Non… Il était très fermement résolu à n’exiger de la vie que ce qu’à un chien d’esprit sain, de forte santé, ennemi des théories préconçues, elle peut apporter de jouissances moins raffinées sans doute, vulgaires, grossières à coup sûr, mais tangibles et certaines. Aussi repoussait-il, comme illogique et stérile, la conception de l’art pour l’art, condamnée d’ailleurs avant lui par les meilleurs esprits. Il ne séparait pas le bien-être de la beauté. Il entendait que le beau fût utile et que l’utile fût beau. Et, pour lui, la beauté des choses, c’était leur comestibilité. Par exemple, il ne lui suffisait pas qu’un tapis persan fût reconnu par d’infaillibles experts pour de la belle époque d’Aubusson. Il fallait en plus qu’il le jugeât assez bien conservé, assez riche en haute laine, pour qu’il prît plaisir à se coucher dessus ; il fallait surtout qu’il pût en avaler, facilement, la matière précieuse, si telle était son humeur du moment.

Comprenez-moi, je vous prie.

Jamais Dingo ne me fit, ne fit à personne de confidences intellectuelles sur la formation de ses idées et le développement de sa vie morale. Vous me direz qu’il était bien trop jeune. Ce n’est pas une raison. Il n’y a que les jeunes gamins pour cultiver ce genre de divertissement morose, et ils finissent toujours par se noyer dans le biberon sans fond de leur âme. Dingo était bien trop avisé pour cela. Je ne voudrais donc pas affirmer que ce furent réellement là ses pensées profondes, ses pensées de derrière la tête. Je ne voudrais pas non plus calomnier son bon goût, au point de prétendre qu’il employât couramment, dans la conversation, ce fatigant, cet éternel vocable : la beauté, si inlassablement galvaudé par les collégiens, les architectes et les femmes de lettres, dans leurs banquets de corps, et qui ne signifie rien… rien du tout. C’est moi seul, je le confesse, qui, par une sotte et orgueilleuse manie d’anthropomorphisme — non dans une intention d’imposture — me plais à tirer des actes d’un chien ce commentaire humain, dans l’impuissance où je suis à en concevoir un autre, honnêtement canin. Je dois aussi à Dingo cette justice — et je m’empresse de la lui rendre — que s’il eut jamais ces idées et s’il employa ce malencontreux vocable, ce fut toujours avec une parfaite ingénuité. Car, tout en lui, me démontre qu’il ne haïssait rien tant que le pédantisme des psychologues, des sociologues, des idéologues littéraires, non moins que la prétentieuse absconsité chère aux critiques d’art.

D’ailleurs, comme vous le verrez, par la suite, il me donna de bien autres sujets d’étonnement.

Sur la nourriture, il était inflexible et — qu’on me pardonne ce mot qui, appliqué à un chien pourra paraître bien irrespectueux pour la Royauté, pour l’Empire, pour la République et pour tous les systèmes de gouvernement qui en dérivent — traditionaliste. Oui, Dingo était traditionaliste — en cuisine, du moins. Il n’admettait aucune synthèse, aucune chimie alimentaires. Avec dégoût, avec indignation même, il repoussait tout lait qui ne fût pas très pur, à qui manquât ce que mon pharmacien appelait son « coefficient de buthyrification », toute soupe qui n’eût pas été confectionnée, selon les règles, hélas perdues, de la plus parfaite cuisine française d’autrefois. Quant à ces biscuits modern-style, composés, sous prétexte d’hygiène et de commodité domestiques, d’on ne sait quelles grattures toxiques, ma foi, il en riait. Bien que les observateurs prétendent que les chiens ne rient jamais, je vous assure qu’il en riait. Certes, il ne riait pas à la manière des hommes qui se tordent de rire, qui se tiennent les côtes de rire : gestes qui lui eussent été difficiles et probablement répugnants. Mais il avait un rire sévère, un peu morne, un rire immobile… le rire classique des augures et des grands comiques.

Au fait, on ne pouvait pas le tromper. Il flairait, de très loin, dans sa pâtée, l’odeur suspecte, l’ingrédient étranger, s’arrêtait net dans son élan, s’allongeait ensuite sur le ventre, les pattes de devant croisées l’une sur l’autre, la tête dédaigneusement levée vers le plafond et ne bougeait plus. À mes appels, il ramenait en arrière ses oreilles brusquement couchées, se fouettait les flancs par de lents mouvements de sa queue, — ce qui était le signe d’un grave mécontentement, au rebours des mouvements précipités qui étaient un signe de joie, — et ne bougeait pas davantage. Si, agacé, je l’amenais de force, en le traînant par la peau du cou, devant sa pâtée, si je lui disais sur un ton impératif : « Allons, Dingo, mange… mais mange donc… sacré nom d’un chien ! » il secouait la tête comme un enfant qui refuse d’obéir. Je crois aussi qu’il ne me pardonnait pas ce jurement… Le « sacré nom d’un chien », l’offusquait, lui semblait aussi blasphématoire qu’à une dévote le « sacré nom de Dieu » d’un vieux général boulangiste.

— Voyons, mon petit Dingo, reprenais-je sur un ton complètement changé, un ton doucement suppliant… mange… je veux que tu manges… Pour me faire plaisir…

Il fallait le voir alors se remettre debout, plisser son front maussade, trépigner, gratter le tapis, renverser sur la nappe de linoléum son assiette ou son bol d’un coup de patte bref et sans réplique. Et il s’en allait, lentement, en affectant de regarder à droite, à gauche, il ne savait quoi, avec un air détaché, un air d’être ailleurs, très loin de sa pâtée et de moi.

Ce qui ne l’empêchait pas, quand il découvrait dans le bois, sous un tas de feuilles mortes, ou bien enfouies profondément dans la terre, d’innommables ordures, de s’y délecter avec gloutonnerie.

Chaque fois qu’il m’arrivait de le surprendre en l’un de ces ignobles festins, je lui disais, avec un chagrin amical, dans l’espoir de lui donner de la honte et du remords :

— Ah ! Dingo !… toi !… toi si bien élevé ! ah ! fi… que c’est laid ! que c’est vilain !

Et je lisais sa réponse dans ses yeux étonnés :

— Eh bien ?… quoi ?… Ce n’est pas de la nourriture… c’est de la chasse. J’appelle nourriture ce que tu me donnes… chasse ce que je trouve… Et tu sais, ce n’est pas fameux ce que tu me donnes… c’est toujours la même chose… Avec ça que tu manges des choses propres, toi… et qui sentent bon… Tiens, justement… le fromage de ce matin…

Que pouvais-je dire ? C’était là répondre… Et, précocité merveilleuse, il n’avait pas encore six mois !

En quelques heures, il apprit la propreté corporelle et la pratiqua minutieusement, jusque dans les plus intimes détails, comme une demoiselle d’opéra. Mais passons.

J’avais remarqué que Dingo apprenait très facilement, sans le moindre effort, tout ce qu’il jugeait devoir lui être agréable et utile dans la vie. Pareil en ceci aux cancres, aux délicieux cancres de collège, tout ce qui lui déplaisait, c’est-à-dire tout ce qui ne correspondait pas à sa sensibilité, à sa mentalité de chien, — Dieu sait que ce n’était pas rare ! — aucune force humaine, ni la sévérité, ni la ruse, n’était capable de le lui faire accepter. Vous ne me croirez pas : il simulait l’incompréhension pour n’avoir point à obéir, et qu’on ne pût vraiment pas lui savoir mauvais gré de ses résistances.

Si parfois il affectait de ne pas comprendre, ce n’était pas, à la façon des critiques, pour en tirer vanité et s’en faire un surcroît de réputation et d’honneur, mais pour qu’on le laissât tranquille, qu’on lui permît de vivre, à l’abri de nos sottises, selon ses goûts, une vie normale, une vie harmonieuse de chien. Comme il avait au fond de l’amour-propre et de la franchise, il ne s’obstinait pas longtemps dans ce rôle d’idiot, qui du reste ne lui seyait pas du tout. Ce n’était donc qu’une boutade passagère. Elle l’amusait un moment, et puis, tout de suite, il en avait honte, la sentait dégradante. Alors, tandis que je lui débitais des discours pédagogiques, Dingo, la tête obliquement penchée, ses prunelles réfugiées sous l’angle des paupières que bridait un petit rire ironique, me regardait avec une malice déconcertante qui, me troublant beaucoup, éteignait vite l’ardeur de mes improvisations oratoires. S’il eût pu s’exprimer dans la langue académique de M. Jean Richepin », il m’eût certainement dit :

— Oui, vieux dab… oui… oui… jaspine, tu m’intéresses !…

Le plus humiliant, c’est qu’il faisait mieux que le dire, il le mimait. Et ses gestes avaient une éloquence plus expressive, plus précise que nos paroles.

— Sacré gosse ! C’est qu’il ne veut rien savoir !… résumait la cuisinière, Marie Toton, qui était de Montrouge.

Laurent Thuvin, le jardinier, jaloux de Dingo, craignant en outre que la venue dans la maison de ce curieux petit animal, trop choyé par nous, ne causât quelque tort à ses enfants, prophétisait en haussant les épaules :

— Ce chien-là ?… Buuu !… Ce chien-là… Monsieur… il est indécrottable… Monsieur n’en fera jamais rien… jamais rien.

Il ajoutait sournoisement, car c’était un brave homme :

— Monsieur aura bien des ennuis avec cette bête étrangère, bien des ennuis… toute sorte d’ennuis… Je sais ce que je dis…

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?… voyons…

— Il y a… il y a… qu’il me fait tourner en bourrique. Il gratte mes semis… saccage mes plants… retourne le terrain de mes couches et de mes châssis… Ah ! par exemple, que Monsieur ne me demande pas des melons, cette année, ni de l’aubergine… ni de la tomate, ni de la tétragone… Il n’y a plus rien… Ce chien-là ?… Buuu !… C’est pire que la grêle, la cochenille et la cuscute. Tenez, aussi vrai qu’il y a un Dieu… j’aimerais mieux avoir dans mon jardin des courtilières… Ma foi, oui !… Ah ! si j’étais que Monsieur !… je le dis carrément à Monsieur… ce chien-là ?…

— Eh bien ?

— Eh bien… je l’néyerais… ah !

— Comment ?… qu’est-ce que vous dites ? vous êtes fou.

Thuvin baissait la tête. Par-dessus sa tête, il étendait à plat ses deux grosses mains gercées, couleur de terre, et les faisait battre, comme des ailes de pigeon : un geste qu’il avait pour exprimer un sentiment d’humilité gouailleuse.

— Peut-être que je suis fou… ronchonnait-il en se dandinant… peut-être que je ne suis pas fou… C’est comme Monsieur voudra… Mais si j’étais que Monsieur… Ce chien-là… je…

S’interrompant brusquement au souvenir d’un crime récent de Dingo, il criait :

— Si au moins, sauf le respect de Monsieur, il ne pissait pas sur mes glaïeuls… Monsieur doit se rappeler… J’ai dit à Monsieur, il n’y a pas longtemps : « Je ne sais pas ce qu’il y a cette année sur mes glaïeuls. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a un contact sur mes glaïeuls »… Eh bien, je l’ai trouvé le contact… pas plus tard que ce matin. C’est lui qui pissait sur mes glaïeuls… Si c’est pas malheureux, tout de même… Ce chien-là !… Ah ! là là…

Ne croyez pas que j’en fusse quitte à si bon compte. Longtemps encore les reproches succédaient aux récriminations, les idées générales aux anecdotes. Car les jardiniers sont extrêmement bavards et ils n’en finissent jamais de nous conter des histoires.

Je m’en rends compte aujourd’hui, j’avais tort. Et tout cela était de ma faute.

J’avais tort de vouloir inculquer à Dingo des notions humaines, des habitudes de vie humaine, comme s’il n’y eût que des hommes dans l’univers et qu’une même sensibilité animât indifféremment les plantes, les insectes, les oiseaux, tous les animaux et nous-mêmes. Heureusement, Dingo, étant plus intelligent que moi, résistait. Il savait très bien ce qui convenait à la nourriture de son corps et de son esprit, ce que nous avons de commun avec les bêtes, et ce qui nous en sépare éternellement. Il savait aussi que, s’il m’eût obéi, il n’eût été ni un chien, ni un homme, rien qu’une espèce d’être vague, désarmé, désorbité, un fantoche absurde, aussi fantoche que Dieu, lequel n’a ni queue ni tête, puisqu’il est théologiquement démontré qu’il n’a ni commencement ni fin.

Cette résistance de Dingo, cette énergie à défendre sa personnalité, irritantes d’abord, firent bientôt que je mêlai, à mon admiration et à ma tendresse pour lui, du respect.

À vivre avec les animaux, à les observer journellement, à noter leur volonté, l’individualisme de leurs calculs, de leurs passions et de leurs fantaisies, comment ne sommes-nous pas épouvantés de notre cruauté envers eux ? Se peut-il que les mœurs des fourmis et des abeilles, ces merveilleux organismes que sont la taupe, l’araignée, le tisserand cape de more, ne nous fassent pas réfléchir davantage aux droits barbares que nous nous arrogeons sur leur vie ? Tous les animaux ont des préférences, c’est-à-dire le jugement critique qui pèse le pour et le contre, le pire et le mieux, leur fait choisir, avec infiniment plus de sagesse et de précision que nous, entre les êtres et les choses, la chose ou l’être qui s’adapte le mieux aux exigences de leurs besoins physiques et de leurs qualités morales. En les torturant, en les massacrant, comme nous faisons tous, pour notre nourriture, pour notre parure, pour notre plaisir et pour notre science si incertaine, au lieu de les associer à nos efforts, savons-nous bien ce que nous détruisons, en eux, de vie complémentaire de la nôtre, par bien des côtés supérieure à la nôtre, en tout cas, aussi respectable que la nôtre ? Et jamais un seul instant, nous ne songeons que c’est de l’intelligence, de la sensibilité, de la liberté que nous tuons, en les tuant.

Fait indéniable, au bord duquel nous devrions nous arrêter, la sueur au front, le cœur serré par l’angoisse. Les chiens qui ne savent rien, comprennent ce que nous disons, et nous, qui savons tout, nous ne sommes pas encore parvenus à comprendre ce qu’ils disent. Non seulement, ils comprennent, mais ils parlent. Ils parlent entre eux ; ils parlent aux autres bêtes ; ils nous parlent. Et, tandis que, malgré tant d’expériences et tant de travaux, nous n’avons jamais pu rien déchiffrer de leur langage, eux, spontanément, ils ont, du moins en ce qui les intéresse, tout déchiffré du nôtre. Sans jamais les avoir appris, ils parlent le français, l’anglais, l’allemand, le russe, et le groënlandais et l’indoustani, le télégut, le bas breton et le bas normand, tous les patois et tous les argots.

Quand je disais négligemment, sans me retourner vers lui : « Dingo ne se promènera pas avec moi aujourd’hui… Dingo restera à la maison », il protestait vivement d’abord, se plaignait ensuite, pleurait quelques instants et il se couchait, la tête attristée, sur le tapis. Si, au contraire, sur le même ton neutre, je disais : « Dingo se promènera aujourd’hui avec moi », alors il se levait d’un bond, en poussant des cris de joie. Il me tirait par ma manche, par les pans de mon vêtement, m’entraînait vers la porte. Et ses cris joyeux voulaient dire :

— Qu’est-ce que tu fais ? Mais dépêche-toi donc !… Nous ne partons pas pour la Chine. Allons, voyons, viens… mais viens donc !

J’avais inventé un petit jeu qui l’amusait beaucoup et où il se montrait fort adroit. Je faisais rebondir des balles en caoutchouc, presque jusqu’au plafond et, à la retombée, il les recevait dans sa gueule. Il y avait huit balles rangées dans une corbeille de vannerie, sur une petite table du vestibule.

— Va me chercher tes balles…, commandais-je au moment où il y pensait le moins.

Lestement, Dingo partait et venait me les mettre, une à une, dans la main. S’il en manquait, il n’avait de cesse qu’il ne les eût retrouvées dans le coin d’une pièce ou sous un meuble. Non seulement Dingo parlait mais il calculait, sans que je l’eusse dressé au calcul.

Admirable sensibilité du chien !

J’ai eu un petit griffon — un délicieux petit griffon — à qui je pense toujours, comme à un ami perdu, comme au plus fidèle, au plus tendre de mes amis perdus.

Bien que sa face fût toute noire et son poil noir, tout frisé, frisé comme une chevelure d’ange, on le nommait Pierrot. Mais ce n’était point le Pierrot lugubre, tragique, douloureux, chapardeur et farceur, de la comédie italienne et de notre pantomime. Et ce n’était pas non plus, comme je l’ai dit, un griffon. Je ne sais pas ce que c’était. C’était un exquis petit animal, pas joli, plus que joli, vif et joyeux et sans cesse pétillant et sans cesse caressant, tout grâce, tout caresses, tout amour. Il s’était fait une toute petite âme, soyeuse et frisée comme son corps, mais blonde, et délicate et un peu frivole et si inventive, en constant désir de plaire, de la plus gentille, de la plus imprévue cocasserie qui se pût voir. À force d’ingéniosité, pour me rendre orgueilleux de lui comme d’un objet unique, il s’était fait aussi une race à lui, à lui tout seul.

Voici trente ans qu’il est mort… et dans quelles circonstances, grand Dieu !

Nous passions une saison à Noirmoutiers. Nous y avions fait connaissance d’une dame très laide, si laide que je renonce à vous décrire l’énormité, l’hyperbolisme, l’hugotisme de cette laideur, si laide que je n’ai jamais eu la curiosité — désireux qu’elle restât un mythe — de demander qui elle était, d’où elle venait, de quelles amours tératologiques et contradictoires elle avait bien pu naître. Un soir, elle était arrivée, comme ça… comme arrivaient toutes les autres femmes, sans être annoncée par de mauvais présages. Et l’île tout entière en avait frémi de malaise et d’horreur… C’était, du reste, un défi injurieux, douloureux aussi, aux lois du rythme, de l’équilibre, de la proportion et de la mécanique. Tout le monde l’évitait, la redoutait, comme un scandale de la nature. Nul doute, pourtant, que, dans une autre époque, on eût fait de sa laideur une divinité, et qu’on lui eût donné à manger, dans les temples, des enfants, des colombes et des vierges. Étant toujours seule, repoussée, honnie et maudite, elle s’était accrochée à nous, comme un naufragé s’accroche, avec toute la laideur crispée du désespoir, aux épaves qui flottent sur la mer.

Je supportais difficilement sa présence, je n’arrivais même pas toujours à admettre sa possibilité. Mais enfin, je supportais l’une et j’admettais l’autre, par miséricorde chrétienne. Et cette miséricorde chrétienne aidant, peu à peu je sentis mon âme s’élever encore plus haut dans le sacrifice, jusqu’à la sublime ivresse du martyre. Du martyre !

Un soir, tous les deux, nous étions assis l’un près de l’autre sur un banc de pierre, dans le jardin. Et nous ne parlions pas. Comment expliquer cela ? Tout à coup, dans un mystérieux et violent suffoquement de tendresse, je me jetai aux pieds de la dame, je l’attirai vers moi et la tenant étroitement serrée contre ma poitrine, je pleurai. Nous pleurâmes, nous pleurâmes longtemps, sur cette laideur sacrée, qui la rejetait hors l’humanité, hors l’animalité… j’allais dire, ingrat, hors l’amour !

Pierrot, lui, se refusait à la voir. Énergiquement. Non, qu’il fût insensible ni méchant… Ah ! le pauvre Pierrot ! Mais il ne pouvait pas. Il avait lutté, il avait fait tout ce qu’il avait pu, pour être gentil avec elle, pour s’apitoyer sur une telle disgrâce. Réellement, c’était plus fort que lui, plus fort que sa délicatesse et que sa pitié. Non, non, il ne pouvait pas. Il lui manquait ces dons également divins : la miséricorde chrétienne ou le sadisme. Et puis, à sa première rencontre avec elle, il avait eu une crise épileptiforme et faillit devenir fou. Quand elle arrivait chez nous, qu’il apercevait de loin sa silhouette sur la plage, sur la dune ou dans le bois, il s’en allait en poussant des cris.

Notre habitation tournait, si j’ose dire, le dos à la mer. Nous n’avions devant nous jusqu’à la ligue d’horizon que des dunes plates, en sillons réguliers. Pour les rendre encore plus tristes, de loin en loin se promenaient, comme de grosses dames en deuil, des touffes noirâtres de chênes verts.

Un canal, dont on n’aperçoit pas les eaux encaissées, relie, à travers les dunes creusées par lui, le bourg de Noirmoutiers à lamer ; ce qui fait ressembler cette partie de l’île vendéenne à un paysage hollandais, comme, sur la côte, les poivriers, les mimosas, les séneçons maritimes et une vague odeur de bouillabaisse évoquent le souvenir de quelque petite crique méditerranéenne.

Un après-midi, je travaillais… C’est-à-dire, par la fenêtre grande ouverte, je regardais passer au creux de la dune, à cet endroit plantée de pommes de terre, les voiles blanches, les voiles rousses des bateaux qui s’en allaient au large ou qui rentraient au port. Je ne voyais pas les bateaux, je ne voyais que les voiles. Et ces voiles avaient l’air de fendre le sol, de le labourer, de biner les sillons. Ce n’étaient plus des focs que la brise gonflait et poussait, c’était des socs. Et je méditais profondément sur cette ingénieuse application de la barque de pêche à la culture des légumes. Près de moi, roulé en boule sur un fauteuil, Pierrot, que ces hautes questions agricoles n’intéressaient pas, dormait. Il dormait d’un sommeil heureux, rêvant sans doute à des choses très jolies, à une très jolie chienne caniche, toute blanche, toute poudrée que, chaque matin, une petite cocotte de Nantes, blonde et teinte et tout habillée de froufrous blancs, elle aussi, menait par un ruban rose, en guise de laisse, sous le bois d’oliviers de la villa voisine de notre maison. Mais peut-être rêvait-il à quelque chose d’encore plus joli. Peut-être, ayant le cœur très pur, ne rêvait-il à rien. Et les invisibles bateaux labouraient toujours les champs de pommes de terre. Brusquement, la dame entra. Elle entra sans prévenir, en coup de vent, comme le malheur.

— C’est moi ! minauda-t-elle.

Comme si nous pouvions nous y tromper.

Brutalement réveillé, mon pauvre petit Pierrot eut devant soi, en plein devant soi, le visage de la dame, et son nez en corne de lune, et sa bouche velue, et le paquet d’algues de ses cheveux. Il se dressa horrifié, chercha à fuir, mais comme il fallait passer devant elle, frôler sa jupe, risquer de recevoir une caresse peut-être, il ne put s’y résoudre. Alors il voulut protester par de farouches aboiements contre ce cauchemar qui se substituait à ses jolis rêves. Hélas ! il n’eut que le temps d’ouvrir sa petite gueule qui resta muette et raidie. Frappé au cœur comme par une balle, il tourna, tourna sur lui-même, roula du fauteuil sur le plancher, où je le vis s’abattre, la langue pendante, les yeux révulsés.

— Regardez donc votre chien, dit la dame… Il est tout drôle.

Tout drôle… Je crois bien… Mon pauvre petit Pierrot était mort !

Quand je pense à la sensibilité peut-être excessive de ce délicieux petit Pierrot, je pense aussi à toutes les laideurs physiques et morales que, sans en être mortellement offensés, nous supportons d’un cœur tranquille, non par courage, non par un noble esprit de tolérance, mais parce que nous ne les sentons pas. Hélas ! nous ne sentons rien, nous ne sentons jamais rien.

Et nous appelons cela de la supériorité humaine !


III


Les chiens ne vivent pas longtemps, mais, afin de vivre beaucoup, ils brûlent les étapes de la vie, et ils courent très vite, comme des fous, vers la vieillesse et vers la mort.

Un moment, je craignis que Dingo, à l’exemple des hommes, n’eût une adolescence un peu indécise, un peu « ingrate », comme disent les mères de famille. J’attendais aussi, non sans anxiété, cette redoutable crise de croissance qui, sous le nom vague de « la maladie », arrête plus ou moins dangereusement, trouble et menace le développement des jeunes chiens. Par bonheur, il n’en fut rien. Sa jeunesse se montra aussi vivace que l’avait été son enfance. Dingo avait bien trop gardé en lui les saines allégresses de la nature, il était bien trop pur de tout contact humain, bien trop vierge de toute civilisation, pour être atteint déjà par leurs pourritures, leurs contagions mortelles, leurs déchéances.

En grandissant, il acquit rapidement une importance, une sculpturale, une éblouissante beauté, devint en tous points semblable au portrait physique qu’en avait tracé à l’avance sir Edward Herpett, mon véridique ami.

Si je ne comprenais pas tous ses besoins, j’avais du moins compris qu’il lui fallait de la liberté, de l’espace et du soleil. Aussi, lui avais-je donné tout l’enclos, qui mesurait vingt hectares, pour le déploiement de ses courses et la fougue de ses ébats sportifs. Mes fleurs souffraient bien un peu de cette tolérance, mais lui en profitait abondamment en se faisant des muscles, du sang et de la hardiesse. D’ailleurs, peu à peu, il ne me fut pas difficile de lui apprendre à les respecter.

Fort, musclé comme un athlète antique, élégant, souple et délié comme un magnifique éphèbe, il portait haut l’orgueil de sa tête. Toute la vigueur de sa race respirait à l’aise dans un large poitrail, cuirassé d’or. Et sa queue éployée, mais à un autre endroit, lui faisait comme un panache de jeune guerrier. Ses narines très noires, étrangement mobiles, semblaient aspirer toutes les odeurs, flairer toutes les existences qui sont éparses dans l’air, les champs et les bois. Avec cela enjoué, câlin, très tendre, enthousiaste, lyrique même, sans jamais cette servilité rampante, cette docilité d’esclave qui rend toujours un peu trop humiliée, un peu basse l’affection que les chiens nous témoignent.

Ses yeux m’impressionnaient à un point que je ne saurais dire.

Ils étaient à la fois graves et rieurs, terribles et très doux, mobiles comme des astres et fixes comme des gouffres. Ils étaient tout cela, et ils étaient plus que tout cela et ils étaient bien autre chose encore. Le trouble qu’ils causaient à l’âme venait, je crois, de cette inexpression hallucinante qu’ont certains yeux de fous, certains yeux de mineurs, certains reflets dans l’eau, certains reflets de ciel, de feu, de foules, de chairs maquillées et de cheveux teints qui composent la surface des pierres précieuses… inexpression formidable qui, avec un peu d’imagination neurasthénique, contient et projette sur nous, en rayons multicolores, avec toutes les expressions de la vie visible, toutes les expressions centuplées de la vie qui se cache dans l’inconnu.

Je ne sais, en vérité, comment expliquer cela ; car, enfin, je suis un esprit fort et, chacun le sait, ennemi de toutes les superstitions et de toutes « les croyances ». J’en suis à me dire que cette magie, dont les sorciers animent le marc de café, habitait les yeux de Dingo. Marie Toton, qui croyait à la toute-puissance des cartes, des lignes de la main, aux prédictions somnambuliques, à saint Antoine de Padoue, à tous les jeux, grands et petits, de la bonne aventure, disait que du marc de café les yeux de Dingo avaient la couleur profonde, les translucidités mystérieuses, les épaisses ténèbres, le sens, ou plutôt, le caractère surnaturel. À force qu’elle le dît et le redît, je ne pouvais, malgré moi, sans vertige et sans angoisse, supporter longtemps leurs regards, des regards aigus et pesants à la fois qui, me semblait-il, pénétraient en moi, s’enfonçaient en moi, dépouillaient de leurs mensonges mes pensées les plus secrètes, de leurs ignominies mes désirs les plus bas, me vidaient l’âme jusqu’à la vase.

Je dois vous paraître et j’avoue que je me parais à moi-même bien ridicule, à faire revivre ainsi sur les suggestions d’une cuisinière, dans l’œil d’un chien, — pourquoi pas dans une bille d’agate, une boule de cornaline et dans un petit morceau de jade ? — tant de choses en allées, tant de spectres à jamais disparus avec les vieux grimoires : magie, sorcellerie, surnature, extranature, âme, Dieu lui-même. Mais qui donc, s’il n’est pas une brute insensible, a pu considérer de sang-froid, sans terreur, l’œil d’un chien, voire l’œil d’une mouche ou d’un vaudevilliste ? Qui donc a pu en soutenir les regards vivants, sans se dire avec désespoir qu’on ne sait rien, qu’on ne saura jamais rien, qu’on ne pénètre, qu’on ne pénétrera jamais rien de tout ce qui nous entoure. Et ne rien savoir, ne rien pénétrer, cette nuit, cette affreuse et cruelle nuit qui submerge nos sens et notre esprit, n’est-ce pas là tout le mystère ? Il n’y a pas de mystère dans la vie, pas plus de mystère dans l’œil d’un chien que dans le marc de café cher à ma cuisinière et dans les reflets irisés où les perles se caressent. Il n’y a que l’ignorance de la vie, de la vie que, faute de la comprendre, les poètes ont peuplée de songes puérils et de mensonges à dormir debout.

Je désirais que Dingo prît contact avec la population de Ponteilles-en-Barcis, s’en fît connaître, sinon aimer, et, dans ce but, j’obligeai Marie, quand elle allait aux provisions, de l’emmener partout avec elle.

Du premier jour, on l’avait assez mal accueilli, d’abord parce qu’il m’appartenait, ensuite à cause des incertitudes un peu effrayantes de son état civil.

— Ce chien est drôle !… Il est même… drôle… Il ne me revient pas…, avait dit le maire, M. Théophile Lagniaud, à qui d’ailleurs rien ne revenait jamais, sauf ses repas, ce qui rendait son commerce pénible, parfois humide, toujours mal odorant.

— Je me méfierais de ce chien-là…, avait déclaré l’épicière, Mme Amélie Tourteau, qui boitait de la jambe droite, louchait de l’œil gauche, n’entendait que d’une oreille, « la bonne, heureusement », expliquait-elle.

Et menaçant Dingo, d’un doigt que parfumait le hareng-saur, elle avait ajouté :

— Tu sais, toi !

Pour lui donner et se donner à elle-même, plus de prestige, Marie, imprudente et bavarde, avait raconté — Dieu sait avec quelle richesse de détails ! — que Dingo n’était pas un chien, mais une espèce de bête féroce des plus dangereuses… qu’il arrivait de loin… de très loin… de l’autre côté des océans… du bout du monde, quoi !… enfin d’un pays… où jamais personne n’avait osé s’aventurer… et qui était plein de lions, de tigres, de serpents, de piternes et de rhinocéros.

— Dans ce pays-là, avait-elle insisté, pour en faire mieux sentir toute l’horreur sauvage… il paraît qu’il y a autant de bêtes féroces qu’il y a de moineaux chez nous dans un cerisier… C’est comme ça, ma chère dame !

Sur quoi, l’épicière avait joint les mains, comme pour écarter d’elle des maléfices :

— Si c’est Dieu possible !… avait-elle gémi. Qu’est-ce que c’est donc que ce pays-là ?

Et Marie avait répondu :

— Ma foi !… ce pays-là… ils l’appellent… Comment qu’ils rappellent déjà ?… Attendez donc !… Ils l’appellent… L’Autre… L’Autre… L’Autre Alasie, je crois bien…

— Ainsi !… Ainsi !

Et elle avait levé ses yeux plus terrifiés vers le plafond, d’où pendaient des cervelas en guirlande sur des cordes.

Le garde champêtre, le père Cornélius Fiston, qui écoutait cette leçon de géographie, s’était écrié, lui, en reculant instinctivement, et sans perdre de vue les mouvements de Dingo :

— Ah ! ça ne m’étonne pas !… avec un œil comme ça !… Brououuu !

Et il pensait :

— Ah bien, merci !… s’il faut qu’un jour je verbalise contre ce paroissien-là !… Ah bien, merci !

Surexcités par les propos inconsidérés de la cuisinière, tous ils remarquèrent que Dingo n’était point, en effet, comme les autres chiens, qu’il se tenait vis-à-vis des gens sur une réserve farouche, qui ne présageait rien de bon. Un jour, on sut qu’il avait refusé un os, un bel os, que lui avait jeté la bouchère, dans un accès de générosité propitiatoire. Un autre jour, on sut aussi qu’il n’avait même pas voulu flairer un morceau de sucre que, pour l’attendrir, lui offrait l’épicière, d’une main tremblante et avec un air de lui dire :

— Tu vois, je te donne un morceau de sucre. Je n’en ai jamais donné à personne… pas même à un petit enfant, souviens-toi que je t’en ai donné un, à toi…

Refuser un morceau de sucre… un chien !… On n’avait jamais vu ça… Alors, ils s’émurent grandement.

De terribles histoires, que rien ne justifiait encore, commencèrent de circuler sur son compte, les mêmes, ou à peu près, qui avaient circulé sur le mien, dès mon arrivée dans le village.

D’ailleurs, on s’émouvait de tout à Ponteilles-en-Barcis. Comme chez les peuplades sauvages primitives, les choses y prenaient instantanément — les choses, les bêtes, et les gens — un caractère de déformation démesurément tragique.

Ponteilles-en-Barcis, qui domine tout le vaste et gras plateau du Barcis, les jolies et vertes vallées de la Biorne, de la Siorne et de la Viorne, est bâti de chaque côté de la route de Paris à Compiègne, sur une longueur interminable de huit cents mètres. Ce n’est qu’une rue, une rue très sale, horriblement dure et cahoteuse, où s’accumulent les bouses, les crottins et les fientes, où les ordures ménagères s’éternisent au creux des pavés. À gauche, à droite, de petites venelles s’amorcent à la rue, mais, dégoûtées de leurs impuretés, elles vont se perdre, tout de suite dans les champs.

De vieux bâtiments affaissés, lézardés — étables, écuries, bergeries, dont les murs, sous prétexte de fenêtres, ne sont percés que d’étroites barbacanes, greniers à fourrage entièrement aveugles, en haut desquels, devant une lucarne avancée, une poulie pend, qui grince au vent comme une girouette, maisons sordides, dont les portes charretières s’ouvrent sur des cours où les tas de fumier fument et croupissent dans un bain de purin — longent ces bandes de terre battue, ourlées de chardons, de culs de bouteilles, d’excréments humains que l’administration municipale nomme des trottoirs, et montrent irrévérencieusement leur derrière aux passants. De petites boutiques, la plupart sans devantures ni étalages, quelques habitations bourgeoises, guère plus somptueuses, mais mieux élevées, entre autres, celles du maire M. Théophile Lagniaud, du notaire M. Anselme Joliton, de Mme Irma Pouillaud, veuve d’un riche laitier, montrent leur devant et, rompant la triste et indécente monotonie de ce paysage de pierres accroupies, s’entourent de verdures fanées et d’arbres mal venus qui ne parviennent ni à l’ennoblir ni à l’égayer.

À l’exception de ces bourgeois, ne vivent à Ponteilles que des cultivateurs de la terre, population inquiète, sournoise, hargneuse et blême, sur qui pèse, depuis d’immémorables années, un sinistre héritage de déchéance alcoolique et de tuberculose. Les visages creusés, où sur les pommettes fleurissent les fleurs pourprées, les fleurs rosâtres de la pourriture ou de la mort ; les dos hottus, les ossatures rongées par la nécrose n’y sont pas exceptionnels. Si vous traversez le village l’après-midi, vous entendez toujours derrière les portes des poitrines haleter et siffler, des toux déchirantes. En semaine, Ponteilles semble inhabité. Dans la journée, on n’y rencontre — car hommes, femmes, bêtes et enfants travaillent aux champs — que quelques commerçantes, si l’on peut dire, qui ont l’air d’être toujours en faillite ou en grève, deux ou trois ouvriers du bois, du fer, de la pierre, désœuvrés et seuls, allant au cabaret ou bien en revenant. On y voit surtout des poules, des troupes d’oies et de dindons, des cochons et deux très vieux chiens sourds, presque aveugles, dévorés de gales rouges, qui, pour n’être pas à la charge de leurs maîtres, s’en vont quêter leur vie aux ordures abondantes de la rue.

Régulièrement, sur le coup de deux heures, le maire, M. Théophile Lagniaud, sort de chez lui.

Vous saurez tout de suite que M. le maire est un bon radical. Je veux dire qu’il n’admet que les gouvernements basés sur la propriété individuelle inviolable, l’armée inviolable, le mariage inviolable, la peine de mort inviolable, les pratiques religieuses inviolables et surtout sur l’inviolabilité des prohibitions douanières. Il veut donc bien servir la République, mais une République qu’il appelle « la République des paysans », une République admirable où les paysans — et sous ce terme il englobe tous ceux qui possèdent peu ou beaucoup de terres, les bourgeois, les nobles et même les paysans — n’auraient à subir aucune charge, à payer aucun impôt.

— Rien que des privilèges, dit-il, car la terre est sacrée.

Ainsi se trouve-t-il passionnément d’accord avec tous les ministères qui, sous les étiquettes les plus différentes, se succèdent au pouvoir.

M. Théophile Lagniaud est corpulent et négligé. Ayant le poil très noir, il semble porter toute sa barbe qu’il ne rase qu’une fois par semaine, le dimanche, pour se rendre à la messe de huit heures. Sur la tête, un chapeau de paille en forme de cloche ; sur le dos, une sorte de blouse en toile bleue, très lâche, une blouse de pêcheur à la ligne, qui laisse voir la chemise bouffant hors de la ceinture de son pantalon, bleu aussi ; aux pieds, des espadrilles blanches, et le sourire de la propagande électorale sur les lèvres. Une fois sorti de chez lui, il traverse lentement le pays d’un bout à l’autre bout. Il contemple avec délices la belle ordonnance, hume avec force les odeurs de sa rue, dont l’assainissement est borné aux seules pluies d’orage, peu fréquentes en ces régions. Il salue avec bienveillance les poules, les oies, fait : « Ah ! Ah ! mes braves » aux dindons, congratule les cochons de leur engraissement progressif : « Mais dites donc… mais dites donc, mes enfants », éloigne prudemment du bout de sa canne les deux pauvres chiens rhumatisants qui le suivent, contents de voir un être humain, s’arrête à toutes les boutiques, où il recueille de la bouche des boutiquières les potins locaux et débite de mornes propos galants. Arrivé devant la mairie, il se souvient, tout à coup, qu’il est au plus mal avec l’instituteur — un anarchiste parbleu ! et peut-être un satyre — qui fait en même temps fonction de secrétaire, et dont il demande, en vain, depuis deux ans, le déplacement. Ce n’est pas que M. Théophile Lagniaud ait peur… mais il n’aime pas  se trouver seul à seul en présence de quelqu’un avec qui il est au plus mal. On ne sait jamais ce qui peut en advenir.

— Pas d’histoires ! Oh ! pas d’histoires.

Telle est la devise de M. le maire.

Si la chaleur n’est pas trop accablante, il continue donc son chemin et pousse sur la route de Cortoise jusqu’au kilomètre 18, d’où il découvre la plaine chargée de moissons. Et il se dit :

— Quel beau pays ! Quel riche pays ! Comme le blé est fort cette année ! Comme l’épi en est lourd et serré ! Et pas une avoine de roulée ! C’est magnifique… Et la betterave qui s’annonce si bien ! Jamais, je crois, je n’ai vu le regain aussi dru depuis les temps les plus prospères de l’Empire. Allons… Allons ! je suis un bon maire.

Les jambes écartées, les deux mains posées sur la béquille de sa canne, il continue de rêver.

— Quel beau pays !… Ah ! il nous faudrait peut-être un chemin de fer. Ah ! si nous avions un chemin de fer ! un tout petit chemin de fer ! Mais ils n’en veulent pas à Ponteilles. Et, réflexion faite, moi non plus, je n’en veux pas. C’est-à-dire je ne sais pas encore si j’en veux ou si je n’en veux pas. En réalité, je ne veux que ce que veut la majorité… et ce qu’elle ne veut pas je n’en veux pas, bien entendu. Je veux être tranquille… Pas d’histoires ! voilà ce que je veux… Évidemment un chemin de fer, ce serait des embêtements pour moi… un surcroît de responsabilité. Cela amènerait des étrangers, des Parisiens… On ne serait plus chez soi… Et, peut-être, construirait-on des usines… des usines, grand Dieu ! de sales usines, par conséquent des grèves… des gendarmes, la troupe, des collisions. Je serais bien obligé d’arbitrer, de concilier, de résister, enfin, d’intervenir… Non, non… pas de chemin de fer à Ponteilles… Restons comme nous sommes. Quel beau pays ! Il y a cent ans, est-ce qu’il y avait des chemins de fer ? Non. Et le monde n’en allait pas moins bien ni moins vite… Enfin, sapristi ! ça n’a pas empêché quatre-vingt-neuf… Et cependant…

Par delà la plaine où, grâce à l’administration providentielle de M. Théophile Lagniaud, les moissons s’apprêtent à verser tout l’or de leurs gerbes dans les bas de laine du pays, en face de lui sur le coteau mi-champs, mi-bois, passe à ce moment un train de la ligne C.-B.-C. Compiègne-Beauvais-Cortoise. M. le maire s’attarde à regarder la longue traînée que la locomotive laisse derrière elle. La journée est calme. Aucun vent ; il ne souffle qu’une brise légère et très douce qui fait se caresser entre elles et chanter toutes les choses de la nature. Et la vapeur s’allonge toujours, demeure longtemps au-dessus du sol, sans s’effilocher. On dirait que le train glisse sous une voûte de soie dont le soleil avive la blancheur nacrée.

Ce poétique et moderne spectacle fait réfléchir M. le maire. Du bout de sa canne, — signe de préoccupation intellectuelle, — il décapite quelques petites fleurs de géranium sauvage qui ont bien de la peine à pousser sur les berges de la route. Il pense :

— Sans doute… Sans doute… Ah ! il est bien certain qu’un chemin de fer. Un chemin de fer, parbleu… Il y a du pour et du contre.

Il est tiraillé dans tous les sens, par des désirs, par des idées qui se contrarient et s’annulent.

— Tout cela est bien compliqué. Ah ! que c’est difficile ! Encore, si j’y gagnais quelque chose. Si, par exemple, quelqu’une de mes terres se trouvait sur le parcours de la ligne projetée. Je serais exproprié. Un franc… un franc dix le mètre. Hé ! Hé ! Mais je n’ai pas le moindre champ sur le parcours de la ligne projetée… Je ne serais donc pas exproprié. Ce serait cet animal de Péleux, mon adjoint… qui serait exproprié ! Ça… je ne peux l’admettre… Ce serait une injustice… et une inconvenance… Voyons… voyons… ne nous emballons pas… Examinons les choses froidement… Oui, il y a plus de contre que de pour… Dans l’intérêt du pays que j’administre si habilement, il n’y a même que du contre… que du contre… Je vais réunir le Conseil municipal, provoquer une pétition des habitants, afin que ma responsabilité personnelle soit dégagée… Oui, mais…

La vapeur a fini par se dissoudre dans l’air, par disparaître complètement. Et l’on n’entend plus le murmure du train qui roule. Le coteau est redevenu immobile, silencieux, avec ses carrés dorés que font les champs, ses losanges d’ombre bleue que font les petits bois… Et les villages… qu’est-ce qu’ils ont de plus maintenant ? Rien… rien. Les voilà qui dorment de leur sommeil habituel… Ils ne se sont pas réveillés au bruit qu’a fait le train en passant près d’eux… Alors ?

Alors le maire s’est raffermi dans son idée première. Il se dit maintenant :

— Après tout, un chemin de fer… peuh !… D’ici, parbleu, c’est très joli… Mais on n’en voit pas les tracas d’ici… les ennuis… le trouble quotidien qu’il apporterait dans notre vie municipale… si calme.

Se découvrant tout à coup une âme humanitaire :

— Sans compter les accidents… ajoute-t-il vivement… les télescopages… les garde-barrière en bouillie… Frououou !… Ce serait affreux.

Et il conclut énergiquement :

— Pas de chemin de fer.

Entièrement rasséréné, M. Théophile Lagniaud remonte vers le bourg et siffle, en marchant, des airs joyeux.

Le père Cornélius Fiston, anciennement cantonnier, promu maintenant à la dignité de garde champêtre, rôde autour des débits de boissons, dans l’espoir d’un petit verre. Apercevant M. Théophile Lagniaud, il accourt vers lui.

— Ah ! te voilà, fait celui-ci sur un ton un peu sévère.

— Comme vous voyez, monsieur le maire.

— Tu n’es donc pas aux champs ?

— Comme vous voyez, monsieur le maire…

— Mais, dis moi ?… Toujours pas de contravention ?

— Dame !

— Pourquoi, nom d’un chien ! Pourquoi ?

Le garde champêtre balance la tête… se tourne à droite, à gauche, et :

— Dame ! répète-t-il, sans plus…

— Tu n’oses pas ?

— Oh ! proteste le père Fiston qui, se redressant fièrement, caresse avec un geste militaire, la barbiche blanche que, pour mieux marquer son autorité, il a laissé pousser, depuis qu’il assume le bon ordre du village et la tranquillité des champs…

— Si… si… insiste le maire… Je te connais… Tu n’oses pas… Écoute-moi… J’ai vu le sous-préfet hier… Ah ! tu sais… il n’est pas content le sous-préfet. Il m’a fait des reproches… comme c’est agréable, hein !… Il m’a dit : « En voilà une commune !… Jamais de contraventions, dans cette commune-là !… C’est scandaleux… ah ! mais !… ah mais !… » Il a raison le sous-préfet. D’abord, il a toujours raison. Ça n’est pas naturel… Écoute-moi… Il me faut des contraventions… il m’en faut au moins une… Arrange-toi…

Le père Fiston semble très ennuyé… Il balbutie :

— J’dis pas non, monsieur le maire… j’dis pas non. Une contravention… j’entends bien. Contre quoi ?

— Contre ce que tu voudras…

— Bon… Bon !… Contre qui ?

— Contre qui tu voudras

— J’entends bien…

— Tiens !… s’il y avait moyen… l’instituteur !… Ah ! ah ! Ce serait fameux…

Le garde champêtre a un sursaut…

— L’instituteur ?… s’écrie-t-il, terrifié… monsieur Piquenard ?

— Oui… Eh bien ?…

— Ah ! Sacristi !

— Ça t’embête ?

— Non… Mais l’instituteur, monsieur le maire !…

— Eh bien, alors, vieux capon… contre une automobile.

— Ça… j’dis pas non…

— Écoute-moi… Il m’en faut une demain… enfin un de ces jours… cette semaine…

Le père Fiston voudrait bien dire quelque chose. Les mots ne lui viennent pas à la bouche. Il ne lui vient que des grimaces.

— J’vas vous expliquer, monsieur le maire… se décide-t-il brusquement… Vous m’aviez promis un képi… ah !

— La commune n’a pas d’argent ! répond le maire, d’une voix aigre.

— Oh ! un képi ! ça ne ruinera pas la commune… Et puis vous m’avez promis… il y a déjà trois ans… rappelez-vous bien. Vous m’avez dit, quand vous m’avez nommé… vous m’avez dit, devant M. Peleux… « Père Fiston, on te donnera un képi ! » C’est vrai aussi… de quoi qu’on a l’air, devant les d’linquants, avec ce vieux chapeau ?… Non, regardez çà, monsieur le maire…

Il se décoiffe, et montre un chapeau dont la paille, décollée ici, rongée là, laisse entrer à qui mieux mieux, le soleil, la pluie, la poussière, les fourmis, les mouches.

— Voyons… Vous êtes juste, pourtant… C’est-y une coiffure pour un garde champêtre ?

Le visage du maire s’est éclairé d’un sourire malin.

— Il est coquet, ce vieux brigand-là… Tu penses donc encore aux femmes, polisson ?

— Oh ! oh !… hoquette le vieux, moitié rieur, moitié scandalisé…

— C’est bon ! c’est bon !… Au fait, un képi… Tu as raison… J’en demanderai un pour toi au garde du château de la Mouillerie… Es-tu content ?… Sacré Fiston, va !… Une contravention, hein ?… Au revoir.

Puis M. le maire, après avoir recommencé ses divers colloques avec les poules, les oies, les dindons et les boutiquières, rentre chez lui, à petits pas… Il est satisfait de sa personne, de son administration vigilante, de son parler autoritaire et quand même bienveillant… Car, ce n’est qu’avec les poules, les oies, les dindons, les cochons, avec le père Fiston et avec lui-même qu’il ose parler d’une façon aussi crâne, afficher cette autorité. Il est enchanté aussi que l’heure soit venue d’arroser ses salades et la corbeille de pétunias, qui se navre sur la pelouse roussie devant sa maison.

La grille de mon enclos, séparé de l’agglomération par des prairies et l’épais massif d’un quinconce, ainsi que la maison du jardinier donnent sur un élargissement de la rue, qui à cet endroit forme une place assez spacieuse. L’église est un peu plus loin, à droite, flanquée du presbytère. Elle a dû être très belle, il y a huit cents ans. Mais au cours des siècles et des révolutions, elle a perdu successivement son clocher, son chœur, une partie de sa nef, toutes les sculptures de son portail, toutes les chimères de ses gargouilles… Ce n’est plus qu’un hangar qui, chaque jour, s’effrite davantage et croule de partout. Pourtant, deux figuiers presque aussi vieux qu’elle, presque aussi délabrés, montent toujours la garde sur l’emplacement où, jadis, fut son portique. Une mare, alimentée par l’égout de ce qui reste des toits et par les eaux usées du boucher, baigne le côté de la partie nord, presque sur toute sa longueur. Les soirs d’été, il s’en exhale une odeur fétide.

— Ah ! mon cher monsieur, m’avait dit le curé, le jour qu’il vint me faire sa visite de bienvenue… Si vous voyiez l’intérieur de mon église ? Elle n’a même plus de toiture… aujourd’hui… Croiriez-vous que les pigeons fientent sur le tabernacle !… Ah ! ah ! ah ! Une église qui a une si belle histoire !…

Et il suffoquait d’indignation.

— Hélas !… déclamai-je, sur un rythme mélancolique, hélas, monsieur le curé, il fiente sur le tabernacle comme il pleut sur la ville…

Je vois encore ce brave et naïf bonhomme lever vers le plafond, ses petits bras grêles et crier, en dodelinant de la tête…

— C’est ça !… c’est ça… Ah ! c’est bien ça !… Quel siècle, mon cher monsieur… Quel siècle !… Des pigeons… c’est-à-dire, les colombes de l’arche… autrefois, ils apportaient le rameau d’olivier… et maintenant, ils apportent ce que vous savez !… Quel siècle !

Il avait sans doute attribué à ma citation parodique, dont je déplore le mauvais goût et le manque de générosité, un sens sévèrement théologique, peut-être une allusion politique… A-t-il réfléchi depuis ? M’a-t-il gardé rancune, pour avoir refusé de reconstruire de mes deniers cette chère et malheureuse église ?… Il ne m’a plus jamais reparlé et, par la suite des temps, il est devenu mon plus cruel ennemi, dans le village.

Donc l’église est à droite. À gauche, la mairie ; les écoles sont installées dans un grand bâtiment qui, jusqu’au siècle dernier, fut un grenier à sel. Les paysans ne semblent pas lui avoir gardé rancune. Malgré l’affaissement des murs et le gondolement des toits très hauts, il conserve toujours ses belles lignes sobres et la belle ordonnance de son style Louis XIV

L’église et la mairie sont les seuls monuments qui, à Ponteilles, témoignent encore d’une vie ancienne. On y chercherait vainement, autre part, le moindre vestige du passé ; ni un calvaire, ni une petite image de pierre dans une niche, ni les restes d’une fontaine, ni une fenêtre à meneaux moulurés, ni une porte ogivale, au fond d’une cour, pas même le traditionnel pigeonnier. Tout cela, depuis longtemps, a disparu. Rien n’est demeuré de ces prieurés et de ces monastères, dont fut couvert ce pays du Barcis qui, au dire des historiens, fut, avec le Valois et le Vexin, le berceau de notre bel art gothique. Ce passé, on ne le retrouve plus que dans les âmes, qui n’en ont gardé soigneusement que l’ignorance superstitieuse et les laideurs morales.

De l’autre côté de la place, juste en face de ma grille, Jaulin annonce au public sa double qualité de maréchal et de cabaretier, par une double enseigne : une sorte d’écusson formé de fers à cheval, qui surmonte la forge, une branche de houx, fichée dans le mur au-dessus de la porte du cabaret, où l’on accède par un perron de cinq marches. Entre cette porte et la forge, une fenêtre, derrière laquelle s’aperçoivent, reposant sur des copeaux de papier vert, quelques boîtes de conserves, dont le soleil a mangé les enluminures, deux bocaux pleins de café grillé et cinq oranges en pyramide, apprend encore que Jaulin est aussi, au besoin, épicier. Enfin, dans des caisses disloquées, deux pauvres lauriers-roses, malades, très jaunes, hépatiques, semblent vouloir escalader le perron, et rentrer à toute force dans cette maison où l’on boit tant, pour y étancher leur soif éternelle, insuffisamment calmée par ce qu’y laissent les chiens, en passant. Un épigraphiste subtil pourrait lire l’enseigne que fit peindre, en lettres vermillon, le prédécesseur de Jaulin : Au nez rouge. Mais Jaulin est un cabaretier sérieux et il a de la tenue. Certes, il ne repousse pas les ivrognes qui le font vivre, mais il ne les attire pas non plus, par d’aussi cyniques promesses et d’aussi pittoresques aveux. Il a badigeonné l’enseigne, pas assez toutefois pour qu’elle ne reparaisse un peu, les jours de pluie, sous la mince couche de chaux qui la recouvre. D’ailleurs, il faut rendre cette justice aux gens de Ponteilles, que s’ils boivent beaucoup, ils boivent presque silencieusement. Ils ont l’ivresse morne et têtue. Les querelles, les batteries sont rares.

Jaulin n’a pas de prénom — du moins, aucun ne l’appelle par son prénom, qui, du reste, avouons-le, est : Évariste. Même pour ses camarades d’enfance, Jaulin est Jaulin, brièvement, simplement, comme Dieu est Dieu.

Comme Dieu aussi, c’est un personnage important. De beaucoup le plus important personnage de Ponteilles.

Son cabaret étant le plus achalandé, il exerce une grosse influence politique et morale sur ses compatriotes. Malheur au maire qui ne serait pas d’accord avec lui ! Il ne tenait d’ailleurs qu’à Jaulin d’être maire. Il préféra s’effacer et disposer clandestinement de la puissance que donne dans les petits villages cette magistrature souveraine, sans en assumer les responsabilités publiques et les tracas. Radical, cela va sans dire, et même méliniste, ce qui ne s’exclut pas, ce qui au contraire se corrobore.

Jaulin mène le pays. Il le mène, le verre en main.

En dehors de cette attitude symbolique et professionnelle qui éblouit toujours les électeurs, depuis qu’il y a un suffrage universel et qui se saoule, il eût suffi des seules vertus de Jaulin, pour le désigner au choix de tout le monde. Il est gai, dans un pays où tous sont tristes. Dans un pays où tous sont méchants et jaloux, il est bon enfant. Il entend et pratique les affaires merveilleusement, selon la méthode paysanne, qui est, non de les résoudre, mais de les embrouiller. Il aime à rendre service, quand il ne lui en coûte rien. Et il jouit, sans faste, sans orgueil et sans vantardise d’une heureuse aisance, acquise on ne sait trop comment, car ce n’est tout de même pas son débit, ni sa forge, ni les cinq oranges de son étalage qui ont pu lui gagner les terres qu’il possède et l’argent placé sur hypothèques chez les divers notaires de la région, hormis, bien entendu, chez celui de Ponteilles. On dit que, pour obliger les gens… — oh ! rien que pour les obliger — il fait l’usure… Mais si peu !… Et toujours en ami !… Ces menues affaires-là, il les traite négligemment, comme « par-dessous la jambe », au milieu des bouteilles vidées en riant. Il est vrai que Jaulin est doué d’une incomparable, d’une prodigieuse faculté d’absorption. Huit litres de vin, dix petits verres, cinq absinthes, dites vitriolées, avalés coup sur coup, le laissent parfaitement calme, parfaitement conscient et lucide, jamais incommodé, alors que, depuis longtemps, les camarades ont roulé sous la table, ivres morts. Mais Jaulin n’abuse pas de cette supériorité. Il a vraiment de la modération. Personne ne peut dire que, dans aucune circonstance, il ait dépassé le 15 pour 100.

Un homme de belle taille, gras, fortement membré, l’air fin et rusé sous sa constante bonne humeur, très méfiant sans qu’il y paraisse à son visage, qui serait agréable, s’il n’était grêlé de petite vérole. Son sourire est doux et clair, sa voix aussi retentissante que son enclume, et son enclume retentit moins souvent que sa voix. Une chose étonne de lui. Avec les bourgeois, il semble timide, gêné, maladroit. Il bredouille, quand il leur parle ; il s’embarrasse, quand ils lui parlent. — Timide ? Lui ! Ah ! ne croyez pas ça. Il fait la bête… prétend Lucien Piscot, le seul ami que j’aie à Ponteilles, et dont je dirai deux mots tout à l’heure.

Je ne partage pas l’avis de Piscot, qui a la psychologie courte et bornée. Je suis persuadé au contraire que les bourgeois, quoiqu’il ne les aime pas, en imposent beaucoup à Jaulin, de même que les nobles en imposent encore beaucoup aux bourgeois, tailleurs, restaurateurs, bijoutiers, carrossiers, en dépit de ce qu’il leur en a toujours cuit. Cet homme si hardi, si clairvoyant avec ses inférieurs ou ses pareils, éprouve cette faiblesse assez commune qu’un rien le décontenance, l’annihile avec les autres. Il croit à la nécessité des anciennes hiérarchies sociales. Il en souffre, mais il y croit, malgré lui et contre lui.

Des anecdotes — quelques-unes tragiques — abondent sur ce personnage intéressant. On se les répète un peu bas, comme on se raconte des histoires impressionnantes, dont on ne peut pas savoir si elles sont très belles ou très sinistres. D’ailleurs, dans toute admiration villageoise, j’ai remarqué qu’il entre pour une grande part de la peur.

Quand, au moyen d’arguments dont je ne puis garantir la douceur persuasive ni la tendresse filiale, Jaulin eut décidé sa vieille mère à lui donner, par avance et par acte dûment notarié, « son petit bien », il commença par vendre la maison qu’elle habitait à l’entrée du pays depuis son mariage, et il la recueillit chez lui. Elle était alors âgée de quatre-vingt-quatre ans, se portait bien, mais, maniaque comme toutes les vieilles gens, elle se plaignait sans cesse de maladies, d’infirmités qu’elle n’avait point ; d’être sourde, bien que le moindre cheminement de souris le long d’une plinthe la réveillât brusquement ; d’être faible sur ses jambes, bien qu’elle trottinât du matin au soir dans sa maison ou qu’elle fût en courses inutiles dans le village…

— Et maligne !… Et exigeante !… Et querelleuse !… Une vraie teigne !

Ainsi Jaulin parachevait le portrait de sa mère, dans l’intimité.

Ses amis objectaient naïvement :

— Ça va être bien des tracas pour toi…

Mais, en bon fils, il répondait :

— Qu’est-ce que vous voulez ?… Il faut bien… Elle n’a plus guère la tête à elle, la pauv’ vieille… Elle me fait trembler, quoi !… Au moins, comme ça… je pourrai la surveiller de près…

Il lui aménagea un petit coin, au-dessus de la forge, dans un vaste grenier qu’encombraient de vieilles ferrailles, de vieilles pièces de bois, de vieux paniers, qui servait aussi de resserre hivernale pour la provision des pommes de terre et des oignons. Le vent sifflait sons les tuiles qui manquaient par endroits, et le plancher, par endroits déshourdé, laissait monter les âcres, les pesantes et dangereuses odeurs de la forge. Ce grenier n’était éclairé, à peine, que par une lucarne ronde percée dans la toiture, trop haut pour qu’on pût y atteindre de la main : elle donnait vainement sur les champs. Une fenêtre, ou plutôt une porte pleine sans appui, ni balcon s’ouvrait de l’autre côté, dans le vide, sur la rue. Un escalier aux marches rudes, étroites, branlantes conduisait à ce que Jaulin appelait trop pompeusement « la chambre de la vieille », dont une paillasse sordide, une table boiteuse, un pot ébréché composaient le sommaire mobilier. Les chevrons, avec des clous enfoncés dedans, remplaçaient pour les vêtements, pour le linge, l’armoire et les penderies absentes.

La mère Jaulin devait se lever à tâtons, se coucher dans l’obscurité, car on lui avait sévèrement interdit toute lumière, par crainte du feu. À midi, on lui portait dans une sale écuelle une dégoûtante soupe au lard, dont les chiens n’eussent certainement pas voulu. C’était tout. Ainsi avait été réglé, sans autres complications, le cours de sa vie nouvelle

Un jour qu’elle reprochait à sa bru de la laisser mourir de faim, celle-ci dit :

— Vous êtes sujette aux coups de sang… Faut faire attention à vot’ manger. Ah ben !… Si vous alliez crever d’un coup de sang ?… Voyez-vous ça… non mais, voyez-vous ça ?…

Les lèvres affreusement pincées, elle ajouta, plus bas…

— C’est ben assez bon pour une vieille carne comme vous…

Jaulin eût mis plus de ménagements dans ses observations. Il avait de l’éducation. Mais Mme Jaulin jeune, petite femme noiraude et sèche, à museau de rat, ne posait pas à la mijaurée, pas plus qu’elle ne dissimulait la haine violente qu’elle avait toujours eue pour sa belle-mère.

— T’as tort… t’as tort… disait Jaulin, bonhomme… On peut penser ce qu’on veut, bien sûr… Mais il ne faut point parler comme ça. Les paroles… C’est dangereux… Plus tard… on ne sait jamais !…

Dans ces combles obscurs, si glacés l’hiver et l’été si étouffants, les jours, les nuits aussi, se suivaient et se ressemblaient. Ne sachant que faire et ne pouvant pas dormir la vieille parlait toute seule, parlait… parlait… soupirait, se lamentait, maugréait, tempêtait contre « ses enfants ». Quand elle avait trop froid, elle essayait de se réchauffer, en s’accroupissant contre les briques d’une cheminée dont le coffre traversait le grenier. Mais les briques étaient rarement chaudes, les jours seulement où l’on avait allumé la forge.

Plusieurs fois, on l’entendit de la rue, qui criait… qui criait.

— Quoi donc qu’elle a la mère Jaulin à gueuler comme ça ?… demandait-on.

Jaulin alors expliquait, en haussant tristement les épaules :

— Ah ne m’en parlez pas… Elle déménage tout à fait, quoi !… Elle est folle… Tout à fait folle… Elle nous cause bien du tintouin, allez !… bien du tintouin… Enfin, ce n’est pas de sa faute… L’âge… n’est-ce pas ?

Et personne désormais ne fit plus attention aux cris qui venaient du grenier.

Le jour de la première communion de Clémentine, la dernière des trois filles de Jaulin, il y eut chez celui-ci force réjouissances, auxquelles exceptionnellement la grand’mère fut invitée. Elle refusa avec colère et dignité. Même elle repoussa ce jour-là toute nourriture, aggrava d’elle-même les rigueurs de sa réclusion et, comme on prie fervemment, tout ce long après-midi de bombances, elle appela sur la tête de l’enfant les plus terribles malheurs. Certes, elle détestait son fils, sa bru, tout le monde. Mais elle détestait plus encore sa petite-fille, dressée à lui tirer la langue, « à lui faire les cornes », chaque fois qu’elle la rencontrait.

Au début de son internement, Jaulin avait laissé à sa mère un peu de liberté. Elle pouvait sortir de sa prison, une fois la semaine. Au risque de se casser les reins, elle avait descendu le noir et mortel escalier, était allée, à quelques maisons de là, rendre visite à la mère Chandru, une vieille de son âge, paralysée des jambes, coiffée toujours d’un madras noir à pois blancs, que, par les jours de soleil, on étendait sur un matelas, le long du trottoir, devant sa porte. Les deux vieilles bavardaient de leurs misères, de leurs infirmités, de la méchanceté des gens. Et elles finissaient toujours, à propos de rien, par se disputer, s’injurier, se menacer. C’était la joie des gamins. Ils s’attroupaient autour d’elles, criaient, trépignaient, dansaient, les excitaient :

— Kiss !… Kiss !… faisaient-ils.

Alors la fureur des deux vieilles réconciliées se tournait contre ces féroces gamins qui, de plus en plus exaltés par les grimaces, les gesticulations et l’impuissante colère de leurs victimes, s’enhardissaient jusqu’à leur jeter au visage des boulettes de papier et des épluchures de légumes…

— Kiss !… Kiss !

Si bien que Jaulin coupa court à ces scènes scandaleuses — qui, d’ailleurs, ne scandalisaient personne — en interdisant désormais toute sortie à sa mère.

De deux mois, on ne la revit plus au village. De deux mois aucun bruit de voix, aucun cri ne parvint plus du mystérieux grenier dans la rue.

Quand, étonné de ce brusque silence, on demandait des nouvelles :

— Elle va bien, renseignait Jaulin… Elle profite bien !

Et c’était vrai… Phénomène inexplicable. Au lieu de dépérir rapidement à ce régime de famine, de terreur, de constante dépression morale, la recluse engraissait… Elle engraissait comme une poularde gavée. Chaque jour, la bru constatait avec stupéfaction que le visage perdait peu à peu ses tons terreux, remplacés par une sorte de pâleur rose, comme en ont les plantes qui poussent dans l’obscurité des caves. Et non seulement elle engraissait, elle rajeunissait.

Le cabaretier n’en revenait pas. Souvent, il demandait à sa femme :

— Enfin… c’est pas naturel… Quelqu’un lui donne donc à manger ?

— Non, bien sûr… ripostait celle-ci. Qui veux-tu qui lui donne à manger ?… Mais elle a le diable dans le corps. Ah ! tu verras !… tu verras !… Des années que je te dis… des années et des années…

Les volets du débit fermés, les clients partis, et seuls en face l’un de l’autre, ils devenaient soucieux, ne parlaient presque plus, poursuivis par des pensées communes qu’ils n’osaient pourtant pas se communiquer. Et, tout à coup, rompant un silence qui le gênait, Jaulin s’écriait :

— On ne m’ôtera tout de même pas de l’idée que quelqu’un lui donne à manger…

Mais madame Jaulin ne répondait pas, se contentant de hausser ses épaules maigres et pointues.

Un matin que Jaulin par hasard ferrait un cheval, il leva les yeux en l’air et il vit sa mère qui, ayant ouvert la porte du grenier, se penchait pour regarder dans la rue.

Et il eut une idée…

— Tiens !… Tiens !… se dit-il. L’après-midi, il obligea la vieille à faire une promenade dans le pays. Presque tendrement :

— Il y a longtemps que tu n’es sortie, maman… observa-t-il… Il fait beau… Cela te fera du bien… Si tu veux, Estelle ira avec toi… ou bien Clémentine, hein ?

— Je n’ai besoin de personne, ronchonna la bonne femme… Je sortirai bien toute seule…

— Tu sais !… je dis ça…

— Oui… Oui… fiche-moi la paix…

Dès qu’elle fut partie, il monta au grenier avec quelques outils, se mit en devoir de desceller les deux pierres qui formaient le seuil de la porte… Puis, avec précaution, il creusa le ciment en dessous, de façon à donner au seuil une pente légère et du ballant. Il avait la figure plus grave qu’à l’ordinaire et les outils tremblaient un peu dans sa main…

Comme il s’acharnait à cette besogne, maître Peleux, l’adjoint, vint à passer, qui menait à Cortoise une voiture de foin. Il interpella Jaulin :

— T’es donc maçon à c’t’heure ? Jaulin répondit :

— Faut bien… J’répare le seuil de la porte… Il n’est point tant solide… Et la pauv’vieille pourrait bien se casser la gueule un jour ou l’autre. Elle est si imprudente !…

— C’est ça… c’est ça… ricana maître Peleux qui, sans autre raison peut-être que la joie d’avoir deviné les intentions secrètes de Jaulin, lesquelles lui rappelaient sans doute des souvenirs personnels analogues, cingla d’un fort coup de fouet les jambes de son limonier.

Deux jours après, un régiment de dragons, qui s’en allait faire une campagne de grèves dans le Nord, traversa le village. On était rentré des champs pour le voir. Tout le monde était aux portes, aux fenêtres, dans la rue. La chemise largement ouverte sur sa poitrine rouge et poilue, la casquette en bataille, Jaulin chauffait l’enthousiasme populaire, car c’était un ardent patriote. Et les clairons sonnaient, les chiens aboyaient, le pied des chevaux sur le pavé faisait un roulement sourd et profond qu’accompagnaient des cliquetis de sabres, de clairs tintements de métal heurté.

Du fond de son grenier, entendant ces bruits inaccoutumés, la mère Jaulin se dirigea vers la porte, l’ouvrit, posa ses deux pieds sur le seuil qui se déroba. Sans avoir eu le temps de se retenir aux montants, elle tomba dans le vide, vint se fracasser le crâne sur un pavé, aux pieds de son fils…

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? fit Jaulin, en se penchant sur le corps de sa mère… Sacrée imprudente, va !

La vieille ne remuait plus. Le sang coulait par une oreille et par le nez, abondamment.

— Je crois bien qu’elle est morte… murmura Jaulin, après l’avoir examinée d’un regard rapide.

Il dit encore :

— Tenez… le sang qui poisse… C’est signe qu’elle est morte…

Il ajouta avec effort et comme pour s’obliger à parler :

— En voilà une histoire !… Ah ! ben… Ah ! ben !… Je t’avais pourtant assez prévenue, bon Dieu !

D’un geste décent, il baissa les jupes qui, s’étant retroussées dans la chute, découvraient les cuisses de l’agonisante.

Le régiment passé, on la porta à grand’peine dans le café.

— Elle est morte, allez !… répéta Jaulin… Elle est bien morte !

Il était très pâle… Quelques gouttes de sueur roulaient sur son front. La poitrine oppressée, il soupira par trois fois :

— Ah ! la pauv’vieille !

Mais la pauv’vieille n’était pas tout à fait morte. De sa gorge, de son nez, sortait, avec les petits caillots noirs, un bruit de râle, comme un bruit de bouteille qui se vide… Elle avait la vie si dure, la mère Jaulin, qu’elle mit encore deux longs jours à mourir, sans avoir repris connaissance, sans avoir rouvert les yeux.

À l’enterrement, que suivit tout le village, le maire en tête, le conseil municipal en cortège, Jaulin eut une belle contenance. Il n’exagéra ni la douleur ni la joie. Il fut très bien.

Grâce à maître Peleux, l’adjoint, qui raconta sa conversation avec le cabaretier, tout le monde savait à quoi s’en tenir sur l’accident de la mère Jaulin… Mais quoi, après tout ?… Quatre-vingt-quatre ans ! C’était vraiment de l’indiscrétion… Et une charge si lourde !… Et puis la chose avait été faite si discrètement !… Au fond, Jaulin y gagna un surcroît d’estime !…

— Sacré Jaulin ! dit maître Peleux… Il est futé ce bougre-là !…

Et M. Théophile Lagniaud, plus raffiné, qui, dans les circonstances solennelles, n’aimait ni les vulgarités de langage ni les propos violents, songeait en rentrant chez lui…

— Oui… Oui. Il a du tact…

Ce n’est que le soir, après le travail et à la rentrée des troupeaux, que ce morne village de Ponteilles s’anime un peu. Et encore, il ne s’anime que sur ce large emplacement compris entre la maison de Jaulin et la grille de mon enclos. C’est là que parfois se forment quelques groupes d’hommes, là que se promènent, en cheveux, en tabliers multicolores et bras noués, les filles en quête d’amoureux, en désir de maris, là aussi que les chiens se donnent rendez-vous.

Dingo venait souvent à la grille. Assis sur son derrière, il s’intéressait au mouvement de la rue, aux chevaux harassés et poudreux, aux vaches lourdes de lait. Les moutons surtout le surexcitaient étrangement. Quand ils défilaient en bon ordre, sous la garde du berger qui marchait devant et de ses chiens qui flanquaient le troupeau, le maintenaient en colonne serrée, il ne pouvait se défendre d’une exaltation mauvaise. Derrière les barreaux de la grille, agité, nerveux, humant à pleines narines l’odeur forte de suint qui emplissait la rue, il s’essayait à des bonds de gymnaste, à des élans de fauve. Et ses yeux, qu’attisaient la violence de sa haine et les lueurs du soleil couchant, brûlaient comme deux petits brasiers.

Pour les gens, s’il ne les aimait pas, il aimait les voir passer, mais sans démonstration. Je suis sûr que son pessimisme prenait un âpre plaisir à se cultiver, en observant ces allures sournoises et lassées, ces dos pesants, ces visages méchants, dont la fatigue augmentait encore l’expression haineuse et cupide.

Et puis, il y avait les chiens.

Ce qui l’avait attiré là, tout d’abord, c’étaient les chiens.

Il y en avait de toutes les formes, de toutes les origines, des grands et des petits, des blancs et des noirs, des rouges, des fauves, des bleus, des gris ; des jeunes ardents et folâtres, des vieux mornes et affalés ; les uns bien vêtus et gras comme des bourgeois riches, les autres couverts de guenilles, maigres et galeux comme des mendiants ; ceux-ci, hargneux, turbulents et batailleurs, ceux-là, bons enfants, calmes et endormis ; tous obscènes, d’ailleurs, offensant la morale, toutes les pudeurs, enfreignant la loi des sexes, publiquement, avec la plus merveilleuse sérénité.

Il y avait des chiens de chasse à poil ras, des épagneuls et des griffons à barbes crottées ; des braconniers aussi qui, sous une apparence de gaucherie débonnaire, dissimulaient leur qualité redoutable. Il y avait des bergers honorables, de respectables gardiens de maisons et de voitures, des rôdeurs et des fricoteurs, des nomades louches dont on ne sait ce qu’ils font et de quoi ils vivent ; chiens sans race et sans métier, ou plutôt bâtards de toutes races, déserteurs de tous métiers, moitié caniches et moitié dogues, faux Danois et faux Terre-Neuve, lévriers courts sur pattes, bassets qui semblaient perchés sur des échasses : caricatures lamentables, réductions bouffonnes de loups, d’hyènes et de lions. Il y en avait dont les faces camuses de bulls anglais s’encadraient de longues oreilles retombantes aux bords dentelés par les chancres ; il y en avait avec de tout petits museaux de rat, enfouis dans d’énormes crinières ébouriffées. Tel roulait, ainsi que roule une boule lancée sur une pente inégale ; tel autre avançait par brusques saccades, par gestes mécaniques, comme une marionnette. Et des chiennes efflanquées, plus débraillées et abruties que des filles à soldats, allaient se frotter aux mâles, en laissant traîner comme d’ignobles jupons, dans la boue et le fumier, leurs mamelles flasques, taries et lubriques… Population hétérogène, composée d’éléments contradictoires, de mélanges dissociés, s’augmentant chaque jour des produits de ces rencontres hasardeuses qui font les difformités et les monstres, comme au moyen âge ces populations humaines qui grouillaient dans les villages abbatiaux, soumis tour à tour à la domination paillarde, à la terreur violatrice des moines, des routiers, des seigneurs et des évêques.

Ce qui dominait pourtant parmi ces chiens, c’était ce qu’on appelle en Beauce : Les Bas-Rouges.

Admirables animaux, pour la plupart très forts, très sains, très grands, bien pris dans leur justaucorps noir et collant, dont le museau allongé, le coin de l’œil, les pattes sèches et nerveuses, l’écusson du derrière sous la queue coupée s’avivent d’une belle couleur feu.

Et sur la place, devant ma grille, autour des deux pauvres lauriers-roses de Jaulin, cela menait un épouvantable vacarme. Quelquefois de véritables batailles s’engageaient, à la suite desquelles il avait fallu achever les blessés.

Dans l’espoir qu’il en résulterait, peut-être, un malheur pour Dingo, l’obstiné Thuvin, qui suivait toujours son idée, lui avait ouvert la grille, et lui avait dit :

— Va jouer avec les Bas-Rouges.

Mais les Bas-Rouges et Dingo ne s’étaient pas reconnus pour des frères. Après s’être observés sans bienveillance, flairés sans joie, après de courts conciliabules qui n’avaient abouti à rien de précis, ils comprirent tout de suite qu’ils étaient différents, qu’ils n’auraient jamais rien à se dire. Dingo fut sincèrement déçu. Il avait été beaucoup frappé par la beauté musclée de ces colosses, et il eût été heureux de leur manifester sa sympathie. Il ne le put pas. De leur côté, les Bas-Rouges étaient visiblement intimidés, ou plu tôt choqués par l’exotisme de ce chien qui sentait un peu le loup :

— Méfions-nous… Il sent le loup !…

Tel avait été dès le premier contact le mot d’ordre, qui circulait de Bas-Rouge à Bas-Rouge et s’était vite transmis d’eux à tous les autres chiens.

Les Bas-Rouges étaient très graves, très disciplinés, un peu tristes, ennemis des vains amusements, réfractaires à toute fantaisie. Lourdement, mais sans bassesse, ils s’enorgueillissaient d’être des fonctionnaires, des gardiens sévères de l’ordre établi. N’admettant que le principe d’autorité, observant strictement l’exactitude, la consigne, la tempérance, hormis dans les choses de l’amour, ils ne pouvaient rien comprendre à Dingo, qui, sous sa grâce brillante et hardie, était pur encore et cachait, sous l’apparence d’une élégante frivolité, d’ardentes passions individualistes, d’énergiques vouloirs, des combativités généreuses — car il est bien entendu, n’est-ce pas ?… que toutes les combativités sont généreuses. Pieusement, jalousement, les Bas-Rouges gardaient, comme un dépôt sacré et comme l’honneur même de leur race, cette hérédité de bêtes soumises et façonnées à l’homme par de longs servages, tandis que Dingo, brisant la mince couche de civilisation sous laquelle j’avais tenté de comprimer ses élans, semblait retrouver de jour en jour plus fougueuse, plus déchaînée, cette violence d’indépendance, dont des siècles de liberté, loin de l’homme et de ses lois, en pleine nature sauvage, avaient en quelque sorte pétri sa chair et fait bouillonner son sang.

Pourtant, avant de constater définitivement leur antipathie réciproque, je suppose qu’une dernière conversation s’engagea un soir entre les Bas-Rouges et Dingo. Il fallait en finir. Dingo n’était pas chien à vivre sur des doutes, à se contenter d’à peu près hypocrites. Il aimait les situations claires et définies. Comme les grands et même les petits orateurs parlementaires, il ne haïssait rien tant que l’équivoque…

— Dissipons l’équivoque !… disent les grands et même les petits orateurs parlementaires.

— Une fois pour toutes, il faut que je dissipe cette fameuse équivoque !… disait également Dingo.

Il demanda donc aux Bas-Rouges :

— Enfin… Qu’est-ce que vous faites ?

Les Bas-Rouges répondirent avec fierté :

— Nous gardons les troupeaux…

— Ah ! fit Dingo que ce début indisposa. Quels troupeaux ?

Les Bas-Rouges sont patients. Ils expliquèrent :

— Les vaches… quelquefois… dans les champs. Le plus souvent, les moutons… dans les chaumes, dans les jachères, le long des talus et des berges, sur les routes… au parc, aussi, la nuit.

Au mot de : moutons, Dingo avait vivement dressé l’oreille… Il s’écria, scandalisé :

— Les moutons ?… Vous gardez les moutons ?… C’est vrai, ça ?

Les Bas-Rouges répétèrent :

— Sans doute, les moutons… C’est un noble métier, tu sais ?… Et il donne du mal… Peu de chiens en sont capables… Il y faut un apprentissage difficile, de l’endurance, de l’autorité… un esprit de justice… du coup d’œil…

Dingo interrompit, sans dissimuler plus longtemps son dégoût :

— Eh bien, c’est du propre !… Ah ! je vous conseille de vous en vanter !…

Très calmes, très dignes, les Bas-Rouges dédaignèrent cette observation de Dingo. Ils interrogèrent, à leur tour :

— Et toi ?… Qu’est-ce que tu fais ?

Dingo, d’un ton coupant, répondit :

— Ce qu’il me plaît… Ça ne regarde personne…

— Bon !… concédèrent les Bas-Rouges… Et d’où viens-tu, au juste ?… Tu n’es sûrement pas d’ici ?

— D’où il me plaît… Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

Les Bas-Rouges ricanèrent :

— Oui… Oui… tu es un chien de luxe… un chien de bourgeois… Tu paies dix francs, au percepteur, le droit de ne pas travailler… Oui… Oui… c’est bien cela… Tu lèches les assiettes de ton maître, hein ?… Et tu finis les sauces dans les plats, à la cuisine… Joli métier, mon vieux !… Tu as raison d’en être fier… Et sans doute que toute la journée tu dors sur de la plume et sur de la soie, dans des niches d’acajou… tandis que nous autres, sous la pluie, dans le vent, et dans le froid, nous veillons sur le bien du maître ?

Dingo crut flairer l’envie, cette basse envie démocratique des âmes inférieures, qui, pour n’avoir pu se hausser aux joies de la richesse, aux voluptés du luxe, prétendent les mépriser et se donnent ainsi facilement des airs de renoncement, des semblants de vertu. Il s’emporta :

— Eh bien, moi, je ne suis pas un gardien de prison… Je n’appartiens à personne, moi… Ce sont les autres… ce sont mes maîtres qui m’appartiennent… Regardez-moi donc un peu… Est-ce que j’ai laissé couper ma queue et mutiler mes oreilles, à l’exemple de ces valets d’antichambre qui se rasent les moustaches, afin de mieux étaler devant tout le monde leur état de servitude ?

Sûrs de leur supériorité morale, les Bas-Rouges ne s’offensèrent pas de cette attaque emphatique et injuste. Ils redemandèrent encore à Dingo :

— Tout cela est très bien… Mais qu’est-ce que tu fais ?…

Dingo hérissa son poil… Un feu sombre brilla dans ses yeux…

— Quand je serai tout à fait grand, menaça-t-il, vous verrez ce que je ferai… Vous entendrez parler de moi, je vous en réponds, gros lourdauds…

Son attitude devint plus agressive encore. Il ajouta, en retroussant ses lèvres et découvrant ses crocs :

— Ah ! vous gardez les moutons ?… Eh bien, moi, je les égorge… Voilà plus de mille ans que je les égorge… entendez-vous ? Et j’égorge aussi les chiens qui les gardent…

Les Bas-Rouges eurent sans doute pitié de la jeunesse de Dingo… Ils ne relevèrent pas le défi :

— Peuh… firent-ils simplement… Faudra voir.

L’échine arquée, la queue droite, les oreilles dressées et frémissantes, Dingo tourna très lentement, à tous petits pas courts, autour des Bas-Rouges, immobiles.

— Vous verrez !… gronda-t-il… Adieu !

— Adieu donc !

— Brutes ! pensa Dingo, en s’éloignant.

Et il alla lever la patte contre un pilier de la grille.

— Apache ! pensèrent les Bas-Rouges.

Et successivement ils vinrent contre le même pilier imiter le geste de Dingo.

Ils se méprisèrent, sans même songer à se battre, ce qui est, pour les natures chevaleresques d’hommes et de chiens, la forme la plus méprisante du mépris.

À partir de ce jour, quand ils se rencontrèrent dans la rue ou dans la campagne, ils ne se regardèrent même pas, ne s’évitèrent même pas. Ils s’ignorèrent.

Dingo préféra les petits roquets, venus on ne sait d’où, nés on ne sait comment, au hasard des chemins, des passages de roulottes bohémiennes, de cirques forains… les petits roquets irrespectueux, effrontés, têtus et comiques, avec des queues ridicules, en trompette, en tire-bouchon, en éventail, en plumeau, ou pas de queue du tout… velus là où il eût fallu être glabres, glabres là où il eût été décent d’être velus… les petits roquets pillards, paillards et braillards, qui parlent argot, ont le goût de la bataille, de l’escalade, de l’engueulade et de la chapardise.

Il s’amusa un moment de leurs jeux de gamins cocasses et de voyous débraillés.

Bons enfants, en somme, serviables et rigolos. Mais ils étaient trop petits, trop agressivement petits pour que Dingo songeât à s’en faire de sérieux camarades et d’utiles amis. Et surtout, ils aboyaient trop, vraiment, ils l’étourdissaient, le fatiguaient de leur verve de paillards, de leurs histoires toujours les mêmes et de leur excessive impudeur. Quand il avait passé une heure avec eux, il se sentait très mal à la tête. Et il rentrait, mécontent d’eux et de lui.

Ils restèrent bien ensemble, mais se fréquentèrent peu… « Bonjour ! Bonsoir ! » en passant. Une petite blague en passant. Ce fut tout.

Alors dégoûté de ces expériences sentimentales à l’extérieur, Dingo décida qu’il exercerait davantage ses dons de tendresse, qu’il dépenserait exclusivement sa force d’aimer à la maison, envers les familiers de la maison.


IV


Bien qu’il me connût, évidemment, jusque dans mes tares les mieux cachées, je suis sûr que Dingo m’aimait beaucoup. Il m’aimait noblement, sans lécheries, sans traîtrises et jamais je n’ai senti, dans l’expression de sa tendresse toujours un peu fière, une diminution, un oubli de sa personnalité. Il m’aimait, homme, comme j’eusse souhaité que m’aimassent, chiens, bien des amis. Hélas ! j’ai eu dans ma vie assez d’amis, d’excellents, fidèles et très chers amis, pour savoir que l’amitié humaine n’est le plus souvent que la culture d’une domination ou l’exploitation usuraire d’un intérêt, d’une candeur, d’une confiance.

Il me semble qu’il était reconnaissant de mes efforts, même de mes maladresses à le comprendre. Je crois — l’ai-je cru vraiment ? — qu’il ne me jugeait point que sur les résultats parfois médiocres, rarement heureux, de ma conduite envers lui. Avec une délicate indulgence, un esprit de justice ignoré des hommes, il tenait grand compte de mes intentions, n’eussent-elles abouti à rien qui lui plût ou qu’il désirât, eussent-elles avorté le plus misérablement du monde. Oui, je le crois, mais je n’en sais rien, car on ne sait jamais rien. Le crime, l’impardonnable crime des amitiés humaines, c’est, par l’habitude douloureuse que nous en avons, qu’elles nous font aussi douter du désintéressement des chiens.

Mais, qu’ai-je à rechercher plus longtemps le pourquoi de son amitié, de nos amitiés, de l’amitié ? Dingo m’aimait parce qu’il m’aimait, parce que c’était sa destinée de m’aimer… Moi ou un autre, qu’importe, pourvu qu’il aimât quelqu’un… Voilà tout.

Il aimait surtout ma femme. Les femmes ont pour les bêtes des caresses plus douces, des prévenances plus intelligentes, des soins plus spontanés, plus ingénieux, plus précis que les nôtres. Plus près que nous de l’animal — je le proclame à leur gloire — communiant plus étroitement avec la nature, elles en devinent, elles en ressentent mieux que nous les besoins secrets et, de même que la nature, elles sont tourmentées par l’incessant, par l’immense, par le nécessaire désir de créer toujours et de toujours détruire… Création, destruction, le rythme même de la vie.

Et puis c’est une loi merveilleuse de cette merveilleuse nature, que les sexes, même les moins faits pour se joindre, exercent l’un sur l’autre, fatalement, à leur insu, une force d’attraction, de gravitation, en quelque sorte cosmique. Ainsi les animaux mâles s’avouent dominés davantage par la femme ; les femelles par l’homme.

Il aimait les enfants, avait conscience de leur fragilité, et jouait avec eux, sans brusquerie, sur le tapis des chambres et sur les pelouses du jardin. Il prenait bien garde à ne pas les casser… Il les maniait — si j’ose dire — comme un collectionneur, de précieux bibelots… Si, dans l’émulation du jeu, gamins et gamines s’excitaient parfois jusqu’à la cruauté. Dingo se contentait de les avertir par un petit coup de patte, ou par un grondement léger qui n’avait rien que de débonnaire et de paternel.

Il aimait Miche.

Miche était une petite chatte de trois mois, émouvante de gentillesse, de grâce sensuelle, délicieusement maniaque, déjà onduleuse, coquette et, avec des yeux verts, verts comme deux petites lunes d’avril, toute noire, d’un beau noir profond et lustré, où le ciel reflétait sa lumière soyeuse et changeante. Dingo l’avait, pour ainsi dire, élevée. Du moins il s’était élevé avec elle. Et il la défendait âprement, même contre nos caresses trop rudes, même contre sa mère, une mauvaise mère qui, trop tôt reprise par l’amour, l’abandonnait des journées et des nuits, ne rentrait, épuisée de ses débauches nocturnes, de plus en plus dégoûtée de ses fonctions maternelles, que pour feuler contre elle et pour la battre.

Dingo et Miche couchaient ensemble. Ici, je prie les personnes vertueuses et les honorables sénateurs, si naturellement portés aux soupçons les plus injurieux, de ne pas entendre cette expression au sens inconvenant qu’on lui attribue généralement… je veux dire qu’il couchaient dans le même panier. C’était un spectacle infiniment joli que de voir Miche dormir pelotonnée contre le ventre de Dingo, et Dingo attentif à ne risquer aucun mouvement brusque, qui pût réveiller Miche, même lorsqu’il éloignait les mouches bourdonnant autour d’eux. Si quelqu’un entrait dans la pièce où ils reposaient, même au moindre bruit dans le couloir voisin, Dingo se levait aussitôt, montait la garde devant le panier, avec une attitude défensive à l’énergie de laquelle on ne pouvait se méprendre.

Ce n’est pas assez dire que Dingo aimait Miche ; il l’adorait. Il l’adorait au point de s’oublier totalement en elle, de négliger ses repas, ses jeux, ses promenades pour elle ; au point de se rendre complètement esclave des devoirs quelquefois comiques, la plupart du temps inutiles, toujours touchants, qu’il avait joyeusement mais sérieusement assumés envers elle. Et Miche avait mis en Dingo une confiance si absolue qu’elle se laissait sans peur traîner par la queue à travers les chambres, qu’elle se laissait, avec un plaisir un peu pervers, engloutir toute la tête dans cette gueule déjà terrible, mais où les crocs savaient se faire, pour elle, caressants comme des doigts très doux. Jamais je n’ai vu une amitié aussi vigilante, aussi passionnée, entre deux bêtes de races ennemies, d’autant plus passionnée, semble-t-il, que la nature les pousse à se haïr davantage. En les regardant, j’ai mieux compris la force impérieuse et si triste de certaines amours que nous appelons avec légèreté antinaturelles et monstrueuses, comme s’il y avait quelque chose d’antinaturel dans cette nature qui parfois se plaît aux jeux les plus déconcertants, pour mieux affirmer, je suppose, la puissance de son désordre et aussi pour « épater le bourgeois »… Entendez, je vous prie, par bourgeois, ce dieu si imperfectible et si lourdaud, ce dieu d’opérette que nous nous sommes, un beau matin et à notre image, — pauvres inventeurs sans imagination et sans grâce, — inventé.

Il aimait — et par là, mieux que par les commentaires physiologiques des savants, mieux que par la dignité de son affection, je compris que Dingo n’était réellement pas un chien — il aimait les gens mal mis, les pauvres gens. Riches habits, visages florissants de santé mal acquise, gros ventres gonflés de bonheur épais ne l’éblouissaient pas. Ils le laissaient parfaitement indifférent, sinon dédaigneux. Du poète illustre, du glorieux écrivain, de l’artiste à succès il n’avait pas l’âme servile, ni l’échine constamment humiliée devant les grands de ce monde. Est-ce parce qu’il montrait de la générosité d’esprit et paraissait sensible aux belles choses, qu’il se gardait comme d’une vilenie d’admirer l’homme riche, qui en est souvent la négation, qui en est presque toujours la profanation ? Bien que je le croie, je n’irai pas jusqu’à l’affirmer, « On vit toujours, parmi les grands, une merveilleuse émulation de bassesses », écrit Tacite… C’est entendu. Et on la vit aussi souvent parmi les petits. Mais Dingo n’avait pas lu Tacite… du moins, pas encore. D’autre part, une manie que je lui reprochais quelquefois, parce que j’y voyais une contradiction, me déroutait. Il recherchait extrêmement la société des dames élégantes. Même les plus sottes, même les plus ridiculement entichées de richesses, de noblesse, de préjugés sociaux

même les très vieilles avec d’outrageants maquillages, il en raffolait.

— Un snob ! me disais-je, chagrin de découvrir en Dingo des tares d’hommes de lettres, si vulgaires et si répugnantes.

Et plus elles étaient élégantes et plus son plaisir était vif à se montrer empressé, les caresser, se faire caresser, se rouler à leurs pieds, dans leurs jupes. Leurs froufrous, leurs chiffons, leurs dessous, leurs parfums l’attiraient invinciblement… Avec elles, il n’était plus Dingo, il n’était rien, rien que ce personnage imbécile du théâtre moderne : l’amant ! Ah ! le pauvre Dingo ! son plaisir allait quelquefois jusqu’à une sorte de folie épileptiforme, jusqu’à une exaltation passionnelle, d’où il sortait haletant, brisé, comme, d’une nuit d’amour, le héros des nouvelles de M. Maizeroy.

Non, il y avait là autre chose que du snobisme.

Un savant de mes amis expliquait ainsi ce phénomène :

— Ne vous cassez donc pas la tète, mon cher… Le cas de Dingo est simple, et il est fréquent… Il aime ces odeurs-là…, c’est-à-dire, ces odeurs-là agissent sur son système nerveux, comme la valériane sur le système nerveux des chats… !

— Fort bien… Mais comment expliquez-vous son amour pour les pauvres ? Est-ce qu’il aime aussi les pauvres pour leur seule odeur ?

— Mais naturellement, répliqua sans le moindre embarras mon savant ami… Il aime tout ce qui sent mauvais…

Je n’invente pas des histoires romanesques ; je raconte des choses que j’ai vues.

Loin de hérisser son poil, bomber l’échine, montrer des crocs menaçants, comme font les autres chiens, à la vue d’un misérable en guenilles, Dingo l’accueillait avec plus que de la bienveillance, plus que de la sympathie ; il lui faisait fête. Quand mendiants, chemineaux, vagabonds affamés sonnaient à la grille, il accourait au-devant d’eux, les encourageait à entrer, les accompagnait jusqu’à la cuisine et, Marie les ayant réconfortés de son mieux, il les reconduisait avec mille gentillesses, en gambadant, en agitant son panache doré, joyeusement. Il avait alors un léger roulement de la gorge, une sorte de ronron très doux, par quoi il exprimait sa satisfaction et qui voulait dire, du moins l’interprétais-je ainsi :

— Allons, braves gens, bon voyage ! bon courage !… Et surtout, ne manquez pas de revenir… Revenez encore plus nus, encore plus guenilleux, encore plus maigres et affamés… si c’est possible… C’est ainsi qu’on vous aime. Revenez ! revenez !

Deux de ces vagabonds, amenés par Dingo, revinrent en effet… Ils revinrent une nuit d’hiver… une nuit qu’il n’y avait plus personne à la maison, et ils la cambriolèrent, de fond en comble… Dingo ne fut ni surpris ni indigné. Il avait, sur ces actes violents, d’autres idées que nous.

Et j’ai encore vu ceci :

Nous nous promenons, Dingo et moi, sur la route. La journée est lourde d’orage. La chaleur durcit la terre, brûle les herbes sur les berges et sur les talus. Les fleurs ont l’air de mourir, d’être mortes. Les plus robustes couchent leurs tiges amollies, leurs corolles refermées parmi les pierres. Aux arbres, les feuilles pendent desséchées, presque roussies. Une odeur de sable vitrifié circule dans l’atmosphère embrasée. On étouffe en marchant, comme dans un four de potier.

Le cantonnier qui épluche l’accotement avec son couteau, comme une salade, me dit :

— Le bain chauffe, monsieur… le bain chauffe…

Et Dingo, derrière moi, sur mes talons, la tête basse, haletant d’avoir trop couru, tire une langue très longue, très rouge, d’où tombent des gouttes de sueur.

Nous montons une côte raide, raboteuse, dont le sol rouge semble une coulée de fonte sous l’implacable soleil. Je vois de nombreux escadrons de fourmis traverser la chaussée, se hâter vers des razzias et des massacres.

À quelques pas devant nous, un petit homme déjà vieux, et qui boite, la poitrine sanglée d’une bricole de cuir, un mouchoir bleu lui couvrant la nuque, traîne péniblement une charrette à bras chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute. La misère l’a chassé de quelque part et il va quelque part, comme tout le monde, vers une autre misère… Nous le dépassons.

— Bon Dieu ! souffle-t-il, sans se tourner vers moi… Bon Dieu, qu’il fait chaud !

Il s’arrête un moment, pour reprendre haleine et il essuie du revers de sa manche poussiéreuse son front ruisselant de sueur.

Dingo, lui aussi, s’est arrêté, les yeux fixés sur le petit homme qui continue de geindre. Il semble réfléchir profondément. Et, peu à peu, il oublie son essoufflement, ne sent plus sa fatigue. Il se redresse, les oreilles hautes, sa queue bat, époussette l’air par mouvements précipités. Puis, gravement, il vient près de l’homme, se range tout contre l’homme, de façon que ses flancs touchent les jambes du pauvre diable. Il a l’air de lui dire :

— Fais-moi un peu de place que je t’aide…

L’homme sourit et rajuste la bricole sur sa poitrine.

— Attends, mon garçon… attends un peu… murmure-t-il.

Sa figure est ravagée, mais point méchante… Ce n’est qu’une pauvre figure, grisâtre, abêtie par la fatigue, sur laquelle le malheur a creusé, de sa gouge, comme dans du bois vermoulu, des trous rugueux.

Le col tendu en avant, les genoux pliés, il démarre, ébranle la voiture qui, après un léger balancement, se remet à rouler sur la route.

Tâchant de régler son pas sur le pas de son compagnon d’attelage, dont il imite drôlement, exagérément l’effort, Dingo, les pattes vigoureusement agrippées au sol, bande ses muscles, gonfle son poitrail, comme s’il tirait, lui aussi, de toutes ses forces, sur la charrette.

— Hue !… Hue ! fait l’homme, amusé.

— Oua ! Oua ! fait Dingo, intrépide.

Ils atteignent ainsi le sommet de la côte.

Maintenant, il n’y a plus qu’à descendre. À quatre cents mètres, le bourg de Montbiron étale ses toits rouges, ses toits bleus, ses façades blanches, ses façades jaunes, effile son clocher d’ardoise dans la verdure plus fraîche, entre les peupliers. C’est là peut-être que l’homme va… du moins, c’est là qu’il va pouvoir se reposer un peu. Il est donc arrivé, peut-être pas au terme, mais sûrement à une étape du voyage. Alors Dingo le quitte et revient reprendre sa place derrière moi, heureux d’avoir rempli sa tâche fraternelle, sa bonne tâche de chien de renfort.

Adieu ! fait-il.

C’est ainsi que je traduis le petit bruit qui sort de sa gorge.

— Ah ! le bougre ! fait l’homme. Tu es un bougre…

Et telle est la vertu sédative d’un acte de bonté, même vaine, que cet effort dans le vide, qui m’a rappelé l’empressement comique d’Auguste dans les intermèdes de l’Hippodrome, a paru soulager le miséreux qui repart en souriant à Dingo. Et moi, repoussant la grotesque image du clown un instant évoquée, je m’attendris…

Ah ! comme je m’attendris sur l’homme et sur le chien !

Nous restons quelques secondes à suivre de l’œil l’homme et la voiture qui vont tortillant, dévalant, s’éloignant allègrement.

Mais voici que de gros nuages noirs ont envahi le ciel et voilé le soleil. Quelques gouttes de pluie tombent sur la route… Un roulement de tonnerre encore lointain se fait entendre. Et le vent qui vient vers nous commence à coucher, dans la vallée, la cime des peupliers.

— Allons, Dingo, rentrons…

Dingo ne peut se décider à rebrousser chemin. Il regarde toujours la voiture qui n’est plus maintenant qu’un point gris sur la route et qui se confond enfin avec les premières maisons de Montbiron.

Le lendemain, dès l’aube, le bruit circule qu’un horrible crime a été commis la veille au soir, à Montbiron. C’est le laitier, Antoine Maugendre, qui en a porté la nouvelle à Ponteilles. On raconte qu’une enfant de douze ans, la petite Marguerite Radicet, fille du coquetier Charles Radicet, a été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité.

— Voilà ce que c’est que de faire du bien !

Telle est la première opinion qui s’exprime sur cette affaire, un peu partout. D’autres déclarent :

— Les chemineaux… tous ceux qui n’ont pas un pays à eux… tous ceux qui ne paient pas de contributions, dans un pays à eux… on devrait les envoyer à Cayenne… tous… tous…

On ne connaît pas bien encore les détails du crime… on sait que la petite est morte… on ne sait pas au juste si l’assassin a été arrêté… Les uns disent : oui ; les autres : non. Le père Cornélius Fiston, très ému à la pensée que « ça aurait pu arriver à Ponteilles », s’écrie, la sueur au front :

— Ah ! si ça s’était passé ici… Ah bien merci ! Ah ! nom d’un chien !

Radicet est connu de tout Ponteilles. Chaque mercredi, il y vient, avec sa voiture à bâche verte, acheter aux cultivateurs œufs, beurre, fromages, volailles et gibiers.

À chaque incendie, vol, ou meurtre, on fait à Ponteilles un examen approfondi de la conscience des victimes ou des criminels. Peut-être Sir Edward Herpett eût-il découvert là l’origine de l’oraison funèbre. Dieu sait si l’on parle de Radicet !

Un homme brutal, assure-t-on, très actif, extrêmement dur en affaires, extrêmement filou… et riche… riche !… On se remémore, en effet, qu’il possède une grande partie du territoire de Montbiron et qu’il achète toujours des prés, des champs et des maisons… On ne l’aime pas, on le jalouse pour son constant bonheur, pour les occasions exceptionnelles qui se sont offertes à lui d’augmenter son avoir.

— Ah ! il en a eu de la chance, ce bougre-là !… Il n’y en a eu que pour lui !

Et les histoires de marchés, de marchés !… Il y en a de drôles, il y en a de tristes, il y en a de tout à fait sinistres. On insiste particulièrement sur la manière dont il a administré la fortune de trois neveux, ses pupilles, qu’il a dépouillés en un tour de main, sans qu’on pût lui demander des comptes.

Mais quelqu’un à qui est arrivé un grand malheur est toujours sympathique. On est reconnaissant à Radicet de souffrir ; car on suppose qu’il souffre, malgré la dureté de son cœur. Hier encore, c’était : « cette crapule de Radicet » avec de l’envie et de la haine dans les yeux… Ce matin, c’est : « Ah ! ce pauvre Radicet ! » avec des visages faussement éplorés…

Quelqu’un dit :

— Ah ! ce pauvre Radicet !… Un homme si à son aise !… Et mercredi dernier, il était là comme d’habitude, ma foi !… Je lui ai parlé… Je lui ai vendu quatre lapins… Et aujourd’hui !… Ah ! Ah ! Ah !… Qu’est-ce qui aurait jamais pensé ça ?…

Et, se rappelant que Radicet, qui n’était point généreux d’ordinaire, lui a offert une tournée chez Jaulin, il s’attendrit.

— Oui ! Oui ! confirme Jaulin ; à tout prendre, ce n’est pas un mauvais garçon… Il a bien mené ses affaires… Il a du mérite…

Une femme soupire :

— Douze ans !… Si c’est Dieu possible !… Et à Montbiron !

Puis elle lève les bras au ciel et répète :

— À Montbiron… où ce n’est pourtant pas les créatures qui manquent… bon Dieu ! Douze ans ! Faut-il en avoir du vice ! Je vous demande un peu !…

Une autre confie :

— Tenez !… ma fille… elle a douze ans, aussi, n’est-ce pas ? Oui… Eh bien, elle est femme… Puisque je vous le dis… Je l’étais bien à treize ans, moi…

Et elle ajoute :

— Si la petite Marguerite allait être enceinte de ça…

On rit à cette idée ; on s’esclaffe de rire ; on se récrie à force de rire.

— Puisqu’elle est morte, voyons !…

— Ah ! tant mieux pour elle… Parce que d’être enceinte à cet âge-là…

— Elle est morte… on vous dit… morte !…

— Je pense bien… Tout de même… Je l’étais à treize ans, moi !

Et chacune de se dire, avec des détails comiques et scabreux, l’âge auquel elles ont senti qu’elles étaient devenues femmes… pour de bon.

Une vieille, très excitée, s’écrie au milieu de l’approbation générale :

— Ce bandit-là !… on devrait l’écharper… lui couper tout…

Énorme, en mantelet de soie noire, en chapeau à coques rouges, son paroissien à la main, déjà prête pour la messe de huit heures, Mme Irma Pouillaud, la belle Irma Pouillaud, est très entourée, car c’est la grande amie de la famille Radicet. Elle donne des détails intimes :

— Oh ! vous savez… Marguerite avait des écrouelles… La pauvre petite… Elle était souvent malade… Je le disais toujours à la mère : « Elle n’est pas faite pour vivre longtemps… » C’est égal… c’est bien triste pour des parents… surtout une mort comme ça !…

M. Théophile Lagniaud, qui va de groupe en groupe, interroge :

— Alors ?… C’est vrai ?… Elle a été violée ?… violée ?… enfin… violée ?… tout à fait ?…

— Bien sûr…

— Tiens !… Tiens !… Tiens !…

— Oh ! vous savez, observe Mme Irma Pouillaud… Ça devait finir comme ça… Les parents ne la surveillaient pas… Toujours partis… toujours à courir les marchés…

Et M. Lagniaud, songeant sans doute à sa fille Thérèse, qui est aux anciennes Ursulines de Cortoise, murmure :

— Mais dites donc… Mais dites donc… son frère ?…

— Le petit Auguste ?

— Oui… le petit Auguste Radicet… Eh bien, mais… il est seul héritier maintenant ?… Hé ! Hé ! ça va faire un beau parti…

— Oh ! vous savez… répond Mme Irma Pouillaud… on exagère… on exagère beaucoup la fortune des Radicet… Et puis, il a aussi des écrouelles… des plaies au bras… des plaies à la jambe… Il n’est pas fort du tout… Je ne sais pas ce qu’ils ont ces enfants à être si malsains…

On se lamente, on s’indigne, on potine, on s’amuse.

Des mères, subitement effarées, font rentrer, à grands coups de poings, leurs fillettes dans la maison…

— Oh ! le monstre !… Il n’aurait qu’à revenir…

Chez Jaulin, on boit ferme et l’on parle haut. On parle de Radicet, naturellement, de la petite Radicet, des crimes en général. On parle surtout de l’orage qui a duré toute la nuit, rempli la mare et couché par terre quelques avoines. Maître Peleux voit une correspondance entre le tonnerre et les crimes. Il appuie cette opinion de météorologie criminelle d’une histoire d’autant plus impressionnante que personne n’y comprend rien.

Justement, c’est un dimanche. L’orage a cessé, le ciel lavé est redevenu clair et beau. Et Montbiron n’est qu’à trois kilomètres de Pontoilles. Si on allait à Montbiron ? Un crime dont on connaît si bien la victime, voilà une aubaine rare pour un petit pays où il n’arrive jamais rien… Un crime, comme on en lit tous les jours dans le Petit Parisien… Songez donc ! Et puis, cet assassin… comme il doit être effrayant !… Si on pouvait le voir !… Oui, oui… il faut aller à Montbiron…

Beaucoup s’y rendent avec leurs beaux habits, leurs belles robes, comme à une fête… Bras dessus, bras dessous, filles et garçons s’en vont courant, riant et chantant… Sur la route, on cueille des fleurs, des brins d’avoine, dont on orne corsages et chapeaux. Et les moissons, à droite, à gauche, continuent de pousser ; sur les bords du chemin, les pommes continuent de mûrir aux pommiers. Rien ne s’interrompt de pousser et de mûrir. Et tout s’est rafraîchi, tout a reverdi. Une brume légère remplit d’or la vallée et poudre les coteaux au loin.

Moi-même, envahi par une curiosité dont je ne m’explique pas très bien la cause, aiguillonné par un pressentiment encore obscur mais lancinant, je me décide tout d’un coup, l’après-midi, à partir pour Montbiron. Dingo m’accompagne. En montant la côte, je dis à Dingo, à l’endroit même où le petit vieux, épuisé de fatigue, s’est arrêté :

— Tu te rappelles ?… Le petit vieux que tu as aidé ?… C’était là…

Dingo ne m’écoute pas. Il bondit dans l’herbe du fossé et pourchasse les insectes.

À chaque pas, nous croisons des gens qui reviennent de Montbiron ; d’autres nous dépassent qui y vont en hâte. À la place même où nous l’avons trouvé la veille, en train d’éplucher l’accotement, le cantonnier me salue, au passage. Mais il est en habit du dimanche.

— Un fameux bain, cette nuit, me dit-il… Un fameux bain !

Décidément, il aime cette image.

Un philosophe, ce vieux bonhomme. Les bruits de fêtes ne le retiennent pas à la ville. Comme s’il n’était rien arrivé, il est venu voir si l’orage n’a pas dégradé sa route et bouché les fossés. D’ailleurs, les jours de repos, c’est toujours sur la route, dans son cantonnement, qu’il se repose. Pour être heureux, il lui suffit de s’asseoir sur une borne ou sur un mètre de cailloux, ou bien de s’adosser dans l’herbe, au talus, et de regarder sa route, de regarder les gens et les choses qui passent sur sa route.

Je lui demande :

— Avez-vous vu, hier, un malheureux qui traînait une voiture à bras ?… Un petit homme qui boitait ?

— C’est bien possible, me répond-il… Il passe tant de choses ici !

Et montrant à Dingo un point précis de la route :

— Tiens, mon garçon… ce matin, il a passé un lièvre… un gros lièvre d’au moins huit livres… Ah ! mais oui !… Ah ! mais oui !

Il dodeline de la tête et ajoute, pour moi :

— Il passe de tout, n’est-ce pas ?

Montbiron est en rumeur. Des groupes nombreux, agités, stationnent et pérorent dans les rues. Les cafés sont pleins, les boutiques bruyantes. On dirait que c’est jour d’élection ou de première communion, car toutes les fêtes se ressemblent au village. Une marchande de gaufres a eu l’idée ingénieuse d’installer un éventaire à l’entrée de la place de la mairie, où une foule énorme se presse et gronde.

— Les belles gaufres !… Les belles gaufres !

Nous allons jusqu’à la maison du crime, la dernière maison sur la route de Compiègne. Les portes en sont fermées, les volets clos. Un chien aboie dans la cour, derrière ces murs ; des vaches meuglent dans les étables qui longent la rue. Et dans la rue des groupes vont, viennent, regardent en l’air et s’en retournent. Par ce que se disent les promeneurs, j’apprends qu’on a vu Radicet le matin en conférence avec les gendarmes, puis avec le médecin et les juges de Cortoise. Il était à peu près comme tous les jours. Il a dit :

— Pourquoi qu’on l’a laissé entrer ?… Pourquoi qu’on l’a laissé entrer, nom de Dieu !

Et puis il est parti en voiture, dans sa voiture à bâche verte, pour le marché de Cour-sur-Viorne.

Je reviens sur la place de la Mairie. L’assassin est bien arrêté. Il n’a fait aucune résistance. Il n’a pas songé à nier. On ne le connaît pas. C’est un vagabond.

Au boucher, qui me donne ces renseignements, je demande :

— Comment est-il ?

Le boucher me regarde du coin de l’œil, hausse les épaules et répond :

— Il est… il est… c’est un vagabond… quoi ? C’est pas le président de la République… bien sûr !

Je tiens aussi du pharmacien — un pharmacien de première classe, ex-interne des hôpitaux de Paris — que le juge d’instruction interroge l’assassin en ce moment dans la prison. Le pharmacien est bon enfant ; il a de la légèreté, une certaine grâce parisienne. Il me dit :

— Vous ne connaissez pas la prison… Une petite cave… toute noire… sous la Justice de Paix… oh le greffier range ses légumes d’hiver… Ah ! la province !… C’est tordant…

Je demande encore :

— Et l’assassin ?… Comment est-il ?

— Ma foi ! répond le pharmacien… C’est rien… rien du tout… Un chemineau qui passait… D’ailleurs, je ne l’ai pas vu…

Je me faufile à travers la foule, tenant Dingo de court, par sa laisse. Çà et là, des cris se font entendre :

— À mort ! À mort !

Les bouches sont veules, les cris sont mous, espacés, guère plus menaçants que les appels monotones de la marchande à l’éventaire qui là-bas ne cesse de chanter :

— Les belles gaufres ! Les belles gaufres !

On crie, parce que c’est l’usage de crier en ces occasions exceptionnelles et aussi parce que c’est la seule façon de s’amuser un peu. Mais je sens bien que le sentiment général est l’indifférence. En somme, il n’a rien volé, cet assassin, pas même une poule, pas même un lapin. Il ne s’est pas attaqué, comme tant d’autres, à la propriété… On crie, mais on ne lui en veut pas trop. Et puis, on est content qu’il fasse beau, qu’il y ait un crime de cette importance dramatique dans la ville. Ça distrait et ça fait marcher le commerce. Et demain, le nom de Montbiron s’étalera dans tous les journaux de Paris, sera glorieux. Dingo, lui aussi, semble s’amuser. Il est à l’aise dans cette foule. Avec une étonnante adresse, il circule, se glisse entre les jambes serrées, comme entre les touffes d’acacias et de myrtes de la brousse australienne.

Je reconnais des gens de Ponteilles : Tapotin le menuisier, avec son petit garçon, qui suce un gros sucre d’orge et, insatiable de plaisirs, demande à son père de le mener aux chevaux de bois ; Mme Amélie Tourteau, l’épicière, qui achète des cartes postales pour ses cousines de Paris : une rue de Montbiron où l’on aperçoit distinctement la maison des Radicet ; le fils de Mme Irma Pouillaud, venu passer son dimanche chez sa mère, un jeune homme employé à la Samaritaine, joli avec ses petites moustaches noires retroussées, son veston collant, son panama rabattu sur les yeux, et qui, un kodak à la main, attend impatiemment que l’assassin sorte de la mairie pour le « prendre ». Et près de moi, à ma gauche, je vois osciller, au-dessus des têtes, les coques rouges de la belle Irma… Jaulin m’accoste. Il est en tenue de chasseur : toile brune et jambières de cuir jaune. Il me dit :

— Un beau temps. Monsieur… Ça fait plaisir. Après l’orage de cette nuit, fallait ça pour le blé.

Sans transition, il ajoute :

— Ah ! le pauvre Radicet !… Quel malheur, hein !… Un homme de mérite, allez !

J’arrive ainsi derrière le jeune Pouillaud, qui brandit toujours son kodak, jusqu’au perron de l’Hôtel de ville. L’appariteur, en grand uniforme, — je veux dire un képi galonné d’argent sur la tête, une blouse bleue que serre, aux reins, une ceinture de gymnaste ou de pompier, — en fait dégager les abords… Il renseigne Jaulin :

— L’assassin a tout avoué… Il s’appelle Coquereux, qu’il dit… Joseph Coquereux… C’est un tuilier… On va l’emmener à Beauvais…

Quelques minutes passent… Quelques cris : « À mort ! À mort ! » se perdent dans le remous de la foule. Mais la foule est chaste. Sur la nature du crime, nulle allusion inconvenante, nulle plaisanterie équivoque. Et le nom de Coquereux, qui va de bouche en bouche, fait comme un léger bourdonnement. Brusquement, des cris s’élèvent :

— L’assassin ! L’assassin !

En effet, au haut des marches, un petit vieux, vêtu de loques comme un mendiant, paraît entre deux gendarmes, les poignets liés derrière le dos… À sa boiterie, à sa misère, je reconnais l’homme de la route. Et il est si petit, si maigre, il boite si fort, il se montre si modeste, il s’efface tellement entre les gendarmes, qu’il se fait un grand silence dans la foule désappointée… C’est vrai qu’il n’a l’air de rien… de rien du tout… Un pauvre visage quelconque, un peu effaré devant tant de monde… une peau grise, fripée, qu’une courte barbe semble couvrir de cendres, des yeux morts qui ne se posent nulle part, ni sur personne, des yeux qui n’ont pas de regards… Et c’est tout. Les épaules étroites, la poitrine rentrée, pas très pâle, pas même tremblant, maladroit et gauche seulement, il butte en descendant sur les marches. On n’en revient pas. Ça, un violenteur de petites filles ?… Ça, un meurtrier ? Ce qu’on avait rêvé grand, musclé, farouche et beau… oui beau… et terrible à vous secouer le corps de frissons… c’est ça… ce n’est que ça ?…

— Pas possible ! murmure, près de moi, Mme Irma Pouillaud… Ce vieux-là ?… allons donc !… Comment aurait-il pu ?… Oh ! vous savez, c’est très difficile de violer une petite fille… On croit ça… mais c’est très difficile.

Quelqu’un observe :

— Vous verrez qu’on le graciera encore…

— Bien sûr ! répond un autre… Du reste, si on l’exécute, ce sera encore pour Beauvais… Nous pouvons nous fouiller, nous !

Mme Amélie Tourteau soupire :

— C’est vrai, pourtant !… Je voudrais tant voir la guillotine… Tourteau l’a vue, lui, à Paris…

Il dit que c’est quelque chose…

— Oh ! vous savez, riposte Mme Irma Pouillaud… Un petit vieux comme ça… Ça ne doit faire aucun effet…

Mais Mme Tourteau s’obstine :

— Ça ne fait rien… Une fois… pour voir…

Dingo, lui aussi, a reconnu l’assassin. D’un brusque mouvement d’épaules, d’une forte secousse de la tête, il se débarrasse de son collier et s’élance. En deux bonds, il est près de l’homme. Comme s’il comprenait ce qui se passe, ce qui se dit autour de nous, ce qui menace son ami, pris d’une grande pitié, il lui lèche ses mains enchaînées, lui caresse les jambes, se hausse jusqu’à son menton comme s’il voulait l’embrasser, lui donne enfin, de toutes les manières qu’il peut, un témoignage public de sa sympathie scandaleuse.

Un des gendarmes demande à l’assassin :

— C’est à vous, ce chien-là ?

Celui-ci regarde Dingo, ne le reconnaît pas pour son compagnon de la veille.

— Non… Mais non, s’excuse-t-il humblement…

— Alors, qu’est-ce que c’est que ce chien-là ?… insiste le gendarme.

Le petit vieux balbutie :

— Je ne sais pas, moi… Monsieur le gendarme.

Essayant vainement de se soustraire aux caresses de Dingo, il crie, il glapit :

— Mais va-t’en, va-t’en donc, vilaine bête… sale bête !

— Hum !… Hum ! ronchonne le gendarme, de plus en plus méfiant… Ça n’est pas clair…

Il bouscule le prisonnier, s’apprête à rudoyer Dingo… Je ne veux pas le renier, je ne veux pas qu’on le batte… Je le revendique pour mien.

— Laissez ce chien. Il est à moi, dis-je en agitant le collier, la chaîne.

Un moment je pense à raconter aux gendarmes l’incident de la veille. Mais cela va sûrement compliquer les choses. Peut-être m’impliquera-t-on dans cette affaire ?… Non… Non… Les gendarmes, je les connais… Autrefois, je leur achetais le fumier de la gendarmerie et ils me volaient indignement sur le mélange et sur le transport. Je les ai quittés, ces braves serviteurs de la loi, ces intrépides gardiens de la morale et de la propriété, comme des fournisseurs malhonnêtes. Depuis, ils ne me saluent plus. Ils sont furieux contre moi. Par deux fois, ils m’ont dressé d’injustes contraventions, pour infraction au règlement sur la police des routes. J’ai comparu, grâce à eux, devant le juge de paix… Il y en avait un qui ne pouvait pas se tenir à cheval… Un jour, je passe devant lui en automobile. Le cheval a peur, fait un écart, et le gendarme, désarçonné, tombe sur la route… Naturellement, il me dresse procès-verbal… À l’audience, je raconte cette scène et je conclus : « Si ce gendarme ne ne peut pas monter à cheval, je demande qu’on le mette à pied… Je veux dire, gendarme à pied. » On a ri, on s’est moqué du gendarme, j’ai été acquitté… Je me souviens de ces aventures et de ces démêlés… Non… Non… je ne dirai rien… Les gendarmes me regardent, regardent Dingo, regardent l’assassin, se regardent laborieusement ; ils cherchent quel bon tour ils pourraient me jouer… quelle vengeance ils pourraient tirer de moi… Alors, sans plus m’occuper d’eux, j’appelle Dingo.

— Allons ! Dingo… viens ici…

Mais, autour de moi, on murmure… On commente, d’une façon pénible pour moi et pour Dingo, l’acte inqualifiable du chien et ma forfanterie.

— Parbleu ! fait une voix de Ponteilles, un chien comme ça !

Une autre voix profère, une voix de lettré sans doute :

— Qui se ressemble…

Mme Irma Pouillaud n’ose rien dire. Elle me dévisage avec une expression de complet mépris.

Je suis tenté de crier à tous ces gens réunis sur la place :

— Dingo a raison… Oui, ce misérable assassin est moins criminel que vous tous… moins ignoble que vous tous… Vous êtes ignobles, tous… tous… tous !

Je recule devant le scandale et, malgré mon indignation, — cette indignation qui fait le discours — je ne me sens pas en veine oratoire. Je me contente d’appeler Dingo pour la seconde fois, de l’appeler d’une voix plus tendre, approbatrice.

— Viens, Dingo… mon cher petit Dingo… Viens donc…

J’ai beaucoup de difficultés à le reprendre. Il ne veut absolument pas quitter son ami. Enfin, les gendarmes et l’assassin enchaîné pénètrent dans la foule… disparaissent dans la foule. De loin en loin, j’entends : « À mort ! À mort ! » Est-ce contre Dingo qu’ils crient ?… Est-ce contre moi ?… Est-ce contre l’assassin ?… On ne peut pas le savoir. Alors, je gagne une petite ruelle déserte avec mon chien, qui tire violemment sur sa laisse et que j’ai bien de la peine à maintenir.

Au retour, tout le long de la route, je songeai à Mme Irma Pouillaud. Je ne pouvais éloigner de moi cette image plutôt déplaisante. J’avais beau faire, je revoyais toujours, non plus le modeste et piteux assassin qui s’en allait vers sa destinée, mais les formes énormes de Mme Irma Pouillaud et ce chapeau à coques rouges qui, se balançant au-dessus de la foule, finissait par la symboliser en quelque sorte dans mon esprit.

Mme Irma Pouillaud était une femme redoutable par l’ampleur démesurée de ses joues, de ses seins, de ses hanches, de ses fesses, et très populaire. Veuve d’un laitier tuberculeux, qui fonda la fameuse laiterie dite « des Cultivateurs syndiqués », elle avait quitté le commerce à la mort de son mari et, depuis ce temps-là, vivait bourgeoisement, en dame, dans la plus belle maison de Ponteilles, d’une fortune âprement acquise, heureusement réalisée. Le faste de sa maison était proverbial. On admirait qu’elle y eût installé une baignoire pour elle toute seule. Elle ne s’y lavait pas d’ailleurs ; elle y lavait seulement son linge. Ménage, cuisine, lessive, raccommodages, elle faisait tout par elle-même, n’ayant jamais consenti à prendre de domestiques dans la crainte d’être volée par eux. Depuis trois mois, « par charité », disait-elle, elle avait recueilli une petite parente, orpheline et très pauvre. La vérité est que, « pour le vivre et pour le couvert », elle s’en servait comme d’une domestique et lui imposait les plus durs travaux.

— Qu’elle gagne seulement ce qu’elle me mange, expliquait l’ancienne laitière… Je ne lui en demande pas plus…

Et si la petite parente travaillait beaucoup, au delà de ses forces, il n’arrivait jamais qu’elle mangeât à son appétit.

Mais la véritable cause de la popularité de Mme Irma Pouillaud, ce n’était pas uniquement sa baignoire, c’était sa richesse : quinze mille francs de rentes, qui ne faisaient que s’arrondir chaque année.

C’est que feu Pouillaud avait mis son commerce sur un bon pied. Moyennant de durs traités avec les paysans, il accaparait tout le lait de la région, le transformait mécaniquement en on ne savait quel breuvage à l’usage des crémeries parisiennes, de quelques hôpitaux, de quelques crèches, de quelques sociétés d’assistance maternelle. Il prélevait d’abord toute la crème, qu’il vendait à part, additionnait d’eau, d’eau de mare, le liquide déjà dépouillé de toutes ses vertus, y mêlait de la craie, un peu de cervelle de mouton, un peu de matière buthyrique. Et, avec ce qui tombait dans les cuves de sa tuberculose, cela faisait du lait. Il gagnait à ces ingénieuses pratiques cent pour cent, davantage peut-être.

On a beau être populaire et respecté, on est toujours, quand on réussit, jalousé par quelqu’un. Grâce à des dénonciations anonymes, mais précises, tous les ans, après analyse de son lait, cet habile commerçant était condamné par le tribunal correctionnel de Cortoise à des amendes variant entre cent et cinq cents francs. Même, la dernière fois, les juges crurent devoir ajouter cinq jours de prison avec sursis. Cela ne troublait en rien l’impassible Pouillaud. Tous comptes faits, il avait décidé que mieux valait continuer à frelater son lait et subir ces condamnations périodiques plutôt que de se résigner à d’insignifiants bénéfices en ne le frelatant plus. Pouillaud, qui avait des notions très saines, très pratiques sur la vie, avait fini d’ailleurs par considérer ces amendes comme une dépense nécessaire de publicité. Observez, à sa décharge, que ces incidents judiciaires ne l’atteignaient nullement dans sa réputation établie d’honnête homme et d’habile trafiquant. Après chaque jugement, on disait :

— Enfin… quoi ?… c’est du commerce… Si on ne peut plus faire de commerce, maintenant !…

Pouillaud fut fort regretté, car un homme riche est toujours un ornement pour un pays. Il eut de magnifiques obsèques. On fit venir de Cortoise, pour le conduire au cimetière, un char de première classe, orné de draperies brodées et de plumets blancs. Et, bien qu’il n’eût jamais rien donné, dans sa vie, à quiconque et pour quoi que ce fût, on le pleura… Entendez ce verbe, je vous prie, dans son sens imagé.

Aujourd’hui, retirée des affaires, sa veuve élevait des cobayes pour son plaisir, non pour le leur, car elle les vendait à l’institut Pasteur… Elle les élevait pour s’occuper, disait-elle, et aussi, par la même occasion, pour en tirer quelques menus profits. Je dois dire à sa louange qu’elle ne les falsifiait point.

Elle était fort dévote et, malgré l’envahissement de la graisse, douée d’un tempérament amoureux des plus violents, que l’âge, au lieu de refroidir, exaltait, paraît-il. On chuchotait, sans jamais mêler à ces histoires une pensée de déconsidération, qu’elle se montrait quotidiennement galante avec des charretiers bien musclés, dont elle avait d’ailleurs vérifié l’agrément et l’endurance du temps de son mari…

— Dame !… Une veuve, n’est-ce pas ?… Et d’une si forte santé !

Et comme, au surplus, elle avait été jadis, en sa jeunesse, très fraîche de visage et très rose de peau, qu’elle s’habillait toujours de soie noire et qu’elle se coiffait de larges chapeaux à coques rouges, on l’appelait dans le pays, en dépit des ravages du temps, la belle Irma…

Sans autres incidents que ces souvenirs accordés à la belle Irma, nous rentrons à la maison. Dingo, qui m’a suivi sans entrain, est triste. Miche elle-même est impuissante à lui redonner de la gaieté. Il ne s’amuse de rien. Il s’éloigne de la table durant le repas, avec affectation, et refuse obstinément de manger. Toute la soirée, il est demeuré à l’écart, sans bouger, le corps étendu sur un tapis et la tête allongée sur ses pattes, comme s’il dormait.

De quoi est-il triste ?… D’avoir quitté son ami ? De n’avoir pas été reconnu, d’avoir été renié par lui devant les gendarmes ?

Je ne sais pas.

J’avais été très frappé par cette affaire. Le moment venu, je ne pus résister à la curiosité de me rendre à Beauvais pour y suivre les débats de ce qu’on appelait, dans les journaux, l’affaire Coquereux. Je n’étais pas bien sûr que le petit homme, malgré ses aveux, ne fût point innocent. J’ai une telle méfiance de l’appareil judiciaire, une telle répugnance pour ces faces indifférentes qu’ont les juges, un tel effroi de ces faces mornes, têtues qu’ont les jurés devant un problème humain, que je crois toujours, par une sorte de protestation instinctive, à l’innocence des pires criminels. Et puis, dans la circonstance, l’affectueuse pitié que Dingo avait témoignée au misérable bonhomme et l’indicible misère de ce dernier entretenaient mes doutes.

À la Cour d’assises, je retrouvai Coquereux tel que je l’avais vu sur la route, tel que je l’avais vu à Montbiron sur les marches de l’Hôtel de ville… si neutre, si modeste ! Il me parut seulement un peu moins maigre. Était-ce un effet de la lumière dans la salle ? Son visage avait quelque chose de reposé ; il était moins gris, moins cendreux. Je m’aperçus alors qu’il l’avait fait raser, par décence, sans doute, et par politesse. Hormis ce léger détail, je vis tout de suite qu’il ne songeait pas à se composer une physionomie, une attitude. J’ai retenu le récit qu’il fit de son crime, la candeur de sa voix, la sobriété de ses gestes. Voici ce qu’il dit :

— Je me rendais à Compiègne, traînant mes meubles dans une voiture… J’avais trouvé de l’ouvrage à l’année, dans une tuilerie… Je suis tuilier de mon état, monsieur le juge… La journée avait été dure… il faisait une chaleur… une chaleur… une chaleur !… Jamais je n’avais eu si chaud… et, en arrivant à Montbiron, j’étais fatigué… fatigué…

Ici le président l’interrompit. Il dit, d’une voix joviale, au milieu des rires de l’auditoire.

— Accusé… la suite de votre histoire, dément complètement cette affirmation… continuez.

Coquereux regarda le président, ne comprit pas cette plaisanterie et il continua.

— Et puis, je souffrais beaucoup de ma jambe… J’ai des varices, sauf vot’ respect, monsieur le juge… Et puis, voilà qu’une pluie d’orage se met à tomber… qui me trempe jusqu’aux os… J’aurais bien voulu m’arrêter à Montbiron… Mais, je n’avais pas d’argent… Je connais les auberges… on m’aurait fermé la porte. Et puis, j’avais bien vu en entrant dans l’ village, c’ qu’y avait d’écrit sur le mur. Ils avaient mis d’abord : « Il n’existe pas à Montbiron d’asile de nuit pour voyageurs indigents », et puis : « Avis : les bons de pain sont supprimés ». Quoi faire, mon Dieu !… Pardi… avec du beau temps, j’aurais pas été embarrassé… Je me serais couché dans le fossé… Mais, avec une pluie pareille… Ah ! sans ça !…

— Au fait ! Au fait ! grimaça le président que ces préliminaires visiblement agaçaient… Vous êtes à Montbiron… c’est entendu… Alors ?

Après quelques hésitations, car cette nouvelle interruption lui avait fait perdre le fils de son discours, il reprit :

— Comme je sortais du pays, sur ma gauche voilà que j’aperçois une grande cour de ferme… des granges… des magasins… des greniers… « Sapristi ! que je me dis… ça ferait bien mon affaire… » Ma foi ! j’entre dans la cour… et je demande l’hospitalité pour le reste de la journée et pour la nuit… « Je suis bien fatigué… que je dis… J’ai des varices… Et cette sacrée pluie !… » La patronne, une bien brave femme, monsieur le juge… me mène dans une espèce de grand grenier… où il y avait des paniers… et, dans un coin, par terre, de la paille… « Tenez… que dit la patronne… installez-vous… » Comme de juste, j’avais remisé ma voiture dans la cour, sous un hangar… Je ne pensais qu’à dormir… Je me couchai sur la paille… Je ne sais pas l’heure qu’il était… le jour avait baissé, et la pluie tombait encore… Il pouvait être, dans les sept heures et demie, huit heures… quand je fus réveillé par une voix… « Hé ! l’homme… Hé ! l’homme ! » que faisait la voix… Alors, je vis devant moi, une petite fille de dix, douze, quinze ans… je ne pouvais pas bien distinguer… Elle avait une grande blouse rose… un grand col blanc… Une natte lui pendait dans le dos… Et elle tenait dans ses mains, une soupière qui fumait… « V’là de la soupe », qu’elle me dit… « Levez-vous et mangez… » Je me mis sur mon séant… et me frottai les yeux… pour mieux voir la petite. Elle était gentille… Je ne la voyais pas bien… Mais elle était très gentille… une petite frimousse très gentille… Moi, j’aime les enfants, monsieur le juge… Les enfants… ça me fait de l’effet au cœur… Ma foi… oui !… Je suis comme ça… Je lui dis, sans mauvaise intention bien sûr… « Pose donc ta soupière… là-bas… sur les paniers… et viens me faire mignon… » — « Ah ! Non ! » qu’elle me dit. — « Pourquoi ? » que je lui dis — « Vous êtes trop laid », qu’elle me dit… Cette gamine !… voyez-vous ça ?… C’est vrai que je ne suis pas beau… Je suis vieux… J’ai des varices… Je me mets à rire… « La drôle de petite enfant ! » que je dis… Bien sûr, je n’étais pas fâché… J’aime les enfants, monsieur le juge… les petites filles surtout… J’en ai eu deux… Il y a bien longtemps… Elles sont mortes… Ah ! sans ça…

Il avait débité tout cela sans gestes, les yeux presque constamment baissés, et d’une voix humble, monotone que l’âge, plus que l’émotion, faisait trembler. Et il était resté court, il s’était tu. On ne lui voyait plus les yeux. Il semblait s’être endormi, comme bercé par le chantonnement de sa voix…

— Hé bien !… fit le président… Qu’est-ce que vous attendez ?… Est-ce que vous dormez ?… Vous en étiez à… Où en étiez-vous ? allons, continuez…

Le petit homme leva les paupières. Il ne regarda rien, ni la cour, ni le banc des juges, ni le public entassé sur les gradins. Il regarda seulement du coin de l’œil les gendarmes qui lui donnaient quelques bourrades dans le dos, comme pour le réveiller… Alors il reprit :

— J’aime les enfants… monsieur le juge…

— Vous l’avez déjà dit cent fois… C’est entendu… interrompit encore le président, qui, les deux poings au bras du fauteuil, se tournait et se retournait sur son siège avec impatience… Nous allons voir comment vous les aimez !…

— Les petites filles… surtout !… appuya l’accusé… Je la prends par le bras, pour l’embrasser gentiment… comme un père embrasse ses enfants… Mais, la voilà qui se met à crier… à crier… et elle laisse tomber la soupière, qui se brise sur ma jambe, ma jambe malade, comme de juste… « Sacrée petite maladroite ! » que je lui dis… Elle se met à crier plus fort… plus fort… à crier comme si on l’étranglait… « Mais tais-toi donc ! » que je lui dis… « Pourquoi cries-tu comme ça ? ». Et comme elle criait toujours, je lui mets la main sur la bouche… pour l’empêcher de crier… Alors, elle me mord la main, la petite enragée… elle me mord jusqu’au sang… « Ah ! la mauvaise enfant ! » que je dis… « la mauvaise enfant !… » Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le juge ?

Et il montra sa main gauche, sur laquelle deux cicatrices blanches apparaissaient au creux de la paume…

Le président bondit sur son siège.

— Accusé ! s’écria-t-il, je vous défends de m’interpeller… C’est indécent.

Humble et calme et la main tendue vers eux, Coquereux se tourna vers le banc des jurés :

— Je le demande à messieurs les jurés, qui sont de vrais bons pères de famille… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? je l’ai prise par le cou, comme de juste… je l’ai serrée un peu… pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette, pensez bien… j’en avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire du mal, à cette petite… J’aime les enfants… Mais elle se débattait, elle essayait de me griffer les yeux, avec ses doigts. J’ai serré plus fort, comme de juste… enfin jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus un mouvement… « La voilà redevenue sage », que je me dis… Et j’ai retiré mes mains de dessus son cou… Vous ne me croyez pas, messieurs les jurés… Et, pourtant c’est la vérité… La voilà qui tombe, comme une masse, sans un cri, en travers de mes jambes… la tête et les mains, dans la paille… Je crus d’abord que c’était une farce à elle, comme de juste… « Hé ! petite… allons, petite, que je lui dis… Viens me faire mignon ! » Elle ne bouge pas… elle ne répond pas… Et elle n’a jamais plus bougé… Ma foi !… elle était morte…

Un cri d’horreur souleva, dans l’auditoire, toutes les poitrines.

— Silence ! cria le président. Et, s’adressant à l’assassin.

— Elle était morte… bon ! constata-t-il… Elle était bien morte… très bien !… après ?… que s’est-il passé ?

— J’ai eu du deuil, monsieur le juge…

— Ce n’est pas ce que je vous demande… Que s’est-il passé ?… Répondez.

Il hésitait à répondre… Il n’avait pas de honte… Mais je pense qu’il cherchait une formule convenable qui ne blessât la pudeur de personne. Cet assassin n’était pas un pornographe. Il baissait pudiquement les yeux et à plusieurs reprises se passa les doigts sous le nez. Et il balbutia :

— Elle était en travers de moi… comme de juste… Alors… Eh bien oui, là ! je me suis contenté…

Et il ajouta comme pour atténuer l’effet de cette réponse discrète et pour en appeler à la pitié du public…

— On est veuf… on est pauvre… On a pas souvent l’occasion…

— Allez vous asseoir…

Et le petit homme, au milieu des cris de protestation de l’auditoire qui voulait la mort, ne fut condamné qu’à vingt ans de travaux forcés…

En sortant de la Cour d’assises, je fis d’amères réflexions sur moi et sur Dingo.

Quand j’avais rencontré le petit homme sur la route, traînant sa voiture, si je lui avais donné quelque argent — ce qu’humainement, j’aurais dû faire — il eût sûrement trouvé un abri, autre part que chez les Radicet, et j’eusse ainsi évité — pour quelques sous — ces deux choses également déplorables, le crime d’un homme et la mort d’une petite fille… Comment n’y avais-je pas songé ?… Cette idée tardive me causa beaucoup de remords…

Quand à Dingo, je ne sais plus que penser de lui et de cette psychologie fameuse que je vantais à tout le monde. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant son goût d’immoralisme que cette erreur de perspicacité qui l’avait fait se jeter dans les bras d’un criminel si peu prestigieux. Pouvais-je admettre à sa décharge que ce geste, en apparence scandaleux, correspondît à un désir d’évangélisation ? C’était bien improbable… Alors, quoi ?… Je voulus me rassurer par ce fait que les jurés, qui sont « de vrais bons pères de famille », avaient ressenti eux aussi, à un degré moindre que Dingo, mais ressenti tout de même, de la pitié pour cet assassin, puisque, pouvant le condamner à mort, ils trouvaient à son crime des circonstances atténuantes… Mais au fond, je n’étais pas très tranquille…

Je me tire des cas difficiles en me disant que la question qui m’embarrasse dépasse l’entendement humain. Cela concilie mon peu d’imagination et ma paresse… Je ne cherchais donc pas à approfondir celle-là davantage. D’ailleurs, au fond, elle ne m’intéressait que médiocrement ; mais une autre question se dressait plus angoissante.

Allais-je désormais ne plus me fier au jugement de Dingo ?… Et comment ferais-je pour me diriger dans la vie ?…

Je dois dire que, jusqu’ici, en dehors de cette immoralité, de cette amoralité sociale, qu’il partageait d’ailleurs avec beaucoup de grands philosophes et sur laquelle par conséquent on pouvait discuter, sa connaissance de l’âme humaine, sa clairvoyance en toutes choses tenaient vraiment du prodige. J’avais fini par m’y fier aveuglément. Je me détournais de l’homme envers qui Dingo montrait de la méfiance, de la haine. J’acceptais, sans discussion, celui à qui Dingo manifestait de l’amitié. On me reprochait quelquefois mes brusques sautes d’affection. On me disait :

— Comme tu es drôle ?… Pourquoi as-tu rompu avec un tel ?…

Je répondais simplement :

— Dingo ne l’aime pas…

Et ma conscience était en paix.

Fallait-il donc maintenant que ma conscience fût à jamais troublée et que je m’obligeasse, à cause de lui, à reviser le procès de toutes mes amitiés perdues ?

La vérité est que Dingo sentait ce qu’il y avait de mauvais, de putride dans l’âme des hommes, comme il reniflait l’odeur des petits cadavres d’animaux enfouis profondément dans la terre… Mais, aimant la pourriture, peut-être négligeait-il, détestait-il ceux qui n’en portaient pas l’odeur…

Quand je repense à tout cela, je me demande si j’ai eu raison de l’écouter et de lui sacrifier avec tant de légèreté tant de choses et tant de gens que j’aimais ?…

Même, en admettant qu’il ne se trompât point, m’a-t-il épargné du moins les démarches humiliantes, les ridicules sentimentaux, les déceptions, les erreurs, et toute cette tristesse affreuse des reniements, des trahisons ?… Je n’ose répondre à cette terrible question… Je n’en sais rien… je n’en veux rien savoir…

Ce que je sais, c’est que, grâce à lui, je suis enfin parvenu à cet admirable état, à cet état divin d’insociabilité, dont les philosophes pessimistes et les poètes décadents disent que c’est un état de parfait bonheur.

Parfait bonheur, soit… mais bonheur souvent bien douloureux.

Toutes les fois où, par un sot esprit de contradiction et aussi par une sotte protestation d’homme qui ne veut pas se laisser mener par les caprices et les billevesées d’un chien, toutes les fois où je m’acharnai à résister aux avertissements de Dingo, j’eus lieu de m’en repentir cruellement.

Il s’ensuivit de pénibles histoires que je vous demande la permission de raconter.


V


Le notaire de Ponteilles avait un nom charmant et qui lui allait si bien ! On l’appelait maître Anselme Joliton. Naturellement, j’étais au mieux avec lui.

Dans les petits pays, et aussi dans les grands, — mais surtout dans les petits, — le notaire est toujours populaire. Il représente quelque chose de plus qu’un homme, quelque chose de plus qu’une institution ; il représente les champs, les prairies, les bois, les moissons et les maisons ; il représente l’héritage, le mariage ; il représente l’argent ; il représente la propriété, enfin… Il unit la terre à la terre, l’argent à l’argent, transmet la terre et l’argent de l’un à l’autre, d’une famille à l’autre famille, du mort au vivant et il fait fructifier l’argent pour ensuite le changer en terres, donnant à l’argent plus d’argent que n’en donne l’État. C’est une sorte de providence panthéistique, de divinité mythologique et locale. Et son étude, remplie de cartons poussiéreux et de vénérables paperasses, est un temple vers quoi convergent tous les intérêts, tous les désirs, toutes les espérances, toutes les passions, tous les crimes secrets d’un petit pays.

Dans les petits pays, comme Ponteilles, si jalousement fermés aux « étrangers », un notaire a beau venir de loin, de très loin, il n’est jamais considéré comme un « étranger ». Les paysans l’acceptent tout de suite. Non seulement ils l’acceptent, mais le jour même où il est venu, sans savoir, sans se demander d’où il est venu, ils le consacrent comme étant du sol, depuis toujours, comme étant de leur sol, dont, par une fiction exceptionnelle, ils imaginent qu’il est sorti, tout armé de ses panonceaux, pour le bonheur, c’est-à-dire pour l’enrichissement de tout le monde.

Méfiants envers leurs pères, leurs mères, leurs enfants et envers eux-mêmes, méfiants envers les animaux et les choses et envers l’ombre des choses, les paysans accordent au notaire une confiance illimitée. Cette confiance, constitutionnelle, congénitale, rien ne l’ébranle, ni les disparitions, ni les fuites, ni les catastrophes. Ruinés par celui qui est parti, ils se mettent aussitôt en devoir de se faire ruiner par celui qui arrive.

Outre ce symbole merveilleux de la propriété qu’incarne dans les campagnes un notaire, il incarne encore un autre prodige non moins merveilleux, par où se révèlent mieux encore la divinité de son origine et la toute-puissance de ses surnaturelles fonctions : il écrit et il parle un jargon mystérieux, à quoi personne ne comprend jamais rien… Moins encore qu’au latin de la messe. Le paysan croit en Dieu, parce que Dieu parle en latin ; il croit au notaire, parce que le notaire écrit en jargon.

Le paysan est ainsi fait que s’il comprend, il discute. S’il discute, sa cupidité s’éveille aussitôt et s’exalte. Il devient alors intraitable. Impossible de s’entendre avec lui. S’il ne comprend pas, on peut le mener là où l’on veut, car jamais il n’avouera qu’il n’a pas compris. Son amour-propre est celui d’un enfant stupide et têtu.

J’ai vu, dans cet ordre de choses, des choses extrêmement comiques ou, ce qui revient au même, extrêmement tristes. J’ai vu un notaire lire à un paysan, très méfiant, très processif, la formule d’une quittance. Elle était tellement embrouillée, tellement enchevêtrée d’articles du Code, de lois, d’arrêts de cour, de commentaires juridiques, de vocables périmés, si totalement incompréhensible que la tête m’en tournait… À chaque phrase de ce jargon affolant, le notaire s’interrompait de lire. Et il demandait au paysan :

— Vous avez bien compris ?

— Oui… Oui…

— Vous comprenez bien ? Vous comprenez bien tout ?

Le front bourré, l’esprit tendu jusqu’à la congestion, les oreilles bourdonnantes, suant de partout à grosses gouttes, abruti, ahuri, le paysan ne comprenait rien, absolument rien, à tout ce verbiage de procédure, qu’on ne comprenait pas déjà, du temps de Louis XIV où on l’inventa. Il répondit les lèvres serrées, l’œil hagard :

— Pardi… bien sûr que je comprends…

Le notaire appuya avec un plaisir démoniaque :

— C’est grave, vous savez… très grave… Je vais vous relire ce passage, particulièrement grave… Parce que je ne veux pas que vous veniez me dire plus tard… que vous n’avez pas compris… Faites attention… Pesez la valeur de chaque mot, cherchez le sens de chaque phrase… Je relis…

Le paysan avait l’air d’un noyé…

— Pas la peine… pas la peine… dit-il… Je comprends, allez !

Le notaire s’obstina. J’admirais sa force de tortionnaire.

— Réfléchissez encore… Allons, je relis…

— Non… non… Puisque je comprends…

— Alors, signez.

Le paysan eut comme un grand froid au cœur, comme un tremblement de la voix, de la main, des paupières, des jambes. Il sentait bien que mettre son nom ou la croix de Notre Seigneur sur du papier timbré, au bas d’un acte qui engage et sur quoi on ne pourra plus revenir, c’était l’événement le plus grave qui pût lui arriver dans la vie… Il prit la plume… ce n’est pas assez dire… il se jeta sur la plume que lui tendait le notaire… Et il signa… Il signa en haut, en bas, parapha à droite, reparapha à gauche et resigna, intersigna, contresigna avec une sorte d’acharnement sauvage… Il fallut lui arracher la plume des mains, il fallut lui arracher des doigts la minute de la quittance, car il eût signé toute la journée.

Il eût signé l’abandon de son champ, le don de sa vache, de sa récolte, de sa maison, l’empiétement des bornages sur ses terres ; il eût signé son dépouillement en faveur du voisin, ou des pauvres, il eût signé sa ruine totale… sa mort !

Il était très pâle. Quand il eut fini de signer, il dit au notaire, qui lui faisait toujours remarquer la gravité de ce qu’il venait de faire.

— J’ai compris… j’ai bien compris, allez !… Et quand même… Je sais ben que vous ne voudriez pas me foutre dedans…

Maître Anselme Joliton était notaire à Ponteilles depuis douze ans. Il avait succédé à maître Léonce Vertbled. Selon le rythme habituel, maître Vertbled, après vingt années d’exercice loyal et de confiance universelle, était parti un matin d’avril — ô joies du printemps — avec tout l’argent déposé dans son étude, tout l’argent de la Fabrique, dont il était le trésorier, tout l’argent d’un certain baron de Vissepet dont il gérait les propriétés, pour le compte de qui il touchait fermages, arrérages et redevances et qui se tua, le pauvre baron, découragé à la pensée qu’il devrait désormais les toucher lui-même, ce dont il ne se sentait pas capable… Le plus douloureux, ce n’était pas ce que maître Vertbled emportait, c’était ce qu’il laissait… Non seulement maître Vertbled était un génial voleur, c’était un puissant ironiste. Il laissait une situation tellement inextricable, au point de vue des attributions hypothécaires, et même des origines de la propriété dans tout le canton, qu’il en résulta de nombreux procès, dont quelques-uns se plaident encore, se plaideront longtemps, se plaideront peut-être toujours. Presque tout le pays fut ruiné, plus que ruiné, bouleversé de fond en comble. Il semblait qu’une révolution sociale fût passée sur lui. Par suite de faux, par suite de manœuvres frauduleuses, comme on n’en avait pas encore vu jusqu’ici, il arriva que certains furent dépouillés de terres qu’ils possédaient de père en fils, légitimement. D’autres se virent attribuer des terres qu’ils ne possédaient pas. Personne ne savait plus ce qu’il avait ou ce qu’il n’avait pas. Effroyable gabegie, dont on ignore à l’heure actuelle si l’on sortira un jour.

C’est dans ces conditions difficiles que maître Anselme Joliton, clerc principal dans une petite ville de la Touraine, arriva, inconnu à Ponteilles. Il ne fut pas accueilli à coups de fourche ; on le reçut comme un sauveur.

Un moment, on avait même craint qu’il n’arrangeât la situation extraordinaire laissée par maître Vertbled, qu’il remît les choses à leur vraie place, les propriétés à leurs véritables propriétaires. Par bonheur, il n’en fut rien. Cette situation, il la compliqua encore. Cela lui valut d’emblée la confiance de tout le monde.

Durant douze ans d’ailleurs, il se montra digne de cette confiance.

On se disait ce qu’on s’était dit de maître Vertbled, ce qu’on s’était dit du prédécesseur de maître Vertbled, ce qu’on s’était dit de tous les notaires qui, depuis qu’il y a des notaires, s’étaient succédé à Ponteilles…

— Au moins, celui-là… à la bonne heure !

Celui-là était comme les autres… Il attendait patiemment que les bas de laine, si bien vidés par maître Vertbled, se fussent remplis à nouveau pour maître Anselme Joliton. En effet, peu à peu, ils se remplissaient automatiquement, selon des lois mécaniques très bien connues. Car il est sans exemple — je parle d’après les statistiques les plus pessimistes — il est sans exemple qu’un bas de laine de paysan, même arrivé au suprême degré de la platitude, ne se regonfle et ne soit plein à craquer, au bout de douze ans. Et cela, en dépit des mauvaises récoltes, des grands gels, des sécheresses, des grêles, des invasions de chenilles, de campagnols et de phylloxéra, en dépit des incendies, des épidémies, des guerres, des Panamas, des Fiscalités les plus féroces, des catastrophes en tout genre…

Maître Anselme Joliton était un homme de quarante-cinq ans, rondelet, grassouillet, obséquieux. Il avait conservé la mode ancienne des redingotes noires très longues et des cravates blanches. Un chapeau haut de forme en feutre mat couvrait en toutes saisons, à toutes heures du jour même les plus matinales, sa tête ronde, strictement rasée, qu’encadraient sur la nuque, d’une oreille à l’autre, des boucles de cheveux châtains, prématurément mêlés de cheveux gris. La mine papelarde, le nez charnu, l’oreille plate et détachée, la peau d’une graisse un peu jaune, la bouche toute mouillée de politesses, toute fleurie de sourires, le linge douteux, il avait l’air d’un chanoine. Un chanoine parfois un peu triste. Marié, sans enfants, on ne voyait jamais sa femme, qui, malade, disait-on, d’une neurasthénie incurable, passait ses journées à pleurer, étendue sur une chaise longue, dans sa chambre, dont les persiennes restaient toujours fermées. Il vivait modestement. La domesticité se composait d’une femme de ménage et du second clerc, qui s’initiait aux mystères du notariat, en balayant la maison et cirant les chaussures, en s’occupant du cheval et de la voiture. Il s’occupait aussi du jardin… Ah ! Ce n’était pas l’existence que maître Anselme Joliton avait rêvée. Il eût aimé recevoir des amis… donner quelques dîners intimes à des clients importants et sympathiques. Bien à regret, il avait dû renoncer à ces joies, justement à cause de sa pauvre, de sa chère malade, incapable de diriger la maison et qui ne voulait voir personne.

— Une vie brisée… soupirait-il… Par malheur, on ne me laisse pas l’espoir du moindre changement… C’est bien triste… Mais chacun a sa croix sur la terre…

Et il ajoutait, en rassemblant dans son regard résigné toutes les mélancolies qui sont éparses dans la vie :

— Tout de même… Je n’ai pas eu de chance… Nous aurions pu être heureux… Ma femme était si bonne musicienne… Elle joue du piano, comme un ange…

Au moins une fois par semaine, il allait à Paris, très luisant, très pommadé, très brossé, sous le bras une lourde serviette de maroquin, bourrée de papiers. Comme on le plaisantait sur ces très fréquents voyages, il répondait avec une expression de lassitude et d’ennui :

— Les affaires !… ah ! les affaires !… Le travail… je n’ai plus que ça… Que voulez-vous ?

On sut plus tard — trop tard — que les affaires de maître Anselme Joliton — histoire banale — c’était une petite téléphoniste qu’il entretenait d’amour et de quatre-vingt-dix francs par mois… Une petite femme de seize ans, sa payse de la Touraine, qu’il trompait d’ailleurs avec des dames plus élégantes des Folies-Bergères, de l’Olympia et du bal Tabarin.

Je lui avais remis de l’argent pour des placements hypothécaires, de magnifiques placements sur une non moins magnifique usine de cyanure d’or, installée en Touraine — la seule de ce genre qui existât en France — et dont maître Joliton avait dans son étude, sur les murs tendus de pékin vert, un plan au lavis bleu et une photographie alléchante.

Il venait souvent me voir… oh ! en voisin, seulement, en bon voisin. Nous parlions de toutes sortes de choses… de sa femme qui n’allait jamais mieux, de l’usine de cyanure d’or qui allait de mieux en mieux. Et nos conservations finissaient régulièrement par un couplet de maître Anselme Joliton sur l’immoralité des temps :

— Ah ! monsieur, gémissait-il, quels temps nous traversons !… Nous nageons dans l’immoralité, monsieur !… Monsieur, l’immoralité coule à pleins bords…

Quand il était assis, son ventre qui bombait douillettement, entre ses cuisses courtes comme un gros coussin, entre les accotoirs d’un fauteuil massif, invitait au respect, à la sécurité, au repos. On avait envie de se coucher dessus. Quand il était debout, maître Joliton ne cessait de me saluer jusqu’à terre. Il s’extasiait :

— Ah ! Monsieur… Comme vous êtes beau ! Comme vous êtes intelligent !… L’intelligence même, monsieur… Et quel génie vous avez, monsieur !… Vous ne pouvez pas savoir à quel point je profite de tout ce que vous dites… où trouvez-vous tout ce que vous dites ?… C’est prodigieux… Et quelle splendide propriété !… Et votre cuisinière, monsieur !… Quelle admirable cuisinière ! Et ce chien donc !… Ah ! Ah !… quel chien !… Quel chien superbe !… D’ailleurs, tel maître… tel chien… C’est évident.

Et il s’inclinait. Et il souriait. Et de sourire et de s’incliner, la salive lui venait à la bouche, aux coins de laquelle elle moussait avec un petit bruit musical.

J’étais un peu confus, mais flatté. Peu habitué aux compliments, je me rengorgeais. Je me disais :

— Voilà donc enfin quelqu’un de bien poli… Quelqu’un de bien agréable à voir, à entendre… et qui sait ce que c’est que les hommes… On a plaisir vraiment à confier de l’honneur, des secrets, et même de l’argent à un tel notaire !… Il réhabilite la profession… Ah ! celui-là !… À la bonne heure !

À mesure que je le considérais, que je le détaillais, mon lyrisme s’exaltait… Je me disais encore :

— Quelle bonne figure !… Quelle figure éclairée, honnête et si modeste !… Et ce ventre… Ah ! ce ventre avec cette belle courbe, calme, pleine, magistrale… Qu’il est donc vénérable !

Et je songeais, avec presque de l’attendrissement, à cette magnifique usine de cyanure d’or, dont j’allais revoir, de temps en temps, dans le cabinet de maître Joliton, le plan bleu, si bleu, bleu comme le ciel.

Malgré les sourires, les humilités, les courbettes, les gestes onctueux, malgré cette usine de cyanure d’or et malgré l’admiration éperdue que maître Joliton professait pour Dingo, Dingo détestait le notaire. N’étant pas homme, homme de lettres surtout, il n’avait aucune vanité, du moins, aucune de leurs vanités. Il se méfiait des vains éloges et des compliments grossiers. Dès qu’il flairait, dès qu’il apercevait le notaire, il prenait une attitude nettement agressive. Il ne le quittait plus des yeux, et je vous assure que ses yeux étaient terriblement sévères. Si, par courtisanerie envers moi, le notaire s’essayait à caresser le chien, le chien aussitôt hérissait les poils de son échine, furieusement montrait les crocs, faisait entendre un grognement qui disait bien ce qu’il voulait dire, au sens de quoi maître Joliton ne pouvait pas se méprendre.

— Qu’il est amusant !… admirait-il, un peu pâle… Dieu ! que vous avez donc un chien amusant !… En vérité, je n’ai jamais vu un chien si amusant.

Et, habilement, il mettait une chaise, une petite table, entre lui et Dingo, tout en disant :

— J’adore les chiens… En Touraine, j’ai connu un chien… pas aussi beau… pas aussi beau, naturellement… enfin, un chien dans son genre… en moins beau, en beaucoup moins beau… Et même, il ne lui ressemblait pas du tout… C’était en 1884… Un jour, ou plutôt, un soir…

Un grondement, plus fort que les autres, interrompait à propos le récit à peine commencé. Et, bien à l’abri derrière le rempart de la table, le pauvre notaire, dont le regard inquiet voyageait de Dingo à moi, répétait…

— Ah ! regardez-le… Ah ! Ah ! Ah !… Qu’il est amusant !

Pendant plus de six mois que dura ce manège presque quotidien, il me fut impossible — par la sévérité et par la douceur — d’amener Dingo au respect que méritait un homme qui s’exprimait en termes si choisis sur son compte et sur le mien. Au contraire, la haine du chien s’accentuait à chaque visite du notaire. Et je vis bien que c’était là un parti pris, contre lequel il n’y avait pas à lutter.

Je n’avais pas encore, à ce moment-là, expérimenté la perspicacité de Dingo. J’en étais réduit à la mienne. Elle m’a beaucoup trompé… Je blâmai énergiquement mon chien. Pour éviter un malheur irréparable qui eût mis en deuil le notariat national et l’usine de cyanure d’or, je dus consigner Dingo dans une chambre fermée, toutes les fois que maître Joliton venait chez moi.

Quand on sonnait à la grille :

— Enfermez le chien… commandais-je. C’est peut-être le notaire.

Et un beau jour, par un merveilleux matin d’avril, j’appris que maître Anselme Jolilon, de même que maître Léonce Vertbled, était parti, dans la nuit, emportant mon argent, tout l’argent du pays. Il ne laissait, pour nous consoler, que les plans au lavis bleu de l’usine de cyanure d’or, sa femme neurasthénique, La mort de Marceau et le portrait de Mme Récamier…

Alors, ce fut quelque chose de tout à fait hideux.

Réveillé, en sursaut, par cette nouvelle, le village poussa un long hurlement. Il se porta en masse, devant l’étude du notaire, contre laquelle furent lancés, avec les injures les plus violentes, des pierres, des culs de bouteilles, des morceaux de fer ramassés dans la rue. S’excitant l’un l’autre et ayant brisé toutes les vitres, ils pénétrèrent dans la maison, qu’ils voulurent mettre au pillage. Il n’y avait rien… rien que les cartons et les paperasses. Mais leurs grosses mains, leurs mains furieuses se retirèrent d’elles-mêmes et comme subitement effrayées à l’idée de violer ces choses si sacrées. Il y avait aussi Mme Joliton… Elle s’était levée au bruit, se présentait au haut de l’escalier, les cheveux dénoués, épars sur la poitrine, presque nue, hagarde.

Ils crièrent :

— Notre argent !… Nos terres !… Nos maisons !…

Le bourrelier, Joseph Velu, lui jeta à la face :

— C’est toi qui as ruiné ton mari… catin… c’est toi !… Notre argent, tout de suite !

Elle ne savait rien… ne comprenait rien… et son visage était comme un visage que la raison n’habite plus.

Elle aussi criait :

— Qu’est-ce que vous dites ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Je ne sais pas ce que vous dites.

Velu s’avança jusqu’à elle, la menaça du poing. Un autre la tira par les cheveux.

— Ta dot !… Nous voulons ta dot, entends-tu ! Tu vas nous rendre ta dot… et tes bijoux…

Elle n’avait pas de dot… Elle n’avait pas de bijoux… Elle n’avait rien… À elle toute seule, elle était plus misérable, plus pauvre, plus dépouillée de tout que ces forcenés qui hurlaient contre elle… Elle répétait, sans comprendre :

— Ma dot… Une dot… Qu’est-ce que vous dites !… Qu’est-ce que vous dites ?

Et puis, tout à coup, elle s’affaissa, s’évanouit. Velu qui, parvenu derrière elle, lui avait asséné un coup de poing sur la nuque, crut, la voyant tomber, qu’il l’avait tuée. Il s’enfuit… Et tous, pris de peur, s’enfuirent avec lui…

M. Théophile Lagniaud ne parut point à cette scène et se barricada dans sa chambre. Dès qu’il avait entendu hurler les gens, le père Cornélius Fiston était parti en courant, pour les champs…

Le lendemain, au petit jour, le curé trouva Mme Joliton noyée dans la mare, près de l’église. Des grenouilles nageaient, sur l’eau bourbeuse, autour d’elle… Il se signa, comme pour appeler sur ce cadavre de suicidée — mais sans y croire — le pardon de Dieu et il s’en alla à toutes jambes prévenir le maire…

Comment Dingo connut-il la fuite de maître Anselme Joliton ?… Je n’en sais rien… Mais, sûrement, il la connut.

Ce beau jour-là, son agitation fut inhabituelle. Je remarquai qu’il avait dans la physionomie, l’attitude, les gestes, quelque chose d’important, de supérieur et en même temps quelque chose d’ironique et de fiévreux que je ne lui avais jamais vu. Il allait sans répit, de moi, qui tempêtais furieusement contre tous les notaires du monde, à la cuisinière, dont les économies avaient sombré dans la catastrophe… et qui pleurait sa misère, effondrée, au coin de la cuisine, sur une chaise, un panier de pois qu’elle n’écossait point, entre les jambes…

Et il ne cessait de nous parler…

Il me disait… il me disait certainement :

— Tu vois… Ah ! tu vois !… Je savais bien… Et pourtant, je ne suis qu’un chien… je ne devrais pas savoir ce que c’est qu’un notaire, puisque nous n’en avons pas, nous autres… Ah ! non, par exemple !… Ah ! vous voulez des notaires, vous, les hommes… Te voilà bien avancé, maintenant… Mais tu n’en veux faire, jamais, qu’à ta tête.

Je gémissais :

— Comment se douter, mon pauvre Dingo ?… Il était si poli… si poli… Il t’aimait tant.

— Justement, voyons… Tu es donc bête ?

— Ah ! Dingo !… Mon argent !… Mon argent !…

Je lui criais cela, comme s’il pouvait me le rendre.

Mais Dingo, impitoyablement répondait :

— Il court, ton argent… C’est bien fait aussi… M’écouteras-tu, désormais ? Ou bien continueras-tu à m’enfermer dans un cabinet noir… à me mettre en pénitence, comme un marmot qui n’a pas voulu apprendre sa leçon, chaque fois que je te dévoile l’âme d’un homme… chaque fois que je t’avertis d’un danger ?… C’est inouï, vraiment !… Et tu n’as même pas voulu que je lui saute à la gorge…

— C’est vrai… C’est vrai.

— Que je le morde aux mollets…

— C’est vrai… C’est vrai.

— Un sale notaire comme ça !

— C’est vrai… C’est vrai… Je m’en repens, va !

— Il est bien temps… Et tu recommenceras à la première occasion…

— Non. Non… je t’assure…

— Nous verrons bien…

Il disait à la cuisinière :

— Pourquoi gémis-tu ?… De quoi te plains-tu ?… Ton argent ?… Ah ! ton argent… Mais qu’est-ce que cela peut bien te faire ?… Puisque, dès demain, tu vas te remettre à économiser sur tes joies, imbécile… sur celles des tiens, égoïste… pour donner encore au premier notaire qui te le demandera cet argent, ce tout petit peu d’argent, rudement gagné, et dont il est dit que tu ne jouiras jamais, jamais… jamais !… Est-ce que j’économise, moi ?

— Toi, parbleu ! pleurait la cuisinière… tu n’as pas d’argent…

— Heureusement… ripostait Dingo.

— Toi, tu n’es qu’un chien…

— Tiens !… bien sûr… Je m’en applaudis tous les jours… depuis que je connais les hommes…

Il nous disait encore, à Marie et à moi, bien d’autres choses, que je n’ai pas entendues, que j’ai parfaitement comprises, et que je ne rapporterai pas de peur que vous ne me preniez pour un imposteur, un sot ou un poète…

Pourtant, je dois rapporter encore ceci :

Quand il eut appris le suicide de Mme Joliton, Dingo se mit à gémir, à pleurer. Et Marie, qui était une bonne femme, une de ces excellentes femmes dont on dit qu’elles ne tueraient pas une mouche, s’écria en dansant de joie à cette nouvelle :

— C’est bien fait, c’est bien fait… ça lui apprendra…


VI


Pierre Piscot vient faire des journées chez moi, autant qu’il veut. Le jardinier l’emploie à lier les salades, sarcler les semis, désherber les plates-bandes et ratisser les allées. L’hiver, il ébranche les arbres, casse le bois, ramasse les feuilles, fume le jardin et le laboure. C’est un bon ouvrier. Il a une spécialité amusante qui fait la joie de Dingo. Personne ne prend les taupes aussi adroitement que lui. Ne lui parlez pas de les prendre au piège. Il méprise les pièges, « car les taupes ont du vice », et elles savent très bien les éviter et les tourner. À cinq heures, à dix heures du matin, à cinq heures du soir, qui sont les heures réglementaires où les taupes voyagent dans les galeries et cherchent leur nourriture souterraine, il surveille les taupinières, l’œil attentif, la bêche bien en main. Quand la taupe « fouille », il attend patiemment qu’elle affleure le sol ameubli. D’un coup de louchet vivement et sûrement donné, il la fait sauter en l’air et l’assomme, si Dingo ne l’a pas tuée d’un coup de dent. Il vend un sou la peau au chiffonnier de Cortoise et mange la viande dont il prétend que « c’est régalant, avec des petits oignons. » Il mange d’ailleurs bien d’autres choses qu’on n’a pas coutume de manger, chez les bourgeois « qui ne savent pas ce qui est bon », les rats « que c’est un délice », les hérissons « que c’est comme du veau », les couleuvres « que c’est comme du dinde », les belettes « qu’on dirait du canard. » Ces aubaines sont rares… La plupart du temps, il ne mange pas à sa faim. Il est vrai que souvent il boit plus qu’à sa soif.

Piscot plaît beaucoup à Dingo. De tous les habitants de Ponteilles, Piscot est le seul bipède avec qui Dingo entretienne un commerce d’amitié. À cause des taupes, je suppose… peut-être aussi à cause de son incurable misère… Quand Piscot est chez moi, Dingo ne le quitte pas, s’empresse autour de lui, lui parle sans cesse.

— Prends donc ton louchet… et allons faire sauter les taupes…, semble-t-il lui dire.

Il l’aide encore à toutes sortes de choses… Par exemple, il l’aide à pousser la brouette, de la même façon idéale et généreuse qu’il aida le vieux petit chemineau à tirer la voiture, chargée de meubles, sur la route.

La première fois qu’il vint au jardin, Piscot se montra très gentil avec Dingo, très familier avec moi. Il ne me parla pas à la troisième personne. Je remarquai avec surprise qu’il avait de la bonne humeur, une sorte de franchise aisée et bavarde, qui contrastait fort avec les attitudes mornes, les mines renfrognées, sournoises et muettes de ses compatriotes. Nous causâmes, sans la moindre gêne, comme des amis… Il ne manquait pas d’une certaine verve pittoresque et mêlait dans ses récits l’argot des villes au patois paysan. Il me dit :

— Eh bien, monsieur ?… C’est-y que vous vous habituez chez nous ?

Je répliquai sans entrain :

— Mais oui… Mais oui… Le pays est beau…

— Oh ! pour ça… c’est un beau pays… Et riche… riche !…

Il attira mon attention sur sa cotte de travail en lambeaux, sur son pantalon, où les rapiècements faisaient une mosaïque compliquée, multicolore.

— On le croirait pas à me voir, hein ? observa-t-il sans amertume, presque gaiement… C’est pourtant, comme ça… Riche, riche… Oh ! c’est un beau pays…

— Un beau pays, répétai-je en écho.

Et je corrigeai aussitôt cet éloge…

— Je n’en dirai pas autant des habitants… Ils ne sont guère aimables, les habitants… Sapristi, Piscot, ils ne sont guère accueillants, vos compatriotes…

Les yeux pleins de malice, Piscot sourit finement :

— Vous avez vu ça… tout de suite ?

— Écoutez donc !… À moins d’être aveugle et sourd…

— C’est vrai, avoua-t-il… C’est, ma foi, bien vrai… Est-ce pas malheureux tout de même ?… Je leur dis toujours : « … Mais, gourdes que vous êtes, pourquoi que vous taquinez les étrangers ?… C’est bête !… Les étrangers… ça fait travailler le pays… ça fait la fortune du pays… » Eh bien, monsieur, ils ne peuvent pas… C’est plus fort qu’eux… Ils ne peuvent pas… C’est vrai qu’ils n’ont besoin de personne, riches comme ils sont…

— Vous vous trompez… protestai-je vivement… Chacun dans la vie a besoin de chacun…

— Je ne dis pas… je ne dis pas… Après tout, vous avez raison…

Et brusquement, il se mit à rire :

— Vous avez raison, répéta-t-il… Ainsi, votre propriété, à ma connaissance… elle a été revendue six fois… C’est fameux… parce que voilà ce qui se passe… Le type qui l’achète l’arrange à son goût, comme de juste… C’est-à-dire qu’il fout tout par terre… Alors, c’est le maçon, le menuisier, le charpentier, le peintre… Aussitôt que c’est fini, le type s’en dégoûte et s’en va… Arrive un autre type… Naturellement, ça ne lui plaît pas… À son tour, il démolit tout ce que l’autre a fait… Et voilà le maçon qui rapplique… le menuisier aussi, et le charpentier, et le peintre… On remet les choses dans l’état où elles étaient avant… Et, ainsi de suite, à chaque nouveau propriétaire… Et vous-même… Ah ! ils sont rigolos… Oui, mais en fin de compte, c’est de l’argent pour le pays… Eh bien, à Ponteilles, ils ne comprennent pas ça…

Ici, il entama sa profession de foi… Il déclara :

— Moi, j’aime bien que les étrangers viennent s’établir chez nous… Ça me fait plaisir de causer avec les étrangers… J’en pense ce que je veux, bien sûr… Mais les taquiner, comme on fait ici ?… C’est stupide… surtout ceux qui ont de la galette… C’est-il pas vrai, voyons ? Tenez… il y a quelques années, le baron Larpenteur… vous savez… du château de la Mouillerie… Oui… Eh ben, il avait loué pour une créature de Paris le petit pavillon de feu la mère Blomet… Si vous aviez vu ça !… Tous les jours du potin… des charivaris avec des chaudrons, des casseroles… Moi qui vous parle, j’allais travailler au jardin, chez la créature… Je m’en foutais un peu… Sans compter qu’elle payait recta et qu’elle trouvait toujours tout bien… Ce n’était pas une mauvaise bougresse, allez !… À preuve qu’elle a donné deux cents balles au curé pour l’église… Et le maire l’a estampée de je ne sais plus combien pour le bureau de bienfaisance, à ce qu’il dit… Il a eu raison… L’argent est l’argent… Qu’il soit gagné avec les mains ou bien, sauf vot’respect, avec autre chose… c’est de l’argent, ni plus ni moins… Moi je dis que tous les métiers sont bons, quand ils sont bons… Qu’est-ce que ça peut faire ? Ah ! ils ne sont pas malins à Ponteilles… Ils retardent, quoi !… Des paysans !

Haussant les épaules, il prononça ce mot de paysan sur un ton de pitié méprisante, pour qu’il fût bien entendu que lui, Pierre Piscot, n’appartenait pas à cette classe de lourdauds rétrogrades. Pourtant, il chercha à les excuser :

— J’vas vous dire… C’est pas qu’ils soient méchants, dans le fond… C’est pas, non plus, qu’ils soient bons… bons !… Mais qu’est-ce que vous voulez ?… Ça n’est jamais sorti de son trou… Ça n’a pas voyagé… Ça n’a rien vu… Ça ne sait rien de rien… Ça ne veut pas s’instruire… Moi qui vous parle, c’est pas la même chose. Je suis à la hauteur, moi… J’en ai vu du pays, moi ! J’en connais des patelins, et des pas ordinaires… Moi qui vous parle, monsieur, j’ai fait l’expédition de Chine avec les gars russes, les gars allemands… Tout le monde vous le dira, ici… Alors, vous comprenez ?

Il était tout fier de me donner sur sa vie ce détail considérable.

Je lui demandai ses impressions sur la Chine.

— Peuh ! fit-il… Un pays comme les autres… à part les maisons qui ont des cornes à tous les coins… à part aussi les habits… Ils sont habillés comme des femmes, ces sacrés Chinois-là… jusqu’à des nattes de cheveux qu’ils ont dans le dos, censément comme les gamines de chez nous… Et des gueules jaunes… jaunes… comme si qu’ils auraient tous, sauf vot’respect… les coliques du miserere… Et y a de l’eau !… Y a de l’eau !… Bon Dieu qu’y a de l’eau !

De lui-même, il me conta sa campagne :

— C’est bien simple… On pillait, voilà… Tout le monde pillait… On pillait… On pillait… Soldats, officiers, généraux. Et les curés donc… Dans ce sacré pays-là, faut vous dire qu’il y a autant de curés que de Chinois… Y en a… Y en a !… et des lascars qui n’ont pas froid aux yeux, je vous en réponds… Je m’en rappelle un… un grand sec… avec des bottes… et une barbe… Oh ! là là ! Il avait un gros revolver à la ceinture de sa soutane, et une croix en pierre violette sur la poitrine… de la métisse qu’ils appellent ça… On le voyait partout… On ne voyait que lui… C’était le plus enragé… « Allons, mes enfants, qu’il disait en tapant des mains, travaillons… travaillons. » Et il nous donnait sa bénédiction par-dessus le marché… Paraît que c’était un évêque… Bon bougre, d’ailleurs… On pillait tout, les maisons, les boutiques, les jardins… des espèces d’églises qu’ils ont là-bas… Cette guerre-là, monsieur, c’était pas une guerre, c’était un vrai déménagement… Quoique ça, on s’est bien amusé des fois… On leur envoyait des coups de baïonnette dans le ventre, aux magots… C’est rien que de le dire… Ils ne se défendaient seulement pas… Et à l’eau… à l’eau !… Au bord des fleuves, on jouait à les noyer, comme des petits chiens… Écoutez… je ne suis pas méchant… tenez, je ne ferais pas de mal à une mouche… mais des gueules jaunes comme ça… Qu’est-ce que vous voulez ? C’est tout de même pas des hommes, dites…

Un souvenir désagréable lui fit se gratter vivement la tête et ramena une grimace sur sa face, tout à l’heure égayée…

— J’ai pas eu de chance, gémit-il… Bon Dieu que j’ai été bête !… Moi, je me disais : « Les femmes, pour la rigolade, ça va bien… L’argent… les belles pièces de soie… pour le solide… ça va bien aussi… » Mais ces grandes bêtes en bronze… ces gros bonshommes en bronze et en bois peint… ventrus, laids, mal fichus… des saletés, des inventions quoi ! Ça ne me revenait pas… Je ne pillais pas ça. « Ah ! mes pauvres gars, que je disais aux camarades, vous vous éreintez… et vous perdez votre temps… Qu’est-ce que vous allez faire de ces cochonneries-là ?… » Eh bien, monsieur, j’aurais pu me faire une fortune… une fortune. Au lieu de ça… Ah ! je n’ai pas de chance…

Il était devenu mélancolique à remuer ces souvenirs. Les deux bras croisés sur le manche de sa bêche, il songea quelques instants, en se répétant obstinément :

— Je n’ai pas de chance… D’abord, je n’ai jamais eu de chance, jamais eu de chance, jamais… nulle part…

Et il reprit :

— Not’capitaine avait vendu à des juifs qui suivaient le corps expéditionnaire… ces cochonneries-là que la compagnie avait pillées… On ne pouvait pas tout envoyer en France, n’est-ce pas ?… On fit la répartition de l’argent aux hommes… C’était quelque chose… des trente francs… des quarante… des cinquante francs… Et vous pensez bien que le capitaine, un galopin à la coule, neveu d’un ministre, à ce que je me suis laissé dire… ne s’oubliait pas… le bougre !… Moi, je n’ai rien eu… Voici pourquoi… Les camarades criaient en me montrant du doigt au capitaine : « Pas lui ! Pas lui ! Il n’a pas voulu piller. » —  « C’est vrai ?… » que me demanda le capitaine. Il avait l’air furieux. Je crus, ma parole, qu’il allait me fout’ au bloc… — « Mon capitaine, que je dis en cherchant à m’excuser… je ne savais pas, moi… Si j’avais su !… » — « C’est bon… C’est bon… Ton bec ! » que dit le capitaine. Il me tourna le dos, et il commanda au sergent-major qui faisait la distribution, assis devant une petite table avec des fleurs peintes : « Rien pour ce clampin-là !… » Je fus rayé de la liste… Plus tard, un camarade, un Parisien, me dit : « Du moment que les curés pillaient comme des anges… tu aurais dû comprendre, espèce de gourde, qu’il y avait du bon !… » C’est vrai… Ah ! j’ai été bête… Je ne retrouverai jamais ça !…

Il soupira longuement et il ajouta :

— C’est comme la médaille… Tous ceux qui étaient là-bas l’ont eue, la médaille… Moi ! rien du tout. Je l’attends encore… J’en ai parlé aux gendarmes de Montbiron… « C’est un oubli… faut réclamer », qu’ils m’ont répondu. J’ai réclamé… Rien… Un oubli… Ah ! oui… on ne m’ôtera pas de l’idée que si on ne m’a pas donné la médaille, c’est que je n’ai pas pillé.

Et il se remit au travail.

Un matin, je trouve Piscot, qui, accroupi sur le sol, « éclaircit » une planche de carottes. Il est de mauvaise humeur… Il me raconte que, voilà déjà plus d’un an, on lui a accordé une prime de quinze francs, pour avoir donné à la Patrie huit enfants, sept garçons et une fille. Or, il ne peut pas toucher la prime. Chaque fois qu’il réclame, on le renvoie sans argent. Ce n’est pas qu’on refuse de le payer, mais on exige qu’il apporte des certificats… des papiers… un tas de pièces justificatives qu’il ne peut se procurer et qui, du reste, lui coûteraient bien plus cher que ce que la prime lui rapporterait. Il me dit :

— Qu’est-ce que vous pensez de ça ?… C’est tout de même fort… Pas plus tard qu’hier soir, en sortant d’ici, j’ai rencontré M. Lagniaud : « Eh bien, ma prime de quinze francs ? » que je lui ai demandé… Alors, M. Lagniaud m’a tapé sur l’épaule… m’a ri au nez : « Sacré Piscot ! qu’il a fait… il est bon enfant !… » Et puis, il m’a planté là… C’est tout de même drôle, à la fin des fins… C’est comme leur bureau de bienfaisance… En v’là une boutique !… Oh ! pour le pain de quatre livres, je le touche régulièrement, l’hiver, tous les dimanches… Oui, c’est vrai… Mais on ne peut seulement pas le manger… Une fois, il y avait bien une livre de crottes de souris, dans leur pain de quatre livres… Ma foi !… je l’ai jeté aux oiseaux… Vous me croirez, si vous voulez, monsieur… Les oiseaux… ils ont gobé les crottes et laissé le pain…

Il maugrée quelques instants et reprend avec plus d’amertume :

— Quant à la galette… bonsoir !… Jamais de galette !… J’ai demandé un secours en argent… Oh là là !… monsieur, je leur aurais dit : « M… ! » sauf votre respect, qu’ils ne m’auraient pas plus mal reçu… Ah ! ils m’embêtent… Vous savez… je leur dirai : « M… ! » oui, oui, je leur dirai… Tout de même !…

Il redresse fièrement la tête, et d’une voix solennelle :

— Tout de même !… continue-t-il… Je suis le plus pauvre du pays… Je suis même le seul pauvre du pays… Pour la purée… à moi le pompon. C’est-à-dire que tout l’argent du bureau de bienfaisance, devrait être à moi. Dame ! écoutez donc !… Oui, mais l’argent, ils le donnent à un tas de galvaudeux qui n’en ont pas besoin… C’est-y vrai ce qu’on m’a dit ?… On m’a dit que le maire payait les gages de sa cuisinière avec l’argent du bureau de bienfaisance.

— Je n’en sais rien, mon pauvre Piscot… On dit aussi que les académiciens entretiennent leur domesticité avec le Prix Montyon…

Après une seconde de réflexion :

— Le Prix Montyon !… fait-il… mais dites donc ?… mais dites donc ? J’ai entendu parler de ça… On dit que c’est pas mauvais… Ouat !… ça doit être, comme ma prime, allez !…

Et il conclut, en haussant les épaules :

— Tout ça va mal… tout ça va très mal… Pour être volés dans les grandes largeurs… voyez-vous… il n’y a encore que les pauv’ bougres…

Ce n’est point l’habitude de Piscot qu’il se plaigne aussi amèrement. En général, il est plutôt insouciant. Et il accepte les choses — mêmes les pires — avec résignation. Peut-être a-t-il bu la veille, plus que de raison. Cela lui fait une âme brouillée et violente.

Je lui promets de parler au maire du bureau de bienfaisance et de sa prime de quinze francs, je lui promets de parler aux académiciens du Prix Montyon. Mais il a déjà tout oublié. Sa physionomie est redevenue fataliste, normale.

— Nom d’un chien !… s’écrie-t-il… y en a-t-il de la vermine, cette année, dans les carottes !

Et souriant, d’un bon sourire de philosophe qui ne s’étonne plus de rien, il résume ainsi le débat ;

— I en a partout, quoi… C’est pas l’embarras…

Pierre Piscot a trente-huit ans… Robuste, quoique très maigre, jovial, quoique très pauvre, mais jovial à la façon des paysans, dont les joies enfermées apparaissent rarement à la surface de leurs yeux. Il est grand, sec, d’un blond terne, la face grise et tavelée, barrée par une moustache du même ton, mais plus claire que la peau. Ayant le buste trop court, les jambes et les bras trop longs, il marche dégingandé, comme un faucheux.

En semaine, il travaille comme quatre ; le dimanche, il se saoule comme dix. Mais on n’a jamais vu que son ivresse fût querelleuse et méchante. Le travail lui a courbé le dos, déformé en gros nœuds de branche les articulations de l’épaule et du poignet, durci les mains comme de la pierre. L’ivrognerie lui a fait une expression d’enfant, d’enfant flétri et farceur. Les uns l’estiment, car il est complaisant, très doux, toujours prêt à rendre service, à donner un coup de main et l’on ne se gêne point pour exploiter jusqu’à l’indiscrétion cette tendance généreuse de son caractère.

D’autres, en parlant de Piscot, hochent la tête :

— Pas mauvais garçon, oh ! pas mauvais garçon… Mais… mais… mais…

Sans formuler une accusation précise, ils laissent entendre qu’il faut se méfier de lui. Ils commentent volontiers un vol important commis, il y a cinq ans, chez le boulanger. Il n’y a pas de preuves contre lui, il n’y a que de fortes présomptions et dans l’esprit des gens les présomptions deviennent vite des certitudes.

— Ce qu’il y a de sûr, expliquent-ils, c’est que, après le vol, durant huit jours, Piscot et sa femme n’ont point dessoûlé. De qui tenait-il cet argent ?… Il prétend bien que c’est un artiste, dont il a porté l’attirail toute une semaine à travers champs, qui lui a donné cinquante francs… À d’autres !… Cinquante francs pour une semaine, un artiste ?… Un crève la faim ?… Allons donc… Et puis, un artiste… ils ont dû faire le coup ensemble… probable !… Mais en le surveillant de près, en le tenant de court, on peut s’arranger avec lui… Ce n’est pas un mauvais garçon.

Ceux envers qui Piscot a prodigué son inlassable complaisance expliquent à leur tour :

— Pour le vol, il y a quelque chose qui n’est pas clair… c’est évident… D’ailleurs, c’était au boulanger à ne pas se laisser voler… Nous, Piscot ne nous a jamais rien pillé… S’il a fait tort à quelques-uns, par-ci, par-là : une poule à la Noël… un peu de bois… des fruits dérobés dans les jardins… voilà-t-il pas de quoi crier ! Ce n’est pas de sa faute après tout… Il n’est guère heureux non plus… Et puis, quand on a une verminée d’enfants qui se glissent partout, comme des rats, il faut s’attendre à bien des micmacs… On peut dire ce qu’on voudra… ce n’est pas un mauvais garçon…

Et comme au surplus malgré ses airs fendants, malgré les entêtements qui le prennent quelquefois sans raison, il est timide et ne sait pas se défendre, on lui repasse, pour le payer de ses journées, de ses services, de sa réputation douteuse, tous les mauvais sous, toutes les mauvaises pièces du pays. C’est peut-être à cette purification monétaire qu’il doit, en dépit des pires soupçons, de « n’être pas très mal vu » à Ponteilles…

Journalier de son état, Piscot va là où il y a de l’ouvrage, — du gros ouvrage, s’entend,  — car il le reconnaît avec bonne grâce, pour les travaux qui demandent de la finesse, il n’y a pas la main. Quinze jours chez l’un, huit jours chez l’autre, il attrape tout ce qu’il peut. Les opinions politiques et religieuses ne lui en imposent pas. Il les a toutes et successivement, selon les personnes qui l’emploient… Un jour, clérical, et, le lendemain, franc-maçon, cela ne l’embarrasse pas. Par exemple, les élections, voilà un bon temps pour Piscot. Vivent les élections !… Il promet sa voix à tous les candidats dont il distribue les bulletins et colle les affiches, mais il ne vote, honnêtement, que pour celui qui lui a donné le plus d’argent. Pas exigeant, du reste. Ces jours-là, dans les grandes années d’enthousiasme national, il lui est arrivé de gagner, en plus des petits verres, jusqu’à trente francs, jamais plus. Et il est content. La destinée, qui lui fut toujours rude, l’a rendu philosophe.

Piscot gagne trois francs par jour : c’est un prix fait et il s’y tient, sauf le dimanche, où, naturellement il ne gagne rien du tout et boit la majeure partie de ce qu’il gagne durant la semaine : un prix fait aussi. C’est un homme d’habitudes, de tradition : il a la tradition dans le sang. Du temps de défunt son père, on faisait comme ci, on faisait comme ça. Quand son intérêt immédiat n’est pas en jeu, il n’est pas, dans Ponteilles, de pire conservateur. Ah ! ne lui parlez pas des nouvelles méthodes de travail… des machines… des sacrées machines qui font du tort à l’ouvrier… Ne lui parlez pas non plus des engrais chimiques, qui brûlent le sol et n’en font que de la cendre…

— De la saleté ! De la poison !… Du fumier de vache pour les terres légères, du fumier de cheval pour les terres fortes… À la bonne heure… Je ne connais que ça…

Ce n’est pas lui qui jamais rêverait aux belles promesses des révolutions sociales… Dans les conversations politiques, chez Jaulin, il dit ce qu’avait dit, toute sa vie, défunt son père, à qui cela semble n’avoir pas beaucoup réussi.

— Avant toute chose… il faut des pauvres et des riches…

De penser à la venue d’une société où il n’y eût pas de riches et pas de pauvres, cela l’effare :

— Qu’est-ce que je ficherais, moi, là-dedans ?… s’écrie-t-il.

La richesse des riches lui semble la seule garantie possible de la vie des pauvres.

Le malheureux est marié — il s’est marié à vingt-deux ans — et vous savez déjà qu’il a pris au sérieux la question de la repopulation, huit enfants… Huit enfants, tous bien portants, les dents longues, le ventre affamé et qui sont à peu près nus sous leur crasse et sous leurs guenilles…

Un jour que Piscot est venu se plaindre au maire de ses charges trop lourdes :

— Qu’est-ce que tu veux, mon gars ?… objecte le maire… C’est dégoûtant aussi : huit enfants…

Piscot s’excuse humblement, pris d’une pudeur soudaine.

— Ben oui ! ben oui !… Qu’est-ce que vous voulez ?… Caresser sa femme tous les soirs… et un petit coup de fion, de temps en temps… On pense moins, pendant ce temps-là, à sa misère… Et puis, je vais vous dire… La bourgeoise… elle en veut… elle en veut…

— Alors, on fait attention, bougre de maladroit… Est-ce que j’ai huit enfants, moi ?…

— Vous ! pardi ! vous êtes riche !

On s’imagine aisément ce que peuvent être pour une femme la surveillance, l’entretien de huit enfants. Retenue tout le jour à la maison, elle ne peut travailler, du moins d’un travail productif. Car pour le travail, elle en aurait plus qu’elle en peut humainement supporter, si depuis longtemps elle n’avait pris le sage parti de ne pas travailler du tout. La peau terreuse, la mâchoire édentée, le cheveu pauvre et rare, le ventre énorme et lourd, comme si elle était toujours enceinte, telle est Mme Piscot, la Piscote, comme on l’appelle. Elle ne se plaint pas souvent non plus, ne soupçonnant pas que la vie puisse être autre que ce qu’elle est. Au pire de ses détresses, elle dit ce que dit Piscot : « Avant toute chose, il faut des pauvres et des riches… » Elle ne se plaint même pas des saouleries de son homme ; et elle aussi se saoule, chaque fois qu’elle en trouve l’occasion… On l’aide bien un peu, mais si peu. Quelques nippes pour elle, pour les enfants, quelques fagots, quand il fait trop froid ; quand ils ont trop faim, quelques légumes et, de loin en loin, quelques restes de viande qui se gâtent… Après tout, mieux vaut encore les donner à quelqu’un, que de les jeter sur le fumier… L’odeur qu’elle dégage est épouvantable ; elle laisse derrière elle, dans la rue, comme un sillage, comme une traînée de pourriture… Piscot a fini par s’y habituer. Il trouve même que c’est une bonne odeur, une odeur qui convient aux femmes.

Ainsi, voilà dix êtres humains, obligés de vivre, se nourrir, s’habiller, acheter et réparer des outils, se saouler, avec trois francs par jour et cela, dans un petit pays, où, faute d’initiative administrative, d’intelligence, de moyens pratiques de circulation, tout est hors de prix.

Dans les petits pays, on ne veut pas le croire, l’existence est beaucoup moins facile, beaucoup plus dure aux pauvres gens qu’à Paris. Chaque objet de consommation y arrive, préalablement grevé des gains de trois ou quatre intermédiaires. Un sou de fil s’y paie deux sous… quatre sous de pétrole y valent six sous. Il n’est pas rare que les choses les plus indispensables y soient de vingt-cinq pour cent plus chères et cent pour cent plus mauvaises. La plupart du temps, elles manquent…

Rien de plus aisé à démontrer. Deux exemples, pris entre cent autres, y suffiront.

Quelques jours après mon installation dans ce village, j’allai chez Jaulin.

En outre des divers métiers que j’ai déjà énumérés, Jaulin vend de l’essence pour les automobiles qui passent. Du moins, deux vieux bidons rouillés, généralement vides, attestent sur le trottoir, devant la forge, cette prétention illusoire ; car il n’en vend jamais. Ou bien il n’en a pas « pour le moment »… ou bien, quand par hasard il en a, elle est beaucoup trop chère et les chauffeurs s’en vont, en lui riant au nez… Je dis à Jaulin :

— Jaulin, voulez-vous que je prenne mon essence chez vous ?… toute mon essence ?

Jaulin répond sans enthousiasme :

— Mon Dieu !… si ça peut vous rendre service…

— Qu’est-ce que vous la faites payer ?

Il réfléchit longuement et :

— Ma foi !… voilà… Pour tout le monde, c’est cinquante-deux centimes et demi… Pour vous… si vous m’en prenez beaucoup… par exemple, une caisse… pour vous… Eh bien… voyons… voyons…

Il caresse son menton, où la barbe pas rasée bruit comme la soie du cochon sous le couteau du charcutier. Et, la bouche tordue de grimaces, il se livre silencieusement à des calculs laborieux.

— Eh bien pour vous, reprend-il, ce sera cinquante-deux centimes… Ah !

J’objecte froidement :

— Elle vaut partout trente-huit centimes…

Jaulin sourit, haussa les épaules.

— Trente-huit centimes… oui… oui… on m’a dit ça. Mais, j’vas vous expliquer… Mon essence, je la prends chez Théodore… de Montbiron, qui la prend chez Émile… de Cortoise… Bon… Émile, lui, la prend chez Fouillard, de Maisons-Laffilte, qui la prend chez Tricot, de Neuilly… qui la prend à l’usine…

— Eh bien… pourquoi ne la prenez-vous pas directement à l’usine ?

— À l’usine ? crie Jaulin qui secoue la tête et proteste…

— Eh bien ?

— Ça se peut pas… J’vas vous expliquer… Théodore est mon beau-frère. Émile est cousin de Fouillard… Fouillard a épousé la fille de Léon Papit… et Tricot est un enfant du pays… Ça s’arrange bien comme ça… Et il faut qu’ils gagnent, tous ces gens-là… voyons ! Et puis, c’est de la riche essence, vous savez ! Y a pas meilleur, quoi !… Et en me prévenant un mois, un bon mois à l’avance… à cause du port… Voyez-vous, c’est le transport qui nous gruge. Nous n’avons pas de chemin de fer ici…

— C’est très malheureux…

— Oh ! vous savez… Y a du pour et du contre…

À ce moment, la voiture de Vincent Péqueux, dit La Queue, revenant de la gare de Cortoise s’arrête devant le cabaret…

— J’t’apporte un colis, dit La Queue à Jaulin… et un vrai colis, tu sais !

— C’est-y l’essence ?

— C’est ton beau-père, mon vieux…

— Le père Michel ?

— Lui-même, en personne… répond La Queue, en ricanant… J’l’ai trouvé au carrefour de Beuzemond, assis sur une borne… Il paraissait bien fatigué. Ma foi, j’l’ai fait monter… Ça vaut un verre, pas vrai ?

— Tiens ! tiens !… le père Michel… murmure Jaulin, qui paraît ennuyé… C’est ma foi vrai…

En effet, un petit vieillard descend avec beaucoup de difficultés de l’intérieur de la voiture. Il semble cassé en deux et tout engourdi sur ses jambes. Il a sa veste de droguet noir, par-dessus sa veste une blouse bleue, toute neuve, qui fait des plis raides et des cassures luisantes. Ses oreilles et son cou sont enveloppés dans une sorte de foulard noir que maintient un chapeau de feutre, à fond plat…

Jaulin l’accueille froidement. Il ne l’a même pas aidé à descendre de la voiture.

— Eh bien, quoi donc ?… C’est vous, père Michel ?… D’où ça que vous venez ?… Du diable, par exemple, si on vous attendait ce matin… Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Le vieux est pâle, autant qu’un paysan peut paraître pâle, dont la peau est tannée, gaufrée, corroyée par le hâle et par les années. Il tremble, comme s’il avait très froid, les deux mains appuyées sur la béquille d’un bâton de merisier.

— Je sais pas c’que j’ai, répond-il… Je sais pas ce qui m’a pris, tout à l’heure… J’ai la fièvre. Ça me vionde dans la tête… L’estomac aussi… Enfin, ça ne va pas…

— Vous vous plaignez toujours, père Michel…

Le vieux ronchonne.

— Je me plains… je me plains… Heu !… heu !… Bien sûr que je me plains !…

— C’est rien du tout… Et justement vous avez de la veine… Y a de la salade de bœuf ce matin. Sacré père Michel, vous aimez bien ça, la salade de bœuf… Vous allez vous faire une bonne petite salade de bœuf… avec de l’ail et du cornichon… Ça vous remettra… Entrez donc !

Je songe à la porte du grenier, d’où la vieille mère est tombée. Il me semble que cette salade de bœuf et cette porte appartiennent à un même ordre de faits et de sentiments familiaux. J’y songe d’autant plus qu’en ce moment Jaulin a une bonne figure hospitalière et souriante.

Mais le vieux a protesté.

— Non… Non… gémit-il… j’ai la fièvre…

— Justement…

— Non ! que j’t’dis…

— Alors un petit verre de rhum ?

— Non… non… ça me vionde… ça me vionde là-dedans !…

— Eh bien, mon père Michel… si vous ne voulez pas de salade de bœuf… ni un verre de rhum, si vous préférez vous mettre sur mon lit… à votre aise !

— Oui, j’aime mieux ça… Quelques minutes… Ah ! qu’est-ce que j’ai ?…

— Vous savez le chemin… Vot’fille est en haut…

— Bon ! Bon, bon !

Et le vieux se met à monter les marches du perron, appuyé fortement d’une main sur sa canne, l’autre main se cramponnant à la rampe. Sa poitrine siffle, son front est en sueur. Il murmure des choses qu’on n’entend pas.

Jaulin s’est retourné vers moi, pour reprendre la conversation interrompue :

— Il paraît bien malade, votre beau-père… lui dis-je…

Mais il hausse les épaules.

— C’t’homme là ?… fait-il… Ouatt !… C’est un chêne… Il a plus de malice que de mal, allez !… Alors, pour l’essence ?

— Eh bien, nous verrons une autre fois…

— C’est ça !… À une autre fois !

Et, tandis que je m’éloigne, Jaulin et Vincent Péqueux, dit La Queue, qui a donné à boire à ses chevaux, entrent dans le café en se bourrant les côtes de coups de poing, joyeusement.

J’ai déjà dit qu’avec sa très antique diligence peinte en jaune, Vincent Péqueux, dit La Queue, deux fois par jour fait le service des voyageurs et des messageries entre Ponteilles et la gare de Cortoise : dix kilomètres. En toutes saisons, même au plus brûlant de l’été, Vincent porte une casquette russe en cuir et une courte veste, en cuir également, doublée de peau de mouton. Il se plaint d’avoir trop chaud, mais il n’a pas songé jusqu’ici à changer de casquette et à vêtir une blouse légère. C’est lui qui emporte et rapporte le courrier. À force de s’arrêter en route à tous les bouchons, à tous les cafés, de se faire offrir des petits verres par les voyageurs et de prendre les commissions de tout le monde, il manque souvent le train. Et, quand il a trop bu, il égare les sacs de correspondance et les colis postaux.

— Ah ! vous savez… Vincent a encore perdu le courrier, aujourd’hui…

— Sacré Vincent !

On en rit.

Le maire rencontre Vincent :

— Eh ben, quoi, mon gars ?… Le courrier ?

— Ah ! c’est curieux… je ne sais pas ce que j’en ai fait, monsieur Lagniaud…

Et avec une certaine importance :

— Le troisième, cette semaine… monsieur Lagniaud… C’est drôle tout de même… On le retrouvera, allez…

— Sacré Vincent !… dit le maire, en lui donnant de joyeuses bourrades… Bien sûr, on le retrouvera.

Et il l’emmène boire un coup chez Jaulin.

Quelquefois, on le retrouve dans un bouchon, on le ramasse dans un fossé, sur la route. Le plus souvent, on ne retrouve rien.

S’il a des colis trop encombrants à la gare, il attend quelquefois huit jours, dix jours avant de les rapporter à leurs destinataires, il attend que sa vieille patache retourne à vide à Cortoise. Ou bien, il finit par les confier, pour un petit verre, au meunier de Boissy-sur-Venette, à un charretier quelconque, qui souvent les égare à son tour. Il en manque en moyenne quatre sur dix…

— Eh bien, Vincent ?… Mon colis ?… demande Mme Tourteau, l’épicière.

— Ne vous inquiétez pas, Mme Tourteau… Vot’colis… il est à la gare…

— Bon… Bon… Sacré Vincent !

Le jour où il fut question de faire passer la nouvelle ligne d’Amiens par Ponteilles, la municipalité et toute la population protestèrent énergiquement…

— Ça se peut pas… à cause de Vincent… Si nous avions un chemin de fer, qu’est-ce que Vincent deviendrait ? Ses voitures ? Ses chevaux ? On ne peut pas faire ça à Vincent…

Ainsi leur esprit de solidarité se trouve aisément d’accord avec leur paresse héréditaire, la peur qu’ils ont de rompre des habitudes très anciennes, la haine qu’ils professent instinctivement pour tout ce qui est nouveau.

Alors, aux gains des quatre intermédiaires, il faut ajouter le prix des messageries, les pertes de temps, les oublis, les erreurs continuelles de ce sacré Vincent… Voilà comment ils résolvent les problèmes économiques dans ce village.

Mais revenons à notre Pierre Piscot…

Il faut connaître la maison de Piscot. Écrasée entre les gros murs d’une bergerie et d’une grange, en plein nord, c’est une masure à peine couverte, mal fermée, une toute petite masure en ruines où s’infiltre le purin de la bergerie, où s’accumulent les poussières malsaines de la grange et où les huit enfants, s’entassent dans un coin sur de la paille, comme des lapins dans un clapier. Jamais je n’ai vu rien de si sale, de si puant… Mais, que voulez-vous ? La femme n’a pas le temps de balayer, de frotter, de nettoyer, d’aller au lavoir. Elle n’a le temps de rien, car il faut bien bavarder avec les voisines et se conter les histoires du pays. Et puis, quand on est trop pauvre, rien ne sert à rien et on glisse chaque jour un peu plus bas dans la paresse, un peu plus profond dans l’ordure. Cette maison n’a même pas de jardin, l’indispensable jardin où Pierre, en rentrant de sa journée, pourrait cultiver quelques pommes de terre, quelques plants de salade et deux ou trois vieilles fleurs égayantes : au printemps, une ravenelle, une couronne impériale ; l’été, un soleil ou un pâle rosier.

Comme je l’exhortais, pour combattre l’influence délétère de son intérieur sur la santé des enfants, et pour ses joies, et pour sa dignité d’homme, à se créer un jardinet, dans le petit terrain encombré d’ordures de toutes sortes qui est derrière sa maison, il répondit avec un geste de lassitude :

— Du travail en plus ?… Ah ! ma foi non !… C’est pas la peine… Nous sommes à l’air, toute la journée, dans les jardins et dans les champs. Et puis… vous savez… les fleurs, c’est très joli, pour sûr… mais c’est pas ça qui me donnera cinq cents francs de rentes…

Parler de la qualité sédative des fleurs, de leur vertu moralisatrice à qui n’a pas de pain, à qui tout manque, je compris que c’était un peu bête. Et puis, il y des grâces d’état pour les pauvres… Chez les pauvres gens, je crois que l’ordure est l’antidote de l’ordure. Je me souvient qu’en épointant des perches, Piscot, d’un coup de serpe maladroit, se fit une entaille profonde à la jambe droite. Il refusa obstinément les soins du médecin. Il appliqua sur la blessure un emplâtre de bouse de vache mélangée à de l’urine humaine. Au bout d’une semaine, la plaie était cicatrisée ; au bout de deux, elle était entièrement guérie…

Le mois dernier, en se levant, un matin, Piscot ressentit à l’œil droit et à la tempe d’intolérables douleurs. Il n’en vint pas moins travailler chez moi, comme de coutume. Quoiqu’il ne se plaignît point, étant très dur au mal, je remarquai qu’il souffrait beaucoup. Il avait le globe de l’œil très rouge, la paupière supérieure enflée.

— C’est rien… c’est rien… fit-il… Une bête qui m’a piqué… probable… C’est peut-être aussi une dent… ça va passer…

Le soir, le mal empira. Dans la nuit, Piscot eut une crise si violente que, pour la première fois de sa vie, il se mit à se démener, à hurler, sous l’atrocité de la douleur…

— Ça me mange là-dedans… ça me dévore… criait-il… ça me fouille derrière l’œil, avec un couteau !

Le lendemain, il ne put pas travailler et resta au lit. J’eus beaucoup de peine à obtenir qu’il voulût bien se soigner. Et j’appelai le docteur Lebriche, de Montbiron, qui avait dans le pays grande réputation. C’était l’homme des cas difficiles, des situations désespérées. Jusqu’à Cortoise, les confrères avaient recours à ses lumières.

Court sur jambes, l’omoplate gauche fortement déviée, la barbe toute grise, que la fumée de cigarette teignait en acajou et soufflant très fort, le docteur Lebriche entra. Il commença par retirer le cache-nez de laine noire dont il avait la tête enveloppée. Il me parut désagréablement impressionné par la pauvreté du logis. Mais m’ayant aperçu dans un coin de la chambre, il se rassura.

— Voyons ça… Voyons ça…, fit-il !…

Il examina longtemps l’œil de Piscot, souleva et baissa à plusieurs reprises la paupière enflée, appuya de toute la force de son pouce sur l’arc du sinus frontal.

Piscot hurlait :

— Oh !… oh !… ça me pouille là-dedans… derrière l’œil… ça me mange… ça me mange…

— C’est drôle, disait le docteur Lebriche. C’est très drôle… Ah ! mais c’est très drôle.

Et comme sur sa demande Piscot racontait, tant bien que mal, avec effort, ce qu’il ressentait, le docteur Lebriche s’écria tout d’un coup, en se tapant la cuisse :

— Mais sapristi… c’est ce que j’ai… c’est ce que j’ai…

À chaque plainte de Piscot, prodigieusement étonné, prodigieusement intéressé, le bon docteur contrôlait sur son œil à lui, sur sa tempe, sur son sinus frontal, les dires du malade, et il répétait :

— Mais oui ! mais oui !… c’est ça… c’est ce que j’ai…

Avidement, il interrogea Piscot :

— Et dites-moi… qu’est-ce que vous faites pour ça ?

— Rien…

— Ah !… avez-vous consulté déjà un médecin ?

— Non…

— C’est fâcheux… c’est fâcheux !… Alors, vous ne savez pas ce que vous avez ?

— Non…

— Non ?… Sacristi ? moi non plus, je ne le sais pas… Vous avez ce que j’ai… voilà ce que je sais !

Il réfléchit quelques secondes, puis avec un geste vague :

— Mettez des compresses émollientes sur la partie douloureuse, ordonna-t-il… ça ne peut pas vous faire du mal… Voilà cinq ans que j’en mets, quand j’ai ma crise… Pas de viande, hein ? Et surtout pas d’alcool… Du lait… du lait stérilisé, hein ?…

Et il ajouta, en rédigeant l’ordonnance :

— Ça vient tout d’un coup… ça part de même… Huit jours… quinze jours au plus. Enfin, essayez toujours de ça !…

Il dodelinait de la tête, d’une façon qui ne donnait pas confiance.

En le reconduisant à sa voiture, je demandai au docteur Lebriche.

— Vous ne redoutez pas une mauvaise piqûre… une infection ?…

— Non… non… non…

— En somme, qu’a-t-il ?

Il écarta les bras et inclina son corps.

— Ma foi je n’en sais rien… Il a ce que j’ai…

Piscot ne comprit pas la suprême beauté de cette consultation. Il n’en retint que ceci : « Pas d’alcool, surtout. »

Aussi, dès que je fus parti, il envoya sa femme en hâte chez Jaulin chercher un litre de trois-six.

Quatre jours après, il ne souffrait plus. Il était complètement guéri et complètement ivre.

Durant ces quatre jours, il n’avait pas dessaoulé…

Un jour, Piscot achète à Toutlemal, marchand de nouveautés dans la Grande-Rue à Montbiron, une cotte de travail. Elle coûte neuf francs. Dépense énorme, mais comment l’éviter ? Il est presque tout nu, le pauvre Piscot.

Bien que très gras, avec des bajoues retombantes et un épais bourrelet de chair en guise de cou, Toutlemal est un homme d’initiative et d’activité comme s’il était maigre : un bon commerçant. Avec un ventre avancé, il est presque tout entier perdu dans une blouse blanche très large, en forme de cloche, qui ne laisse voir qu’un peu de son pantalon gris clair, collant et tirebouchonnant sur des chaussures énormes et noueuses. Toutlemal qui sait par où on prend les femmes, n’a pas que son magasin, un beau magasin dont l’enseigne : « Au Progrès » brille en lettres d’or sur fond noir, au-dessus de la devanture. Mais les femmes ne peuvent pas souvent venir au magasin ; il faut donc que le magasin aille vers les femmes. Il possède aussi une voiture-étalage.

Si vous êtes allé sur la route, à Compiègne, vous l’avez certainement rencontrée. Basse, très longue, mal équilibrée sur ses deux roues, elle est attelée d’un très vieux cheval blanc, qui fléchit sur ses boulets et porte au garrot une énorme tumeur violacée. Un tout petit âne étique trottine à ses côtés, dont le cuir roussâtre et bourru est, par le frottement continuel du collier et de la croupière trop lâches, rouge de plaies suintantes. Un chien suit, un petit toutou jaune, à la queue retroussée, qui de temps en temps vient gambader devant le cheval et l’âne et les excite de ses aboiements, comme si les mouches qui les couvrent, qui les piquent et tourbillonnent sans cesse à leurs oreilles ne suffisaient pas amplement à cette besogne. Couronnant l’équipage, une bande de calicot répète en lettres rouges, l’enseigne du magasin de Montbiron : Au Progrès. À demi couché sur une banquette basse qui avance sur les brancards, Toutlemal, les guides lâches en main, dort ou lit le journal. Et ils vont ainsi, le cheval, l’âne, l’homme et le chien, à travers la région, de villages en hameaux, de foires en marchés, éblouir les femmes de leurs belles marchandises : étoffes de laine, coupons de soie, dentelles, fichus à fleurs, châles et manteaux qui, de chaque côté, à l’arrière de la voiture, sur des cordes tendues se balancent joliment aux cahots du chemin. Dans les centres importants, Toutlemal a soin de faire annoncer ses passages sensationnels par le tambour de ville.

Justement à cette époque, Piscot est tambour de ville de Ponteilles. Par six fois, il a tambouriné pour le compte du marchand de nouveautés et à raison de dix sous par fois. S’il ne sait pas lire, Piscot connaît assez d’arithmétique pour établir son compte.

Il se dit :

— Je dois neuf francs au marchand de nouveautés… Bon… Le marchand de nouveautés me doit trois francs… Bon… C’est donc six francs que je dois au marchand de nouveautés… Car de neuf que je dois, retirer trois qu’il me doit… il en reste six.

Et, par un excès de scrupule qui l’honore, Piscot compte et recompte sur ses doigts.

— Six francs… C’est bien ça… Pas d’erreur…

Le calcul est impeccable… Mais Toutlemal ne l’entend pas ainsi. Il a une façon à lui de compter. Le moment de régler venu, il dit à Piscot :

— Tu me dois neuf francs… est-ce vrai ?

— Oui, monsieur Toutlemal… Et vous, vous me devez trois francs… C’est bien ça ?

— C’est bien ça.

— Alors ?

— Alors, paie-moi neuf francs.

— Ah ! non… vous ne voudriez pas…

— Écoute un peu… Quand tu m’auras payé les neuf francs que tu me dois… moi, je te paierai les trois francs que je te dois… Enfin, voyons, est-ce juste ?

Piscot ne se laisse pas démonter. Il répond…

— C’est mon calcul qui est le bon, monsieur Toutlemal… Puisque je vous dois neuf francs et que vous m’en devez trois, il est bien plus simple que je vous donne six francs tout de suite… Et l’on est quitte, ensemble…

— Mais non… mais non !…

— Ça se comprend… De neuf, retirer trois… Qu’est-ce qu’il reste ? Comptez-vous même…

Le front tout plissé, le marchand de nouveautés se livre à de profondes réflexions et à de non moins profonds calculs qui n’aboutissent à rien. Puis :

— Enfin, bougre d’entêté, me dois-tu neuf francs ?

— Oui… Oui… Et vous, me devez-vous trois francs ?

— Oui…

— Eh bien ?

— Eh bien ! paie-moi neuf francs…

— Six francs…

— Non… non… neuf francs… C’est toi qui me dois le premier…

— Mais sacré mâtin ! Monsieur Toutlemal… De neuf, retirer trois…

— Retirer trois… retirer trois… Qu’est-ce que ça me fait… Me dois-tu neuf francs ?

Piscot s’agace et s’entête de plus en plus. Toutlemal, également. Ils en arrivent très vite à se dire des gros mots, à se menacer. Finalement, le marchand de nouveautés jure qu’il va de ce pas chez l’huissier…

Fort de son droit et de son calcul, Pierre riposte :

— Tous les huissiers que vous voudrez !… Je me fous des huissiers… je me fous de vous… Je dois neuf francs…

— Eh bien !… paie.

— Ah ! zut…

Après avoir attentivement écouté l’histoire de cette querelle, l’huissier balance la tête, se promène de long en large dans son étude, et il dit au marchand de nouveautés :

— Résumons… résumons… ça me paraît grave cette affaire-là ! Il faut que ça soit clair. Si j’ai bien compris… Piscot vous doit neuf francs… C’est bien ça, hein ?

— Neuf francs, oui… c’est bien ça.

— Vous, vous devez trois francs à Piscot.

— Trois francs… oui…

— Et le sacré Piscot ne veut vous payer que six francs…

— Voilà tout !

— Eh bien !… c’est une affaire qui ne peut pas s’arranger… Au juge de paix !

Et l’huissier se frotte les mains. Et le marchand de nouveautés aussi.

— Tant mieux… tant mieux… crie ce dernier… Et marchez… marchez… Ah ! l’animal ! il va voir !

Et l’huissier marche… non seulement il marche, mais il court… non seulement il court, mais il galope.

Au bout de trois mois, Piscot doit cent dix-sept francs, en plus du capital de neuf francs et des intérêts…

— Bon ! Bon ! se dit Toutlemal… Ça va bien… ça va bien…

Il sent que l’huissier est en verve et qu’il ne s’arrêtera plus…

Chaque fois qu’il reçoit du papier timbré, Piscot, sans même le regarder, sans se le faire lire ou expliquer par un voisin, le pose discrètement sur la cheminée où la pile bleue s’élève et grossit chaque jour. En montrant la pile aux gens qui viennent chez lui, il s’écrie dans un haussement d’épaules :

— Tenez !… regardez-moi ça… sont-y bêtes l… sont-y bêtes !

Il ne répond à aucune des convocations du juge de paix.

— Qu’ils s’arrangent, fait-il doucement… Moi, n’est-ce pas ? c’est bien simple… Je dois neuf francs… On me doit trois francs… Je ne sors pas de là…

Il est bien tranquille, quoique le juge de paix prenne jugement sur jugement contre Piscot.

On l’a saisi, parce que cela augmente les frais. On a renoncé à le vendre, parce que la maison et les meubles, si l’on peut dire, appartiennent, par contrat de mariage à la femme… et puis parce que l’on ne tirerait pas un sou des meubles. Mais les frais montent, montent toujours et c’est ce qu’il faut.

Ce qui est plus sérieux, les oppositions pleuvent chez toutes les personnes qui emploient ou pourraient employer Piscot. Il en rit d’abord et dit en se claquant la cuisse :

— C’est ça… c’est ça !… Va toujours, bougre d’âne !

Mais les personnes qui emploient Piscot s’inquiètent. Elles redoutent les responsabilités. Elles expliquent :

— Tu es un bon garçon… un bon travailleur… Tu as besoin de vivre comme tout le monde… C’est sûr. Mais, qu’est-ce que tu veux, mon gars ?… L’huissier… le papier timbré… la justice… Brououu !… Ah ! non, tu sais !… Pas de ça chez nous… On ne te chasse pas, tu comprends ?… ne va pas croire qu’on te chasse, au moins ?… Mais tout de même, nous ne pouvons plus t’employer… Va travailler ailleurs…

— Voyons ! a beau répéter Piscot pour la millième fois… Je dois neuf francs…

— Je dis pas non… je dis pas non… C’est malheureux… Mais va travailler ailleurs…

Ils ne veulent rien entendre…

Maintenant, il n’a presque plus d’ouvrage… seulement des bricoles, à peine payées, en passant… de loin en loin, une journée… une demi-journée, dont on lui retient la moitié, par peur de la justice.

Et les enfants crient, la femme se lamente et les bat, et la voilà enceinte de son neuvième enfant. Quoi faire, quand on n’a plus rien à faire ? Piscot se saoule plus souvent qu’à l’ordinaire. Car, si on lui refuse du travail, on ne lui refuse jamais un petit verre. Le paysan a bon cœur. C’est même devenu une sorte d’amusement que de saouler Piscot et de lui faire raconter son éternelle histoire.

— Sacré Pierre… Il est rigolo cet animal-là !…

On le rencontre en semaine, traînant son long corps de faucheux dans la rue, zigzaguant sur le trottoir, se retenant aux murs et se parlant à lui-même.

— Enfin, c’est tout de même épatant, mon vieux Piscot… Tu dois neuf francs…

Il en doit plus de deux cents à l’heure présente… Et les frais courent toujours…

Dingo savait certainement ces histoires, comme il savait toutes les histoires du pays, toutes les histoires que nous ignorions. Lui seul connaissait Piscot jusqu’au fond de l’âme. Il ne l’abandonna pas, soit esprit de justice, sentiment de pitié ou goût du pittoresque. Il avait choisi, entre tous les habitants de Ponteilles, pour son meilleur camarade, ce Piscot si lamentable et si bon garçon. Quand il sortit de l’enclos, ce fut pour courir chez Piscot qui ne venait presque plus chez moi, où il était sûr pourtant de trouver de l’ouvrage. Mais ses malheurs l’avaient rendu méfiant et paresseux. Il avait donc encore de l’ouvrage, mais il n’avait plus de cœur à l’ouvrage.

Au risque des commentaires les plus désobligeants et bien qu’on pût l’accuser de ne pas tenir son rang, Dingo ne dédaignait pas d’accompagner Piscot au cabaret, quand celui-ci avait trop de peine, ou aux champs, quand il se décidait à travailler. Et il lui contait des histoires comiques, uniquement, j’imagine, pour faire oublier sa détresse au pauvre gueux. De son côté, Piscot, dont le chien était devenu le seul confident, lui disait :

— Enfin, mon vieux Dingo, c’est tout de même embêtant… Comprends-tu ça, toi ? Écoute bien… J’dois neuf francs…

Souvent aussi, on voyait Dingo devant la misérable masure, qui jouait avec les enfants. Il raffolait de ces enfants, surtout des plus petits, à qui il pardonnait leurs puces, leurs poux, toute cette affreuse teigne dont ils étaient dévorés, jusqu’à en prendre sa part. Il leur apprenait des amusements ingénieux et variés, sans que jamais il leur fît sentir toute la distance sociale qui le séparait d’eux. Mais il se trouva tout de suite à l’étroit et mal à l’aise dans ce taudis obscur, encombré de misère… à l’étroit aussi et gêné dans ce triste espace de terre battue, malpropre, dans ce renfoncement ignoble de murs suintants et moussus, que le soleil ne venait jamais égayer. Alors, un après-midi, Dingo amena les enfants chez moi. Il prit d’abord le plus petit qu’il remorqua, qu’il entraîna très doucement vers la maison, par un pan de sa robe dans la gueule. Ensuite, il alla de la sorte chercher le second, puis le troisième et laissa les autres qu’il aimait bien, mais qu’il jugeait sans doute assez grands pour se tirer d’affaire et s’amuser entre eux… D’ailleurs, ils n’étaient pas souvent là. Ils couraient la campagne, rapinaient dans les jardins, les poulaillers, mendiaient aux portes, afin de rapporter le soir à la maison de quoi ne pas absolument mourir de faim.

Et ce furent désormais, sur le gazon des pelouses, entre les trois petits et Dingo, parmi les scabieuses, les marguerites, les sauges, les fleurs de salsifis sauvages, d’interminables parties, des cris, des chants, des ébats, des embrassades, des dégringolades, des luttes joyeuses et forcenées, des grondements pour rire, des déchirements pour être heureux. Les trois petits tiraient Dingo par les oreilles, la queue, sans que jamais il se rebiffât. Ils montaient à califourchon sur son dos, avec une branche fleurie, dans leur main comme un fouet.

— Hue !… Hue ! criaient-ils…

Par farce, Dingo les renversait sous lui, les maintenait entre ses pattes et, les prenant à la gorge, il essayait, comme à Miche, d’engloutir leur tête dans sa gueule et, à force de les lécher, il nettoyait leurs mains noires et leur figure crasseuse…

Parfois, Miche venait assister à ces ébats sans y prendre part. Assise sur son derrière, elle regardait gravement toute cette joie bruyante et, de temps en temps, elle giflait, d’un coup de patte, un bourdon qui bourdonnait sur une touffe de trèfle rouge égaré dans la pelouse…

Sur le soir, la Piscote, les jambes cassées, le ventre plus lourd, venait chercher ses enfants. Émue d’abord de ce spectacle familial, elle disait de Dingo :

— Au moins, celui-là… ce n’est qu’un chien, mais il a du cœur.

Et comme les enfants s’attardaient, ne voulaient pas rentrer, criaient à Dingo : « Encore ! Encore ! » elle les bousculait brutalement et finissait par les rouer de coups, en glapissant :

— Sale vermine… voulez-vous rentrer ? Mais Dingo mettait vite un terme à cette explosion d’autorité maternelle. Une fois, il la mordit à la main, une autre fois au mollet… Elle se contenta de grogner :

— Vermine !… Sale vermine !… Toi aussi tu n’es qu’une vermine…

Elle ne savait pas dire autre chose.

Et ils s’en allaient pleurant, traînant leurs pieds nus et ce qui restait de leurs guenilles dans le ruisseau municipal, tandis que Piscot, rentré du cabaret, affalé sur les marches de la masure, ne cessait de se répéter, très ivre ou très triste, les deux quelquefois :

— C’est tout de même drôle !… Enfin… je dois neuf francs…


VII


En dépit de ses qualités généreuses, de son altruisme si touchant, Dingo — je le compris tout de suite — entendait garder jusque dans l’effusion son indépendance et sa personnalité. Certes, il m’était agréable — jusqu’à un certain point et seulement dans la conversation — qu’il se différenciât de ses congénères en restant « un chien libre ». Humble et rampant, je l’eusse moins estimé. Pourtant, je le dois confesser, mon respect de son individu n’allait tout de même pas jusqu’à tolérer le libre exercice de ses dangereux instincts et les mœurs guerrières de sa race. Du moins, devais-je tenter par tous les moyens de les discipliner, de les affiner — soyons franc — de les annihiler peu à peu complètement.

J’ai la manie de l’apostolat, c’est-à-dire j’aime à me mêler d’un tas de choses qui ne me regardent pas. J’aime aussi — et l’un ne va jamais sans l’autre — à prononcer des grands mots, des mots de penseur, dont je sais qu’ils ne signifient rien du tout, mais qui me subjuguent quand même et me donnent de ma personne une idée avantageuse. Ce que j’aime surtout, c’est qu’aucun incident fâcheux ne vienne déranger le cours de ma vie, en apparence si tourmentée, en réalité si paisible.

Souvent, je me disais :

— Ce Dingo, je l’affectionne certainement… Et il m’amuse beaucoup… Il m’amuse, mais il m’inquiète… J’ai toujours peur qu’il m’arrive bien des ennuis avec lui… Il est parfois si déconcertant !… Pour lui, pour moi, pour notre tranquillité à tous les deux, il est nécessaire, il est urgent que je lui inculque un autre idéal…

Ce mot magique d’idéal, d’autant plus magique que personne jusqu’ici n’a pu le définir exactement, n’a pu savoir à quelle nécessité intellectuelle, et quel besoin moral de nos âmes, de nos sociétés et de nos littératures il peut bien correspondre, aurait dû me rassurer. Je le répétais souvent pour me donner confiance et pour en tirer, comme d’un talisman, je ne sais quel miracle…

— Oui… Oui… Un autre idéal !… Un autre idéal !… Un idéal quelconque !…

J’avais beau le redire toute la journée, le mâcher, le remâcher dans ma bouche comme une viande savoureuse, au fond, il ne me rassurait pas du tout, ce mot magique. Je me souvenais de tous les ravages que l’idéal avait causés dans l’âme des hommes, de l’abêtissement où il avait conduit jadis certains de mes jeunes amis… Oui, mais c’étaient des poètes, de pauvres petits diables de poètes qu’un rien affole et détraque, tandis que Dingo…

Bien des menus faits, des observations renouvelées m’avertissaient chez lui d’un prompt, d’un désolant retour à l’atavisme australien… J’avais remarqué souvent son émotion frissonnante lorsque, encore tout petit, il se trouvait brusquement en présence d’une poule. En apercevant un mouton, il tremblait, non de peur, mais de mauvais désir ; il tremblait comme s’il eût été pris tout d’un coup d’un accès de fièvre meurtrière. À la vue d’un bœuf, il s’agitait étrangement, piétinait le sol avec impatience, puis, tout d’un coup, son corps se ramassait, ses muscles se bandaient comme pour un mouvement d’élan furieux.

— Dingo !… Dingo !… criais-je, en le rappelant à la civilisation…

Il retenait encore son élan, de mauvaise grâce, d’ailleurs. Et, de ses rencontres avec les bêtes, il gardait toute la journée un souvenir passionné, une agitation nerveuse qui me préoccupaient fort pour l’avenir. Car je sentais bien que le moment où il ne le retiendrait plus, cet élan sauvage était tout proche… Et alors ?…

Un jour, ivre d’espace ou bien lancé à la poursuite d’un gibier imaginaire, il faisait par bonds impétueux, jusqu’à perte de souffle, vingt fois, trente fois le tour de l’enclos. Un autre jour, ne l’ayant pas vu de toute la journée et craignant de l’avoir perdu, je le découvrais enfin le soir, sous une touffe d’arbustes, le corps allongé, raidi, vibrant comme celui d’un tigre à l’affût, avec toutes les violences, toutes les ivresses de la chasse et de la guerre dans les yeux.

— De l’idéal !… Ah ! oui, de l’idéal !… Il n’est que temps… Allons… allons… il n’est que temps…

Mais quel idéal ?… J’étais embarrassé et perplexe… Il y en a tellement et de tant de sortes… La guerre aussi est un idéal… et même le plus fameux… Ah ! c’était bien difficile…

Je me décidai enfin à ceci. Doucement, par des détours insidieux, sans le heurter trop vivement dans ses habitudes et dans ses idées, je tentai de l’amener à une conception moins hasardeuse, plus policée de la vie… de la vie européenne, dont je me gardai bien, d’ailleurs, de lui tracer un tableau véridique. En bon historien idéaliste, je sus rester dans la limite des généralités vagues, consolantes et enchanteresses. À mon grand étonnement, Dingo ne parut pas en être impressionné.

— Si c’est tout ce que tu m’offres ? semblait-il me dire… Eh bien, mon vieux…

Un matin que nous nous promenions ensemble calmement, j’essayai de lui démontrer qu’il avait quitté pour jamais la brousse australienne, qu’il vivait maintenant en France, dans la douce France, dans l’admirable France du radical-socialisme, soumis aux mœurs égalitaires, à la discipline sociale, aux lois harmonieuses — les justes lois — qui font de notre patrie la meilleure, la plus glorieuse, la « plus rigolote » aussi de toutes les patries, les autres patries, lesquelles ne sont que d’insignifiants groupements d’êtres inférieurs, un ramassis de peuples tristes et idiots… Je lui expliquai qu’il me devait, qu’il devait à la République, qu’il se devait à soi-même d’accepter loyalement et sans arrière-pensée les bienfaits moraux de notre civilisation, comme il avait accepté sans la moindre hésitation ses bienfaits matériels. Enfin, je l’adjurai de se conduire désormais en bon citoyen. Et je lui donnai du bon citoyen cette définition forte, concise, que, depuis les temps les plus reculés de l’histoire, en donnèrent tour à tour les majorités régnantes, toujours si dissemblables et toujours si pareilles : « Hors de nous, il n’est que de mauvais citoyens. »

Hélas ! ce discours de distribution de prix, que j’agrémentai de citations heureuses et de récits controuvés, ne produisit sur Dingo aucun effet : ni persuasion, ni attendrissement. Presque insolent, très distrait au moins, il ne m’écouta même pas. Pendant que je débitais noblement ces nobles phrases, l’œil dur, le front plissé, les oreilles frémissantes, il suivait le cheminement dans l’herbe d’un coléoptère corseté de bleu.

Je crois… je croyais, à ce moment, au prestige de la parole humaine, à la puissance de ses vertus éducatrices. Je ne me lassai point et redoublai d’efforts. Les arguments les plus décisifs, je les employai jusqu’à l’étourdir ; les prosopopées les plus éloquentes, empruntées aux chefs-d’œuvre de notre littérature journalistique et tribunitienne, je les lui adressai de ma voix la plus vibrante. Dieu sait avec quel art, avec quelle netteté dialectique je sus établir une distinction entre les droits merveilleux que lui conférait sa naturalisation récente et les non moins merveilleux devoirs auxquels l’astreignait le choix qu’il avait consenti, ou plutôt que sir Edward Herpett son répondant, avait consenti pour lui de la France… Tout échoua. Chaque jour, un symptôme plus grave, une constatation plus effarante vinrent me démontrer la parfaite inutilité de mes leçons. Et, loin de s’atténuer avec l’éloquence, de s’adoucir avec l’âge, les passions originelles de Dingo prirent une forme plus précise, un caractère de combativité plus audacieuse.

Il n’y avait pas à se le dissimuler plus longtemps, c’était la faillite de l’Idéal.

Je ne lui demandais pourtant que peu de chose, je ne lui demandais, à ce chien, que de devenir un homme. C’était si facile, il me semble. Il s’y refusa obstinément.

Et ce qui devait arriver arriva.

Un soir, rentrant de Paris, où j’avais passé la journée à démontrer, dans un Congrès international, devant des Allemands, des Norvégiens, des Russes, des Anglais, des Espagnols, des Magyares et des Valaques, l’indiscutable supériorité de la langue française sur tous les patois du globe, j’appris que Dingo avait, d’un coup de dent, cassé les reins de mes deux chats.

J’eus froid au cœur…

— Et Miche ?… demandai-je vivement au jardinier, qui me contait prolixement les horribles détails de ce double meurtre…

— Oh ! Miche !… répondit le jardinier… Dingo a joué avec elle comme d’habitude… Tenez… en ce moment… ils doivent être tous les deux sur la terrasse à faire mille folies… à me briser mes rosiers et mes clématites… Sacré Dingo !… Ah ! ça ne m’étonne pas… Je l’avais dit à monsieur…

Je pensai qu’il y avait eu entre les chats et Dingo, à propos de Miche, un drame de famille… Peut-être Dingo n’était-il pas si coupable qu’on le croyait… Il n’était pas impossible, au contraire, qu’il eût agi héroïquement, chevaleresquement. Et puis, je venais de remporter un grand succès au Congrès international de langue française… Enfin, je ne sais pas, ce soir-là, j’étais accessible à toutes les indulgences, à tous les optimismes. Tout en regrettant sincèrement mes deux vieux chats, je ne voulus pas m’émouvoir outre mesure. En somme, le jardinier n’avait rien vu du drame même. Il n’avait vu que les cadavres des chats. Qui prouvait que ce fût Dingo qui eût tué ? Mais ce bon Thuvin avait l’âme d’un juré de Versailles. Il ne cessait de répéter :

— C’est lui, monsieur… C’est lui… J’en mets la main au feu…

Et secouant la tête, et tordant sa casquette dans cette main promise au bûcher comme un vieux morceau de bois :

— C’est mauvais… c’est mauvais… affirmait-il… Les chats… mon Dieu… je m’en fiche et je pense bien que monsieur s’en fiche aussi… Mais, c’est mauvais… Enfin, monsieur est le maître… monsieur fera ce qu’il voudra… Tant pis pour monsieur… Ce chien-là…

Et il me quitta maugréant, et vouant Dingo à tous les diables de l’enfer.

Sur la terrasse, en effet, je trouvai Dingo qui jouait avec Miche fort gaiement. Aucun remords, aucune honte de son crime, chez l’un ; aucune douleur, chez l’autre. Il semblait que rien ne se fût passé d’anormal quelques heures auparavant.

Dès qu’ils m’eurent aperçu, ils vinrent à moi et me prodiguèrent leurs tendresses accoutumées. Dingo me sautait au cou, Miche se frottait à mes jambes, en miaulant de joie…

— Eh bien, c’est du joli !… Ah ! du joli ! dis-je à Dingo. Te voilà assassin, maintenant ?… Tu veux donc que je t’attache à ta niche pour le reste de tes jours ?…

Mais, ils avaient déjà tout oublié. D’ailleurs, ils ne pouvaient prendre au tragique des reproches et des menaces auxquels je mêlais des caresses involontaires. Et, se bousculant, me bousculant, ils me suivirent dans ma chambre, où ils continuèrent leurs jeux, sur le tapis.

La semaine d’après, nous devions passer la journée chez les Legrel qui habitent, neuf mois de l’année, une petite propriété dépendant de la commune de Sazy-sur-Viorne, à six kilomètres au delà de Ponteilles. Legrel désirait voir Dingo, dont je lui avais parlé avec enthousiasme. Il avait donc été convenu que je le lui amènerais.

Vous connaissez certainement de nom Édouard Legrel et, de réputation au moins, ses beaux et hardis travaux sur la myologie de l’araignée, travaux dont je ne sais pas exactement en quoi ils sont si beaux et si hardis et qui l’ont rendu célèbre dans le monde entier. Mais ce que vous ne connaissez pas, c’est l’être exquis qu’est ce grand naturaliste. Avec sa grosse tête ébouriffée de cheveux roux, sa petite moustache rude qui ne dépasse pas le coin de ses lèvres charnues, ses yeux étonnés d’un bleu profond et mouillé qui répandent sur tout le visage leur douceur infinie, il est impossible d’exprimer plus de bonté et de la bonté plus qu’humaine, de la bonté animale. J’aime aussi la gaucherie ingénue de son corps, la candeur de ses gestes et ses longues jambes maigres qui lui font une marche et une démarche toujours un peu comiques, de même que ses longs bras qui fauchent l’air et que terminent des mains effilées, déliées, très souples, « des mains d’opérateur », disait sa femme avec orgueil.

Depuis plus de vingt ans que je fréquente Legrel, je ne l’ai jamais vu, à Paris comme à la campagne, qu’avec d’immenses chapeaux de feutre gris, cabossés, à très larges bords et des paletots sacs, amples, dont les poches, on ne sait comment, au cours des promenades, engloutissent automatiquement quantité d’objets bizarres, souvent malpropres, toujours inutiles. Modeste, très réservé, très effacé, extrêmement timide, scrupuleux à ne jamais blesser personne, il ne vit, loin de toutes sollicitations, de toutes intrigues, que pour les joies silencieuses du travail, et l’orgueil des découvertes scientifiques… orgueil strictement intérieur, car jamais il ne lui arrive de parler de ses travaux, de se vanter de ses découvertes, dont quelques-unes, paraît-il, furent capitales.

Cela seul suffit à expliquer qu’il n’ait pu encore obtenir le moindre honneur, la moindre distinction officielle, qu’il n’ait été chargé d’aucune mission par un gouvernement républicain, qui ne s’intéresse, dans les sciences comme dans les arts, qu’aux individualités médiocres, routinières, réclamières et protégées… Est-il besoin de dire — car ceci découle naturellement de cela — que les grandes revues à inspiration et commandite académiques ont toujours refusé de lui ouvrir leurs portes orthodoxes et sacrées, qu’elles ne mentionnent ses travaux qu’avec des réserves agressives et une sorte de respect, qu’elles s’acharnent à rendre cruellement ironique et rabaissant. Nous ignorerions encore certaines de ses plus importantes études, si des périodiques anglais, allemands, américains, si des revues françaises indépendantes, comme la « Revue des Idées », n’avaient accueilli, avec l’empressement qu’elle mérite, sa collaboration glorieuse. Enfin, présenté à l’Académie des Sciences, on lui préféra une première fois le prince de Monaco, une deuxième fois le prince Roland Bonaparte.

Un jour, à propos de ce que j’appelais « ce scandale », il me dit en riant mélancoliquement, car jamais aucun fiel n’entre dans cette âme indulgente et simple :

— Encore un prince à passer… le duc d’Orléans, peut-être… Et ce sera peut-être mon tour.

À quoi j’objectai, sur le même ton :

— Mais, mon cher Legrel, soyez sûr qu’après le duc d’Orléans, on découvrira bien, pour vous le préférer, un Rothschild quelconque qui aura doté un quelconque observatoire d’une lunette, d’un pluviomètre… est-ce que je sais ?… d’une simple lorgnette… Et après ce Rothschild, un autre Bischoffsheim, qui aura donné à notre chère France un vieux sismographe hors d’usage…

Cette idée l’inquiéta un peu… Il y sourit cependant :

— Tiens !… C’est vrai !… Je n’y pensais pas…

Et, bonhomme, mais d’une bonhomie un peu crispée, il ajouta :

— On aura raison, après tout… Je ne sais pas pourquoi je m’occupe de ces bêtises-là… Vraiment, ce n’est pas une ambition bien noble… Je me la reproche souvent… Ah ! si je n’avais pas de famille !… Ce que j’en fais, c’est pour ma famille, vous le sentez bien…

Mme Legrel ne se résignait pas aussi facilement que son mari. Elle avait pour lui une tendresse exaltée, une admiration véhémente, excessive…

— Non… non… s’écriait-elle… Tu dois persister… Tu le dois pour toi-même… pour ta fille et pour moi… pour tes amis, si vaillants… pour la science !

— Mais la science n’a rien à voir là-dedans, ma chérie…

Mme Legrel sursautait.

— Comment ? elle n’a rien à voir là-dedans !… Comment !… tu ne serais pas de l’Académie, toi ?… Mais songe donc !… C’est impossible… Je te dis que ce serait trop scandaleux…

Et, s’adressant à moi, pour m’entraîner dans la complicité de ses protestations :

— N’est-ce pas ?… Il faut qu’il en soit… Dites-le lui, vous… Il le faut à tout prix… Seulement, voilà… il ne sait pas s’y prendre… Il ne sait rien faire pour cela… Quel homme !… Moi, non plus, d’ailleurs… Oh ! ce n’est pas indifférence, vous pensez bien… Mais vraiment… je ne sais pas… je n’ose pas… j’ai peur de lui faire du tort… Enfin, je ne sais pas… C’est inouï !

Et, tapant le plancher d’un pied colère, elle criait :

— Enfin, comment tous ces gens-là font-ils ?… Et que font-ils ?… que font-ils ?

— Des choses pas très belles, allez, ma chère amie… disais-je.

— Pas très belles… pas très belles !… Enfin, quoi ?… quoi ?

Et cette femme si pure, de si forte vertu, sans aucune ambition pour elle-même, on la devinait capable d’actes plus que hardis ; car elle ne vivait que pour la gloire de son mari. Elle y eût sacrifié, sans hésitation, jusqu’à la paix de sa conscience.

Legrel, doucement, essayait de la calmer.

— Pourquoi te faire tant de mal, ma chérie ?… Réfléchis un peu… Connais-tu beaucoup de gens aussi heureux que nous ?… Nous ne manquons de rien… Nous avons tout… Je ne sais pas comment tu t’arranges… c’est un miracle… Mais avec notre petite fortune… tu nous as toujours fait l’existence la plus riante, la plus abondante. Grâce à ton génie de maîtresse de maison, nous avons l’air de posséder tout simplement cent mille francs de rentes… Mais oui… je suis un ignoble capitaliste… Regarde mon laboratoire… il est merveilleusement installé… Je peux travailler sans soucis, sans dérangement… tant que je veux, à quoi je veux… Nous sommes entourés d’amis fidèles… de jeunes gens très gentils, de grande valeur… qui me défendent comme des lions… Veux-tu me dire ce que nous aurions de plus avec l’Académie ?…

Était-il bien sincère dans ce détachement ? Je me le suis souvent demandé.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après une courte pause, où je voyais des ombres ternir un peu la limpidité de ses yeux, il soupirait :

— L’Académie… Évidemment… évidemment… En principe, c’est très beau… Mais, dans la pratique… Et puis, aujourd’hui, va… ça n’est guère enviable.

Mme Legrel ne se rendait pas… Elle ripostait…

— Tout ce que tu voudras !… C’est possible… Mais puisqu’il y a une Académie, je veux que tu en sois… il faut que tu en sois. Enfin, voyons… pourquoi y aurait-il une Académie, si tu n’en es pas ?…

Il insistait avec une tendresse presque triste.

— Ton amour pour moi fait que tu exagères l’importance de ces honneurs… Dis-toi bien ceci, ils n’en ont aucune, du moins ils n’en ont pas une très grande… Vraiment, on peut bien s’en passer… Ne nous occupons plus, je t’en prie… n’encombrons plus notre vie de ces petites vanités… vanitas vanitatum… comme dit le poète… Et le poète a raison…

S’efforçant de paraître gai, il ajoutait avec une indulgence, où perçait malgré lui l’aigreur de ses déceptions :

— Laissons cela à ces pauvres princes, à ces infortunés barons de la Finance… Ils en ont plus besoin que moi… je t’assure… En somme, c’est un idéal respectable qui les pousse, eux… Mais oui… ne ris pas… respectable… Ils comprennent très bien que les titres de noblesse et que l’argent… ce n’est tout de même pas ça… qui fait l’intérêt d’une belle vie… Tiens… C’est comme la croix…

Il se levait, et marchait dans la pièce, en faisant de grands gestes…

— La croix ! Buuuu !… Ah ! la croix !… veux-tu que je le dise ce que j’en pense, de la croix… c’est de l’enfantillage, ma chérie… Pire que cela… du totémisme… Allons travailler…

Pauvre Legrel !… Bien qu’il crût devoir chaque fois protester contre elles, il était très fier des insistances de sa femme, qui entretenait sa foi en son génie, fier surtout de son désintéressement, par quoi il s’estimait exceptionnel et même admirable, au-dessus des petites ambitions, des petites faiblesses des autres. Il avait donc dans le monde de la science, même parmi ses ennemis, une réputation de grand individualiste, de grand lutteur, dont il aimait à se parer et à laquelle lui, sa femme, ses amis et moi-même nous croyions fermement, comme nous croyions fermement à son génie.

Il disait toujours, avec une conviction ardente.

— Luttons, mes amis… luttons… La vie n’est qu’une lutte continuelle.

Sa femme lui disait, quand elle le voyait affaissé ou las.

— Toi qui es un lutteur !… Je ne te comprends pas…

Ah ! comme je les aimais tous les deux !

Ils avaient une petite fortune que Mme Legrel avait apportée en mariage. Elle l’administrait avec beaucoup d’intelligence et d’adresse. Leur intérieur était sans luxe, plein de confort et de gaîté. Recevant sans pose, mais avec largesse, des disciples, des amis heureux de se grouper autour du grand savant, ils trouvaient encore le moyen de faire du bien autour d’eux. J’ai su que, bien des fois, ils avaient aidé discrètement quelques jeunes gens qui, sans protections, sans autres ressources que leur foi en la science et en Legrel, avaient embrassé cette carrière encombrée, ardue, si fertile en déceptions de toute sorte. Ils vivaient donc tous les trois, Legrel, sa femme, leur fille Irène, une adorable enfant de treize ans, dans la plus étroite, la plus tendre des unions. Et ils eussent joui d’un bonheur complet si, de temps en temps, les injustices, les passe-droits, les attaques jalouses n’accumulaient dans l’âme de Mme Legrel des colères, des amertumes, que la philosophie du savant ne parvenait pas à calmer et à endormir.

Mme Legrel n’était pas jolie, mais elle avait une activité physique, une vivacité spirituelle, une sorte de charme ingénu et rude, une si grande puissance d’énergie et un dévouement si continu, si passionné qu’elle s’en trouvait, même aux yeux de nous tous, pour ainsi dire embellie. Legrel adorait sa femme. Il adorait aussi sa maison, pour tous les sourires que sa femme y prodiguait, pour le calme moral qu’il y goûtait. Elle était située au milieu d’un beau jardin. C’était une ancienne maison de paysan, intérieurement appropriée sans trop de frais aux besoins nouveaux d’une vie bourgeoise. Pour en cacher les murs de meulière rugueuse et triste, on l’avait presque entièrement tapissée de plantes grimpantes : clématites, vignes vierges, bignonias aux longs cornets orangés, corchorus du Japon aux étoiles d’or, polygonums envahissants, qui partout dressaient leurs belles grappes blanches. Chaque fenêtre avait un balcon et de chaque balcon retombaient, comme d’une jardinière, des capucines et des pélargoniums, dont les longues pousses avivaient le feuillage de couleurs éclatantes. Au bas du jardin, la Viorne roulait sur des cailloux bronzés, ses eaux claires, peu profondes entre les bords surélevés, couverts d’iris et de grands inulas dont les capitules jaunes se mêlaient aux hampes des sagittaires de la Chine. Un peu au delà de la Viorne, sur la pente du coteau, le village de Sazy étageait ses maisons rustiques, qu’entouraient de charmants vergers.

C’est dans cette jolie maison que Legrel travaillait le mieux : travail incessant, coupé quelquefois de courtes promenades dans le jardin et plus rarement, quand elles étaient indispensables à ses recherches, d’excursions botaniques et zoologiques dans les environs. Il sortait peu de son enclos. Le soir, après le dîner, il se délassait de ses préoccupations, de ses fatigues, de « ses luttes » parmi les douceurs de la vie de famille et, comme il y avait souvent du monde à la maison, parmi les joies de l’amitié. En ces moments de détente, d’étirement spirituel, il était très gai, très enfant, aussi enfant que sa fille Irène. Il s’amusait à des choses puériles, aux petits événements de la contrée, où il ne connaissait personne, aux vicissitudes des récoltes, à la vache qui avait vêlé, aux poules d’un voisin qui avaient été écrasées par une automobile. Si un lapin s’était par hasard fourvoyé jusqu’au potager, il y en avait pour trois jours à deviser sur ce cas extraordinaire. Quand ils étaient seuls, il faisait avec sa femme d’interminables parties de dames, ou bien il initiait sa fille à construire des portiques de temples assyriens avec des dominos.

Mais à quoi Legrel travaillait-il ?… En réalité, je ne l’ai jamais bien su… Ce que je sais, ce que nous savons tous, c’est que Legrel, par des expériences dynamométriques, a calculé et évalué au poids la force musculaire de l’araignée. Ce que je sais encore, c’est qu’il découvrit, chez l’araignée, un muscle « compensateur », qu’on ne connaissait pas, qu’il avait baptisé : le muscle legreloïdien, fait énorme, prétend-il dans un de ses ouvrages, et qui doit très prochainement révolutionner toutes les données que nous avons sur l’anatomie générale.

Un jour que je m’entretenais avec M. Giard des travaux de Legrel.

— Quel fumiste ! s’écria cet authentique homme de science, en éclatant de rire… Tout cela est idiot…

Je ne tirai aucune conséquence fâcheuse de cette opinion, pourtant si spontanée, car je me rappelais fort à propos, pour la réputation de mon ami, cette parole de sir Edward Herpett : « … Ah ! vous savez, mon cher… la jalousie des savants !… »

À l’exception de sa femme, chargée du soin glorieux d’en faire le ménage tous les matins, personne n’entrait jamais, pas même ses jeunes disciples, dans le laboratoire de Legrel : un grenier transformé en une vaste pièce, très claire, meublé de vitrines, les unes contenant des appareils, des instruments de toute sorte, les autres des collections d’insectes, de minéraux, d’escargots préhistoriques recueillis dans le pays. Une bibliothèque garnissait les murs de gros livres et d’épais dossiers, classés dans des chemises de parchemin étiquetées avec soin par Mme Legrel. Puis, çà et là, des estampes coloriées, des moulages, représentant, grossis au microscope, les systèmes vasculaires et nerveux d’insectes rares… Une table de verre, qu’on appelait « la table opératoire », chargée de microscopes, de trousses, de bocaux avec des liquides colorés, occupait le milieu de la pièce, sous une verrière pratiquée dans le plafond et garnie d’un vélum transparent. C’est là qu’il disséquait, qu’il vivisectait ses petites bêtes.

— Si vous pouviez le voir découper une fourmi ou un puceron !… C’est admirable… s’extasiait Mme Legrel… Et, chose curieuse… à table, il ne peut même pas découper un poulet… Expliquez-moi ça, vous !

Au laboratoire attenait une autre pièce, plus vaste encore, où sous des cloches de verre Legrel élevait, selon leurs besoins, leurs habitudes différentes, les exigences de leur climat, de leur habitat d’origine, d’innombrables tribus d’araignées. Il y en avait de toutes les grosseurs, de toutes les couleurs, de toutes les mœurs et de tous les pays. La plupart, cadeaux envoyés en hommage par des correspondants enthousiastes qu’il avait jusque dans les plus lointaines, les plus bizarres régions du globe.

Une seule chose me chagrinait en Legrel. Il ne me parlait jamais de ses travaux et chaque fois que j’y faisais allusion, que j’y prenais de l’intérêt, il détournait tout de suite, quelquefois un peu rudement, la conversation. Était-ce défiance de moi ou dédain de mon ignorance en ces matières ou jalousie de quelques petits succès que j’avais eu la chance d’obtenir ? Je ne pouvais pas admettre un instant cette supposition malséante, qui était le renversement de toutes les idées que je me faisais sur le caractère de mon ami ?… Timidité alors ?… Modestie ?… Non plus… Plusieurs fois, à des paroles qui lui étaient échappées, j’avais parfaitement senti qu’il avait au fond l’orgueil de son savoir, la conscience de sa valeur. Vraiment, je ne savais à quoi attribuer cette discrétion, je ne veux pas dire outrageante, mais qui me blessait un peu.

Il est vrai qu’il ne me parlait pas plus de mes travaux que des siens. Jamais il ne m’avait exprimé son opinion sur un de mes livres, une de mes pièces. Je suis sûr qu’il ne les aimait pas. Mais ne pas les aimer au point de n’en parler jamais, cela m’était affreusement pénible et me jetait souvent en de profonds découragements. Je ne pouvais non plus rien savoir de sa pensée par Mme Legrel, pour qui rien ni personne n’existaient en dehors de son mari et qui n’arrivait pas à concevoir qu’on pût s’intéresser dans la vie à autre chose qu’aux muscles de l’araignée. De chacune de mes visites, de moins en moins fréquentes d’ailleurs depuis quelques années, je rapportais un redoublement d’angoisses et de doutes sur mon art et sur moi-même. Les huit jours qui suivaient, j’étais le plus malheureux des hommes, dégoûté de moi, dégoûté de tout, incapable de travail et d’espoir.

— Non… non… plus jamais, je ne retournerai chez ce Legrel… me promettais-je. Je l’aime bien… Je l’admire de toutes mes forces… je l’admire tellement, que je ne sais même pas pourquoi je l’admire… mais il me déprime trop… Il finirait par m’affoler… Non, non… plus jamais… plus jamais…

Heureusement je ne tardais pas à me rassurer, me disant que, en dépit de son génie scientifique, en dépit de la grandeur morale de son esprit, Legrel avait, de son éducation première, gardé en littérature, en art, une sorte de goût vraiment trop glacé de rigidité scolastique et tous ces préjugés universitaires qui sont la négation de ce que j’aime. Je me rassurais surtout en me souvenant de certains jugements assez étonnants, qu’il portait sur Rousseau, Stendhal, Tolstoï, Flaubert, Thomas Hardy, sur tous les maîtres que je chéris et envers qui il ne professait qu’une estime médiocre, pour ne pas dire moins…

— Tout cela est pathologique… grimaçait-il, sans jamais illustrer, d’un exemple, d’une critique développée, d’un commentaire quelconque, cette opinion sommaire.

Mais je crois bien qu’il ne les avait pas lus, qu’il n’avait jamais rien lu qui ne concernât point l’histoire musculaire de l’araignée.

Il n’avait lu que M. Faguet, il n’aimait que M. Faguet « pour sa vision nette des êtres et des choses » et « pour sa forte santé morale ». Mais il l’aimait en bloc, se gardant bien d’expliquer le pourquoi de cette préférence et en quoi la vision de cet écrivain honorable et très répandu était si nette et si forte sa santé morale. Il disait aussi de M. Paul Bourget qu’il avait « une certaine culture scientifique » et que sa frivolité mondaine s’en trouvait parfois ennoblie. Il disait encore bien d’autres choses.

Au fond, ce grand spécialiste, cet observateur si aigu de la vie de l’araignée, ce chercheur de muscles inédits se trompait du tout au tout, du moins s’illusionnait, comme un poète, sur la vie en général et sur les hommes en particulier. Legrel n’était pas un artiste au sens où nous entendons ce mot ; ce n’était pas non plus un penseur ; c’était un savant. Et peut-être — j’admire que je puisse émettre aujourd’hui cette supposition sacrilège sans en être troublé — n’avait-il du savant que la puérilité souvent comique et la candeur bouffonne. Ne les comprenant pas, il méprisait toutes les œuvres d’imagination et de sensibilité, celles qui n’ont pas, pour s’étayer, le support direct, visible, grossièrement affecté et rugueux de la science.

J’essaie en ce moment de me rappeler ses conversations sur la littérature, l’art et sur la vie, je cherche une idée forte ou curieuse, un point de vue original, l’élan d’une intelligence, la preuve d’une personnalité, enfin quelque chose… une impression, une sensation tirée de lui-même, une observation qui ne lui vînt pas des livres ou des autres. Et j’ai beau me souvenir et j’ai beau fouiller mes souvenirs, je ne trouve rien qui mérite d’être retenu. Non, en vérité, rien, rien… rien. Il était si modeste !

Je me hâte de dire que cela ne nuisait pas aux sentiments que j’avais voués à Legrel. Malgré la différence de nos tempéraments, j’avais pour Legrel une amitié qui était maintenant plus que de l’amitié : de la vénération. Je ne me disais pas encore que, lorsqu’on n’aime plus quelqu’un, on prend souvent le parti de le vénérer. C’est plus facile.

Nous fûmes reçus avec l’empressement, la cordialité habituelle. Et Dingo eut tous les honneurs de la réception.

— Dieu ! qu’il est beau !… s’écria Legrel.

— Comme il a l’air doux et intelligent !… dit Mme Legrel.

— Ah ! père… j’en voudrais un comme lui, dit Irène Legrel.

Elle me demanda :

— D’où ça vient-il ces chiens-là ?

— D’Australie, chère petite…

Elle battit des mains ;

— Tu entends, père… d’Australie… Il vient d’Australie… Alors, tu peux bien en demander un pour moi à M. Barclett, qui t’a déjà envoyé des araignées…

Legrel fit une légère grimacé. Il répondit très vite, sur un ton un peu ennuyé :

— Nous verrons… nous verrons.

Choyé, caressé, conscient de l’admiration qu’il provoquait. Dingo fut particulièrement aimable avec nos hôtes. En psychologue averti, il s’attacha tout d’abord à conquérir les bonnes grâces d’Irène, ce qui fut facile. Il ne la quittait pas, jouait avec elle doucement, respectueusement, comme eût fait un petit camarade bien élevé. Et à chaque caresse, à chaque gambade, à chaque manifestation de la joie affectueuse de Dingo, Irène exultait. Elle tapait dans ses mains et sautait des deux jambes en même temps, comme un oiseau…

— Père… père… Regarde-le… Regarde ses oreilles… sa belle queue… Et comme il est gentil… C’est un amour… tu veux m’en donner un… dis ?… Un tout pareil ?… Ah ! Oui, père, n’est-ce pas ?…

— Mon enfant, ce n’est pas un chien pour les petites filles…

— Oh ! père… j’aimerais tant qu’il joue avec mon mouton !

Legrel avait pris la tête du chien, lui avait ouvert la mâchoire, compté les dents. Puis, après un examen solennel, minutieux des dessous de la paupière, du palais, des ergots, il s’était tourné vers moi :

— Exact… très exact… tout ce qu’il y a de plus exact… professa-t-il. Je n’aurais jamais cru qu’un dingo aussi brusquement arraché à son milieu s’humanisât de la sorte !… Il n’est pas méchant avec les autres bêtes ?…

Je voulus conserver à Dingo son auréole intacte.

— Du tout… du tout… affirmai-je… La douceur même…

— Très intéressant… vous savez ?…

— Vous ai-je dit que, grâce à lui… ou plutôt grâce à sa mère… nous avons retrouvé l’origine du tableau de chasse ?

— Mais non… Ah bah !

— Oui, mon cher, l’origine du tableau de chasse…

Je dus conter l’anecdote à Legrel qui s’en montra très frappé.

— Ah ! mais !… Ah ! mais !… fit-il.

Puis aspirant l’air avec ses lèvres disposées en sifflet, il répéta :

— Très intéressant… très… très intéressant !

Dingo étonna, ravit tout le monde par sa bonne éducation, l’élégance de sa tenue, sa discrétion, son tact. Correctement, il suivait les allées, même les sentiers les plus étroits, prenant bien soin de ne pas marcher sur les plates-bandes, évitant de heurter les plantes, surtout de les arroser comme font les autres chiens, même les mieux dressés. Mme Legrel me confia ceci :

— Je puis vous le dire maintenant, j’avais une peur pour le jardin… une peur !… J’en tremblais. Mais il est inouï, ce chien… Il comprend tout… Vous avez dû avoir beaucoup de mal à le dresser ainsi.

— Nullement, répondis-je, heureux de tous les éloges dont on comblait Dingo… Cela lui est naturel… Il est comme ça…

— Ah ! c’est inouï !… réitéra Mme Legrel. C’est vraiment inouï !

— Mais pas du tout… affirma Legrel… Il est comme ça… La nature !… La nature !…

Et s’adressant encore à moi :

— Très intéressant… très important même… capital… On ne sait pas assez ce dont la nature est capable…

Je jugeai cette réflexion un peu naïve, un peu faible pour un si grand savant. Mais quoi !… Toujours la même attitude sans doute. Et peut-être aussi que Legrel, par bonté d’âme, voulait se mettre à notre portée, ne pas trop nous humilier, ne pas nous trop écraser de sa supériorité. Je lui en voulus tout de même un peu de cette banalité et du ton sacerdotal sur lequel il l’avait proférée. Nous nous promenâmes dans le jardin. Au choix des plantes, à leur disposition, je reconnaissais partout le goût de Mme Legrel. Elle avait le goût des décorations florales de plein air, comme elle avait le goût des arrangements intérieurs. Il était délicieux ce jardin, tout fleuri d’espèces vivaces, avec des coins abandonnés où les plantes sauvages poussaient librement leur touffes primitives et amies.

— Père, dit Irène… si on menait Dingo voir mon mouton ?

— Oui, ma chérie, après le déjeuner, consentit Legrel.

Irène fut contente :

— C’est ça… Après déjeuner. Nous leur ferons faire une bonne partie à Dingo et au mouton.

Legrel m’expliqua que son ami, le célèbre naturaliste et philosophe sir John Lubbock avait envoyé tout dernièrement à Irène un mouton extraordinaire dont la tête toute noire, lisse et luisante comme un masque de satin, sortait d’un gros paquet de laine blanche et si longue qu’elle traînait à terre et le recouvrait entièrement, ainsi qu’une jupe. Magnifique exemplaire d’une race presque entièrement disparue, même au Thibet, dont il est originaire.

— Les Anglais sont tentés de le reproduire à cause de sa laine, ajouta-t-il. Je le tenterais bien aussi. Mais nous n’avons que la femelle… Pour le moment, c’est la joie de la maison et la toquade de cette demoiselle… J’avoue que moi-même il m’intéresse, ce gaillard-là… On vous le montrera après le déjeuner…

Le déjeuner fut simple et exquis, comme toujours. Legrel était assez gourmand ; aussi sa femme ne dédaignait pas de surveiller la cuisine, au besoin de mettre aux casseroles sa main experte et savante. Il fut aussi très gai. Jamais, je crois, je n’avais vu Legrel d’aussi belle humeur. Contrairement à ses habitudes, Dingo se tenait fort discrètement aux côtés d’Irène qui, de temps en temps, lui octroyait avec une caresse et une parole gentille de petits morceaux de viande. En outre, notre grand naturaliste semblait ce jour-là vouloir se départir de sa réserve coutumière. Il nous raconta, sur les insectes des particularités curieuses, d’ailleurs très connues.

— Hier, dit-il, j’ai vu une chose admirable… Je ne pense pas qu’on l’ait encore observée… C’est très important, vous allez voir. Je traversais une petite pelouse dans le jardin… Il soufflait de l’Ouest un vent assez violent… Une guêpe s’envola de l’herbe à mes pieds, une guêpe commune, remarquez bien, une Vespa germanica, tout simplement… Elle emportait dans ses pattes une mouche, dont les ailes éployées, comme deux petites voiles, offraient une grande résistance au vent… La guêpe volait difficilement, avec effort… Elle n’avançait pas… Que fit-elle ?… Je vous le donne en mille… Elle fit ce que bien des hommes n’eussent pas osé faire en pareille circonstance.

J’avoue que je me représentais difficilement un homme en pareille circonstance, c’est-à-dire s’envolant du gazon, avec une mouche, aux ailes éployées, dans ses pattes. Mais je me gardai bien d’en faire la remarque à Legrel, qui continua :

— Mon cher, voici ce que fit cette vespide… Elle se laissa tomber à terre, en parachute, très doucement, scia, vous entendez bien, scia les deux ailes de la mouche qui étaient un obstacle à son vol… Et elle s’envola de nouveau avec sa proie… allègre… Est-ce confondant ?

Et, prenant un air rêveur, profond, il répéta sa phrase favorite :

— On ne sait pas assez ce dont la nature est capable…

Mme Legrel se tourna vers moi, le visage épanoui.

— Comment peut-il voir toutes ces choses-là ?… admira-t-elle. C’est inouï…

J’osai objecter, car cette phrase sur la nature m’avait encore agacé :

— Mais, mon cher Legrel… cette vespide si intelligente… pourquoi s’obstinait-elle à voler contre le vent ?… Elle n’avait qu’à prendre le vent…

À ce moment, la cuisinière apportait un poulet, loyalement cuit à la broche et arrosé de beurre grésillant, selon la tradition d’autrefois. Cette diversion permit à Legrel de ne pas répondre immédiatement. Il avait levé les yeux vers le plafond, sans doute pour chercher dans les hauteurs l’inspiration de sa réponse, quand tout à coup je vis son front se plisser, ses yeux se noyer d’ombre. Et, se servant de ses poings fermés arrondis en tube comme d’une lunette d’approche, il s’écria :

— Tiens !… tiens !… tiens !… par exemple ! Mais qu’est-ce que c’est ?… Regarde donc… qu’est-ce que c’est ?

Et il montra à sa femme une grosse araignée, qui courait sur une moulure de la corniche.

— Toi qui as de bons yeux, Irène, dit-il encore à sa fille… Lui vois-tu des cornes ?

Irène s’était levée vivement, s’était rapprochée de l’endroit où l’araignée faisait ses évolutions.

— Oui, père, répondit-elle… Je crois bien qu’elle a des cornes…

— Deux ?…

— Au moins deux.

Legrel se leva à son tour. Il frappa un grand coup de poing sur la table.

— C’est ça… C’est bien ça !… cria-t-il… Une gasterachante… Mais, sacristi !… On a donc ouvert la porte du laboratoire ?

— Mais non… affirma Mme Legrel, qui avait pâli et dont le visage était tout bouleversé. Mais non… Je t’assure. Je suis sortie la dernière, ce matin… J’ai fermé la porte…

Legrel grogna :

— Enfin les gasterachantes ne traversent pas les murs comme des fantômes…

— Je parie que c’est encore ce menuisier… s’écria Mme Legrel… Il aura laissé du jour sous la porte… Ah ! ces ouvriers !… Il faudrait tout faire soi-même… Mais ce n’est peut-être pas une gasterachante, mon ami… Irène… tu es sûre qu’elle a des cornes ?

— Sûre, petite mère… elle a deux cornes..

— Alors c’est bien une gasterachante, soupira la pauvre femme désespérée. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’elles ont dans le corps, les gasterachantes… Elles ont vraiment le diable dans le corps… Toujours sorties !

Brusquement, la voix de Legrel s’enfla comme un coup de vent. La salle en fut ébranlée ; les vitres tremblèrent. Et il me sembla que les arbres tressaillaient dans le jardin.

— Qu’on ferme la fenêtre… ordonna-t-il… les portes… Qu’on bouche la cheminée… vite !… vite !

Nous étions tous debout, Dingo très excité, la cuisinière embarrassée, avec son poulet au bout de ses bras et, le menton pareillement levé, nous tendions vers le même point du plafond des regards anxieux, effarés. L’araignée courait toujours sur la corniche. Tantôt elle disparaissait au creux de la moulure, tantôt elle surgissait de l’ombre, plus loin, dans un rond de lumière. Crispés, très pâles, les paupières battantes, le cœur sautant dans la poitrine, nous la suivions, comme sur le môle d’un port de pêche la foule angoissée, suit les mouvements d’une petite barque qui lutte contre la tempête et qui tout à coup va sombrer dans les brisants. Legrel poussa un cri, un cri rauque, tragique qui résonna dans la salle, comme sur les quais, dans les ruelles du port, résonnent les appels sinistres de la trompe du canot de sauvetage.

— Elle a des cornes… Elle a des cornes… Je vois ses cornes…

Il commanda à sa femme :

— L’escabeau… vite !

À sa fille :

— Ton filet à papillons.

Puis il se ravisa :

— Non… non… on lui casserait les pattes… et peut-être les cornes… Que personne ne bouge !… Pas de bruit, surtout… pas d’allées et venues… Laissez-moi faire…

Heureusement, au bout de dix minutes, l’araignée finit par prendre le parti de descendre le long du mur, charmée sans doute par Legrel, qui ne cessait de siffler, très bas, un air mélancolique et monotone, qui me rappela le chant plaintif que les pâtres tirent de leurs flûtes dans les montagnes. Et Legrel cueillit délicatement avec son mouchoir l’araignée tout étourdie de musique.

Après l’avoir examinée minutieusement, il eut un soupir de soulagement :

— Elle n’a rien… Les pattes sont intactes… les cornes aussi… le céphalothorax aussi… Ah ! la mâtine… elle m’a donné chaud…

Pendant qu’il allait la réintégrer sous sa cloche de verre, Mme Legrel, tout émue de ce drame, s’excusait :

— Je suis bien contrariée… Le poulet va être froid… Ah ! c’est très ennuyeux… Mais vous pensez… une gasterachante !… Je le connais, n’est-ce pas ?… Il en eût été malade, le pauvre garçon…

Le déjeuner s’acheva dans un peu de gêne. Quoi que nous fissions, il nous fut impossible de retrouver la gaieté, la confiance amicale du début. Legrel avait repris son attitude hermétique de savant. Mme Legrel était encore toute préoccupée de la négligence de ce menuisier, qui avait mis la science en péril et failli amener une véritable catastrophe. Quant à Dingo, saturé de caresses, fatigué d’émotions, engourdi de friandises, il dormait allongé sous la table, comme un ivrogne. Malgré nous, de temps en temps nos regards à tous allaient simultanément vers le plafond et suivaient les moulures de la corniche. Nos imaginations étaient hantées d’araignées gigantesques et monstrueuses. Nous en voyions courir partout, surgir de partout. Je crus en apercevoir une qui traversait à grandes enjambées le lac de sirop d’une tarte aux prunes.

— Là !… Là !… criai-je…

— Quoi !… Quoi !… Mais quoi donc !…

— Une araignée… une araignée !…

Ce n’était rien, ce n’était qu’une ombre, l’ombre d’une toute petite feuille, que la brise, entrant par la fenêtre rouverte, projetait de la corbeille et faisait mouvoir sur la pâtisserie.

— Ah ! vous m’avez fait peur… dit Legrel, qui avait pâli à nouveau.

Je pensai que je pourrais redonner quelque intérêt à la conversation, en posant à Legrel des questions sur les gasterachantes, leurs mœurs vagabondes et leur goût pour la musique. Mais celui-ci simula de ne pas m’avoir entendu. Il dit à sa femme, d’une voix énervée :

— Cette tarte est détestable.

Elle répondit, tristement, en s’excusant :

— C’est pourtant moi qui l’ai faite, mon ami…

— Je ne dis pas le contraire, insista-t-il. Je dis qu’elle est détestable. Voilà tout.

Je me sentis devenir furieux. Oui, vraiment, j’éprouvai contre Legrel une haine subite, violente. Je ne pouvais lui pardonner d’éluder une fois de plus, et si grossièrement, sa réponse à des questions naturelles, polies. Je ne pouvais lui pardonner non plus d’adresser à sa femme un reproche injuste, stupide ; car la tarte était délicieuse.

— Elle est délicieuse… délicieuse… délicieuse… clamai-je sur un ton agressif… Elle est extraordinaire cette tarte… Elle est inouïe…

Legrel me regarda à la dérobée, avec des yeux un peu méchants, puis haussa légèrement les épaules.

J’avais envie, j’avais besoin, un besoin physique, de l’injurier. Je sus me contenir. Mais du fond de mes plus lointains souvenirs, rapprochant, arbitrairement d’ailleurs, certaines paroles de certains gestes, certains actes de certaines expressions du visage de mon ami, je pris plaisir — un plaisir vengeur — à me dire à moi-même :

— Il ne me répond pas… parce qu’il ne sait pas, parbleu !… Je suis sûr qu’il ne connaît même pas les araignées… qu’il ne connaît rien… rien… rien… Un savant ?… Lui ?… allons donc !… Un bluffeur !… Rien… rien… rien… ce n’est rien… moins que rien… Le dessous de rien… Sa réserve ?… mais c’est à mourir de rire… Sa réserve… C’est qu’il ne sent rien… qu’il ne sait rien… qu’il n’a rien à dire… Et ses dégoûts pour les honneurs… pour l’Académie ?… Ah ! parlons-en de ses dégoûts… Pour l’Académie… Il crève d’envie d’en être… de jalousie de ne pas en être… Et toutes les infamies qu’il commet pour en être !… Hypocrite… Farceur… Ignorant… Fumiste… Crapule !…

Cette énumération d’épithètes injurieuses ne s’arrêta pas là. J’épuisai tout ce qu’en contient le vocabulaire poissard et j’en inventai de nouvelles. On eût dit que tout le monde, autour de la table, écoutât, dans un silence consternant, rouler en moi ce flot de mots orduriers. Seule, Mme Legrel était visiblement absorbée par d’autres préoccupations. Elle grignotait et regrignotait sans cesse de petits morceaux de cette tarte si décriée par son mari et, s’efforçant de rassembler sur un même point toutes les subtilités de son odorat et de son goût, elle cherchait à se rendre compte de ce qui y manquait et à savoir pourquoi elle était détestable, cette délicieuse tarte aux prunes.

Mais je me repentis bien vite de toutes mes pensées méchantes et de ces frénétiques outrages. Je considérai Legrel qui à ce moment pelait silencieusement une pêche. Toute la bonté, toute la pureté, toute la droiture de sa grosse face naïve et la clarté de ses yeux, son dos rond, les trois dents qui lui manquaient sur le devant de la bouche… tout cela m’attendrit aux larmes. J’eus honte de moi. Ah ! comme j’aurais voulu lui demander pardon, l’embrasser. Ah ! mon pauvre cher !… Ah ! mon pauvre grand Legrel !…

Ce fut un soulagement général, quand Irène, qui se tournait et se retournait impatiente sur sa chaise, exhaussée par un gros dictionnaire de zoologie, se leva, appela Dingo, toujours allongé sous la table, et, le couvrant de caresses, lui dit :

— Mon petit Dingo, maintenant nous allons voir mon mouton, pas ?… Il est sous la charmille, attaché à un piquet, le pauvre… Il nous attend… Tu vas être gentil avec mon mouton… dis ?… Tu sais… je t’aime bien… mais j’aime bien aussi mon mouton… Tu vas voir comme il est drôle !… comme il est intelligent !… Et puis, il est bien plus petit que toi…

Pour lui donner confiance sans doute, Dingo lécha la main d’Irène, avec la grâce élégante d’un jeune snob qui, dans un salon, baise le poignet d’une dame.

— Eh bien… c’est ça… dit Legrel… Allons voir le mouton.

Et il donna le signal du départ, non sans avoir scrupuleusement examiné toute la pièce, du stylobate à la corniche et vérifié, même sous la table, qu’il ne s’y cachait pas la moindre araignée.

Plantée sur toute la largeur du jardin, la charmille le bornait à l’ouest et donnait sur les cultures séparées de lui par un mur très ébréché et moussu, petit mur charmant que décorait naturellement une abondante flore saxatile. La charmille était vaste, droite, feuillue et très vieille, avec des bancs de pierre de loin en loin, entre les fûts des troncs. Par la baie de ciel ogival qui la limitait tout au fond, on voyait, au delà d’un moutonnement de verdures argentées, pointer dans la lumière un petit clocher.

Nous marchions lentement, silencieusement, religieusement sous la voûte des feuillages comme dans une nef d’église. Legrel avait pris mon bras et s’y appuyait d’une façon doucement pesante. Il était un peu congestionné et un peu gêné. Visiblement, il éprouvait le besoin de me montrer plus d’affection que jamais.

— Ah ! mon vieil ami… mon vieil ami !… me disait-il de temps en temps.

Je sentais bien qu’il cherchait à me dire autre chose. Je sentais aussi qu’il ne trouvait pas ce qu’il eût voulu me dire. Et c’était infiniment touchant. Sans doute, durant ce déjeuner, il s’était passé en lui ce qui s’était passé en moi. Il avait eu de la haine contre moi, il m’avait injurié tacitement, mais violemment, comme je l’avais fait moi-même. Et il s’en repentait. Et sous l’influence de ce repentir qu’activaient toutes les douceurs d’une digestion heureuse, ses yeux débordaient de tendresse, de cette tendresse véhémente qu’il n’arrivait pas à exprimer par des paroles. Et il n’arrivait qu’à répéter chaque fois en y mettant plus de force, plus d’émotion et plus d’embarras :

— Mon vieil ami !… Ah ! mon vieil ami !

Pour se donner une contenance plus aisée, il évitait de piétiner les insectes, m’en nommait parfois quelques-uns — qu’est-ce qu’il risquait ?  — et il affectait de suivre avec intérêt leurs évolutions dans l’herbe. Mais, réellement, il ne suivait que les remords de son âme. J’avais envie de pleurer. Moi aussi j’aurais voulu lui dire des choses enthousiastes et je ne pouvais que répéter à son exemple :

— Mon ami… ah !… mon vieil ami.

Irène, coiffée d’un grand chapeau de paille, d’où s’envolaient les longues et légères traînées d’un voile de gaze bleue, nous précédait avec sa mère. Et Dingo marchait aux côtés d’Irène, qui s’amusait à mettre dans la gueule du chien des branches mortes que celui-ci emportait, déchiquetait comme une proie, en secouant la tête et en grondant.

Soudain, il s’arrêta, laissa tomber la branche à terre et, tête haute, corps frémissant, narine brûlante, œil en feu, dressa ses oreilles.

— Dingo ! appelai-je d’une voix impérieuse… Dingo ! Ici…

C’est que, pour la première fois de la journée, je venais d’avoir conscience de mon imprudence et de ma légèreté. C’est que je comprenais un peu tard ce qui allait arriver, ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. J’eus peur. Mon cœur se serra. Je sentis une sueur me mouiller le front : j’apercevais, à cent mètres de là… tourner et bondir autour de son piquet, le mouton de sir John Lubbock.

— Dingo ! Dingo !

J’avais hurlé cet appel de toutes les forces de mon désespoir et de ma terreur.

Joyeuse, battant des mains, Irène s’était tournée vers nous :

— Il l’a vu !… Il l’a vu !… criait-elle.

Je hurlai encore :

— Dingo ! Dingo !

Mais Dingo ne m’écoutait pas, ne voulait pas m’écouter. Lancé en une course folle dans l’allée, il diminuait, diminuait, à chaque foulée… et ne paraissait pas plus gros qu’un lièvre.

De plus en plus amusée, Irène dansait et tapait des mains.

— Il l’a vu !… il l’a vu ! Père… père… regarde… Il l’a vu… Qu’il est gentil !

— Ah ! mon Dieu ! gémit Mme Legrel qui avait mis son lorgnon devant ses yeux.

— Pourvu que !…

Legrel n’acheva pas. Il lui sembla comme à moi que Dingo s’était rué sur le mouton… et qu’ils roulaient tous les deux, boule blanche et boule jaune, confondues dans l’allée, là-bas…

Je m’étais mis à courir, à galoper, multipliant vainement les appels d’une voix qui se voilait, s’enrouait, ne sortait plus de ma gorge. Et Legrel me suivait de près, agitant ses grands bras. Et Mme Legrel courait aussi, derrière son mari, essoufflée, gémissante. Et son grand chapeau défait lui battait aux épaules. Les cheveux épars dans le vent, Irène courait derrière sa mère. Comprenant maintenant le drame horrible qui se jouait au bout de l’allée, elle criait, pleurait, suppliait, comme si Dingo eût pu l’entendre.

— Non, Dingo… Non, mon petit Dingo… sois gentil… Non… non… Je t’en prie…

Quand j’arrivai enfin, haletant, suffoqué par la course, voici ce que je vis : Dingo avait renversé le mouton. Entièrement couché sur lui, il le maintenait serré aux flancs, au ventre, entre ses cuisses. Et sa mâchoire lui fouillait la gorge, avec rage. Il y avait des gouttes de sang sur l’herbe. Des gouttes de sang avaient jailli sur le tronc des arbres… Déjà le mouton ne se débattait plus… et la queue de Dingo battait, en signe d’une joie féroce, d’une sauvage victoire… À coups de pieds, à coups de canne, à coups de pierre, j’eus beaucoup de peine à lui faire lâcher prise. Je me penchai sur le mouton. Le sang coulait abondamment par la gorge déchirée et les artères ouvertes. J’essayai de le mettre debout, de le ranimer… Il était mort, bien mort.

Legrel à son tour et Mme Legrel examinèrent la blessure, soulevèrent la tête qui retomba sur l’herbe, inerte et molle.

— Oui ! fit Legrel… il est bien mort !

Et madame Legrel répéta en écho.

— Il est bien mort…

Nous étions si consternés par la rapidité, par l’horreur de ce meurtre, que nous restions là, courbés autour de la victime, sans un geste, sans une parole. Ne sachant que faire, ne sachant que dire, j’invectivai contre Dingo, qui s’était éloigné, le museau tout rouge, en grognant, non toutefois sans surveiller, d’un œil mécontent et attentif, ce que nous allions faire de sa proie. Lui seul n’avait pas perdu la tête dans cette catastrophe.

Et Legrel ne disait toujours rien. Et Mme Legrel considérait le cadavre de ses yeux agrandis, tout ronds, horrifiés. Et la pauvre petite Irène, très pâle, se mordait les lèvres, cruellement, pour ne pas éclater en sanglots devant nous, tandis que des hoquets soulevaient sa poitrine à la briser.

Je ne sais plus les choses folles que je débitai, les promesses folles que je fis, les terribles menaces que je proférai contre Dingo, les excuses éperdues par où je m’humiliai et j’humiliai, avec moi, toute la nature. Cela était si excessif, si disproportionné, cela dénotait un tel désarroi mental que Legrel et sa femme finirent par s’émouvoir. Peut-être redoutèrent-ils de me voir tomber en démence tout à coup. Peut-être eurent-ils l’idée d’un suicide, dont mon désespoir exalté, mes paroles incohérentes pouvaient vraiment évoquer l’image sinistre chez des âmes simplistes. Ce furent eux — les braves gens — qui entreprirent de me calmer, de me consoler. Oubliant leur peine et leur rancune, ils m’entourèrent de leur affection bruyante et désordonnée. Toutes les banalités enfantines, les condoléances bébêtes que nous suggère le spectacle de la douleur, ils ne m’en épargnèrent aucune. Hélas ! quand je repense parfois à la mort du mouton de Sir John Lubbock, je ne puis me défendre d’un rire amer et comique. Il me semble bien que ni eux ni moi ne fûmes sincères en cette occasion tragique.

— Ce n’est pas de votre faute, mon ami… me dit Mme Legrel…

— Allons ! allons ! calma Legrel, ce n’est de la faute de personne…

Et Mme Legrel reprit :

— Qu’est-ce que vous voulez ?… C’est un malheur sans doute… mais un malheur comme il en arrive tous les jours à ces pauvres moutons… Après tout, ce n’était qu’un mouton… voilà ce qu’il faut se dire…

— Un ovidé… professa Legrel… un simple ovidé…

Comme si de le ramener à son impersonnalité zoologique, cela fût moins douloureux, cela fût en quelque sorte professionnel, scientifique, de l’avoir perdu…

Il alla même plus loin pour me mettre à mon aise et m’enlever tout remords.

— Bah ! fit-il presque gaiment… Cela ne fait rien… cela ne fait rien… Au contraire…

Irène, à bout de courage, s’était effondrée sur un banc de pierre et, la tête dans ses mains, elle pleurait, sanglotait, suffoquait de douleur. Sa mère l’emmena.

— On t’en donnera un autre, ma chérie !… un bien plus joli…

— On t’en donnera deux, surenchérit Legrel.

Il regarda longtemps Irène qui s’éloignait, la tête penchée sur la poitrine de la bonne Mme Legrel…

— Pauvre petite ! soupira-t-il… Elle est si nerveuse !… Elle m’inquiète parfois… Bah ! il n’y paraîtra plus demain.

Je le vois encore, je le verrai toute ma vie, lorsque nous rentrâmes. Il cherchait des paroles amies et n’en trouvant pas qu’il n’eût dites au moins cent fois, il essayait — ah ! si franchement — de dériver vers n’importe quoi le cours de mes idées et il me disait, bégayant :

— Dans la vie, voyez-vous, on n’a jamais que des ennuis… Tenez… moi… j’ai bien de la peine avec mes araignées. C’est bien plus difficile à élever que des moutons… Croiriez-vous, mon cher, qu’il m’est souvent arrivé, sous une cloche où j’en avais mis huit, de n’en plus trouver le lendemain qu’une seule… Et dans quel état ! Grand Dieu !… Elles s’étaient toutes entredévorées…

Je crus qu’il allait conclure par sa phrase sur la nature. Il me l’épargna.

Je voulus abréger notre visite. Ce fut en vain qu’ils insistèrent pour nous retenir à dîner. Je ne pouvais plus vivre, en face de ces excellentes gens, à qui je venais de causer une telle affliction et qui par surcroît s’en excusaient.

Au moment de partir, Legrel me demanda, pour bien me prouver qu’il ne me tenait pas rigueur de la mort du mouton :

— Alors ?… Quand revenez-vous ?… On se voit si peu… Voyons… dimanche… Ça vous va-t-il ?… Nous comptons sur vous, dimanche… Est-ce dit ?

Il me fallut bien accepter. Legrel voulut mettre le comble à ses bonnes grâces :

— Et je vous montrerai mon laboratoire… si cela peut vous intéresser… Il est assez curieux…

Tâchant de sourire, il ajouta :

— Par exemple… je ne vous promets pas les araignées… D’ici dimanche, elles se seront peut-être toutes mangées… À dimanche.

— À dimanche, confirma Mme Legrel… D’ailleurs, on vous écrira pour que vous n’oubliiez pas.

Ah ! notre retour avec Dingo qui, assis sur les coussins de la voiture en face de nous, froidement, sans remords, se léchait le poitrail, où des gouttes de sang était restées.

Nous ne reçûmes pas la lettre promise. Et ce dimanche-là nous n’allâmes pas chez les Legrel. Nous n’y sommes jamais plus allés…

J’ai rencontré Legrel bien des fois depuis cette journée fatale… Il est toujours aimable et gentil. Il m’accueille avec la même cordialité. Mais, je le sens, c’est fini… Quelque chose de nous est mort avec le mouton de M. John Lubbock.

Irène s’est mariée, il y a six mois. Je l’ai appris par les journaux… Elle a épousé un jeune savant du plus grand avenir, un naturaliste qui a déjà publié un ouvrage très remarquable et qui a fait sensation : « Manuel théorique et pratique de la digestion du cafard (blatta orientalis) ». Nous n’avons pas été invités à son mariage, un beau mariage pourtant, dont M. Perrier, qui était l’un des témoins, a dit plaisamment que c’était le mariage du cafard et de l’araignée.


VIII


Les événements allaient se précipiter coup sur coup avec une rapidité foudroyante. Et dès lors je ne vécus plus que dans le cauchemar.

Je rentrais de Paris, vers cinq heures du soir. Thuvin m’attendait devant sa porte. Avec une animation inhabituelle et beaucoup de gestes, il racontait au père Cornélius Fiston des histoires sans doute terribles ; car à chaque parole, à chaque geste, le garde champêtre sursautait et une expression d’effroi crispait son visage. Dès qu’il eut aperçu la voiture, le jardinier accourut au-devant de moi.

— Un malheur !… Monsieur… un grand malheur !… m’annonça-t-il d’une voix qui sonnait le glas de quelque chose, de quelqu’un, comme une tintenelle de bedeau.

J’avais bien remarqué son trouble, son effarement, ses yeux un peu hagards. Cela présageait un malheur, en effet. Mais les malheurs de Thuvin, j’en connaissais par expérience, depuis longtemps, les futilités cancanières. Et puis j’étais de mauvaise humeur. Je le reçus fort mal.

— Ah ! vous me chantez toujours la même chose… reprochai-je avec brutalité… Vous êtes assommant… Dingo a encore pissé sur vos glaïeuls ?… C’est entendu… Laissez-moi tranquille.

Cet homme acharné ne se formalisa pas. Il savait qu’il avait la conscience pure, la vérité pour lui. Sans se rebiffer, il dit d’une voix lente, très solennelle, en détachant chaque mot, chaque syllabe de chaque mot :

— Monsieur, le poulailler est détruit…

— Quoi ?… qu’est-ce que vous dites ?… Le poulailler ?… vous êtes fou ?

Nullement intimidé, il répéta fermement :

— Je dis à monsieur que le poulailler est détruit… Je ne sais si je me fais bien comprendre de monsieur… Il n’y a plus de poulailler… Plus une poule, plus un poulet… plus un poussin, dans le poulailler… plus rien… plus rien… plus rien.

— Dingo ?… demandai-je, la gorge serrée.

— Dingo !… Oui…

Ayant respiré très fortement, il expliqua après un court silence qui me parut infiniment tragique :

— Les dindons, eux… ah ! je ne sais pas comment… ont échappé au massacre… Ils se sont ensauvés dans le bois… Ils perchent dans les arbres… bon !… Mais…

Il prit un temps, secoua la tête et il dit encore :

— Si ce n’est pas pour aujourd’hui… allez, ce sera pour demain… Que monsieur vienne avec nous… Il faut que monsieur voie comment son chien travaille… Ah ! il travaille bien, là !…

Il ouvrit la portière, m’aida à descendre et m’entraîna vers la basse-cour. En dépit de ma mauvaise humeur, je subissais l’autorité évidente de cet homme.

Il marchait très vite ; j’avais peine à le suivre. Son sécateur et sa serpette faisaient en se heurtant dans la poche de son tablier un petit bruit qui m’agaçait. Des arbres voisins, les paons vinrent s’abattre autour de nous, et se mirent à nous suivre, en cortège.

— Tenez… fit-il, c’est comme ceux-là… Ah ! il n’en ont pas pour longtemps…

Certes, je ne pensais pas à innocenter Dingo complètement, mais j’étais bien décidé aussi à ce que cet insupportable Thuvin eût sa part — la plus grande part — dans ce drame dont j’ignorais encore les péripéties.

Je le réprimandai sévèrement, au hasard :

— Pourquoi aussi avez-vous laissé ouvertes les portes de la basse-cour ?… Je passe ma vie à vous le défendre… Mais, naturellement, vous n’en tenez aucun compte…

Le jardinier haussa les épaules, avec plus de pitié que d’irrespect. Il sentait combien cette observation était malveillante et injuste, combien surtout elle était inutile. Il répondit dignement, mais avec force :

— Ouvertes… fermées… qu’est-ce que ça fait à un chien comme ça ?… Ah ! les portes ne l’embarrassent guère… ni les murs. Il s’en faut… il s’en faut bien. Monsieur va voir…

C’était quelque chose d’horrible, en effet, ce que je vis et comme je n’eusse pas osé l’imaginer, moi qui pourtant ne recule pas devant l’horrible. Toutes les poules étranglées, éventrées, toutes les poules mortes, déjà raidies, étaient rangées, comme pour une exposition, côte à côte, méthodiquement, par rangs de taille, sous le hangar bouleversé de la basse-cour. Il y en avait cent. Les unes semblaient intactes, sauf leurs plumes qui étaient farouchement rebroussées et mouillées de bave sanglante. Des autres, aplaties, tordues, en bouillie, les entrailles sortaient et dévidaient sur le sable leurs anneaux ronds, ainsi que des pelotes de laine emmêlées par un chat. Les mangeoires renversées, les pondoirs arrachés de leurs crochets, les abreuvoirs siphoïdes roulant à terre et achevant de répandre leur eau, avec un petit bruit sinistre d’agonie, et les grillages tordus et les perchoirs brisés… tout cela ajoutait à la désolation du spectacle. On eût dit qu’une grande force de destruction, un formidable cyclone, une invasion de bêtes forcenées avaient passé par là.

Thuvin attendit que l’horreur de ce spectacle eût bien pénétré en moi ; puis, lorsqu’il me jugea monté au point d’indignation qu’il fallait :

— Voilà ! fit-il… Je n’ai touché à rien… à rien… J’ai voulu que monsieur voie la belle ouvrage de son chien… Eh bien, la voilà !

Je ne pus m’empêcher de pousser ce cri désespéré :

— Le tableau de chasse… Lui aussi.

Il n’y avait plus à douter, plus à espérer. Dans un éclair de désastre, j’eus la divination du futur. Le malheur était sur Dingo et sur nous. Le malheur était sur Ponteilles. Le malheur était sur le monde.

Comme je restais muet, glacé d’épouvante, — n’exagérons rien, — comme j’étais très ennuyé, Thuvin, moitié content, parce qu’il triomphait, moitié triste, parce que c’était un bon serviteur, disait :

— Ça devait arriver, un jour ou l’autre. Ah ! ça devait arriver… Et qu’est-ce que monsieur va faire de Dingo, maintenant ? »

Je ne me demandais pas ce que j’allais faire de Dingo ; je me demandais plutôt ce que j’allais faire de Thuvin, coupable du plus grand des crimes : d’avoir eu raison contre moi.

Avec une merveilleuse injustice, je me disposais à prendre contre lui les mesures les plus sévères, quand un détail que nous n’avions encore remarqué ni l’un ni l’autre me frappa de stupéfaction et d’admiration.

Au milieu de ce carnage, sur le sol jonché de débris, rougi de sang, çà et là ouaté de plumes arrachées, dont quelques-unes soulevées par le vent voletaient dans l’air en flocons légers comme de la graine sèche de tremble, j’aperçus de place en place des œufs qui arrondissaient leur blancheur ovale, immaculée. Étonnant prodige : pas un seul de ces œufs pondus sous la pression féroce de la mâchoire de Dingo n’était cassé, n’était même taché. Leur coquille si fragile restait intacte, éblouissante sur le champ de massacre, comme s’ils eussent été posés par une main délicate sur un coquetier…

— Oh ! oh ! oh !… suffoquait Thuvin que cette infernale adresse de Dingo terrifiait.

Ces œufs le fascinaient. Il y voyait quelque chose de surnaturel, une preuve du diable. Plié en deux, la bouche ronde, les sourcils remontés jusqu’au haut du front, les paumes à plat sur ses cuisses tremblantes, il ne pouvait détacher ses regards de ces œufs qui l’affolaient et dont il n’eût voulu manger pour rien au monde. Et il gémissait :

— C’est le diable, monsieur… Je vous jure que c’est le diable !… Ah ! qu’est-ce qui va encore arriver ?

En me retournant brusquement, je vis Dingo à vingt pas de nous. Il devait être là depuis quelques minutes. Assis sur son derrière, bien tranquille, il nous regardait du coin de l’œil et il regardait les poules mortes, d’un air satisfait et en vérité ironique. Non seulement il ne semblait pas se douter du crime qu’il avait commis et le regretter, mais visiblement il en était fier. Qu’on me permette cette expression familière — la seule qui puisse peindre exactement son attitude — il rigolait. Cette bravade m’irrita au plus haut point. Est-ce que sincèrement elle m’irrita ? Je n’en suis pas très sûr.

En tout cas, pour sauvegarder la morale, je criai d’une voix molle :

— Misérable !… Ah ! misérable !

Puis je courus sur lui, brandissant un râteau qui se trouvait contre un arbre, à portée de ma main.

Mais Dingo se leva sans hâte, se dirigea vers le petit mur du fond, qui donnait sur le bois et le franchissant d’un bond léger, il disparut sous les feuilles, dans le taillis.

— Monsieur voit… dit Thuvin… Les portes… les murs… Monsieur voit… il s’en fout…

— Tout cela est de votre faute… répliquai-je… Désormais, je vous engage à faire attention…

Et je pris congé du jardinier, en lui tournant le dos grossièrement.

Ce soir-là, Dingo ne rentra pas à la maison. Je sus qu’il avait passé toute la nuit à rôder autour des sapins, où les dindons s’étaient perchés.

Deux jours après, le jardinier vint encore au-devant de moi. Il s’arrachait les cheveux de colère et de douleur.

— Les dindons, monsieur !… Ah ! je l’avais dit à monsieur… tous, tous, tous !… Et les paons !… nos paons si beaux !… tous, tous, tous !… C’est à vous crever le cœur… Et mes lapins de Sibérie… les pauvres petits lapins blancs, que monsieur m’avait donnés… tous, tous, tous !…

— Que voulez-vous que j’y fasse ? me contentai-je de répondre.

Et je le laissai à ses lamentations. D’ailleurs, je commençais à m’y faire, je commençais à m’habituer aux crimes de Dingo.

Et ce fut bientôt le tour des canards, des oies de Siam, des cygnes blancs, des cygnes noirs, des bernaches, sarcelles et de tous ces jolis volatiles qui ornaient la pièce d’eau.

Puis les bêtes du voisin y passèrent, et toutes celles du voisin de mon voisin.

En un mois, Dingo avait ravagé tous les poulaillers, tous les clapiers, toutes les volières, toutes les cages, toutes les mares du village. Un mois seulement et je crois bien que, de toutes les bêtes vivantes du village, il ne restait plus que les habitants.

Il y eut de terribles tragédies.

Comme je sortais de chez moi un après-midi, par la grille qui donne sur la grand’place, je vis que Ponteilles était en rumeur. À ce rassemblement inusité, à cette effervescence, je compris tout de suite qu’il s’agissait de Dingo. Heureusement, Dingo ne m’avait pas accompagné. Il était resté dans mon cabinet de travail, près de Miche qui avait grand mal au cœur, pour avoir dévoré une musaraigne le matin. Que serait-il advenu, s’il m’eût accompagné ? Je ne puis penser à cela sans un frisson.

Une grosse dame, une dame énorme et furibonde en qui je reconnus la belle Irma Pouillaud, pérorait, gesticulait violemment parmi d’autres femmes, des gamins, des chiens rassemblés. Dès qu’elle m’eut aperçu, elle resta d’abord interdite de ma présence et comme suffoquée de mon audace, puis elle se précipita sur moi, en agitant une écumoire de cuivre rouge, encore toute poisseuse de sirop de groseille. Elle était habillée à son ordinaire d’une vieille robe de soie noire, avec un tablier de cotonnade bleue, tout taché du jus des groseilles et dont un des coins se relevait sur ses hanches formidables. Comment ne pas rire à la vue de cette monstrueuse poitrine, de ce triple menton, de ces joues empourprées de colère et de couperose et de ce crâne dénudé d’où s’élançaient deux petites mèches grisâtres, en vrille ?

— Ah ! c’est vous ! glapit-elle.

Elle s’enhardit jusqu’à me tutoyer :

— Ah ! c’est toi !… toi !… ah ! te voilà ! Tu tombes bien, chameau, assassin… cochon !

S’excitant à ses propres injures, elle voulait me frapper… le voulait-elle vraiment ?… de son écumoire. Je reculai vivement, non par peur de l’écumoire. Mais je crus… ma parole d’honneur, je crus que, dans l’effort de son bras levé, le corsage de la dame allait soudainement éclater et que je serais roulé, emporté, englouti, dans le torrent de ses seins débordés. Elle hurlait :

— Mes cobayes !… Je veux mes cobayes… entends-tu ?… Tu vas me rendre mes cobayes…

Ses cobayes, maintenant… Allons, bon !

Tout à coup attendrie :

— J’élevais des cobayes, monsieur, pleura-t-elle, en hachant ses mots… de pauvres petits cobayes… pour l’institut Pasteur… C’était la curiosité du pays… Si vous les aviez vus, dans leur grande cage, sur la pelouse du jardin… au soleil !… Ah ! si vous les aviez vus !… C’était si gentil, si gentil…

Et elle s’adressait à tous :

— N’est-ce pas ! N’est-ce pas ?… Ils poussaient comme des anges, les amours… Ah ! les pauvres petites bêtes…

Elle souffla un peu. Je ne disais rien, je ne savais que dire. Et, d’ailleurs, quoi dire devant une si sincère douleur ? Je n’avais qu’à la respecter par mon silence. Elle reprit d’une voix qui recommençait à s’aigrir, mais d’où l’attendrissement n’était pas encore tout à fait parti.

— J’en avais deux cents, monsieur… Qu’est-ce que je dis ?… plus de deux cents… n’est-ce pas, m’ame Patard !… Elle peut vous le répéter, m’me Patard… plus de deux cents.

— Pour sûr… acquiesça Mme Patard… plus de deux cents…

— Et des frisés, monsieur… des angoras… des jaune et blanc, des blanc et noir… des tout blancs… des tout jaunes, des tout noirs… Oui, monsieur… Et je n’en ai plus… Ils sont tous morts… tous tués… C’est une vraie boucherie… Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant ?… Et l’Institut Pasteur… qu’est-ce qu’il va devenir lui aussi ?… Plus de cobayes ! Oh ! oh !… tous tués… tous morts… tous, tous !

Brusquement, l’écumoire redevint menaçante, les seins s’enflèrent sous le corsage, comme de grosses houles comprimées entre les murs d’un môle.

— Et c’est cet abominable chien !… Non… Non, on n’a pas le droit d’avoir un chien comme ça !… On n’a pas le droit !… Vous entendez, assassin !… On n’a pas le droit… On le tuera votre chien… Je le tuerai moi… Oui, oui, je le tuerai… chameau !

Pendant ce temps-là, la cuisinière du curé accourut. C’était une petite femme noiraude, et dont la paupière révulsée, paralysée, lui faisait sur la face comme une plaie. Des bras maigres, secs, couleur de cuivre rouge, sortaient de ses manches retroussées. Elle ne courait pas, elle dansait comme une sorcière, s’adressait à tous. Et des clefs tintaient dans la poche de son tablier soulevé.

— Ma pie !… hurlait-elle… Ma pie !… Une pie si tellement apprivoisée… qui chantait les vêpres !

Et elle prit à témoin Mme Pouillaud :

— Vous l’avez entendue cent fois, Mme Pouillaud…

Et comme je souriais, à force de stupéfaction :

— Oui… qui chantait les vêpres… hérétique… et qui criait : « À bas la République ! »… Une pie si instruite… si tellement mignonne.

— Mes cobayes… Mes cobayes, appelait sans cesse Mme Pouillaud, qui ne voulait pas distraire l’attention de la foule au profit de la pie du curé.

Mais la cuisinière hurlait plus fort :

— Ma pie !… Ma pie !

Une autre pleurait.

— Mes petites souris blanches !

Une autre encore, en fausset :

— Mon écureuil ! mon écureuil !

Le groupe des femmes avait grossi autour de moi. Des visages indignés se montraient aux fenêtres, entre des pots de fleurs. Sur le pas des portes, on gesticulait. Les gamins, soufflant dans leurs mains en cornet, faisaient :

— Hou !… Hou !… Hou !

Des hommes en tricot de laine, le cou nu, le ventre serré par un tablier de cuir, sifflaient :

— Étranger !… L’étranger !… Le sale étranger !

Les chiens aboyaient :

— Oua !… Oua !… Oua !

Et, dominant tous ces bruits, la voix de Mme Irma Pouillaud :

— Mes cobayes… Mes cobayes !

Et, dominant celle de Mme Irma Pouillaud, la voix plus stridente de la cuisinière du curé.

— Ma pie !… Ma pie !

Un caillou lancé je ne sais d’où, par je ne sais qui, effleura le bord de mon chapeau. Je vis une fourche osciller par-dessus les têtes, ses dents briller dans le soleil.

J’eus beaucoup de peine à me débarrasser de ces femmes, de ces chiens, de ces gamins et de la foule qui s’ameutait de plus en plus contre moi.

Et cela finit, comme finissent toutes ces histoires tragiques, comme finissent toutes les révolutions : amicalement. Je payai.

Le lendemain de bon matin, je reçus la visite de M. Théophile Lagniaud.

Je ne doutai pas un instant qu’il ne vînt m’apporter les revendications et les plaintes des habitants de Ponteilles, à propos de mon chien. Mais je connaissais assez M. le Maire pour savoir qu’il ne serait question au cours de cette visite ni de mon chien, ni de revendications, ni des habitants de Ponteilles. Jamais il n’abordait de front un fait, une affaire ou une idée. Il tournait, tournait autour avec une lenteur prudente et une abondante prolixité, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le moyen d’en parler d’une manière évasive et même de n’en pas parler du tout, tout en en parlant. Quand il n’avait pas trouvé ce moyen, il ne pensait plus qu’à trouver le moyen de s’en aller, qu’il ne trouvait jamais qu’au bout d’une heure ou deux. Et afin que vous ne puissiez soupçonner qu’une grave question l’eût amené chez vous, il ne cessait de répéter :

— Je passais… Je suis entré… Il y a si longtemps que je n’ai eu le plaisir de causer avec vous… Je suis entré… Voilà !

Nous échangeâmes quelques paroles insignifiantes et courtoises, quelques vagues souhaits sur nos santés réciproques, quelques pronostics, ni bons, ni mauvais, sur la récolte prochaine. Et quand cela fut fini, quand ce sujet eut été épuisé, nous le reprîmes sous une autre forme. M. Lagniaud était gêné, comme toujours, et comme toujours souriant. La tête un peu baissée, il était assis à l’extrême bord du fauteuil et, les coudes aux cuisses, il pétrissait d’une main molle son chapeau entre ses mollets écartés.

— Je passais… Je vous sais matinal… alors, voilà !

Bien qu’il se fût toute sa vie ingénié à ce qu’aucune expression ne vînt dénoncer la moindre pensée, le moindre désir sur sa physionomie, ce perpétuel sourire qu’il avait le rendait avenant, sympathique. Mais un homme habitué à l’observation humaine n’eût pas été long à découvrir, derrière ce sourire volontairement inexpressif, tout un fonds de ruses médiocres et même de fortes préoccupations ambitieuses. Il connaissait admirablement, jusque dans le tréfonds de leurs âmes ténébreuses, les paysans. Et son succès auprès d’eux, il le devait à ce qu’il était bien résolu à ne jamais les froisser, à entrer dans toutes leurs manies croupissantes, dans toutes leurs passions haineuses et cupides qu’il flattait, qu’il exaltait, d’autant plus qu’il simulait quelquefois de les combattre.

En politique, il était radical et, si on le poussait un peu, radical-socialiste, ma foi ! Pourquoi pas ? D’ailleurs il admirait fervemment Méline et son œuvre économique. Il allait à la messe, communiait à Pâques pour plaire à sa femme et pour plaire à tout le monde, surtout à ceux qui l’attaquaient ; il défendait l’idée de la propriété individuelle, avec une férocité meurtrière, si toutefois M. Lagniaud eût été capable de commettre un meurtre autrement qu’en pensée et en souriant.

L’existence de M. Lagniaud était simple. Elle n’avait pas d’histoire, pas d’autre histoire que des histoires rassurantes. Elle s’écoulait harmonieusement, sans autres accidents que du bonheur, un constant bonheur. En apparence du moins, car ce qui se passe dans l’âme des gens heureux, ce n’est pas toujours du bonheur. Et ils ne savent pas ce que c’est, et ils croient souvent que c’est du malheur.

M. Lagniaud « était un enfant du pays ».

Fils d’un gros cultivateur de Ponteilles, le jeune Théophile avait reçu exceptionnellement un commencement d’instruction. Mis au collège de Beauvais, il avait poussé ses études sans éclat et bravement jusqu’à la troisième. Ensuite de quoi il avait été renvoyé pour des faits sur lesquels la famille garda le plus strict secret. Comme il ne montrait aucun goût pour la culture, il fut placé en apprentissage, à Cortoise, chez un de ses oncles qui fabriquait des paniers, des séchoirs, des éclisses, toute sorte d’appareils qui servent à l’industrie fromagère. Il fut actif, ingénieux, discipliné, empressé de plaire — il avait déjà son sourire — et, à la mort de son oncle, qui était veuf et sans enfants, il hérita de la petite usine. Il avait alors vingt ans. Grâce à cette industrie qu’il sut développer, il se tint en contact permanent, par de fréquentes visites commerciales, avec les paysans de la région, épousa à vingt-quatre ans une jeune fille des environs de Dieppe, affligée d’une coxalgie, qui ne lui apporta pas moins de six belles mille livres de rentes et dont il eut une fille scrofuleuse, aux trois quarts idiote. À quarante ans, riche, considéré, décoré du mérite agricole, il revendit son usine. Il vint s’installer à Ponteilles, où il se fit bâtir la plus importante maison du pays. Son père était mort, sa ferme louée avantageusement. D’autres terres qu’il acquit à bon compte furent louées également. Il n’avait plus qu’à se laisser vivre. Ce qu’il fit et la vie qu’il mena était en apparence oisive, mais en réalité très laborieuse. Deux ans après, il était nommé maire, ensuite conseiller d’arrondissement, président d’un comité électoral. Sans l’avouer, il ambitionnait le Conseil général, la députation, tout, il ambitionnait tout, sans jamais cesser de sourire même à ses ennemis, car un homme si parfaitement heureux a toujours des ennemis.

— Je passais… Alors, je suis entré… Voilà ! répétait M. Lagniaud, pour la dixième fois…

Dingo somnolait, étendu sur le divan, fatigué peut-être de tous ses crimes. M. Lagniaud ne le regarda pas, affecta de ne pas le regarder, car un regard — si indifférent qu’il fût — de M. Lagniaud sur Dingo aurait pu me donner une indication sur le but de sa visite. Avec un intérêt exagéré, il regarda Miche qui, près de moi sur mon bureau, était immobile comme une statuette de bronze noir et songeait, les yeux mi-clos :

— Je passais… et savez-vous une idée qui m’est venue ?

— Enchanté de la connaître…

— Oui… une excellente idée, je crois… excellente… Alors, vous me permettez de vous en faire part ?

— Je vous en prie…

— C’est que, vraiment je n’ose pas… je n’ose plus…

— Allez donc !

— Eh bien je me décide…

Dingo réveillé se mit à s’étirer, en bâillant bruyamment. Puis, sans s’occuper de M. Lagniaud, il alla gratter à la porte qui donnait sur la terrasse.

Pour ne pas être forcé de le voir, le maire poussa son fauteuil face au mur, de manière à tourner le dos au chien. Miche, d’un bond leste, sauta sur le tapis et suivit Dingo. Je leur ouvris la porte et ils disparurent en courant.

M. Lagniaud avait le menton et les yeux méditativement levés vers le plafond.

Quand je fus revenu à ma place, le maire dérangé par ce petit incident resta silencieux quelques secondes. Il cherchait à renouer le fil cassé de son discours.

— Eh bien ? dis-je… Votre idée, mon cher maire ?

— Ah ! Oui… c’est juste… Eh bien voilà ce que c’est… Nous allons avoir dans un mois et demi la distribution des prix, à notre École… Oui… j’ai pensé… et je puis vous le dire… le Conseil municipal a pensé… nous avons tous pensé… vous comprenez ?… Enfin, nous serions heureux si vous vouliez bien présider cette petite solennité laïque…

Il appuya sur le mot, en le répétant :

— Laïque… remarquez… laïque… tout ce qu’il y a de plus laïque… Et en outre si vous vouliez prononcer, à cette occasion, un de ces discours… un de ces discours…

Ne trouvant pas d’épithète assez forte, pour qualifier comme il convenait ce discours futur, il se frotta les mains vigoureusement, comme s’il avait des joies immenses en perspective…

— Oui… Oui… un de ces discours… mettons, pour ne pas être trop gourmands… une allocution… une de ces allocutions… comme vous seul… Ah ! cher monsieur, quel plaisir !… Quel honneur pour nous !… J’insiste encore, sur le caractère de la solennité… tout ce qu’il y a de plus laïque…

Il ajouta, en s’inclinant légèrement :

— La population tout entière, dont je suis ici l’interprète… le faible interprète, hélas ! la population tout entière, qui vous aime… qui vous estime… vous serait infiniment reconnaissante…

Quoi qu’il fît, il y avait une pointe d’ironie dans son sourire et dans sa voix. Une petite lueur jaune, un rayon trouble brillaient au coin de ses yeux.

Après l’espèce d’émeute qui, la veille sur la place, avait si bien mis à nu les sentiments de la population de Ponteilles à mon égard, venir me parler de sa reconnaissance, de son affection, c’était un peu bien hardi, un peu bien excessif. Je flairais un traquenard, un guet-apens, dont monsieur le maire pourrait se laver facilement au cas qu’il réussît. Peut-être était-ce simplement, un détour tortueux pour aborder cette question du chien qu’il ne voulait pas, à son habitude, aborder franchement ? Sans doute, il espérait que j’allais protester contre l’attitude de la population et, d’incidence en incidence, en arriver à me dire les choses qu’il désirait me dire, qu’il était chargé de me dire évidemment. Je répondis avec beaucoup de naturel, en simulant les plus profonds regrets :

— Ah ! mon cher maire ! Combien j’eusse été heureux de manifester publiquement, moi aussi, mes sentiments affectueux envers cette vaillante population de Ponteilles… que j’estime… que j’aime… Mais, impossible !… Je dois m’absenter… Un voyage indispensable… indispensable…

— C’est fâcheux… très fâcheux, dit le maire déçu.

— Fâcheux pour moi… surtout… Remettons cela à l’année prochaine… si vous le voulez bien…

— Oui… oui, certainement… c’est fâcheux… Voyons… voyons… Si j’insistais encore… ?

— Vous me donneriez encore de plus pénibles regrets… voilà tout.

— Excessivement fâcheux…

Et il se tut. Le silence qui suivit fut un peu gênant. La tête un peu plus baissée, les coudes plus lourdement appuyés sur ses cuisses, le maire donnait, en le tapotant, les formes les plus étranges, les plus imprévues à son chapeau. Il avait repris son sourire.

Après quoi, nous échangeâmes à nouveau des paroles insignifiantes et courtoises, de vagues souhaits sur nos santés réciproques, quelques pronostics ni bons ni mauvais sur la récolte prochaine. Et voyant qu’il n’y avait plus à retrouver une conversation définitivement égarée, il se décida à prendre congé.

Je vis que le maire, en sortant de chez moi, allait, non pas directement, mais en faisant de nombreux détours, chez Jaulin, où l’attendaient quelques personnalités importantes de la commune.

— Eh bien ?… Eh bien ?… demanda-t-on.

— Je lui ai rivé son clou… répondit le maire… Ça n’a pas traîné… Et voilà ce que j’ai décidé… Aujourd’hui même, je vais faire prendre par l’adjoint un arrêté obligeant les chiens — sauf les chiens de berger, les chiens de ferme, les chiens de garde — à porter des muselières sous peine d’amende.

— Sous peine de confiscation, fit une voix…

— Oui, oui… sans doute… mais plus tard… Attendons… attendons… N’allons pas si vite !…

Jaulin versa du vin blanc et ils trinquèrent.

Le soir même, je rencontrai le père Cornélius Fiston, sortant par la petite porte de la grille. Il avait sous le bras, enveloppés dans du papier, des salades et un chou que lui avait donnés en cachette le jardinier. Se croyant en faute, le vieux garde champêtre voulut m’éviter, chercha à s’esquiver. Je l’appelai.

— Hé, père Fiston… lui dis-je amicalement… vous savez… le jardin est à vous… J’ai prévenu Thuvin… Tout ce que vous voudrez. Et tenez…

Je lui mis dans la main une pièce de vingt francs.

— C’est Dingo qui vous les offre… père Fiston… C’est Dingo… Rappelez-vous.

Il était stupéfait, ahuri. Ses regards vacillants allaient de moi à la pièce qu’il avait dans la main. Et ses paupières battaient et ses gros doigts tremblaient, comme s’il venait d’être frappé d’un étourdissement.

— C’est Dingo… père Fiston…

Il ne pouvait pour ainsi dire pas parler. Et il hoquetait :

— Ah ! sacristi ! ah ! sacristi !… à la bonne heure !

Dès le lendemain en effet, l’arrêté de l’adjoint — car afin de justifier cette signature insolite, le maire était parti la veille au soir pour Cortoise — fut tambouriné dans tout le village par le père Cornélius Fiston, puis affiché dans un cadre grillagé à la porte de la mairie. De cet arrêté, il s’ensuivait que tous les chiens du pays, à l’exception de Dingo, qui n’était d’ailleurs désigné que par une allusion incompréhensible, étaient exonérés de la muselière. Bien qu’il fût nul, on le célébra par une approbation générale.

Et il arriva aussitôt une chose épouvantable.

En dépit de l’arrêté de l’adjoint, et comme si le malheur n’eût attendu que lui pour se manifester, on apprit brusquement ceci : toute la campagne, les campagnes avoisinantes étaient terrorisées. Bientôt fermes, champs, prairies, bocqueteaux se couvrirent de cadavres et de blessés : moutons égorgés dans leurs parcs, cochons râlant au fond des fossés, chèvres expirant sur le talus des routes, au bout de leur piquet, vaches attaquées dans les pâtures, ânes éclopés, chevaux rompant leurs entraves et galopant, crinière horrifiée, à travers la plaine. Quelques-uns, plus stupides que les autres, s’allèrent noyer au loin, dans la Viorne. On raconta que trois poulains de demi-sang, trois magnifiques antenais, avaient disparu par les trous béants des carrières de marne.

Jamais personne n’avait rien vu de pareil depuis la guerre.

Dans le premier moment, on crut à une bande de loups. Et puis un cri s’éleva sur la campagne :

— Dingo !… Dingo ! Dingo !

D’une lieue à la ronde, chaque jour m’arrivèrent les plus sinistres récits et des réclamations folles, des paroles fiévreuses, des menaces, des procès et des procès, des cris de mort.

Un jour, c’était une vieille sorcière d’un hameau voisin qui venait se plaindre à moi, menaçante ou pleurarde, impérieuse ou suppliante selon le cas, et qui me disait :

— C’te nuit, ma vache a avorté, de la frayeur de vot’chien… Aussi vrai que le bon Dieu existe !… Je le prouverai… là, j’ai des témoins… Elle est ben bas ma vache… Elle va crever,

I pour sûr… Bon Dieu de bon Dieu !… Si c’est pas malheureux !… Une si belle vache… qui donnait vingt litres par jour… Et je n’avais qu’elle pour vivre…

Celle-ci, si tassée, si ratatinée que le nez, les yeux, le menton, tout le visage avaient presque entièrement disparu, n’était plus rien… rien que des plis rugueux, accidents difformes, végétations cornées, bosses de la peau couleur de terre.

— Le lait s’est aigri dans le pis de ma vache. Du vinaigre. C’est plus que du vinaigre, son lait… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, à c’t’heure ? Elle n’est plus bonne que pour l’équarrisseur…

Je revois encore une grande blondine, le nez crochu qui coulait comme une fontaine et dont les lèvres étaient pour ainsi dire avalées par une bouche sans gencives et sans dents. Elle criait :

— Mon viau est mort… un viau si ben grainé qui m’avait coûté tant d’argent, et tous les œufs de mes poules… L’vétérinaire m’a bien dit que c’est vot’chien… vot’sacré chien de malheur… qui lui a tourné les sangs… Si c’est Dieu possible !… J’l’avais vendu quatre-vingts francs au boucher d’Ambleville… Il devait venir l’prendre, à c’matin… Et voilà, il est mort !… Et mon p’tit gars qu’est à l’armée… Je lui avais promis cent sous, à mon p’tit gars… Qu’est-ce qu’il va penser de ça, lui ?… J’peux même plus payer le percepteur… Avec quoi que j’paierais, maintenant que mon viau est mort… On va me saisir… Et mon petit gars… On va m’saisir… oh ! oh ! oh !…

La maladie de la vigne, des pommes de terre, la grêle, le vent d’orage qui couche les récoltes et déracine les arbres, cette épidémie de scarlatine et de suette miliaire qui sévissait aux Quatre Fétus, on les attribuait à la perversité, à l’influence démoniaque de Dingo. Leurs petit malheurs de famille, leurs déceptions, leurs coups manqués, la baisse du foin, l’enchérissement du pétrole et du sucre, les paysans en rendaient responsable le pauvre Dingo, comme s’il n’avait pas assez de ses propres crimes. Il faut que les hommes, les paysans, surtout, qui sont toujours menés par l’idée de la divinité et qui n’admettent point la puissance et l’anonymat de l’élément, incarnent dans une figure haïe leurs mécomptes et leurs misères. Le curé parlait enfin d’organiser des processions pieuses, pour délivrer le pays de l’esprit du diable, qui s’était réfugié dans Dingo.

Je connus enfin ce que c’est que la popularité et quelle sueur mortelle dut baigner le corps de Jésus, défaillant sous les outrages, à toutes les stations du chemin de la Croix. Je n’osai plus sortir de chez moi, traverser le village, me montrer aux gens. Quand j’étais obligé d’aller à Paris, je gagnais, au bout de l’enclos, une vieille porte condamnée depuis des années et perdue dans les ronces et les rejets épineux d’acacias. Par des détours fatigants, évitant tout ce qui pouvait ressembler à des hommes, je retrouvais la route de Cortoise ou de Montbiron, où je prenais le train.

Quant à Dingo, je l’enchaînais dans une chambre comme dans une prison. Inutiles précautions, peines perdues ! Comment faisait-il ? De même que Latude, il trouvait le moyen de s’évader des endroits les mieux fermés. Et laissant là chaîne, collier, prison, sans bruit, caché à tous les yeux, il profitait d’un relâchement de surveillance pour descendre, sortir, gagner la campagne, où souvent il restait trois ou quatre jours, sans que j’eusse de lui d’autres nouvelles que les recrudescences de clameurs et les cris de mort.

Piscot avait du bon sens, de l’imagination et une certaine aptitude à l’ironie. Il se refusait à tenir pour possible que ce fût Dingo qui causât ces dévastations. Chez Jaulin, il le défendait courageusement, contre les buveurs indignés.

— Allons donc ! allons donc !… faisait-il… Une bête si douce !… Je le connais bien, voyons.

Il croyait, lui, à l’existence quelque part d’un animal fabuleux, d’une piterne, d’une espèce de dragon, avec une bouche de feu, une longue queue garnie de suçoirs, des ailes griffues, des pattes ailées, comme il y en avait autrefois du temps des dieux et comme il en avait vu en Chine. Il parlait de s’armer, de fouiller les bois, les carrières abandonnées, les ruines du château de Reverchemont. Les autres haussaient les épaules par bravade, riaient, un peu pâles pourtant.

— Ah ! sacré Piscot !

— Puisque j’en ai vu en Chine comme ça…

— Allons donc ! allons donc !… sacré Piscot I

— Oui, oui… rigolez… Vous avez tout de même peur.

Au fond, il n’était pas fâché que tant de catastrophes s’abattissent sur des gens qui le laissaient croupir dans la plus noire misère et lui refusaient du travail. Il espérait bien, dans le fond de son âme, que Dingo fût la cause de ces désastres, et il l’aimait davantage pour le mal qu’il faisait à « tous ces salauds-là ».

Il raillait, blaguait, s’amusait. Mais à la fin on le renvoyait un peu rudement à l’huissier, au juge de paix, au marchand de nouveautés. Est-ce qu’on a le droit de parler, quand on doit à tout le monde ?

— Enfin quoi !… expliquait Piscot, repris par sa marotte… C’est pourtant simple… J’dois neuf francs…

Quant au garde champêtre, à qui je faisais porter clandestinement des salades et toutes sortes de légumes, il racontait avec des détails tragiques qu’il avait « raté ce sacré chien, d’une seconde ».

— Ma foi ! oui… Une seconde de plus… il y était !…

Et les journaux de la région s’en mêlèrent. On put y lire d’éloquents rapprochements historiques entre Dingo et les seigneurs de l’ancien Régime, qui buvaient le sang des paysans. On put y admirer des appels enflammés à la démocratie insultée, maltraitée par un chien de bourgeois. D’ailleurs, qu’est-ce que je faisais dans ce pays ? Quelle ambition saugrenue, quel intérêt secret m’y avaient amené ? Je n’avais donc pas un pays à moi ?… Je n’étais donc né nulle part ?… Et puis… et puis est-ce qu’on ne savait pas très bien que je recevais souvent des personnages louches, mystérieux, des personnages qui parlaient des langues étrangères ?…

Quant à Dingo, il restait calme au milieu de cette tempête, méprisant ces insinuations et ces calomnies, indifférent à la haine qu’il déchaînait contre lui et contre moi, heureux, de plus en plus heureux. Ce qui m’irritait le plus en cette attitude effrontée, ce que je ne pouvais pas lui pardonner, c’est que non seulement il ne dissimulait pas ses mauvais coups, ne les regrettait point, mais au contraire qu’il s’en vantait, qu’il en était fier. Au fond peut-être ne lui reprochais-je pas ses crimes, mais la manière dont il les accomplissait. C’est qu’il ne semblait pas se douter un instant de la situation intolérable où me mettaient toutes ces folies et de ce que j’y perdais chaque jour de tranquillité morale et de considération. Le plus grave aussi, c’est que rien ne diminuait mon attachement — et comment en étais-je tombé à cet état d’impuissance ? — mon respect pour lui.

Je le vois encore sur la terrasse après le dîner, humant à pleines narines les odeurs qui circulent dans les nuits d’été et qui apportent aux chiens les nouvelles de la plaine et des bois. Je suis sûr qu’il songeait d’un cœur réjoui aux campagnes du lendemain. Je suis sûr aussi qu’il les racontait à Miche, à sa petite amie Miche qui exprimait son enthousiasme par des rampements onduleux, par des étirements lascifs autour de ce grand corps, allongé sur les marches encore chaudes du perron, puis par des bondissements frénétiques, que rendaient impressionnants, comme un rite démoniaque ou comme une danse sacrée son pelage noir, les signes cabalistiques de sa queue et ses yeux de jade vert, fantastiquement illuminés par la lune.

Je le vois encore au retour de ses expéditions, dont il sortait indemne à force de ruse, de courage, d’audace et d’esprit. La gueule encore bourrée de plumes baveuses ou de la laine sanglante des moutons, il débordait de joie bruyante, de gaieté ivre, de tendresse exaltée envers tout le monde. Il me léchait les pieds, les mains, se frottait à mes jambes, me sautait au menton, à la poitrine, comme pour me remercier, m’étreindre, m’embrasser. Et il me parlait… me parlait. Et je l’entendais vraiment, qui me disait :

— Ah ! je me suis bien amusé, aujourd’hui !… Quelle bonne journée, si tu savais !… Je vais te raconter ça, tout à l’heure… C’est d’un comique ! Ne fais donc pas la tête !… Qu’est-ce que tu as ?… Puisque je te dis que je me suis follement amusé… Allons, voyons… caresse-moi… Pourquoi ne me caresses-tu pas ?…

Je voulais l’envoyer à tous les diables, prononcer un discours irrité. Finalement, je passais ma main sur son beau poil doré, qui sentait l’herbe, la terre grasse… et le sang.

— Ah ! Dingo… Dingo !…

Et se renversant sur le dos, les pattes en l’air, et Miche comme une balle entre ses pattes, il se roulait avec volupté sur le plus beau de mes tapis persans…


IX


Les paysans veillèrent davantage sur leurs bestiaux. Quand ils allaient travailler aux champs, ils s’armaient de vieux fusils, comme jadis au temps des invasions de loups. Et ils essayèrent de traquer Dingo, avec acharnement.

Dingo n’était pas un fou. Il savait très bien ce qu’il faisait et se montrait prudent, jusque dans les pires audaces. Se voyant épié, il ne se laissa plus approcher, se tint dans la campagne à distance des coups de fourches, des coups de feu, qui ne l’atteignirent point et des coups de main, auxquels il sut échapper avec un sang-froid étonnant. Il cheminait invisible dans cette grande plaine découverte, contournait la lisière des blés, se perdait dans l’ombre des meules, dans les petits bouquets de bois qui abritent les fermes contre les vents du Nord-Ouest. Et là, l’œil au guet, les oreilles à l’écoute, il attendait que l’occasion se présentât de faire un bon coup. Il avait peu de patience et les bons coups devenaient rares ; ils ne valaient pas la peine qu’il s’exposât pour un résultat si mince — un jeune lapin, ou un vieux rat — à des dangers qui eussent fini par lui être mortels à la longue. Il le comprit tout de suite et sortit moins souvent, ne sortit plus du tout de l’enclos. Alors, pour se distraire et qui sait ?… pour déshabituer les paysans de leur surveillance, il se mit à entreprendre l’éducation de Miche.

Ce fut un temps de répit qui me permit de régler quelques-unes de ces irritantes, de ces désastreuses affaires qu’il m’avait mises sur les bras. Et je pus croire que nos misères étaient passées.

Miche ayant été délaissée de bonne heure par sa mère, j’ai dit que Dingo s’était en quelque sorte chargé d’elle. Jusqu’ici il s’était borné à la défendre surtout contre des dangers imaginaires et à jouer avec elle. Cela ne lui parut pas suffisant. Il jugea que le moment était enfin venu de lui apprendre la vie, sérieusement. Elle y avait, d’ailleurs, de remarquables dispositions. Mais, de même que j’avais voulu traiter Dingo comme un homme, Dingo voulait traiter la petite chatte comme une chienne. De là un malentendu qui s’affirma dès le premier jour de leçon et fit que bientôt ils allèrent chacun de son côté à leurs plaisirs, à leurs affaires, à leurs passions, à leurs instincts. Et ils ne se trouvèrent plus d’accord qu’en ce qu’ils pouvaient comprendre d’eux-mêmes, qu’en ce qui leur était commun à l’un et à l’autre.

Je dois dire que, le pacte conclu, ils ne s’en aimèrent que mieux ; car leur amitié reposait désormais sur quelque chose de défini.

Les chats ont d’autres idées que les chiens sur la vie et ils exercent leurs facultés différentes, différemment. La témérité de Dingo, sa soudaineté d’entreprise, sa joie des découvertes, des aventures lointaines, même ce que son astuce avait toujours d’emporté, d’héroïque n’étaient point le fait de Miche. Elle ne pouvait pas admettre qu’on fût sans cesse en état de conquête et de violence.

Le chat est infiniment prudent, perpétuellement inquiet, réfléchi, calculateur, sédentaire. Au lieu de brusquer sa jouissance, il la prépare, l’entretient, la caresse, la file lentement, avec une véritable science d’amoureux ou d’artiste. Il n’a pas de souffle pour courir et se battre, rien que des nerfs pour sentir fortement et de l’imagination pour illimiter son champ d’action. Il opère, comme si c’était tout l’univers, dans un espace restreint, tout près de sa maison. Il est patient, comme ceux qui ont beaucoup médité, il est paresseux aussi, c’est-à-dire qu’il peut vivre en lui-même, sur lui-même, des jours et des jours et, pelotonné sur un coussin ou sur une table, immobile comme un bibelot de bronze, rêver des rêves merveilleux que nous ne connaissons pas.

Miche n’avait encore exploré que les alentours immédiats de l’habitation, les petites touffes d’arbustes fleuris, les massifs de fusains, d’aucubas, où il ne se passe que peu de drames et des drames ordinaires. Elle se plaisait surtout aux dessous plus impressionnants des épicéas, qui, à eux seuls, lui représentaient toute la forêt et dont les aiguilles tombées font sur le sol abrité, de beaux tapis fauves et moelleux. Pas d’autre grand événement qu’un mulot surpris çà et là, qu’un petit rouge-gorge qui, un matin, avait exercé, amusé ses jeunes griffes.

Elle n’avait pas non plus osé se risquer jusque dans l’intérieur du potager. Pourtant ses vieux murs, pleins de trous moussus, d’antres secrets, la brousse des pois, les guirlandes entrelacées des haricots, les arroches pourprées, splendides et droites comme des futaies au soleil couchant, tout cela devait renfermer tant de vies pullulantes et désirables. Mais la présence d’hommes barbus, dont elle n’avait point l’habitude et puis les rangées de cloches éclaboussées de soleil, les châssis, les serres, les outils en mouvement, les gestes violents des jardiniers, les gerbes d’eau retombant sur les plantes lui faisaient peur. Elle venait quelquefois considérer ce spectacle à la fois terrible et tentant, du haut d’un pan de mur, bien dissimulée dans l’ombre d’une chélidoine. Si son imagination l’attirait là, sa prudence lui conseillait de ne pas sauter le mur, de ne pas s’aventurer à travers ces merveilles, avant d’avoir reconnu ce qu’elle pouvait en tirer d’avantages précis, ce qu’elle pouvait aussi en craindre de dangers certains. Pourtant elle avait vu à plusieurs reprises un chat gris et noir, le chat du voisin, à l’affût sous les asperges ou bien glisser dans les rayons des planches. Et elle n’avait pu s’empêcher de remarquer qu’il était très gras.

Le jour qu’il fut convenu que Dingo commencerait l’instruction pratique de Miche, celle-ci insista — vous sentez bien que ce n’est là qu’une supposition d’ailleurs plausible — pour qu’il la menât d’abord au potager. Dingo s’y refusa. Il détestait le jardinier qui ne lui pardonnait pas le meurtre de ses lapins blancs et qui toujours l’avait durement chassé du jardin. Dingo ne s’en était pas ému ; car, avec son esprit clair, il s’était rendu compte immédiatement qu’il n’y avait rien à faire pour lui dans ce jardin ; il l’abandonnait généreusement à la goinfrerie des moineaux et des merles. Au contraire, Miche pensait qu’il y avait beaucoup à faire pour elle.

— Il y a tant de cachettes !… disait-elle émerveillée…

— Mais non… mais non… répondait Dingo… Au jardin, on est surveillé, pourchassé… On n’y a pas une minute de tranquillité… C’est embêtant… Et puis quoi ?… un potager ?… Mais, ma petite, ce n’est bon que pour les végétariens… Écoute… je vais te mener dans le bois… Là au moins on est seul… on est libre… Rien à craindre… Là, il y a de la viande… de la viande de toute sorte… Ah ! tu verras des choses bien plus belles… Viens…

Et Miche le suivait en rechignant. Elle ne le comprenait pas toujours, mais elle avait pour lui — autant qu’un chat puisse respecter quelqu’un ou quelque chose — un certain respect.

Elle marchait derrière Dingo, d’un pas très allongé et très lent, s’attardait aux mille frivolités du chemin : insectes traversant les allées, grimpant aux arbres, bourdonnant dans l’air. Puis tout à coup elle s’arrêtait, inquiète de ce qu’elle voyait, frissonnant au moindre bruit. La peur agitait ses muscles, faisait courir des moires sur sa fourrure. Et sa queue battait l’air en rapides mouvements de fauve. Dès qu’elle eut franchi l’espace familier, elle se mit à miauler sur un ton suppliant, comme pour demander à Dingo de la reconduire à la maison.

D’impatience, Dingo piétinait, grattait le sol. De menus cailloux volaient au loin sous la ruée de ses pattes.

— Que tu es assommante, Michel… Pourquoi ne viens-tu pas ?

Miche miaulait toujours et, secouée de frissons, les prunelles tout ouvertes, elle regardait à sa droite, à sa gauche, devant, derrière elle et sans doute elle pensait qu’elle était bien petite, bien trop petite pour ce grand espace dont Dingo lui ouvrait les perspectives infinies, inconnues, effrayantes.

— Tu as peur. Pourquoi as-tu peur ? De quoi as-tu peur ? Puisque je suis avec toi, voyons !

Miche se rassurait un peu… Mais, au lieu de reprendre sa marche, la voilà qui lustrait, à petits coups de sa langue son poil, dont le frôlement des herbes au bord de l’allée avait dérangé l’harmonie lisse et terni les reflets brillants.

— Viens donc ! répétait Dingo… viens donc !

Elle semblait ne pas le voir, ne pas l’entendre, heureuse aussi de le taquiner un peu.

— Viens donc !… sacrée petite chatte !

Enfin, elle repartait d’elle-même, marquant bien qu’elle n’obéissait pas aux instances de Dingo ; elle repartait d’un pas de plus en plus lent, s’arrêtait encore, puis repartait à nouveau, le corps si allongé, qu’on eût pu croire qu’elle rampait.

Ils mirent plus d’une heure à gagner dans le bois une clairière, dont les graminées étaient hautes comme des seigles et d’où l’on pouvait voir, y aboutissant, quatre routes anciennement tracées, maintenant envahies par des rejets de trembles, d’acacias, de vernis du Japon, par toutes sortes d’herbes et de broussailles.

Au centre de la clairière, se dressait un très vieux sorbier, qu’enlaçait depuis la base, qu’étouffait presque, jusqu’au faîte, une clématite sauvage. Cela bouffait, cela retombait, cela traînait à terre comme une immense jupe à volants, ornée de jolies houppes plumeuses ; cela faisait un fourré impénétrable, sauf aux lapins dont on apercevait les coulées, déjà élargies par Dingo. En haut, deux branches du sorbier seulement sortaient de la touffe, portant des feuilles maigres, un peu fanées et des ombelles de graines rouges.

— Nous allons entrer là-dessous, dit Dingo… Tu vas voir comme tu vas t’amuser là-dessous !…

Mais Miche, assise sur son derrière, suivait entre les branches, dans l’air tamisé, de son œil plus vert, à la fois grave, craintif, clignotant et charmé, le vol déconcertant d’un papillon.

— Laisse donc les papillons, ordonna Dingo… Les papillons, ça n’est pas sérieux… Viens vite… C’est magnifique… Puisque je te le dis.

Les chats adorent l’ombre, le dédale des petites sentes couvertes, des broussailles mystérieuses où l’on se cache si bien, où l’on observe si bien, confondu avec la nature, tout ce qui se passe en elle, autour de soi. Et puis le papillon avait disparu. Et puis dans le ciel, très loin, entre et par delà les troncs du bois et ses hautes ramures, elle ne voyait plus passer que des hirondelles qui semblaient des ombres, de toutes petites ombres de feuilles remuées par le vent. Elle aiguisa ses griffes au tronc d’un hêtre mort, qui s’avançait dans la clairière, se gratta le cou, le dessous de la gorge, lissa encore le poil de sa queue, et prudemment, suivant Dingo, elle entra sous la clématite par la coulée. L’herbe y était rare, décolorée, le sol noir et mou, tapissé comme de terreau. Çà et là, quelques brindilles séchées, quelques graines rouges, tombées du sorbier, partout une odeur forte, chaude, enivrante, qui étourdissait un peu. Miche se sentait fatiguée. Elle ne savait plus si elle devait trembler encore ou bien être heureuse. Prenant le meilleur parti, elle se roula voluptueusement sur une touffe d’herbes, étira longuement ses membres avec la grâce onduleuse et cambrée d’une femme qui se réveille, et tout à coup se redressant, l’échine en arc, ronronnant, elle vint se caresser aux jambes de Dingo.

— À la bonne heure !… fit Dingo… Est-ce que tu crois que j’aurais voulu te faire une sale blague ?… Maintenant, attention, ma petite ! Ça va commencer.

Ils se dissimulèrent, du mieux qu’ils purent, entre les rayures, les retombées, les enchevêtrements des lianes, et tous les deux, l’un près de l’autre, l’un contre l’autre, le ventre pareillement au sol, les pattes de devant repliées, le jarret prêt à la détente, ils ne bougèrent plus. Ils avaient mi-clos leurs paupières pour éteindre la flamme de leurs yeux, qui eût pu dénoncer leur présence aux rôdeurs.

Et Dingo admirait la précision, la souplesse des mouvements de Miche. En professeur vaniteux, il en attribuait le mérite à ses leçons.

Quelques oiseaux passèrent loin d’eux et disparurent. Deux pigeons ramiers tournoyèrent autour du sorbier, et disparurent ; un troglodyte farfouilla, comme une souris, entre les lianes traînantes et disparut. Et le bois se remplit du bruit léger des feuilles, du sourd bourdonnement des insectes invisibles. Cela donnait une vie plus impressionnante et comme une forme au silence.

— Attention !… dit Dingo.

Deux merles venaient de s’abattre au haut des branches sur le sorbier.

Simultanément, Miche et Dingo levèrent la tête ; Dingo un peu indifférent, car c’était pour lui menu gibier ; Miche ardente de curiosité et de convoitise, car jamais encore elle n’avait eu affaire à de si gros oiseaux. Elle pesa de tout son corps, se tassa sur le sol et sous elle ses griffes s’ouvrirent, se refermèrent. Elle essayait sa force, les articulations de ses organes, revisait sa mise au point, comme on fait d’une machine avant la marche.

La branche sur laquelle les deux merles s’étaient posés se balançait sous leur poids. Il y avait le mâle, reconnaissable à son plumage plus noir, à son bec jaune, et la femelle plus svelte, plus grise. La gorge en l’air, les yeux bridés, Miche ouvrit plusieurs fois sa fine gueule rose, comme pour un miaulement de joie, comme pour un miaulement d’appel, mais aucun son n’en sortit.

La femelle avait gagné la branche inférieure, plus grosse. Elle tourna, tourna, toute pétillante et se retourna, repassa son bec sur l’écorce, comme un couteau sur une meule, se retourna encore, descendit sur la touffe, s’engagea sous la touffe et, s’aidant parfois de la pointe de ses ailes, dégringola de liane en liane jusqu’au tapis de terreau, qu’elle atteignit dans un demi-vol et sur lequel elle se mit à danser, en en faisant le tour.

Dingo et Miche ne perdirent aucun de ses mouvements. Leur cœur battait très vite et ils avaient l’air grave de deux vieux messieurs qui, au théâtre, bien calés dans leurs fauteuils, regardent danser une danseuse.

Au plus haut de la plus haute branche du sorbier, le mâle, les plumes bouffantes, surveillait le bois.

Dingo avait choisi, pour se cacher, une place d’où l’on pouvait bondir, au besoin d’où l’on pouvait s’enfuir facilement devant un ennemi imprévu et près de laquelle les graines rouges étaient plus abondantes. Deux fois déjà, le merle était venu, en sautillant, picorer au petit tas, à la portée des griffes de Miche. Et Miche n’avait pas bougé. Au contraire, au lieu de détendre ses pattes, elle les avait rentrées davantage sous son ventre et serré plus étroitement ses griffes au bout de ses pattes. Il semblait qu’elle eût le corps plus mou, plus ramassé et comme plus fortement incrusté au sol. De ses yeux obliquement fermés, il ne filtrait qu’une toute petite raie de lumière. On eût dit qu’elle dormait.

Le chien était étonné, déçu, un peu humilié. Comment n’avait-elle pas bondi sur le merle ? Qu’attendait-elle ? Elle ne retrouverait peut-être plus une occasion pareille… Mais il n’osait remuer, il n’osait rien dire, dans la crainte d’effaroucher l’oiseau. Il profita d’un moment où, effrayé par on ne sait quoi, le merle s’envola brusquement et se posa sur un moignon du sorbier.

— Tu vois, Miche !… Pourquoi n’as-tu pas sauté dessus ?… Il va t’échapper…

Miche répondit, en faisant la moue :

— Laisse-moi tranquille… Je m’amuse comme il me plaît… Tiens ! le revoilà !

En effet, le merle rassuré plongea de l’arbre et revint picorer au tas de graines. Du bout de sa queue, toujours frétillante, il effleura presque les oreilles de Miche.

Alors, voyant qu’elle ne bougeait toujours pas, se disant que peut-être elle avait peur, que peut-être elle attendait qu’il lui donnât la leçon définitive, Dingo s’élança et happa l’oiseau dans sa gueule.

Miche, furieuse, crut que l’oiseau était mort :

— Brutal ! dit-elle… Pourquoi as-tu fait cela ?

Mais Dingo, qui savait respecter la fragilité des œufs de poules, savait aussi respecter l’organisme plus fragile encore des petits oiseaux. Miche put constater que les ailes du merle battaient dans la gueule du chien, que ses yeux bien vivants, ses yeux bordés de jaune, n’exprimaient seulement qu’une affreuse épouvante. Dingo vint reprendre sa place près de Miche et doucement, délicatement, avec d’infinies précautions, il déposa le merle devant elle, en ayant soin de le maintenir du bout de sa patte.

En haut du sorbier, le mâle, affolé, poussait des cris de douleur. Il s’envolait sur l’arbre voisin, puis revenait au sorbier. Il semblait appeler au secours toutes les bêtes cachées, toutes les bêtes libres du bois.

— Eh bien ! dit Dingo… Qu’est-ce que tu attends ? Prends-le… Tue-le !…

Miche ne voulait pas paraître émue. Elle l’était cependant à défaillir. Ses yeux, grands ouverts maintenant, exprimaient, à considérer l’oiseau, comme une volupté profonde, féroce et très douce et brusquement se détournaient de lui avec une indifférence hypocrite.

— Mais tue-le donc… déchire-le… tout de suite… Miche étendit la patte et saisit mollement l’oiseau dans ses griffes. Dingo s’était reculé pour la laisser libre de ses mouvements. Il répéta encore :

— Tue-le donc !…

— Laisse-moi… Tais-toi… Tu détruis tout mon plaisir…

Mais Dingo ne voulait pas se taire… Il expliquait :

— Mais comprends… Comprends donc… Ce qui est amusant, c’est de sentir des ailes frémissantes et qui vous chatouillent la barbe… C’est de sentir dans sa gueule un cœur qui bat encore, qui bat très vite, un cœur vivant, et de l’arrêter, comme une pendule, d’un coup de dent… de sentir un petit corps qui se débat, qui est tout chaud… où les crocs enfoncent et d’où l’on fait gicler le sang avec la vie… Ah ! tu ne sais pas t’y prendre…

Miche était femme, comme toutes les chattes.

Mais, à l’encontre des femmes, elle n’était pas bavarde. Elle ne répondit rien. La patte sur le dos du merle, elle pensait en regardant Dingo avec mépris…

— Et lui ?… Il ne sait pas ce qu’il dit… Cet imbécile de chien n’a que des sens grossiers, des sens de lourdaud et de brute… Il prend, il tue et c’est fini… La volupté, c’est de prolonger la jouissance en soi, en prolongeant, en augmentant indéfiniment la souffrance chez les autres… Ce qui est bon, ce n’est pas seulement de faire souffrir, c’est de voir souffrir, c’est de voir mourir, petit à petit, lentement, atrocement… C’est de se remplir les yeux, les nerfs, de toutes les images, de toutes les secousses d’une belle agonie… Tuer tout de suite ?… La belle affaire… Et après ?… Et quand on n’a plus devant soi qu’un cadavre insensible, inerte et glacé comme une pierre ?… C’est bien la peine !… Ces chiens sont ridicules.

Soudain, elle bondit, saisit l’oiseau dans sa petite gueule, le lança en l’air, comme elle eût fait d’une souris et, le rattrapant de la pointe de ses griffes, elle le coucha à terre, se coucha près de lui, s’étira, miaulant doucement. Elle avait l’air de l’appeler, de l’aimer, de lui dire :

— Petit ! Petit !… Venez… venez…

L’oiseau avait une telle terreur qu’il restait immobile, qu’il ne songeait pas plus, libre, à s’envoler, qu’il n’avait songé, sous les griffes, à se débattre…

— Petit ! Petit !… venez… venez !

Longtemps, elle joua avec lui, comme avec une pelote de laine. Étendue sur le côté, maintenant l’oiseau à peine, elle l’obligeait à sautiller devant elle, le ramenait, le relâchait, le giflait gentiment.

— Petit ! Petit ! venez !…

Et brusquement dans un bruit d’ailes, le merle s’échappa, s’envola, remonta de liane en liane jusqu’au sommet extérieur de la touffe. Et tous les deux, le mâle éperdu, la femelle ravie, ils disparurent, en poussant de longs cris de fête, ne laissant dans le bois qu’un sillage léger.

Dingo et Miche étaient consternés. Ils avaient beau regarder d’un même mouvement le haut du sorbier, regarder autour d’eux… il n’y avait plus de merles nulle part, il n’y avait plus rien, plus rien que les deux pigeons ramiers, qui revinrent tournoyer très haut au-dessus du sorbier et qui à leur tour s’évanouirent dans une rapide plongée aérienne.

— Petite imbécile ! dit Dingo.

— C’est de ta faute, répondit Miche qui, un peu confuse et vexée et, surtout, boudant, s’éloigna de Dingo et feignit de s’intéresser vivement à une grosse chenille brune qui passait.

Ils s’en allèrent penauds et un peu vite.

Miche s’attarda bien encore au long du chemin. Cette fois, ce ne fut pas pour taquiner Dingo de sa coquetterie et de ses petites farces. Elle était vraiment très fatiguée, très agacée, énervée surtout par les émotions de cette sotte journée. Ses nerfs vibraient jusqu’à lui arracher de petits cris. Et puis elle ne pouvait pas, réellement, marcher du train dont la menait Dingo, qui ne savait pas mesurer la force des autres et qui croyait que tout le monde était aussi infatigable que lui ; si bien que Miche se sentit, tout d’un coup, très mal à l’aise. Tout se mit à tourner en elle, autour d’elle et, perdant conscience, elle se tordit dans l’herbe, en proie à de violentes convulsions, l’écume aux dents.

Dingo ne savait que faire. Il s’affola. En quelques bonds il fut à la maison, n’y trouva que la cuisinière à qui, la tirant par son tablier, il se mit à raconter toutes sortes de choses compliquées, que celle-ci ne comprit pas.

Miche ne rentra que deux heures après, étourdie, brisée par sa crise.

— Où donc est Miche ?… demandions-nous au moment de dîner. Qu’est-ce que tu as fait de Miche ?… Dingo !

Dingo très agile se mit à chercher et la découvrit sous un canapé, où elle s’était endormie d’un sommeil profond. Elle refusa de quitter son coin, où l’ombre et le silence lui faisaient du bien.

D’autres expéditions de ce genre ne furent pas plus heureuses. Et un soir sur la terrasse, Miche dit à Dingo :

— Écoute, Dingo… Tu es bien gentil… Tu fais pour moi tout ce que tu peux… Je t’en suis reconnaissante… Mais, je vais te dire… Nous n’avons pas les mêmes idées, les mêmes goûts, les mêmes habitudes… Cela tient, sans doute, à ce que tu es un gros chien, moi une petite chatte… Enfin, tu me gênes… J’aime à être seule, quand je travaille… Et je sens aussi que tu t’irrites de ce qui m’amuse… Nous ne serions jamais heureux, comme ça… Et bien, allons à nos affaires, chacun de notre côté… toi où cela te pousse… moi où cela me chante… Nous n’en serons pas moins bons camarades… veux-tu ?

Dingo se montra vexé tout d’abord. Il bouda. Mais il était bon garçon. Et puis, à la réflexion, ce qu’il appelait l’entêtement, la frivolité, la paresse de Miche le mettaient hors de lui. Il en perdait ses moyens.

— C’est vrai, pensa-t-il… Elle ne prend jamais les choses au sérieux.

Il sacrifia donc assez facilement sa vanité blessée et son inutile prestige de professeur.

— Eh bien, c’est entendu, dit-il… Par exemple, je ne sais pas comment tu t’en tireras toute seule, ma pauvre petite. Mais, puisque tu le veux !… Il va de soi que, quand tu auras besoin de moi…

Très tendre, il ajouta :

— On se verra tout de même le soir… et quand on restera à la maison, hein ?

— Tiens !… Bien sûr…

Jamais elle n’eut pour lui tant de gentillesses, tant de grâce enveloppante et gamine. Ce fut au point que Dingo un peu grisé, oubliant sa race, tenta quelques gestes trop hardis, disproportionnés à la taille de Miche.

— Ah ! non ! Ça, non ! fit Miche, choquée sans doute, mais au fond égayée par ce brusque retour de la contre-nature.

À partir de ce jour, elle s’absenta souvent. Souvent, elle passait la nuit dehors et ne rentrait qu’au petit matin, mouillée de rosée, un peu lasse et défaite. Où allait-elle ? Que faisait-elle ?

Les chats ne sont pas vantards, comme les chiens et comme les hommes ; ils ne racontent jamais leurs histoires.

On venait de finir la moisson. Seules restaient encore debout quelques orges dans la plaine nue et dorée, que rayaient d’un vert plus vif les champs de betteraves et les regains de luzerne. Les paysans travaillaient aux meules. On les voyait s’élever de place en place, par groupes, pareilles aux vigwams des nègres, aux paillottes hindoues. Et cela symbolisait au mieux la civilisation en cette partie du Barcis.

Dingo ne savait plus trop à quoi occuper ses journées. Il rôdait dans le bois, triste et désemparé, et sur les pelouses il s’efforçait vainement à se distraire en traquant les taupes. Le reste du temps, il dormait. Ah ! il était bien déchu de ses anciennes gloires, le pauvre Dingo ! On en causait toujours au village, sans bienveillance certes, mais avec une haine qui mollissait. Il pouvait croire que les temps héroïques étaient passés.

À quelques jours de là, je revis Piscot. Il était à la fois joyeux et inquiet. Il me parla avec l’animation de ceux qui, racontant un beau spectacle, sont glorieux d’en pouvoir témoigner :

— Ce chien est épatant… Monsieur… Si vous l’aviez vu ce matin… Dans la plaine… Ah ! j’ai bien cru qu’ils l’auraient…

Et la voix de Piscot tremblait un peu, d’une émotion presque attendrie. Il avait eu peur pour Dingo. Il continua :

— Sacré chien… Il pouvait bien être une pièce de onze heures. On venait d’travailler aux meules. On était bien dix à douze, sans m’compter. On s’était couché autour des meules… Y en avait qui dormaient… Y en avait qui causaient… Y en avait qui… enfin… Alors quelqu’un dit : « Ah ! v’là le chien… » On le voyait à peine. Il était loin… il n’avançait pas vite… y’ s’ promenait… quoi. Cependant, on l’ voyait qui tournait la tête à droite et à gauche… — Sacristi, dit l’un… Nom de Dieu… dit l’autre… Alors les v’là qui, à quatre pattes, font le tour de la meule pour se cacher, pour que Dingo puisse pas les voir… Le vent venait contre eux… Le chien pouvait pas les flairer… Nom de Dieu… dit l’un. Moi, j’étais avec eux… Je pouvais rien dire… Alors, quand le chien fut à dix mètres, je me levai… Mais v’là qu’y me reconnaît. J’aurais voulu pouvoir y dire : Va-t’en… va-t’en… Mais, qu’est-ce que vous voulez ?… Il vient vers moi. Les autres se lèvent et font un cercle. Et v’là le chien qui est dedans… Alors ils se mettent tous à gueuler. Ils l’insultent : « Cochon… On va te pendre… Salaud… » et tout… quoi. Le chien était pas épaté. Il était calme. Il les regardait tous l’un après l’autre… Ma parole… il semblait s’en foutre comme d’une guigne… et il avait un air malin… Ah ! c’est un chien épatant… « Ah ! on va t’avoir, salaud, ah ! t’es pris, cette fois… » qu’y disaient… Et alors ils rétrécissaient le cercle autour du chien, qui les regardait toujours… Et ils criaient tous… et ils avaient ramassé leurs fourches… et ils se serraient de plus en plus autour de Dingo, qui avait le cul contre la meule. Si bien que le gas Roussain se penche… il fait un mouvement pour l’attraper au collier… Mais Dingo, comme une balle qui rebondit, lui saute par-dessus la tête. Il était déjà hors du cercle que l’autre avait pas encore eu le temps de se redresser et qu’il faisait encore le mouvement de l’empoigner au cou… Je rigolais… ah ! je rigolais en voyant Dingo s’en aller, en voyant leurs gueules à eux… Ah ! leurs gueules… Et les v’là qui deviennent comme fous… Ils ramassent des pierres, des mottes, des bouts de bois… Ils les lui jettent après… Nom de Dieu, dit Roussain… fils de garce, dit un autre… Mais Dingo, après un petit galop, s’était arrêté, s’était retourné, et il les regardait avec un air… avec un air !…

Et Piscot se tapa la cuisse :

— J’ai jamais vu… non… j’ai jamais vu une chose pareille… Ils le prendront jamais… jamais… Monsieur…

Un dimanche matin, Jaulin demanda à me voir. Il me faisait bonne figure quand je le rencontrais, mais je n’ignorais pas qu’il disait à toute occasion beaucoup de mal de moi, qu’il attisait les rancunes, la haine des autres contre moi. Il ne me pardonnait pas que j’eusse fait venir mon essence du dehors, au lieu de l’acheter chez lui.

Je le reçus amicalement. Son air d’exceptionnelle gravité me frappa. Il avait le nez froncé, les lèvres étrangement serrées et ses beaux habits des jours de fête. Les bras ballants, la tête haute, il affectait une sorte de majesté revendicatrice, que je ne lui connaissais pas encore et qui ne lui allait pas très bien. Comme il demeurait tout près de chez moi, il était venu sans chapeau. Je compris que cet homme allait prononcer tout à l’heure des paroles définitives.

— Qu’est-ce qu’il y a, Jaulin ?

Je lui tendis la main. Il hésita à la prendre… la prit tout de même, de mauvaise grâce.

Si son port était ferme et assuré, sa voix ne l’était guère. Elle tremblait un peu. Jaulin, qui était né cafetier, n’était pas devenu orateur. Mis en demeure de parler, il paraissait ému, surtout embarrassé. Je crois que son chapeau lui eût été à ce moment d’un grand secours.

Après avoir bégayé longtemps, il répondit :

— Monsieur… il y a… il y a… que… que… que… ça ne peut plus durer !…

Pour bien se caler, il écarta les jambes, pesa de tout son poids sur le parquet, se redressa encore et ne trouvant plus rien à dire, il répéta :

— Que… que… que… ça ne peut plus durer comme ça !

Je lui offris un siège. Il secoua la tête noblement… Est-ce que les choses allaient prendre une tournure tragique ?

— Qu’est-ce qui ne peut plus durer, Jaulin ?

Il avait serré ses lèvres, en bourrelet, davantage. Il fit effort pour les desserrer et les mots qu’il comprimait dans sa bouche explosèrent avec un bruit inconvenant.

— Vot’chien… na !

J’attendais des explications. Il ne les formula pas. Au bout de quelques secondes d’un silence gênant pour nous deux, je lui demandai encore :

— C’est tout ce que vous avez à me dire, Jaulin ?

— C’est tout, oui…

— Alors ?

— Non… c’est pas tout… C’est-à-dire que… voilà… je suis chasseur.

— Eh bien ?

— Je suis chasseur… C’est-à-dire que… l’association fraternelle des chasseurs de la commune… oui… enfin… ils m’ont délégué. (Il prononçait : délayé.) « Tu lui diras, qu’y m’ont dit… tu lui diras que ça… que ça ne peut plus durer comme ça. »

Après un nouvel effort et de plus comiques grimaces, il ajouta :

— Et je vous l’dis !… Voilà…

Il me tourna le dos, se cogna contre un fauteuil, faillit tomber sur le parquet glissant et disparut.

Malgré la vertu comique de cette conférence, je n’eus pas envie de rire. Je m’étais absenté durant huit jours et je me doutais bien que, pendant cette absence, il avait dû se passer quelque chose de nouveau. Quoi ?… Je l’ignorais. À la maison, non plus, on ne savait rien. J’avais remarqué, il est vrai, que Dingo était plus vif, plus gai et cette bonne humeur, je l’attribuais à la joie de mon retour. J’interrogeai Piscot, qui me raconta, avec une véritable admiration, ce qui suit :

— Ce chien-là, Monsieur, est épatant !… commença-t-il, en se donnant des claques sur les cuisses. Il est retourné dans la plaine et il a détruit toutes les compagnies de perdreaux…

— Comment ?… protestai-je… C’est impossible… c’est fou !

— Impossible ?… Ah ! vrai !… vous ne connaissez donc pas vot’chien ?… Rien n’est impossible pour Dingo… Tenez… moi… on me dirait qu’il a saigné Jaulin, qu’il en fait des saucisses, du boudin, du fromage de cochon… ma foi ! je le croirais… Ah ! c’est un chien épatant !

— Des perdreaux ?… Mais non… mais non… C’est absurde… On vous a conté des balivernes… Les braconniers ont panneauté la plaine… voilà tout…

— Les braconniers ?… De la belle ouvrage comme ça ?… allons donc.

Et, avec de grands gestes imitatifs, il expliqua :

— Voilà comment il s’y prend, ce sacré Dingo… Vous comprenez… que maintenant que tout est par terre dans la plaine, le gibier se montre davantage… Dingo le voit ou il le sent… et ce qu’il sent de loin, cet animal-là… c’est épatant !… Alors, il court dessus… La compagnie se lève et va se remiser plus loin, dans les chaumes… Dingo ne lui laisse pas le temps de souffler. Il la relance… elle se remise… il la relance encore… dix fois, vingt fois, s’il le faut… Tant et si bien, qu’à la fin les perdrix esquintées s’accouplent dans le chaume, ne veulent plus rien savoir et se laissent égorger, comme des saintes… Dans les petits pays, on connaît le gibier, comme on connaît les gens… On connaissait six compagnies, sur les terres de la commune… il y en avait même une de vingt-deux… Le soir, les chasseurs allaient les voir, les compter… et ils se disaient : « Ça va bien !… ça va bien ! » Eh bien à c’t’heure, il n’y en a pus… il n’y a pus rien !… Ah ! il est épatant, ce chien-là.

— Piscot… jamais vous ne me ferez croire…

— Écoutez, monsieur…

Et Piscot se rapprocha de moi, l’œil allumé, la voix plus basse, confidentielle.

— Je vais vous le dire à vous… J’sais que vous ne me dénoncerez pas… J’travaillais l’aut’matinée à faire des liens, tout près de la ferme de Joseph Rentoilé… J’avais suivi la manœuvre de Dingo… Et, en dedans de moi, je criais : « Hardi mon gars !… Hardi ! »… Qu’est-ce que ça me fait que Dingo détruise les perdreaux ? Est-ce que je chasse… moi ? Le soir venu, sans avoir l’air de rien, je suis allé par où Dingo avait passé… Eh bien, j’ai ramassé cinq perdreaux… Oui, monsieur, aussi vrai que vous êtes là, cinq perdreaux… et des forts, et qu’avaient de l’aile, pourtant… Comme vous n’étiez pas chez vous ma foi !… je les ai portés chez M. Lagniaud, not’maire… M. Lagniaud m’a dit : « Mais, mon vieux Piscot, c’est défendu de vendre du gibier avant l’ouverture de la chasse. — Bien sûr, monsieur Lagniaud, que je lui ai dit… et de le manger aussi. — Sacré Piscot !… qui m’a dit encore… Mais de le vendre… c’est plus délinquant. » Ma foi, on a ri… Ça fait que je lui ai rabattu cinq sous… Je les ai laissés pour dix sous pièce… Il était bien content, car en ce moment il a son neveu et sa nièce de Paris… Oui, monsieur, cinq perdreaux !…

— Mais c’est effrayant !

— Et les lièvres, donc !… Il les prend à la course les lièvres, et rondement… Ça ne traîne pas… Un vrai plaisir que de le voir après un lièvre !… Des lièvres, il n’y en a pas non plus… Pour tout dire, il n’y a pus rien de rien… Ah ! c’est un chien épatant !

J’étais devenu soucieux. Tout était donc à recommencer. Une sorte de lassitude, de découragement, m’envahissait l’âme. Et je gémis :

— Allons, bon !… Allons, bon !

Je revis le village en rumeur, les foules menaçantes, les procès, les chantages et les seins débordés de Mme Irma Pouillaud. Après un petit silence, je soupirai :

— Ils sont furieux, hein ?…

— Furieux ? s’écria Piscot, en pouffant de rire… Faut voir ça !… Non !… Songez donc… Ils avaient déjà fabriqué leurs cartouches… et, je crois bien, le diable m’emporte, graissé leurs bottes… Y’ne causaient que de la chasse… Ils se promettaient un bon temps… Et puis, va t’promener, pus rien. La compagnie de vingt-deux… il faudra qu’ils aillent la lever dans le ventre du maire !

Piscot continuait de rire.

— Hier, poursuivit-il, sans remarquer ma mélancolie, c’était à payer sa place… Ici, vous savez… ils ont une société de chasse… Et des embarras… je vous demande un peu… Tout comme des marquis. Monsieur… Et sévères au pauv’monde ! C’est rien de le dire… C’est Jaulin qui est le président… le trésorier… je ne sais pas, moi…, qui est tout, quoi !… Hier soir, ils se sont réunis chez lui… Y’en a qu’étaient venus enquêter déjà. Nicolas Fourbi, lui, avait sa carnassière… Ah ! ils en ont dit des paroles et des paroles…

— Enfin que s’est-il passé ?

Piscot avait confiance en moi et puis il savait bien que je le récompenserais de ses informations.

— Y en a qui ont dit qu’il fallait vous dénoncer au sous-préfet. Ça été plutôt froid. L’sous-préfet… ils n’ont pas confiance… Y en a un qui a dit qu’il fallait mieux tuer vot’chien !… Ça, ç’a été bien accueilli : « Oui. Oui, qui z’ont tous dit… il faut le tuer, il faut le tuer. »

S’interrompant, malicieusement, il observa :

— Dame, écoutez donc… ça leur ferait toujours une pièce de gibier.

Et il reprit :

— Quant au maire, lui, d’abord il n’a rien dit… Il remuait la tête, et on ne savait pas si c’était pour oui, si c’était pour non… Il ne voulait pas se compromettre… On sentait tout de même qu’il était pour les chasseurs… quoiqu’il ne chasse pas ici… Non, il chasse sur les terres de sa femme, du côté de Dieppe, à ce que je crois… Enfin, il était tout de même pour eux… Mais il n’était pas non plus contre vous… C’est-à-dire qu’il était contre vous, sans y être… vous comprenez… À la fin des fins, il a dit qu’il ne fallait pas d’histoires, pas de scandales… que vous aviez les ministres dans vot’manche… qu’enfin ce qu’il fallait faire, c’était de donner une boulette, une bonne boulette à vot’chien… « On n’sait jamais, qu’il a dit, qui qu’a donné une boulette à un chien… » Moi, à vot’place, je me méfierais !…


X


Et voilà — comble de la contradiction et de l’horreur ! — qu’il devint antimilitariste.

Oui, ce guerrier farouche et cruel, ce pillard, ce massacreur, qui eût dû tant aimer la guerre et les militaires, voilà qu’il était devenu tout d’un coup un antimilitariste des plus dangereux. Pas théoricien, non. Mais homme, ou plutôt chien d’action, d’action directe.

N’allez pas croire qu’il fût affilié à un groupement anarchiste, qu’il collât des affiches sur des murs, ou qu’il prît la parole dans les meetings révolutionnaires. Il agissait, voilà tout, et il agissait en solitaire, à sa façon, une façon moins compliquée, plus simpliste et qui « rendait » davantage : sans explications, sans phrases, résolument, Dingo sautait à la gorge de tous les militaires qu’il rencontrait sur son chemin. Plus ils étaient chamarrés, emplumés, éclatants, de haut grade, plus son élan était vigoureux.

Comment expliquer cela ? Longtemps, je fus troublé, je l’avoue. Mon matérialisme — que je supposais si solidement établi — faillit céder, devant un tel prodige. J’en arrivai presque à croire que Dingo était réellement un être mystérieux, une force inconnue, un fléau de Dieu, lâché sur la terre et même, comme le disait le curé avec une apparence de raison, une des deux incarnations du diable dans le pays, moi étant l’autre.

J’appris plus tard, par bonheur, la cause de cette évolution. Elle n’avait rien de surnaturel, de diabolique, ainsi que vous le verrez.

Dans le village, vivait, exerçant la principale profession de bourrelier, un certain Velu, Joseph Velu.

Par une antinomie dont on s’amusait, ce Velu était complètement chauve. Sournois, méchant, coléreux et d’ailleurs conseiller municipal et pour le surplus sacristain de la paroisse, il avait une figure blanchâtre, grimaçante, toute fripée. Ses omoplates remontées lui faisaient comme un sac de troupier sur le dos. Il se cognait les genoux en marchant, et ses mollets, à partir des genoux rapprochés, formaient un A majuscule aux jambages écartés. Hideux et grotesque bonhomme.

C’était son amusement d’effrayer les enfants et les animaux et, au besoin, quand il pouvait, de leur faire du mal. On le détestait. On l’accusait de passions anormales (dame ! un sacristain !) et des mille petits méfaits qui troublent quotidiennement la tranquillité de presque tous les villages, par exemple, au moyen de procédés captieux, d’attirer chez soi les chats, les poules, les oies, de les tuer et de les fricasser en ragoût. Malheureusement, on ne l’avait jamais pris en flagrant délit d’attentat à la pudeur et de vol… Il savait, du reste, habilement détourner les soupçons sur Piscot, qui, étant le plus pauvre et même le seul pauvre du village, devait être tout naturellement le plus vicieux.

Mais, tout en le détestant, comment ne pas, dans le fond, respecter un homme qui se différenciait de ses concitoyens, en ceci qu’il était toujours habillé en militaire. Ancien brigadier aux tringlots, depuis qu’il avait quitté le service, c’est-à-dire depuis dix ans, on ne l’avait jamais vu qu’en militaire. En militaire, dans sa boutique où il achevait d’user au travail ses uniformes décolorés. En militaire aussi, mais plus éclatant, le dimanche, à la promenade, à l’église, au cabaret, au Conseil municipal, ou bien assis sur le pas de sa porte, ou bien sonnant les cloches de l’Angelus, servant la messe, accompagnant le curé, lorsque celui-ci s’en allait dans la campagne porter le viatique aux mourants.

Ordinairement, Velu se coiffait d’un modeste bonnet de police. Dans les circonstances solennelles, il couronnait son uniforme de tringlot d’un vieux casque de pompier, auquel il avait adjoint une longue queue de cheval, car, à ses divers métiers, à toutes ses fonctions honorifiques, il ajoutait cette fonction plus désintéressée et cet honneur plus héroïque d’être capitaine de pompiers. Capitaine et pompier honoraire, cela va de soi, la municipalité n’ayant jamais trouvé dans son budget de quoi acheter une pompe ni faire venir l’eau qui, depuis le déluge, manquait à la commune. En parlant de cette question des eaux, dont on se préoccupait à chaque séance du Conseil, Velu disait :

— L’adduction des eaux !… Il faut en finir avec l’adduction des eaux !

L’on n’en finissait jamais. Mais il suffisait que Velu répétât souvent « l’adduction des eaux », pour devenir capitaine de pompiers orateur. De fait, il tenait, de la noblesse de ce vocable et de la façon magistrale dont il le prononçait, un certain prestige.

Nous passions quelquefois, Dingo et moi, devant la boutique de Velu. Dingo et Velu se regardaient sans bienveillance. Le chien faisait toujours entendre un sourd grognement à la vue du bourrelier et le bourrelier, à la vue de Dingo, marmottait je ne sais quelles basses injures, qu’il agrémentait des plus horribles grimaces. Sans se connaître davantage, sans s’être parlé autrement, ils se haïssaient le plus cordialement du monde.

Un soir, paraît-il, pour marquer définitivement son mépris au bourrelier, Dingo, en passant, leva la patte sur un beau collier de cheval, tout neuf, qui séchait devant la porte sur le trottoir et il inonda d’un jet puissant, corrosif, la peau de mouton teinte en bleu, les glands de laine rouge et les grelots de cuivre qui harnachaient ce magnifique objet. Velu devint furieux. Mais il savait se maîtriser, en vue d’une vengeance plus éclatante. Il se leva, le dos courbé, sournoisement, silencieusement, alla chercher dans l’arrière boutique un baquet plein d’eau de savon, où Mme Velu avait lavé son linge et il en lança le contenu, impétueusement, sur le pauvre Dingo.

— Pour toi !… fit-il, simplement, en ricanant.

Affreusement mouillé, le poil collé au corps, sa belle queue touffue amincie en corde, les yeux brûlés par la potasse, profondément humilié, Dingo s’enfuit et rentra à la maison, poursuivi par les rires méchants du bourrelier. Il se sentait ridicule. Mais il n’avait rien oublié. Le soir, sur la terrasse, il songea à sa revanche.

Le lendemain, dès l’aube, il était embusqué devant la boutique de Velu. Quand celui-ci, en pantalon rouge, en veste bleue, les paupières encore bouffies de crapuleux sommeil et sa vieille pituite lui raclant la gorge, vint ouvrir les volets, Dingo s’élança d’un bond si furieux, que Velu n’eut que le temps de se retourner, et il lui enfonça dans le derrière tous les crocs de sa mâchoire, avec rage. Velu hurla de douleur.

— Au secours ! au secours ! appela-t-il.

Mais Dingo avait disparu.

Dans une autre circonstance, tout le monde, au village, eût été heureux de l’acte de Dingo. Malheureusement, ses crimes antérieurs avaient comblé la mesure. On était de plus en plus monté contre lui, chacun se solidarisait avec le bourrelier, comme devant un danger public. Velu exploita facilement ces dispositions pour susciter un soulèvement général contre moi et contre Dingo.

Afin d’éviter une jacquerie, peut-être, force me fut de verser à Velu la grosse indemnité qu’il me réclama, relativement à son pantalon. D’autant que son derrière enfla, qu’il eut la fièvre, qu’il fut obligé de garder le lit pendant deux semaines.

Depuis ce temps, Dingo avait pris en haine tous les militaires et même ce placide garde champêtre qui n’avait de très peu militaire qu’un képi, un vieux képi vert, déformé, aplati, sans galons, que lui avait donné le garde d’un château voisin.

Je voulus encore une fois prendre Dingo par la douceur, le raisonner. Peines perdues. Je songeai alors aux grands moyens correctionnels. Mais, à la première tentative de répression, il fit entendre un grognement si expressif, me dévoila de tels crocs, que je ne poussai pas plus loin l’expérience.

Alors, devant cette obstination que rien ne pouvait vaincre, devant les clameurs redoublées des paysans et les menaces grandissantes, je compris qu’il me serait impossible, désormais, d’habiter là. Et pour sauver la vie de mon chien, la mienne, ce qui restait de ma bourse, je résolus de vendre ma propriété et de quitter le pays.

Dois-je avouer qu’il ne m’en coûta que de l’argent ?

À la réflexion, je n’étais pas fâché de m’évader pour toujours de cet infâme endroit, où même avant l’arrivée de Dingo, j’avais été accueilli hostilement, sans raison, contre toute raison, rien que sous la poussée de ce nationalisme local qui rend les paysans plus sauvages que les sauvages du centre africain. Ces visages fermés ou bien ces regards moqueurs et ces lèvres farouches m’avaient fait comprendre tout de suite que je ne serais jamais, pour ces gens-là, quoi que je fisse, qu’un étranger. Et ce furent bientôt des histoires, qui se colportèrent de bouche en bouche, sur mes origines qu’ils ignoraient, sur mon existence ancienne, ma vie actuelle qu’ils ne connaissaient pas davantage. Tout ce que l’imagination curieuse, haineuse, d’un paysan peut inventer de calomnies déshonorantes, d’invraisemblables crimes, d’injurieux mensonges, on me l’attribua, pas seulement à moi, à mes domestiques aussi, aux amis qui venaient me voir, aux indifférents qui ne faisaient que passer dans ma maison. J’étais en butte sans cesse aux tracasseries des mauvais voisinages, aux petites rapines, aux discussions sans fin sur les bornages qu’ils savaient exacts, aux intimidations de toute nature, au boycottage. Plus une seule minute de paix, là où j’étais venu chercher la paix. Impossible de trouver dans le pays des ouvriers pour couper mes foins. Tous, sous divers prétextes, ils refusaient de travailler pour moi. J’étais bien forcé d’avoir recours aux chemineaux belges, à des ouvriers de rencontre et de hasard. Alors, ils m’accusaient de mépriser ceux du pays, d’attirer les galvaudeux et les étrangers. L’étranger ? toujours l’étranger ! Refrain barbare, refrain éternel du paysan… Mes foins coupés, bottelés, il m’était interdit de les vendre. Personne n’en voulait, même à des prix inférieurs, à des prix ridicules. Au café, le dimanche, ils se réjouissaient de mon embarras. Et ils disaient, en se tapant la cuisse, en se frottant les mains :

— Ses foins sont pourris… Ses foins sont pourris !… Il n’a pas où les rentrer… Bonne affaire !

J’étais venu, sans aucune ambition, je vous assure, plein de bonne volonté, désireux d’être utile, avec l’idée de me faire le collaborateur, le défenseur de leurs travaux, de leurs peines, de leurs espérances. Ah ! mes illusions d’apôtre ! Au bout de six mois, dégoûté, écœuré, je m’étais complètement désintéressé de qui ne songeait qu’à me persécuter, bien résolu à vivre à part, à vivre pour moi-même, pour moi seul, à m’isoler de leurs sottes querelles, de leurs stupides haines.

Ah ! que je vous raconte une histoire.

Ils n’avaient pas d’eau. Rien que des puits souillés, des mares fétides, que les premiers jours de l’été tarissent. Dès mon arrivée, j’avais été frappé par cette incurie administrative. Je voulus faire comprendre au maire que c’était là une condition de vie déplorable et honteuse. Le maire m’écouta gouailleur :

— Ils n’ont jamais eu d’eau…, me dit-il… Bah ! Ils ont tout de même vécu… Et puis, l’eau… ça coûte de l’argent… Et nous n’avons pas d’argent non plus… pas d’argent à gaspiller comme ça…

J’offris mon concours. Je crus pouvoir promettre au maire qu’il n’en coûterait rien à la commune. Le maire souriait malicieusement, et ce sourire, je le traduisais ainsi :

— Oui… Oui… mon garçon. Je te vois venir. Tu voudrais bien ma place…

J’allai expliquer la chose à un ministre qui était mon ami.

— C’est entendu, me dit le ministre… Mais que le maire fasse établir tout de suite un devis. Je veux savoir à quoi je m’engage…

Je rapportai, triomphalement, cette réponse au maire.

— Bon ! Bon !… fit-il en se grattant la tête d’un air soucieux… Un devis… C’est ça…

Le devis n’arrivait jamais… Chaque fois que je rencontrais le maire, je lui demandais :

— Et ce devis ? Pressez-vous… vous savez que les ministres ne sont pas éternels…

— Ça va bien !… Ça va bien… On y pense…

Cela dura un an… Le ministre tomba… Et jamais plus il ne fut question de l’eau.

Je sais seulement que le maire expliquait, par la suite, avec un air fier.

— Il voulait, cet animal-là, m’embarquer, embarquer la commune dans une sale affaire… Oui… mais je suis plus malin que lui !…

Je voyais souvent l’instituteur. C’était un homme juste et instruit. Il avait conscience de ses devoirs et de sa mission. Comme il n’était ni du pays, ni curé, ni notaire, il avait à subir la même haine, les mêmes vexations que moi.

Il me disait :

— Je ne peux plus vivre ici… J’aime mieux abandonner l’enseignement et m’en aller n’importe où, travailler à n’importe quoi… On me reproche, à la préfecture, mes classes mal tenues, le manque de résultats. Ah ! je voudrais bien l’y voir, le préfet !… Les parents me confient leurs enfants pendant trois mois de l’année et l’hiver seulement… ils me les retirent au printemps, dès qu’ils ont besoin d’eux pour garder leurs vaches, leurs oies, leurs dindes… Cela, pour économiser un petit domestique. Ils n’apprennent que peu de choses, et le peu qu’ils ont appris, ils l’oublient aussitôt… L’année suivante, c’est à recommencer, dans les mêmes conditions… Et ainsi de suite… si bien que, quand ils quittent l’école tout à fait, beaucoup ne savent même pas lire… Et ils s’en vont grossir la masse des illettrés… Dame ! Rien d’étonnant, avec ces méthodes de lecture, compliquées, baroques, absurdes, dont nous sommes bien obligés de nous servir, afin de ne pas indisposer contre nous leurs auteurs : gros personnages de l’Université, simples inspecteurs primaires, bien plus préoccupés de leurs bénéfices de librairie que de l’instruction des enfants… et qui font bloc contre toute amélioration, contre tout progrès… Pensez qu’avec ces méthodes-là… il nous faut plus d’une année pour apprendre à lire à un enfant d’intelligence moyenne… Or, je vous l’ai dit… nous ne l’avons jamais trois mois de suite… Quelle folie ! Dès le début, je me suis immédiatement rendu compte de l’état de croupissement intellectuel où les gens vivent ici… J’ai pensé que je pourrais peut-être, en dépit de l’ankylose de leurs cerveaux, révéler à ces hommes… je ne sais pas… un peu de propreté morale, un peu de dignité humaine. J’ai tenté de les réunir, le soir, et de leur inculquer, dans des causeries familières, quelques notions élémentaires sur la vie. Ils ne sont pas venus… Et le préfet, à qui j’avais été dénoncé, m’a fait comprendre durement que ce n’était pas mon affaire… Alors, je me suis tenu tranquille… Et le résultat, le voici… J’ai quelquefois, l’hiver, une dizaine de gosses à mes classes… L’été, je n’en ai pas du tout… Le maire me fait la mine ; le curé prêche contre moi, à son prône… Je passe pour un anarchiste dangereux… et pour un violenteur de petits garçons… On dit de ma femme que c’est une putain, une voleuse…, tout cela parce que nous avons voulu élever le niveau moral de ce pays, et que nous n’allons pas à l’église… Je m’attends, tous les jours, aux plus dégoûtantes accusations, et à la façon dont nous sommes défendus par les pouvoirs publics, rien ne m’assure que je puisse en sortir victorieux et sans tache… Voilà ma vie… la vie de beaucoup de mes collègues… J’ai demandé mon déplacement… On ne me répond pas… Je suis allé voir le ministre… il ne m’a pas reçu… Ah ! non, j’en ai assez !… Plutôt la misère totale !…

Je me souviens que cette conversation, l’instituteur me la tenait, un soir, dans le jardin, où nous nous promenions, après le dîner, tristement. Le village tout entier dormait, tassé dans sa crasse, bercé par ses rêves atroces.

Je répondis au malheureux homme :

— Je sens profondément vos dégoûts et votre désarroi moral… Ils sont les miens… Mais, nous devons être quand même indulgents à ces pauvres brutes… Songez donc !… Il n’y a pas si longtemps, pas cent vingt ans, qu’ils étaient opprimés, dévorés, réduits à beaucoup moins que des animaux de basse-cour par les seigneurs, les évêques, les moines, les abbayes, le fisc du roi… À leur insu, il leur est resté comme une terreur de ces siècles épouvantables… Ils gardent, même dans l’émancipation, la méfiance, l’affolement des bêtes traquées… Les évolutions sont si lentes qu’il n’est pas surprenant qu’ils voient encore, dans celui qui est mieux mis, plus instruit, plus policé qu’eux, l’ennemi d’autrefois… C’est de l’atavisme… Et puis…

Après avoir fait un retour sur moi-même, sur les préjugés, les haines de classe, les habitudes orgueilleuses qu’on ne peut pas toujours effacer de sa vie privilégiée, après avoir embrassé, dans un éclair de la pensée, tout l’abaissement, toute la hideur de ce règne bourgeois qui dure depuis la Révolution, j’ajoutai :

— Et puis, ils n’ont pas toujours tort, allez !…

— Allons donc ! riposta l’instituteur… Ils savent très bien qu’ils sont tout, aujourd’hui, qu’ils ont tout !… On ne fait des lois que pour eux… des lois criminelles, sauvages. C’est pour eux qu’on maintient le pain cher, la viande hors de prix… qu’on affame l’ouvrier… le petit employé… le petit contribuable, succombant de plus en plus sous le poids de l’impôt !… Dame ! Ils sont la masse électorale… C’est bien le moins qu’on nous dépouille pour les enrichir… Tenez !

Et il me montrait le tas des maisons endormies, toutes noires, sous le ciel sans lune :

— Oui, ce village qui a l’air d’une ruine… qui sent la crasse et le fumier… ce village sordide qui pue la misère… eh bien, il crève d’or… Ils sont tous riches ici… stérilement riches… Ils dorment sur leurs sacs d’écus, cachés dans des paillasses et gagnés au détriment de tout le monde… Ah tenez… ils n’ont même pas la rude avarice de ceux qui peinent ; ils n’ont que la cupidité de ceux qui spéculent. Ce qu’ils font, c’est engranger leur blé, créer la famine et attendre la hausse. Et si les tout petits fermiers vendent leur récolte, chaque année, c’est qu’ils ont besoin d’argent tout de suite…

— Avons-nous le droit d’être sévères ?… lui répondis-je. Au fond, sans le savoir, ils prennent leur revanche. Et les bénéfices d’usure qu’ils espèrent ou qu’ils cherchent n’atteindront jamais le taux des dîmes qu’ils ont payées pendant des siècles. Allez… classe à classe, ils ne sont pas encore à jeu… Il n’est pas d’usure qui puisse les rembourser… Pour des siècles, ils restent les créanciers de toutes les castes…

Nerveusement, il m’interrompit :

— Ta… ta… ta… je les connais, allez ! les paysans… J’en suis !

Je souffrais comme lui, des mêmes choses que lui. Je ne répondis rien.
Piscot qui m’avait défendu jusque-là, après l’histoire de Velu, était devenu tiède à mon égard et même franchement hostile. Un soir qu’il était venu, en se cachant, me demander un secours, il s’excusa de sa conduite, naïvement :

— Ça me fait du tort, vous comprenez !… Faut bien, dans ma position, que je dise, que je fasse comme tout le monde. Sans ça… quoi ?

Je n’oublierai jamais son regard humble, touchant, d’esclave, quand il me dit :

— Sans ça… je n’aurais plus de considération dans le pays !

J’en aurais pleuré de pitié.

J’étais donc parti sans regrets et même avec un sentiment de soulagement, de délivrance. Les premiers jours, il me sembla que je goûtais, comme après une maladie, les joies infiniment douces d’une convalescence. Je sus gré à Dingo de m’avoir révélé la nécessité de ce départ, d’en avoir hâté, même au prix d’un dur sacrifice d’argent, la résolution définitive.

Et puis, dois-je l’avouer ?… au fond de moi-même je découvris, non sans une certaine mélancolie d’ailleurs, que ses crimes ne m’indignaient pas comme il eût fallu. Le soir, à table, chez des amis, j’aimais à conter ce que j’appelais ses fredaines, indulgemment et même avec un certain orgueil. Pour un peu, la chaleur de la conversation aidant, je les eusse volontiers prises à mon compte.

Était-ce parce que Dingo m’avait vengé de cette haine, que j’avais subie si longtemps ? Je n’en sais rien… Mais non… je crois qu’il y avait autre chose, dans cette bienveillance coupable que je lui témoignais. Il y avait peut-être une triste affinité. Je me suis souvent demandé s’il n’avait pas réveillé en moi cette manie, cette exaltation sanguinaire qui dort obscurément au fond de l’âme de tous les braves gens.


XI


J’habitais alors le boulevard Delessert, à l’entrée des jardins du Trocadéro. Il y a un peu de tout dans les jardins du Trocadéro : des statues dorées, des bassins fleuris, des temples exotiques, toute une population de nourrices, de militaires et de petits rentiers dodus, qui ne donne aucunement l’idée des pays vierges. Mais il y a aussi de pauvres arbres, de vastes allées, des sentes abruptes qui semblent découpées dans du carton, tout un décor de théâtre, assez médiocre d’ailleurs, mais qui pouvait donner à Dingo l’illusion de la brousse et de l’espace. Je résolus de l’y laisser libre, d’autant que, de mon cabinet de travail, il m’était loisible de le surveiller un peu et de suivre ses évolutions.

La présence presque continuelle dans le jardin de cette bête effarante et magnifique y avait attiré naturellement de nombreux escarpes, voleurs de chiens. C’était une belle capture, mais difficile. Je connaissais assez Dingo, sa méfiance, les ressources infinies de sa ruse, pour ne rien craindre de leurs pauvres traquenards. Avec une habileté insouciante, sans se donner le moindre mal, il déjouait toutes leurs combinaisons, échappait à toutes leurs embûches. Cette lutte entre Dingo et les escarpes était devenue la joie des promeneurs. On s’en amusait comme d’un spectacle. Et très vite Dingo acquit dans le quartier la réputation d’un grand acteur comique. Ils employèrent vainement tous les moyens d’avoir raison de lui, même la gourmandise qui perd si facilement les chiens et surtout l’amour qui détraque si bien les hommes. Mais Dingo n’était ni un chien ni un homme. Sinon le goût du meurtre, il n’avait rien de leurs lourdes passions et de leurs appétits.

Plus résistant que saint Antoine, il dédaignait la séduction des chiennes amoureuses, en toilette lascive de péché et n’acceptait pas non plus la viande qu’on lui tendait de loin.

Dingo consentait à m’accompagner dans Paris. J’ai tort de dire m’accompagner, car s’il voulait bien sortir avec moi, c’était à la condition de choisir lui-même sa promenade. Il m’entraînait dans les plus lointains quartiers, se dirigeant où bon lui semblait et complètement indocile à mes ordres. Quand j’arrêtais une voiture, Dingo parfois sautait sur les coussins, s’installait et, assis à côté de moi sur son train de derrière, la tête haute, reniflante et mobile, s’intéressait à tous les mouvements de la rue. Mais le plus souvent, il voulait flâner, courir ou bondir et se refusait absolument à monter en voiture. Je l’appelais :

— Dingo… Dingo… monte… allons… monte…

Mais lui ne bougeait pas. Ses quatre pattes semblaient cramponnées au sol. Si je m’approchais de lui, si j’essayais de le prendre par son collier, il reculait de quelques pas, et, s’arrêtant de nouveau, semblait dire :

— Non… je ne monterai pas… je ne veux pas de ta voiture…

Je voulus ruser. J’entrai dans un bureau de tabac, où tout naturellement Dingo me suivit. Là, je le pris par son collier. Il s’avoua vaincu et se laissa conduire docilement. Il n’aimait pas, comme la plupart des chiens, les luttes inutiles et n’éprouvait pas le besoin de se faire traîner quand on l’avait saisi.

Mais il me fut dès lors impossible de le faire entrer dans aucun bureau de tabac ou dans aucune boutique. Il se méfiait. J’ignore s’il pensait que toutes les boutiques ne servaient qu’à appréhender les chiens. Mais il jugeait plus prudent de n’y pas pénétrer. Dès que je posais la main sur un bec de canne, Dingo reculait.

Un jour d’hiver, humide et froid, il avait eu un irrésistible besoin d’espace. Il partait dans une fuite violente et s’engageait dans les rues transversales. Je finis par le perdre. C’était dans le quartier du Champ-de-Mars. Je le cherchai longtemps. Je prévins le commissaire de police et vers le soir je rentrai chez moi éreinté, triste, comme si un ami m’avait abandonné. J’espérais un peu, connaissant son sens merveilleux de la direction, le retrouver à la maison. Il n’y était pas. Et le lendemain se passa sans qu’il revînt.

Le surlendemain, je reçus une lettre signée Lina Lauréal, de l’Odéon… naturellement. J’y apprenais que Dingo l’avait suivie dans la rue et n’avait pas voulu la quitter, comme elle rentrait chez elle. S’excusant de ne pouvoir le ramener elle-même, elle m’invitait à venir le reprendre.

Je me méfiais un peu. Lina Lauréal… ? Bien que de l’Odéon, était-ce une chanteuse de beuglant ? Ou bien une petite grue espérant que le maître d’un si beau chien serait un client généreux ? Enfin, j’allai à l’adresse que la lettre indiquait : rue Clauzel. Je me demandais en chemin comment Dingo avait pu du Champ-de-Mars gagner cette rue de Montmartre…

C’était une de ces maisons dont chaque étage est sous-loué en garni. Dès la porte franchie, on sent le bois moisi, la crasse et l’humidité gluante, L’escalier est noir. La concierge est à l’entresol, dans une sorte de réduit encombré, au plafond bas, dont la seule fenêtre prend l’air sur l’escalier et où pèse une constante odeur de soupe aux choux. Sur le poêle de fonte, mijote on ne sait quel ragoût, qui semble à demeure.

— Au cinquième… quatrième porte à droite, répond une aigre voix invisible.

Je monte l’escalier, en tâtant tantôt la rampe et tantôt le mur. J’hésite au cinquième, sur le palier où des carrefours de couloirs aboutissent. Enfin, je frappe à la porte. La voix de Dingo me répond. J’entends un bruit d’étoffes remuées. Une jeune femme en peignoir m’ouvre la porte. Une autre est à coudre, assise sur le tapis, qui, par places, a perdu sa laine et ne montre plus qu’une surface sale et jaunie, comme une vieille toile de sac. Dingo a bondi, et, les pattes dressées jusqu’à mes épaules, me caresse, me lèche en poussant des cris joyeux. Il est inutile que je me présente. Dingo s’est chargé de la présentation.

Des jupes, des corsages d’un jaune trop éclatant ou d’un mauve trop violet sont posés un peu partout, sur la table, sur les chaises, sur le tapis. La chambre est carrelée et un mansardement très oblique laisse dans un triste demi-jour les objets qui ne sont pas en face de la fenêtre. Le lit, pas fait, est recouvert d’un édredon qui passe au travers d’une guipure en coton son rouge décoloré. On y voit le creux que vient de laisser le corps de Dingo.

Près de la glace de la cheminée, des photographies sont posées en éventail sur un appareil en fil de fer. D’autres sont insérées dans la rainure du cadre de la glace. Quelques-unes portent des dédicaces. Ce sont des souvenirs de camarades, vieux cabots aux faces couturées, aux rictus en bonne place, jeunes actrices à grands chapeaux, vieilles actrices aux têtes rondes qui ressemblent à de vieux grimes. À la place d’honneur : Coquelin et Guitry.

On m’offre un fauteuil, un de ces fauteuils empire, comme il n’en existe plus que dans les chambres meublées. Je m’assieds. Il fait froid dans cette pièce. La cheminée est fermée par un panneau couvert de papier peint à sujet. Et, comme on n’a pas ouvert la fenêtre, l’air est à la fois épais et glacial. On sent cette odeur de garni, odeur combinée d’acajou, de chanvre et de pétrole.

Je l’avoue, je suis un peu déçu. J’avais vaguement imaginé un intérieur de petite grue, des meubles clairs et comme en papier, enfouis sous des chiffons roses et des dentelles fausses, une glace sous une écharpe de tulle, une coiffeuse avec les brosses, les limes et le bâton de rouge alignés comme à la parade. J’espérais avoir à me défendre contre une amabilité trop familière. Et je tombe sur deux pauvres filles dans une pauvre chambre. La pitié… je n’y avais pas pensé. Et j’en voulais un peu à Lina Lauréal de mêler une tristesse à ma joie de retrouver Dingo.

Lina Lauréal est blonde, d’un blond trop blond, d’un blond teint. Pas encore coiffée, elle est fortement maquillée. Les yeux sont d’une grande douceur. Elle a certainement été jolie. Elle le serait encore, n’était la déformation de son menton amolli, de ses paupières battantes, de son visage tiré. Son peignoir, qui fut élégant, est trop large pour elle et a perdu chez les revendeuses la richesse de sa soie et l’éclat de sa couleur.

La sœur de Lina Lauréal cousait toujours sans prononcer une parole. Quand elle levait les yeux, elle jetait sur Lina, sur Dingo ou sur moi un regard fixe et distrait, comme si elle fût étonnée qu’il y eût dans la vie d’autres tâches que celle de la couture. Elle était très maigre, très brune, avec une mince figure de rat

Lina Lauréal, tout en caressant l’échine de Dingo, me raconta leur rencontre, d’une voix rapide et sautillante, qui souvent s’élargissait en intonations de théâtre. Parfois, elle était interrompue par une quinte de toux, sèche et saccadée. Dépassant le haut de son peignoir, un placard de coton iodé couvrait sa poitrine. Maintenant que j’étais assis en face d’elle, que j’apercevais, hors du peignoir flottant, sa nuque amaigrie, ses mains fragiles et mal lavées, ses poignets presque décharnés sous la peau presque transparente, je n’avais plus de doute sur sa maladie. Et il me sembla que sa sœur, quand Lina toussait, jetait sur elle un regard apitoyé.

— Je passais rue Le Peletier, dit Lina Lauréal, quand le chien est venu vers moi… il me regardait… il remuait la queue… je l’ai caressé… j’adore les bêtes… Il n’avait pas l’air d’un chien perdu… oh, pas du tout… J’ai regardé de tous les côtés… je pensais apercevoir son maître… Mais personne… Le chien venait avec moi… J’étais bien étonnée… Je lui ai dit doucement : « Va-t’en, va-t’en, cherche ton maître… » Mais il se posait devant moi, il levait la tête… On aurait dit qu’il voulait me parler. Et quand je marchais, il me suivait, ou plutôt il allait devant moi, il tournait la tête pour ne pas me perdre… Quand nous sommes arrivés devant la maison, je ne savais pas trop que faire… L’empêcher de monter ? j’avais peur qu’on le mène à la fourrière. Et puis, il avait peut-être faim. Je ne lui ai rien dit… je ne l’ai pas appelé. Mais il a monté l’escalier avec moi. Et une fois dans la chambre, il a été si gentil, si obéissant… Je lui ai rapporté, de la crémerie où je prends mes repas, des os et du pain… j’en ai fait une pâtée… Il l’a mangée et puis il s’est couché sur le lit… Comme il est caressant… j’aime tant les animaux… J’en ai eu… Oh ! des chats… Seulement, avec les tournées… on est obligé de les laisser… Mais si vous saviez comme il est intelligent ce chien…

— Je sais… je sais…

— Tiens… c’est vrai… je suis bête… Mais il est si intelligent… J’aurais dû vous le ramener… Mais j’avais tant à faire… Une tournée à préparer… Nous partons dans quatre jours…

Elle parlait avec volubilité. Les mots filaient chassés les uns par les autres. Mais ce bavardage ne m’agaçait pas. Sa voix avait un charme enfantin. Elle parlait aussi vite que les petites filles qui déquillent avant de jouer. Les sons se suivaient, inutiles et multipliés, comme s’ils n’avaient pas de sens précis, comme si elle avait appris par cœur ce qu’elle disait… Elle me raconta une histoire bébête et tragique de chat trouvé, semblable au récit, qu’une petite bonne ensommeillée invente distraitement pour endormir un enfant.

Elle toussa plus violemment et son visage se congestionna.

— Mais n’êtes-vous pas un peu malade ? lui demandai-je. N’est-il pas imprudent de vous exposer aux fatigues d’une tournée ?

— Mais les tournées, c’est ce qu’il y a de meilleur pour moi… Je voudrais bien être toujours en tournée… les wagons sont chauffés et dans les hôtels on mange si bien…

Elle parlait sans l’ombre d’ironie. Je saisis toute la misère de sa vie dans ces deux mots : les wagons, les hôtels. Elle ne les redoute pas, elle les espère.

— Et on travaille… ajouta-t-elle avec ferveur.

Elle se leva, prit dans un tiroir un fichu de laine qu’elle posa sur ses épaules.

J’avais envie de l’interroger, de l’aider… Mais elle ne se plaignait pas. Quelle pudeur ou quelle lâcheté nous fait détourner les yeux devant la misère, comme nous éviterions, surprenant la nudité d’une femme, d’y faire une allusion triviale ? Ai-je eu peur d’engager ma responsabilité, de franchir la distance qui me séparait et me protégeait de cette étrangère ? Je ne sais. Tandis que Lina Lauréal croisait son fichu sur sa poitrine, je ne songeais qu’à sa tuberculose et à sa pauvreté et cependant je lui demandai sur le ton le plus aimablement lointain :

— Vous n’avez pas joué à Paris ?

— Comment… me répondit-elle, mais si… j’ai été à l’Odéon… mais je n’y ai pas joué… personne n’y joue… Mais j’ai fait une saison au théâtre Moncey… C’est moi qui ai créé Irène dans la Girandole.

Sans que je lui eusse posé d’autres questions, elle m’énuméra, avec cette rage attentive que mettent les comédiens petits et grands à parler de leur métier, tous les rôles qu’elle avait joués, qu’elle jouait, qu’elle jouerait…

Je profitai d’un court silence pour la remercier encore de sa gentillesse avec Dingo.

Cependant, Dingo allait de Lina Lauréal à sa sœur, posait son museau sur les robes de théâtre et aussi s’avançait vers la porte, devant laquelle il attendait avec impatience. Lorsque je voulus partir, il sauta devant Lina Lauréal, la caressant, essayant avec ses pattes d’atteindre à ses épaules et de se dresser assez haut pour lui lécher le visage. Il prenait congé et semblait la remercier. Elle lui parla comme une petite fille parle à sa poupée. Était-ce pour sa misère ou pour sa gentillesse qu’il l’avait, entre tous les passants, choisie, comme il avait, à Ponteilles, choisi Piscot et ses enfants ?

Dans la rue, je pensais tristement à cette pauvre fille qui promenait sa tuberculose de gare en gare, d’hôtel en hôtel, du théâtre de quartier aux théâtres municipaux, qui n’avait chaud que dans les wagons de deuxième classe et qui ne mangeait à sa faim que dans les restaurants à prix fixe voisins des gares. Et je m’imaginais aussi ces nuits après les spectacles, quand la troupe s’est disloquée, ces nuits avec le vieil acteur, laid comme un crapaud, dont on a pitié et non pas envie, mais qui tout de même peuple la solitude d’une chambre d’hôtel.

Je fus tiré de mes pensées moroses par Dingo qui, tout le long du chemin, se montra joyeux, obéissant et tendre.

Pendant quelque temps, d’ailleurs, il fut d’une sagesse exemplaire. Il semblait avoir compris les dangers de Paris. Il se promenait dans les jardins du Trocadéro, mais était inquiet quand il ne m’apercevait pas à la fenêtre de mon cabinet. S’il sortait avec moi, il était docile. Parfois, cependant, il s’écartait pour suivre une nourrice poussant une voiture d’enfant. À cet amour des enfants qu’il avait déjà à Ponteilles, il avait ajouté une tendresse manifeste pour les nourrices, pour toutes les nourrices. Aimait-il en elles les compagnes naturelles des petits enfants, s’amusait-il de leurs grands rubans qui pendent jusqu’à terre ou goûtait-il leur cordialité campagnarde ? Son antimilitarisme n’avait pas diminué. Son horreur des uniformes était la même. Il grondait sourdement chaque fois qu’il rencontrait un officier ou un soldat, un garde municipal, un sergent de ville ou un employé d’octroi.

Dingo faisait de méritoires efforts pour devenir un chien, un vrai chien, un chien qui ne prend d’autres plaisirs, sinon ceux que lui permet son maître. Il tenta de tuer en lui le dingo, le vieil homme. Parfois, dans la rue, un irrésistible élan l’emportait. Il semblait pris de vertige. D’un bond, il s’éloignait, il fuyait. Puis, brusquement, les pattes raidies, il s’arrêtait et enfin revenait à moi d’une démarche lente et sage. La tête basse, l’œil résigné, il allait derrière moi, comme un soldat dans le rang, comme un écrivain qui met ses pas dans les pas de ses ancêtres. Il s’asservissait au devoir, au devoir d’être un chien comme les autres. Il était devenu un chien de devoir. Il me suivait religieusement. Il ne levait la patte que là où d’autres avaient déjà levé la patte. Et encore il boudait contre son plaisir. Il levait la patte avec décence et résignation. Il semblait me dire :

— Vois… je suis un pauvre chien qui lève la patte… mais sans ostentation… je reste au long des murs le temps qu’il faut… pas plus. Je ne prends plus un malsain plaisir à flairer et renifler… Sitôt ma patte baissée, je reviens près de toi… Un chien domestique… je deviens un chien domestique.

Je l’avais emmené sur les boulevards extérieurs. Quatre moutons allaient vers l’abattoir, menés par un homme en blouse et par un chien de berger, qui tournait autour d’eux, comme autour d’un vrai troupeau ; quatre moutons si effarés par les cornes des tramways, par le bruit des voitures, par tant et tant de passants, qu’ils avaient d’eux-mêmes renoncé à fuir et qu’ils allaient droit devant eux, serrés les uns contre les autres, comme s’ils n’étaient qu’une seule bête. Leurs quatre dos faisaient une seule masse zigzagante.

Dingo s’élança.

— Dingo !… Dingo !

Il s’arrêta et tourna vers moi sa tête. Comme un chien d’évangile, qui confesserait son indignité, il semblait dire :

— Je ne peux pas… je ne peux pas… C’est plus fort que moi.

Il repartit et déjà je pensais au mouton d’Irène Legrel.

Heureusement, une voiture lui barra le passage. J’eus le temps de l’atteindre, de le prendre au collier, de lui passer une laisse.

Alors, il n’essaya pas de m’échapper. Mais il ne pouvait me suivre. Je tirai sur la laisse. Il se fût plutôt laissé étrangler. Et, la langue pendante, les jambes tremblantes, le souffle bruyant et rapide, il regardait d’un œil égaré les moutons qui s’éloignaient.

J’étais allé à la poste de la place du Trocadéro recommander une lettre. Dingo m’avait accompagné jusqu’à la porte du bureau. Mais il n’entra pas. Il avait gardé son horreur des boutiques et des magasins. Je dus faire la queue devant un guichet. Je restai un bon quart d’heure à contempler l’employé, qui pesait les lettres et les frappait d’un timbre à date avec une violence précise et comme s’il accomplissait une œuvre de vengeance…

Lorsque je sortis du bureau, je sifflai Dingo que je ne voyais pas. À l’autre bout de la place, il y avait un attroupement. Un peu inquiet, j’allai dans cette direction. Des gens discutaient autour de Dingo, d’un sergent de ville et d’un homme, qui essuyait avec son mouchoir sa gorge ensanglantée. J’entendais ces phrases :

— Quand on a des bêtes, on les garde…

— Moi, je l’aurais descendu à coups de revolver…

— Si c’avait été un enfant, il l’aurait tué…

Je traversai le cercle des curieux et m’approchai du sergent de ville qui disait :

— Il est tombé sur le manche…

Et comme, autour de lui, on murmurait, il ajouta :

— Puisque je vous dis que c’est un voleur de chiens… je le connais… allez… Aujourd’hui, je l’ai surveillé… je l’ai vu qui appelait le chien…

Il raconta que l’homme avait tiré de sa poche des morceaux tout découpés de viande crue. Dingo les avait flairés avec dédain, à distance, sans les toucher même du bout de son museau. L’homme avait essayé de le saisir par son collier. Dingo s’était soulevé d’un bond si violent que l’homme fut renversé. Alors, il avait planté ses crocs dans la gorge et n’avait lâché prise, que lorsque l’agent l’eut arraché en le tirant à pleins bras.

Dès que l’agent eut terminé son récit, la foule changea de sentiment. Dingo n’était plus une bête féroce qui attaquait les promeneurs paisibles. C’était un brave chien qui se défendait et qui défendait la propriété contre les bandits. C’était un conservateur, presque un agent.

— S’il y avait beaucoup de chiens comme ça, disait un garçon livreur, y aurait peut-être moins de voleurs…

— Les bêtes sont plus courageuses que le monde, disait une grosse femme chargée de paquets.

Une jeune modiste, qui portait un énorme carton à chapeaux, caressait le dos de Dingo qui, un peu inquiet au milieu de l’attroupement, tournait la tête vers l’un et vers l’autre, et semblait, pour un instant, avoir perdu son élasticité musculaire et son esprit de décision.

Quant au voleur, immobile devant l’agent, il donnait d’inutiles explications, comme s’il eût voulu se convaincre lui-même. On ne l’écoutait même pas. Il n’était d’ailleurs pas autrement troublé. Il était plutôt déçu. N’était le sang qui coulait de sa gorge et tachait ses vêtements, on l’aurait pris, à le voir s’éponger avec un mouchoir crasseux, pour un homme qui se repose après une course trop violente. C’était un pauvre diable, à peine loqueteux, coiffé d’une casquette anglaise, grise et plate, chaussé de vieux souliers pointus, d’anciens souliers de bal. Ses mollets étaient serrés dans des jambières aux torsades inégales. Il portait une petite moustache tombante, qui recouvrait complètement sa lèvre supérieure. Il avait sur son visage déçu et jaune cette moue singulière, cette expression de dégoût qui est la marque de ceux qui luttent dans la vie sans rien espérer de meilleur.

L’agent le prit par la manche et lui dit :

— Suivez-moi au commissariat.

Et s’adressant à moi, il ajouta très poliment :

— Il faudrait aussi que vous veniez avec le chien, pour témoigner.

L’homme s’apprêtait à obéir. Il s’épongeait la gorge sans se plaindre, avec la tranquillité d’un soldat qui, blessé sur le champ de bataille, se félicite d’avoir échappé à la mort.

— Mais il faudrait auparavant, dis-je à l’agent, aller chez un pharmacien…

— Pourquoi ?…

L’homme saignait si abondamment que son mouchoir était rouge et qu’il devait le tordre pour s’en servir à nouveau. On voyait sur son cou deux minces ouvertures béantes, angulaires qu’avaient laissées les crocs de Dingo.

— Mais vous voyez bien que cet homme est blessé…

— Il en a vu d’autres… répondit l’agent. Il n’a pas tout le mal qu’il mérite…

La foule même trouvait mon intervention déplacée. Elle voulait prompte justice et ne pas se disperser avant d’avoir assisté au dernier acte : la punition du coupable. Je dus insister. L’homme, lui, était résigné. Le pharmacien ou le commissaire… qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Il était pris.

J’avais passé une laisse à Dingo. Il nous suivait docilement. Parfois, il s’approchait de son voleur, le flairait, ou bien, le museau levé, portait vers lui des yeux redevenus tendres et mouillés. Il semblait lui dire :

— Que d’histoires… Je ne t’en veux pas, moi… Il ne fallait pas me toucher… c’est entendu… Mais j’ai su me défendre. C’est fini. Qu’est-ce qu’il nous veut à tous, l’homme au képi ?…

L’agent, tout en maintenant l’homme, fit un geste pour caresser Dingo. Mais Dingo grogna et montra les dents. L’agent insista, avec l’assurance d’un agent qui défend les bons chiens contre les voleurs et qui conduit à la fourrière les mauvais chiens. Dingo grogna plus fort.

— Non, il vaut mieux le laisser, dis-je à l’agent. Il vous mordrait…

— Je comprends, fit-il en riant, il croit que tout le monde est des voleurs…

Lorsque l’homme fut pansé, nous allâmes au commissariat. Trois ou quatre personnes attendaient en présence du secrétaire et du brigadier. Mais nous étions des visiteurs de marque. On nous fit entrer immédiatement dans le bureau du commissaire.

L’agent voulut donner quelques explications. Mais le commissaire ne l’écouta pas. Il venait d’apercevoir Dingo. Et s’adressant à moi, il dit, portant à sa bouche le bout de son porte-plume :

— Oh ! le beau chien…

Le commissaire était gagné. Il admirait Dingo. À peine avait-il fait attention au voleur. Cependant il s’approcha de lui et, de deux doigts dégoûtés, il appuya sur le pansement, deux fois, comme s’il faisait les cornes.

— Oh, rien du tout… une piqûre… Il n’a pas ce qu’il mérite.

Je me souvins que l’agent avait prononcé les mêmes paroles et j’admirai cette unité d’esprit qui est la force même de la police.

Le commissaire avait des yeux bouffis derrière son lorgnon et une lourde moustache poivre et sel. Désignant le voleur, il me dit :

— Oh ! ce gaillard-là, je le connais…

Et sans transition :

— Qu’est-ce que c’est que ce chien-là ?…

Je lui dis que c’était un dingo.

Il voulut des explications sur les dingos. Il faisait de visibles efforts pour s’exprimer avec élégance et distinction devant le propriétaire d’un aussi beau chien. Il me parla de l’Australie, m’apprit qu’un de ses amis y était parti autrefois pour y coloniser.

— Il a peut-être un dingo… il a peut-être un dingo… C’était un garçon très brillant. Nous avons fait notre droit ensemble…

Et le commissaire mettait dans ces mots : faire son droit, mille sous-entendus. Faire son droit… avoir été étudiant, cela créait immédiatement une complicité familière entre les commissaires de police, les jurisconsultes, les savants, les propriétaires de beaux chiens, les beaux chiens eux-mêmes, une complicité dont on écartait le petit monde des simples agents et des voleurs de chiens.

— Quand je faisais mon droit, monsieur, j’ai trouvé un soir un magnifique lévrier russe, qui s’était égaré… Je l’ai emmené au café, où mes amis et moi avions l’habitude de jouer aux cartes… Je l’ai gardé chez moi deux jours. Une petite affiche jaune posée sur un mur m’apprit l’adresse et le nom de sa propriétaire. Oh ! vous savez… une dame épatante… et puis tout… elle avait un hôtel. Eh bien, monsieur, cette femme qui recevait chez elle des ducs…, des princes… elle était en carte… en carte. Eh bien, j’ai arrangé la chose. Vous voyez qu’il est quelquefois utile de perdre son chien…

Et il répéta, en souriant avec fatuité :

— Oui… oui… j’ai arrangé la chose…

Il se souvint que le voleur était là et dit à l’agent :

— Au dépôt, ce soir…

J’intercédai.

— Oh ! impossible, monsieur… cheval de retour… Pas intéressant, pas intéressant du tout.

L’agent avait emmené le voleur. Le commissaire me dit :

— Vous n’aurez aucun ennui… aucun. Seulement, pour la régularité des choses… un petit certificat de vétérinaire, constatant qu’il n’est pas enragé.

Et, tapant doucement la table du bout des doigts, il scanda les mots :

— Un petit certificat… un tout petit certificat… Voilà… D’ailleurs, je vais vous donner l’adresse d’un vétérinaire. Il a l’habitude… Un drôle de bonhomme…

Puis il me parla de littérature.

Je sortis, suivi de Dingo, tandis que le commissaire répétait :

— Oh ! le beau chien… Oh ! le beau chien…

Le vétérinaire habitait une petite rue de Passy. Je sonnai à une porte au rez-de-chaussée. Je fus introduit dans un couloir, où pendaient deux blouses blanches et qu’ornaient seulement une tête de cerf naturalisée et un cor de chasse. Puis je passai dans le cabinet du praticien, petite pièce tendue d’un papier rouge fleurdelysé. Une table-banque était au milieu. Au long d’un des murs s’alignaient des cages et des caisses bourrées de paille. Un panier à provisions était entr’ouvert près de la table et un chat, un chat inquiet et miaulant, en sortait, s’avançait avec hésitation, comme s’il eût marché sur des morceaux de verre, et venait se poser en boule dans un des angles de la pièce. La fenêtre donnait sur un jardin, orné d’une minuscule pelouse centrale et planté de quelques fusains maladifs. Là aussi des cages étaient alignées sur un étage de caisses. Et à travers les barreaux, on apercevait des chiens enveloppés de pansements, des chiens en traitement, qui ne s’intéressaient plus à rien et que le pas d’un garçon sur le gravier ne réveillait pas de leur engourdissement.

Le vétérinaire regardait par la fenêtre, quand la porte s’entr’ouvrit pour nous livrer passage. Il eut tout juste le temps de s’asseoir à son bureau et de feuilleter quelques papiers d’un air très absorbé. C’était un gros homme qui portait sur sa jaquette noire une blouse d’hôpital, très ouverte, presque rejetée en arrière. Son énorme visage rasé, en forme de poire, était rose, rose et non pas rouge, d’un rose uni et transparent, comme les couleurs qui recouvrent un ballon en gutta. Il avait trois mentons. Il avait aussi trois nuques, qui se plissaient en accordéon par dessus le faux col bas.

Il se souleva sur sa chaise et grommela :

— Vous désirez ?…

— Je voudrais un certificat…

— Ah oui, la rage… fit-il avec une sorte de colère, la rage… bien… bien… C’est un chien ?… Une chienne ?… Un chien… bien…

Il prit une feuille de papier à entête et commença à griffonner, en murmurant :

— Je soussigné… déclare… avoir examiné… et qu’il n’est pas atteint de la rage…

La main très appuyée, il signa, puis éloigna de lui la feuille de papier.

Il n’avait pas regardé Dingo. J’étais un peu étonné. Dingo aussi sans doute, car il grattait le plancher avec ses pattes de devant, comme s’il avait une réclamation à formuler.

Le vétérinaire tourna les yeux vers lui et sembla presque effrayé. J’observais le mouvement de ses yeux qui roulaient dans l’arcade comme des billes et j’eus moi-même un instant d’inquiétude. Le vétérinaire venait-il de découvrir que Dingo était enragé ?

— Qu’est-ce que c’est que ce chien-là ?… me dit-il. Mais c’est un loup…

Je dus à nouveau expliquer ce qu’était un dingo.

Il alla jusqu’à une petite bibliothèque, y prit un dictionnaire et l’ouvrit à l’article Dingo.

— Tiens, tiens… Australie… Étonnant… je ne savais pas.

Et il ajouta avec joie, piquant l’index sur une ligne :

— Et tenez… ça y est… Ils n’ont pas la rage… Mais c’est évident…

Puis, me tendant le certificat, il me dit brusquement :

— Est-ce que vous en avez vu des chiens enragés… vous ? Ah ! leurs certificats… leurs autopsies… leurs livres, leurs leçons de clinique… Mais il n’y a pas de chiens enragés… Il n’y en a pas… monsieur… et pour une excellente raison, c’est que la rage n’existe pas…

Il s’aperçut de ma stupéfaction et continua :

— Je sais bien… ils y croient tous… ou ils font semblant d’y croire, à Alfort, à Lyon, à Toulouse… Mais c’est un bluff… un simple bluff… Il n’y a pas de chiens enragés…

Je hasardai une pauvre interruption :

— Et l’Institut Pasteur…

— Une belle blague… monsieur… ils soignent la rage, parce qu’ils l’ont inventée et qu’ils ne veulent pas faire faillite. L’Institut Pasteur a décidé que les chiens auraient la rage, comme les gouvernements ont décidé qu’il fallait une religion au peuple… Une blague. Ah !… Ah !… Ah !… Ah !… C’est ça : une religion au peuple… Il y a des chiens qui mordent, parce qu’ils sont méchants. Il n’y a pas de chiens enragés… Tenez… Vous croyez peut-être que je nie la rage pour vous épater. Eh bien, j’habite à la campagne, au Raincy… Voilà dix ans que je recueille tous les chiens sans maître, tous les chiens qui tirent la langue et qui baissent la queue, tous les chiens dont le poil pèle. J’ai recueilli des chiens qu’on disait enragés, des chiens que la police voulait abattre ou des chiens qu’on m’amenait, pour les tuer… Jamais d’accident… je n’ai jamais eu d’accident. Les chiens n’ont pas la rage… pas plus que les hommes. Ils ont une affection épileptiforme qui la simule… épilepsie essentielle, jacksonienne, larvée… Mais la rage… vous me faites rire avec la rage. Ils ont tous les symptômes de l’épilepsie ; ils bavent… ils se mordent la langue… ils ont des convulsions. Et c’est tout… Je n’ai jamais eu l’ombre d’un accident. Une seule fois, une tante de ma femme a été mordue par un de mes chiens… Elle est morte deux jours après… mais du charbon, et elle avait quatre-vingt-quatre ans. Ah ! dame… les chiens ont le charbon, comme les mouches. Mais la rage… allons donc… Épileptiforme… vous dis-je, une affection épileptiforme…

Et il me fit payer très cher son certificat.

Désormais, je surveillai Dingo de très près. Je le gardai à la maison et ne l’autorisai plus qu’à de courtes promenades hygiéniques, où je l’accompagnais sans le quitter des yeux. Le plus souvent, d’ailleurs, je le tenais en laisse. Dingo au début de cette vie sédentaire, avait soigneusement inspecté les différentes pièces de l’appartement. Il avait même essayé d’utiliser l’antichambre comme lieu de récréation. Mais il avait bien vite compris que l’antichambre était trop petite et il s’était résigné à l’immobilité d’un chien d’appartement. Mais il y avait dans sa résignation de l’humiliation et une sorte de dégoût paresseux. Puisque c’en était fini des grandes promenades en liberté et des aventures dans Paris, il semblait que Dingo ne voulût plus bouger du tout et qu’il prît même un plaisir maladif à rester couché, toujours couché, en long ou en rond, mais couché obstinément, comme un chien qui a renoncé à toutes les joies, sauf à celle de dormir. Il n’avait plus d’appétit. Il laissait tous les aliments qu’on lui offrait et ne s’éveillait même pas de sa torpeur, quand on lui tendait un morceau de viande crue.

Cette vie casanière l’avait rapproché de Miche. Elle était aussi heureuse à Paris qu’à Ponteilles. Elle dormait sur les tapis comme elle dormait dans l’herbe. Et elle, qui s’éloignait dans la campagne pour de grandes expéditions, qui chassait les oiseaux dans les bois, les mulots et les musaraignes dans les prés et qui passait ses nuits Dieu sait où, acceptait sans aucun regret cette vie nouvelle de chatte d’appartement et ne s’aventurait même pas sur le palier.

Sans doute, elle ne comprenait pas la tristesse de Dingo, qui, le plus souvent, ne jouait avec elle que par politesse et courtoisie. Chaque jour, avant le déjeuner, elle l’obligeait à une poursuite dans l’antichambre et dans les pièces dont la porte était ouverte. Elle venait à Dingo, lui donnait un coup de patte, faisait un bond à faible distance et recommençait jusqu’à ce qu’il eût consenti. Mais il ne jouait qu’avec mollesse, distraitement et parfois s’arrêtait brusquement, les yeux ailleurs, la tête tournée de côté, comme s’il eût cherché par-delà les murs un espace libre où jouer pour de bon, où détendre ses muscles librement, violemment.

Un jour, Miche ne réussit pas à convaincre Dingo qui se coucha devant un fauteuil, sur le flanc, les pattes allongées, tout à plat. Miche tourna autour de lui, avança son museau vers la gueule, puis le dos, puis le ventre de Dingo, comme si elle voulait se renseigner sur sa santé, comme un médecin examine un malade, comme une mère pose la main sur le front d’un enfant, pour savoir s’il a la fièvre. Puis elle sauta sur le fauteuil, s’y étendit, une de ses pattes dépassant le siège. Sa queue se déployait au ras de l’étoffe en larges mouvements indulgents et majestueux. Elle semblait lui dire :

— Mais remue-toi… Tu dors toujours… tu es toujours couché… À Ponteilles, tu étais assommant, mais tu étais bien plus gentil…

Et Dingo semblait répondre :

— Remuer… Où ça… les rues de Paris, ce n’est déjà pas si drôle… Mais je n’y vais même plus…

— Tu ne t’intéresses à rien…

— Je suis enfermé…

— Eh bien, dans la maison ?…

— Quoi… dans la maison ?… Je ne peux pourtant pas m’amuser comme toi avec une bobine ou une pelote de fil… Ce n’est pas mon affaire… Il n’y a rien ici…

— Comment, il n’y a rien ?…

— Il n’y a pas de bêtes…

— Comment, il n’y a pas de bêtes ?… Mais c’en est plein… Tu n’as donc jamais pensé aux fourrures…

— Mais si… j’y ai pensé, j’y pense tout le temps… Mais c’est toujours fermé…

Dès lors, Dingo alla chaque jour flairer à la porte de la penderie où les fourrures étaient enfermées. Il faisait entendre un grognement plaintif, grattait avec ses pattes le plancher, comme s’il eût voulu creuser un trou, et plantait ses crocs dans les moulures de la porte.

Un jour, on oublia de la fermer. Dingo entra avec précaution, comme s’il eût guetté une proie vivante. Il renifla l’odeur fauve et poivrée des fourrures. Il y avait là des zibelines, des chinchillas, des visons, des renards bleus, de l’astrakan, des loutres. Il hésita. La chasse était magnifique. Mais par quoi commencer ? Enfin, il saisit une étole de zibeline, la traîne dans l’appartement et la déchiquette avec des mouvements saccadés de la tête. Il joue avec la fourrure comme avec une bête qui pendrait dans sa gueule et qu’il agiterait dans l’espace, à droite, à gauche, de haut en bas. Il a des grognements de menace, de colère et d’ivresse aussi. Car Dingo est à la chasse. Les fourrures sont des bêtes vivantes, elles ont gardé l’odeur de la bête vivante. Dingo les déchiquette, les balance et les traîne. Sans doute le sang va jaillir et aussi les viscères gluants et mous, dont l’odeur et la saveur ne sont parfaites qu’à l’instant où ils sortent du ventre entrouvert par les crocs. Dingo va d’une proie à l’autre, d’une bête à l’autre, d’une ivresse à l’autre. Il apporte ses victimes au beau milieu du salon, qui devient un champ de carnage. Il a traité comme des lapins ou des rats les étoles de zibeline. Maintenant il traîne, happé dans sa gueule, un long manteau de loutre, où ses pattes s’embarrassent. Alors Dingo a trouvé un adversaire digne de lui. Il desserre l’étreinte de sa gueule, fonce sur le manteau étalé à terre, le saisit à nouveau et le mord avec une agitation si féroce que ses mâchoires et ses pattes ont des contractions convulsives.

Miche sur un fauteuil est absolument immobile. Ses pattes de devant sont un peu ployées. Elle est rassemblée en boule. Ses yeux verts comtemplent avec une volupté grave les fourrures étalées au tapis du salon et Dingo lui-même, dont la rage carnassière s’exaspère à mesure que ses proies, davantage déchiquetées, augmentent de nombre et diminuent de grandeur.

C’est alors que j’entrai dans le salon. Je n’ai point à dire ma stupéfaction et ma fureur. J’allai vers Dingo prêt à le frapper, à me venger, à venger les fourrures. Mais Dingo s’allongea sur le manteau de loutre et son grognement furieux m’invita à la prudence. Il montrait les crocs et défendait sa chasse.

Je ramassai les autres fourrures et les empilai dans un coin et, n’osant frapper Dingo qui continuait à grogner, je l’insultai…

Enfin Dingo, haletant, retourna près du fauteuil de Miche, qui semblait lui dire :

— C’est bien embêtant… c’est bien embêtant…

Décidément la vie avec Dingo était aussi impossible à Paris qu’à Ponteilles. D’ailleurs, je commençais à me demander si la faute en était à Dingo. À Ponteilles, ses crimes n’étaient-ils pas justifiés par la méchanceté des paysans, leur rapacité, leur bêtise ? À Paris, sa responsabilité était bien plus atténuée encore. Son premier acte de violence. Dingo l’avait accompli pour se défendre contre un voleur. Et si ses instincts de chasse et de meurtre l’avaient poussé au massacre des fourrures, il serait injuste cependant de nier que ce luxe humain avait pour lui le caractère d’une provocation véritable. Si l’accaparement des blés nous paraît un crime, que pouvait penser Dingo de tous ces chinchillas, loutres, hermines, astrakans et renards inutilement enfermés dans une penderie ? Non, tout cela n’était pas de la faute de Dingo, c’était de la faute des hommes. Et de la mienne surtout. À Paris, je l’avais négligé, je l’avais laissé dépérir dans une triste oisiveté. Je l’oubliais à la maison sous le prétexte d’aller voir des amis. Des amis ! Et je remplissais les devoirs… quels devoirs ! d’une vie de Parisien.

C’est pourquoi l’idée me vint de voyager.

Dingo et moi nous parcourûmes la Suisse, l’Italie, l’Allemagne, dans l’espoir que les incidents de route, la nouveauté, la variété des spectacles adouciraient ses instincts barbares et formeraient sa jeunesse. D’abord il me fit honneur. Sa beauté, sa belle tenue, sa gentillesse avec les enfants surexcitèrent au plus haut point la curiosité des étrangers, attirèrent sur moi le respect collectif des villes où nous passions. Partout, je reçus les visites les plus flatteuses : fonctionnaires de la police, artistes, savants, barnums, photographes, vieilles demoiselles. Les reporters m’arrachèrent des interviews qui, reproduites quelquefois dans les journaux de Paris, me valurent de la considération, et bien qu’il n’y fût jamais question de moi ni de mes livres, que tous les hommages allassent au seul Dingo, ajoutèrent grandement à ma réputation d’écrivain. Ah si j’avais su profiter de cette aubaine et — n’est-ce pas le cas de le dire ? — utiliser cyniquement cette réclame, quel personnage illustre, quel grand homme je fusse sûrement devenu !

Au cours de ce voyage. Dingo me révéla des facultés prodigieuses que j’ignorais encore en lui. Des facultés, dirai-je, de navigateur. Aussitôt descendu de voiture devant l’hôtel, et, pendant que je discutais avec l’hôtelier sur le choix d’une chambre. Dingo me quittait furtivement. Il se dirigeait vers la ville, s’engageait dans la ville. Il commençait par marcher avec prudence, avec lenteur, attentif, la tête haute, et il s’arrêtait aux carrefours des grandes voies pour humer le vent, noter en sa mémoire des points de repère, établir des points d’orientation. Peu à peu il accélérait son allure, traçait alors de grands cercles autour de l’hôtel qu’il avait choisi comme centre de ses randonnées, lesquelles allaient s’élargissant jusque vers la campagne, et, dans le sens inverse, se rétrécissaient de la campagne à l’hôtel, si bien qu’au boni de deux heures, lorsqu’il rentrait, il connaissait la ville, en tous ses coins et recoins, et pouvait m’en faire les honneurs avec une assurance tranquille de vieux guide.

J’étais heureux… Je ne redoutais plus les catastrophes. Je me disais que dans les villes, les bêtes — je parle au propre, non au figuré — sont rares, exceptionnelles, cachées. La tentation éloignée, conquis à d’autres préoccupations, Dingo ne songerait plus à ses cruelles et néfastes manies. Hélas ! je ne savais pas tout ce que peuvent contenir de bêtes inattendues les repaires d’une grande cité. Et je comptais sans le flair détesté, sans le flair miraculeux de cet apache de Dingo.

Je ne ferai pas l’énumération de tous ses massacres. Ils furent nombreux et affreux, parfois d’un comique imprévu, d’une irrésistible fantaisie.

À Nuremberg, dans une ruelle obscure, près du château, il égorgea deux faisans dorés ou plutôt dédorés qu’élevait tendrement, en son échoppe, un très vieux cordonnier. Je vois toujours à Francfort la petite gazelle que Dingo étrangla dans l’arrière-boutique d’un revendeur juif et la jeune fille qui pleurait sur le cadavre, encore orné au cou d’un ruban bleu, tout maculé de sang… Et le kangourou — un kangourou !  — qu’il tua dans un petit restaurant d’Altona… Et les perroquets de Dresde !… Les deux balbuzards de Dusseldorf !… Le sanglier de Munich !… Et ce contrôleur de chemin de fer qui, à Lucerne, sans ma vigoureuse intervention, eût payé de sa vie l’imprudence qu’il avait commise en voulant conduire, brutalement, Dingo au fourgon des chiens !… Puis-je oublier aussi qu’au jardin d’acclimatation de Cologne, que j’avais eu l’idée stupide de lui faire visiter, Dingo étant entré, — comment y parvint-il ? — dans une volière pleine de flamants roses, les massacra tous et fit s’envoler d’autres oiseaux rares, qui se brisèrent la tête aux grillages ?

J’offris de payer le double, le triple des indemnités qu’on me réclamerait…

Et pour sauver Dingo une fois de plus de la fourrière et de la mort, je pris la fuite, le soir même de ce drame, et, laissant là mon voyage, je rentrai à Paris découragé.


XII


À Paris, Dingo redevint triste. Il ne sut plus que faire. Trop de gens, trop de maisons, de rues encombrées, plus assez d’espaces et de grands horizons. Il languissait, s’étiolait, ne montrait aucun empressement à sortir, dormait presque tous les jours, roulé en boule, sur des coussins. Les promenades à travers les foules lui étaient devenues un supplice. Quand je l’obligeais à m’accompagner, il ne me suivait plus qu’à regret, tête basse, l’œil maussade, d’un pas lent et dolent.

Le printemps venu, craignant qu’il ne tombât malade, je louai une maison rustique, dans un joli village, ou plutôt à l’écart d’un joli village, Veneux-Nadon, près de Fontainebleau. Le jardin donnait sur la forêt, dont il était en quelque sorte le prolongement. Nulle clôture, nulle barrière ne l’en séparait… La solitude y était charmante. De longs, longs silences, et tout d’un coup, les voix du vent dans les arbres, des voix qui emplissaient les hautes voûtes, les vastes nefs de la forêt, comme des chants d’orgues qu’aurait animés le génie d’un Beethoven.

Instantanément, Dingo fut gai, actif, plus tendre aussi. Il semblait m’être reconnaissant de l’avoir amené là, où il pourrait vivre, respirer, courir, être heureux. Malgré les guinguettes éparses dans les futaies, malgré les affiches de publicité qui parsèment les clairières, encombrent les ronds-points, font de ces bois sacrés comme une sorte d’immense agence, où se brassent les affaires de M. Dufayel, je suis sûr que Dingo connut, savoura cette sensation nouvelle et forte d’avoir retrouvé le pays natal.

Désormais, il vécut presque exclusivement dans la forêt. Comment vécut-il ? Je ne le sus jamais bien. On le vit souvent très loin de la maison, sur le territoire de Melun, de Barbizon, de Marlotte, de Nemours, de Samois, filer rapidement, le nez au ras du sol, entre les troncs d’arbres. Un garde me dit :

— Il chasse on ne sait quoi… des fantômes… il a l’air d’un chien fou…

Un autre me conta :

— Il s’attaque dans la forêt à tout ce qu’il trouve : aux branches tombées, à de vieux ossements qu’il déterre, à de vieilles chaussures, de vieux torchons qu’il secoue, qu’il déchire dans sa gueule en grondant, et qu’il emporte comme une proie au fond des fourrés.

Moi-même, une après-midi, je l’aperçus, au haut d’un rocher. Il était tout rouge dans le soleil, et il hurlait à pleine gorge, il hurlait des appels rauques, des appels joyeux, des appels sans fin aux dingos inconnus et fraternels de l’Australie.

Dans ses courses vertigineuses, il ne nous oubliait pas. Cinq jours, six jours d’absence, et il revenait tout à coup, rapportant dans ses poils des odeurs puissantes de terreau, de fleurs sauvages et de feuilles mortes. C’étaient alors des gambades, des gentillesses, des caresses éperdues, un délire de joie. Il semblait qu’il ne voulût plus jamais nous quitter. Après s’être attendri, reposé, gavé de bonne nourriture, il repartait.

Je connaissais dans le village un braconnier. On l’appelait Victor Flamant. Il habitait, à deux cents mètres du bourg, une cabane faite de planches pourries, disjointes, à peine couverte, et il vivait là, dans la plus horrible misère, avec ses cinq enfants. Je lui avais acheté quelquefois du gibier et l’avais employé à des travaux de labour dans le jardin. Ce Flamant m’intéressait passionnément.

Vêtu d’une blouse et d’un pantalon d’un brun lavé et, sous la blouse, d’un tricot de laine fauve, coiffé d’une casquette dont la peau de lapin usée lui moulait le crâne, une cravate lâche, en corde rouge, autour du cou, il était de petite taille, sec, osseux, couleur d’écorce et de sous-bois. Ses yeux, des yeux très clairs, d’un gris très clair, mais fixes et ronds, étaient sans aucun rayonnement et pareils aux yeux des oiseaux nocturnes que blesse la lumière du jour. Sa face pointue, montée sur un col mince et long, était pour ainsi dire rongée, comme une plaie, par une barbe très courte, d’un gris roussâtre. Il avait des allures prudentes, obliques, l’oreille attentive, inquiète, un nez extrêmement mobile, dont les narines battaient sans cesse au vent comme celles des chiens. Ainsi que les animaux habitués à ramper, à se glisser dans le dédale des fourrés, il ondulait du corps en marchant. Ses chaussures ne faisaient aucun bruit sur le sol. On eût dit qu’elles étaient garnies d’ouate et de feutre. Enfin, il représentait pour moi quelque chose de plus ou de moins qu’un homme, quelque chose en dehors d’un homme, quelque chose dont je n’avais pas l’habitude et qui me hantait : un être de silence et de nuit.

Il était haï, redouté de tous. Personne ne lui parlait jamais et il ne parlait à personne. Chacun s’écartait de lui. La terreur qu’il répandait était telle, que non seulement les gens du pays ne lui parlaient pas, mais qu’ils évitaient de parler de lui. On disait seulement : « Il a été en justice. » J’appris qu’il avait été condamné plusieurs fois pour délits de braconnage. Il y avait aussi une histoire de garde assassiné. Flamant avait été arrêté, aucune preuve ne fut relevée contre lui. On le relâcha.

Lui ne se disculpait pas. Il ne disait rien. Non par ruse de paysan, mais par une sorte de fierté morne, où il y avait autant de tristesse que de dédain. Et d’ailleurs ce n’était pas un paysan, cet homme de la forêt qui avait dressé sa cabane de planches pourries dans un communal, près de la berge. Dans le village, où le garde champêtre et la gendarmerie pourchassaient les Romanichels et les roulottiers, on respectait le droit qu’il avait pris d’occuper ce bout de terrain.

J’aimais Flamant pour son apparence sauvage, pour sa vie solitaire, pour le mépris et pour la peur qu’avaient de lui les paysans et les boutiquiers. J’avais essayé en vain de causer avec lui. Je ne sais s’il comprit ou non ma sympathie. Mais il ne répondit à mes questions les plus amicales que par des oui ou des non. À peine me montrait-il un peu plus de confiance qu’aux paysans du village. Il avait consenti à venir travailler chez moi. C’était tout. Quand je lui parlais, il me regardait de ses yeux ronds et clairs, avec une expression de tristesse profonde, presque animale. Je ne sus rien de lui, sinon qu’il aimait ses enfants. Ces gosses sans mère, mal tenus, débraillés, chapardeurs, étaient souvent embrassés par leur père. Il ne les frappait jamais. Parfois, il les regardait se rouler dans l’herbe autour de la cabane. Souvent, ils venaient se jeter dans ses jambes et jouaient à cache-cache derrière lui.

On le voyait peu. Sans doute, la nuit, il braconnait, et le jour il se reposait. C’est pourquoi il refusait de venir chez moi régulièrement. Il refusait simplement, sans penser même à donner une excuse ou une explication.

Quand il travaillait dans le jardin, Dingo lui tenait volontiers compagnie. Mais il ne lui prodiguait pas d’inutiles marques de tendresse. Dingo respectait le silence de Flamant. Il ne jappait pas, il ne sautait pas. Il se posait près de lui. Si Flamant poussait au fond du jardin une brouette chargée de mauvaises herbes, Dingo le suivait avec calme, attendait qu’il l’eût déchargée et revenait avec lui, la gueule entr’ouverte, l’air sage. Un jour que Flamant, avec une serpe, s’entailla légèrement la peau d’un doigt, Dingo vint lécher le sang de la blessure.

Par une calme soirée, j’étais descendu jusqu’à la Seine. J’entendis des sons bizarres que le vent, par bribes, m’apportait. Ils venaient de la cabane de Flamant. Je m’approchai. Immobile, dans l’obscurité, j’écoutai. Quelqu’un jouait de l’accordéon. Mais qui ? Était-ce bien d’un accordéon que venait cette musique ? L’accordéon est un instrument pour polkas dans les bals, un orgue de barbarie timide ; sa sonorité est mal posée, comme la voix d’un adolescent qui mue. Mais les sons que j’entendais étaient pleins comme les sons d’un orgue. S’ils devenaient plus rapides, leur sautillement était allègre et libre. C’était une musique humaine et profonde comme celle de Moussorsghi. On eût dit qu’elle enlevait au paysage son caractère familier et qu’elle l’éloignait dans l’espace. Étais-je bien sur la lisière de Fontainebleau ? N’étais-je pas plutôt un voyageur en exploration ayant marché des jours et des nuits dans un désert et qui, brusquement, retrouvait tous les soucis, toutes les angoisses mystérieuses et les humbles joies des autres hommes ?

J’entrai dans la cabane. Flamant était assis sur un escabeau, les yeux calmes et levés au plafond, le buste remué d’un mouvement de balancier.

— Qu’est-ce que vous jouez là ?… lui demandai-je.

— Je m’amuse… répondit-il.

J’insistai :

— Mais, enfin, de qui est cette musique ?

— De personne…

— Mais qui donc vous a appris ?…

— Personne… je m’amuse…

Et je ne pus tirer de lui d’autres mots que ceux-ci :

— Je m’amuse…

Un jour que je passais à Fontainebleau avec Dingo, je fus hélé de la terrasse d’un café. Je me retournai. Et parmi les têtes de rentiers locaux, de cyclistes s’épongeant, d’automobilistes poussiéreux, je reconnus, dressé devant sa chaise et me faisant des signes cordiaux et comiques, mon ami Pierre Barque.

— Eh ! vieux zèbre, me cria-t-il…

Il y avait bien six ans que je ne l’avais pas vu. Il me serra la main si fort que je faillis pousser un cri de douleur.

— Comment… c’est toi ? Quelle chance… Ah ! vieux zèbre !…

Vieux zèbre, c’était le mot familier de mon ami Pierre Barque, qui lui servait à désigner à la fois ses amis, les grands peintres, les grands poètes, les grands généraux et les garçons de café complaisants.

Il répéta :

— Vieux zèbre, va…

Il n’y avait place en sa figure pour aucune amertume, pour aucun souci, j’allais dire pour aucune pudeur. Il était petit et corpulent. Son visage était rond, terriblement rond, franc, terriblement franc. Il y avait dans la cordialité de Pierre Barque quelque chose d’absolu et de démesuré. On comprenait qu’en lui enlevant sa cordialité, on lui enlèverait aussi la vie. Barque était cordial, comme l’eau est mouillée, comme la pierre est dure. Ah ! que je l’ai souvent envié ! Que j’ai envié son calme moral et sa force d’âme et ses chansons ! Car il chantait toujours… Je me souviens qu’il avait, durant l’espace d’une année, perdu successivement son père, sa mère, ses deux sœurs, une maîtresse qu’il adorait, trois mille francs de rente engagés dans une spéculation hasardeuse et, loin de se laisser abattre par le malheur, il savait, au contraire, y puiser une gaîté plus bruyante. À chaque coup du destin, il disait :

— Soyons un zèbre, nom d’un chien !

Je lui demandai :

— Pourquoi ne te voit-on plus ? Qu’est-ce que tu deviens ?

— Ce que je deviens… Tu ne sais pas ?… Elle est bonne celle-là… Ah ! par exemple, elle est très bonne… Tu ne sais pas ?

— Mais non !

— Ta parole ?

— Je t’assure.

— Mais j’ai quitté les affaires.

Ces simples mots : « j’ai quitté les affaires », prononcés par Pierre Barque, avaient un accent, une sonorité toute particulière. Barque est bavard, et les affaires, telles qu’il les entend, sont un merveilleux sujet de conversation. Les affaires l’occupent, mais sans danger aucun, puisqu’il y gagne et n’y perd jamais d’argent. Barque n’a jamais songé à fonder une société de mines ou à bâtir une ville dans l’Afrique du Sud. Les affaires qu’il propose sont, comme lui-même, modestes et cordiales. On les tient tout entières dans sa main, comme on peut suivre, d’un trait à l’autre, sa figure sympathique et sans mystère. Elles n’exigent pas de grands capitaux, ne ruinent pas des sociétés adverses. Elles doivent tout à l’ingéniosité de l’idée, à la solidité de la combinaison. Il n’est pas nécessaire, pour réaliser les affaires de Pierre Barque, de louer un bureau au rez-de-chaussée sur la cour, d’engager une dactylographe et un groom. On les noue, on les traite, on les dénoue au café.

Barque, autrefois, avait toujours une affaire en train. Il ne disait pas :

— Tu devrais bien m’offrir l’apéritif…

Il ne disait pas non plus :

— Prête-moi vingt francs.

Il glissait son bras sous le bras d’un ami, l’entraînait au café le plus proche et lui disait :

— Asseyons-nous là… je vais te raconter la combinaison…

Et quand il avait exposé la combinaison, quand l’ami avait payé les consommations, Barque ajoutait :

— Je vais télégraphier pour le droit d’option… Passe-moi un louis… je n’ai pas de monnaie…

Pierre Barque m’a proposé autrefois l’achat d’un Stradivarius, qui appartenait à un de ses amis, musicien d’orchestre. Un Américain, que Barque avait connu aux Folies-Bergère, et qui était l’intermédiaire d’un roi du métal, était prêt à acheter ce Stradivarius à n’importe quel prix. Il m’a proposé l’achat d’un jardinet de dix mètres, sur la Butte-Montmartre, naturellement situé à l’intersection de deux rues projetées.

— En plein maquis… vieux zèbre… on l’aurait pour une croûte de pain, et tu parles d’une expropriation !…

Un petit café où Barque avait coutume de jouer à la manille pouvait aussi être l’objet d’une opération magnifique…

— C’est un zinc, un simple zinc… On aurait le fonds pour le prix des canettes et des siphons.

Et dans un an le métro passera devant… Le métro… On revendrait le prix qu’on voudrait…

Mais le plus souvent, il s’agissait d’un tableau ancien.

— Ancien… j’n’t… dis qu’ça… Chez la veuve d’un capitaine en retraite… Elle le donnerait pour mille francs.

D’une pesée sur mon épaule, Barque, sans un mot, m’avait fait asseoir sur la chaise à côté de la sienne. Dingo s’installa près de moi.

— Et que fais-tu maintenant ? demandai-je.

Avec orgueil, il me répondit :

— Je suis peintre…

— Allons donc !

Il eut des airs de doux reproche, des regards amicalement étonnés.

— Tu ne sais donc pas, fit-il en se rengorgeant, que j’ai obtenu cette année au salon une troisième médaille ! Voyons… Voyons… c’était dans tous les journaux…

Je m’excusai, comme je pus, maladroitement, du reste. Et sentant que je l’avais peiné en ignorant sa gloire nouvelle, je m’écriai enthousiaste :

— Oh ! ce vieux zèbre… Est-il assez épatant !

— Ce vieux zèbre !… répéta, la figure tout épanouie, mon ami Pierre Barque, qui se mit à me tapoter les genoux, geste par où s’exprimait le meilleur et le plus tendre de son émotion.

Après quoi, il travailla d’une main adroite et savante l’absinthe que le garçon venait de verser dans son verre.

Quand il en eut savouré, selon ses rites, quelques gorgées :

— Es-tu content ? lui demandai-je.

— Mais oui… mais oui… toujours content.

— Et qu’est-ce que tu peins ?

— Des fleurs, des bêtes, des gens, des arbres, des ciels… je peins de tout.

— Ce vieux zèbre !

— Ça t’épate, hein ? Au fond, tu ne te doutais pas que je deviendrais, comme tout le monde, un artiste. Allons, avoue-le. Ça ne m’humilie point. Et tu sais, ça ne chôme pas, chez moi, les tableaux. Aussitôt faits, aussitôt vendus. Je ne te dirai pas que ça enfonce Botticelli et ce zèbre de Velasquez… non bien sûr… mais ça vaut bien Jean Béraud. Ce que je réussis le mieux, ce sont les lièvres, mon vieux lapin ! Tu vois cela hein ? Des lièvres pendus à un clou, par la patte de derrière, sur un fond de serviette éponge… Je puis en faire dix par jour… et je les vends deux louis pièce… Avec ça, on est un zèbre dans la vie.

Et il m’appliqua une forte claque sur la cuisse.

Puis il se renversa sur sa chaise, la maintenant en équilibre instable sur les deux pieds de derrière, et il s’écria en désignant Dingo :

— Ah ! qu’il est beau… c’est un zèbre.

Il passa sa main sur l’échine, puis sur la tête de Dingo, qui accueillit cette caresse cordiale et tapotée avec une remarquable indifférence. Dingo, d’ordinaire, manifestait ses sentiments, et ses sentiments étaient violents, prompts et sans nuances. Il aimait ou détestait, grognait ou jappait, montrait les dents ou léchait. Mais Pierre Barque eût pu le caresser une journée entière, sans que Dingo s’en aperçût. Ainsi, je l’avais vu un jour, immobile sous la pluie. Les petites tapes amicales de Pierre Barque ne le troublaient pas davantage que les gouttes de pluie.

Par politesse, je reprochai à Pierre Barque de n’être pas venu me voir, de ne m’avoir même pas écrit.

— Ah ! mon vieux, me répondit-il, ce n’est pas mon fort… Quant à venir te voir, je vais te dire… Depuis que je suis un artiste, c’est à peine si je passe trois mois de l’année à Paris… Les autres mois, je voyage…

— Et où vas-tu ?

— Partout !…

— Ça doit te coûter cher ?

— Pas un sou, mon vieux… je vais te dire… j’ai horreur des hôtels… On y mange mal et on y est très mal couché… et l’on n’y voit que des raseurs… Jamais je ne fourre le pied dans un hôtel… Non, je descends chez des amis, chez de vieux zèbres d’amis.

— Mazette ! Tu dois avoir beaucoup d’amis.

— Oui. Et quand je n’ai pas d’amis dans un pays… tu vas voir… Je suis un artiste, c’est vrai… Mais je suis resté un homme d’affaires…

Les joues gonflées, les yeux diminués, il éclata de rire :

— Je débarque dans une ville, je n’y connais personne… Suis-moi bien… La première chose que je fais, c’est d’aller immédiatement au meilleur café de l’endroit…

Il s’interrompit un instant. Son visage exprimait toujours une irrésistible hilarité.

— Je vois une bonne tête de consommateur… J’ai l’habitude des visages humains… Au bout de cinq minutes, je sais leur histoire par A plus B, s’ils sont mariés ou célibataires, riches ou pauvres, généreux ou avares, s’ils ont des bonnes…

Il hésita, cherchant son mot :

— Des bonnes… des bonnes salaces ou d’infâmes torchons de cuisinières. L’examen passé, carrément je vais à celui que j’ai choisi… je lui tape sur la cuisse et je lui dis : « Toi, tu es un zèbre… » Je l’étourdis de paroles, de chansons, de flatteries… « Et je ferai ton portrait… » Si bien que le soir, je suis installé chez lui et que sa maison est la mienne… Deux jours après, tout est à moi, même sa femme, s’il est marié, ou sa bonne, s’il ne l’est pas… Et voilà, ce que c’est que d’être un zèbre !

Pierre Barque commanda une seconde absinthe.

— Mais j’y pense, fit-il tout à coup… ce matin, j’ai donné congé de mon appartement, parce que je désire changer de quartier, et après-demain on vend mes meubles… Est-ce que tu pourrais me donner l’hospitalité pour deux ou trois semaines ?

— Tu sais… enfin, je…

Il ne me laissa pas le temps de trouver une phrase.

— Mais non… mais non… je ferai ton portrait…

— Tu es bien gentil… mais…

— Et celui de Dingo…

— Enfin… viens…

— Ah ! vieux zèbre !

Il ne voulut pas s’apercevoir de mon peu d’enthousiasme. Il poursuivit :

— Ta cuisinière est bonne au moins ?

— Dame… tu sais…

— Et ton valet de chambre… est-ce qu’il vole les cigares ?

— Heu… heu… je ne m’y fie pas.

J’ajoutai :

— Tu sais que je suis marié.

Alors le brave garçon me tapa de nouveau sur les genoux et il me dit en accentuant son rire :

— Oh, les vrais amis, les vieux amis… jamais… Vieux zèbre… va.

Il empoigna la carafe et il laissa tomber l’eau, goutte à goutte, dans l’absinthe qui surnageait.

Le soir même, il arrivait chez moi avec ce qu’il appelait ses malles.

— Tu vois, mon vieux… Je ne fais pas d’histoires, moi… Je suis gentil avec les amis. Je suis un zèbre… moi !

Pierre Barque s’installa. Le matin, il descendait en pantoufles et en chemise de nuit prendre son chocolat. Il beurrait ses tartines avec le même soin qu’il préparait ses absinthes au café. Il les beurrait, comme un garçon honnête qui a sa conscience pour lui. C’était un véritable travail d’art. Il beurrait son pain comme un ouvrier habile ripoline une planchette. Enfin, il montrait un goût très vif pour la vie de famille. Si ma femme tardait à descendre, il posait sa tartine sur la table, allait dans l’antichambre et, appuyé à la pomme de la rampe, il criait dans l’escalier :

— Hé la bourgeoise… y a plus moyen ?…

Il imitait les cris d’animaux, tous les cris d’animaux. Il jouait avec la vaisselle, les couteaux, les fourchettes. Il savait, en pliant sa serviette, lui donner à volonté l’aspect d’une tête de cochon ou d’un prédicateur dans sa chaire. Au dessert, il dessinait, avec son crayon, des rébus grivois sur la nappe.

Il remplit la maison d’une si terrible gaîté que nous en étions réduits, ma femme et moi, à espérer, à désirer, à souhaiter un malheur, n’importe lequel, un incendie, une ruine, une mort.

Un jour que Flamant travaillait au jardin, Pierre Barque tomba en admiration devant lui.

— Ah ! le gaillard… me dit-il, un portrait épatant !…

Il alla à Flamant, qui bêchait, et se posa devant lui, comme un officier qui surveille un soldat en corvée. Et du ton cordial et crâne qui lui était familier, il lui dit :

— Hé mon brave… ah… ah… vous allez poser pour moi… Veinard… va… comme les jolies femmes.

Flamant se redressa, s’appuya sur sa bêche et regarda simplement Barque de ses yeux gris, sans colère d’ailleurs et comme s’il n’avait pas compris, comme s’il avait dédaigné de comprendre. La sueur coulait en larges gouttes sur son front et brillait sur ses joues rongées par la barbe. Il ne répondit pas, regarda Pierre Barque encore, cracha dans ses doigts et reprit sa bêche.

Barque revint vers moi, un peu gêné, et me dit :

— Pas commode, le bougre… pas causeur…

Après le déjeuner, Pierre Barque me disait :

— Allons… aujourd’hui… ton portrait.

Je prétextais une excuse.

— Alors Dingo…

Mais Dingo n’était jamais là.

Pierre Barque se décidait quand même à aller travailler dans la forêt. Il choisissait un motif, après avoir longuement regardé dans sa main ployée en longue-vue. Mais le motif ne lui servait que d’inspiration. Il peignait non pas les rochers et les arbres, mais des marines, avec une mer grise ou bleue et des bateaux à voiles. D’autres jours, il peignait des lièvres, sur le fameux fond de serviette éponge, ou des homards, de magnifiques homards rouges sur une nappe ou sur un plat. Et il me disait :

— Tu crois que je ne suis pas mieux là qu’enfermé dans un atelier ?… Ah, ils ont raison les bonshommes du plein air…

Un jour, cependant, Dingo consentit à nous accompagner. Barque commença aussitôt son portrait. Il eut quelque peine à ne pas lui faire le poil d’un lièvre. Barque avait l’habitude du poil de lièvre. Ce fut d’abord sur la toile la tache énorme d’un chien-lièvre. Avec des coulées de jaune de chrome, Barque éclaira le ton. Dingo tenait maintenant du canari.

Barque s’était reculé pour mieux juger de l’effet…

Dingo s’approcha et vint flairer la toile.

— Comment trouves-tu ça, mon vieux zèbre de Dingo ?… demanda Pierre Barque, le visage épanoui.

Dingo flairait, flairait toujours. Soudain, il saisit la toile dans sa gueule et l’agita violemment, comme il avait fait autrefois des fourrures qu’il déchiqueta. Barque cria.

— Sacré zèbre… veux-tu !…

Il voulut lui arracher la toile. Mais déjà Dingo avait fui. Barque courut derrière lui, ses pinceaux et sa palette à la main.

— Sacré cochon !… hurlait-il.

Mais Dingo avait disparu dans la forêt, emportant la toile.

Il ne revint que deux jours après. Barque était parti.

Par une fraîche matinée, où le soleil oblique piquait les plantes encore humides, Flamant bêchait dans le jardin. Il enfonçait la bêche d’un petit coup sec du pied. Bêchage du matin, exercice rapide et souple. Flamant parfois se redressait et, appuyé à sa bêche, regardait devant lui un peu fixement, on ne savait où. Il semblait de bonne humeur. D’autres jours, je l’avais vu, par le plein soleil, enfoncer la bêche lourdement, du poids de tout son corps, comme si tout son corps allait pénétrer dans la terre par la fente qu’il venait de creuser. Ce matin-là, il avait l’air seulement de diriger sa bêche, avec la liberté d’un bon mécanicien qui règle une machine.

Dingo vint près de Flamant et s’étendit, devant lui, les deux pattes en avant. Il était rentré, la veille au soir, après une fugue de trois jours. Flamant, qui ne parlait jamais, lui parla :

— Tu as chassé… hein ?…

Dingo dressa les oreilles.

— Tu les connais, toi, les bonnes places !… Tu sais où sont les lièvres… Dingo remua la queue.

Et Flamant répéta plusieurs fois :

— Tu les connais… toi… les bonnes places…

Il laissa sa bêche plantée en terre, s’approcha de Dingo, se courba vers lui, lui saisit la tête entre ses deux mains, brusquement. D’une voix un peu voilée, les yeux tout près des yeux de Dingo, il lui disait :

— Ah sacré chien !…

Il venait d’apercevoir à l’angle des mâchoires une petite touffe de poils plus grise, agglutinée de salive et de sang, mêlée aux poils de Dingo :

— C’est du lièvre… ça, dit-il, c’est du lièvre…

On eût dit qu’il se découvrait avec Dingo une parenté. L’un et l’autre, ils savaient attraper les bêtes. Flamant les guettait. Dingo les forçait. Un semblable instinct les rapprochait. Ils n’étaient, ni l’un ni l’autre, de ces chasseurs à carnassière et cartouchière qui chassent le dimanche, comme on pêche à la ligne. Ils chassaient, quand il leur plaisait, pour eux-mêmes.

Depuis deux jours, Dingo a disparu. Je suis habitué à ses fugues. Je ne m’inquiète pas. J’irai, sans lui, voir la chasse à courre dont parle tout le village et qui ramène les gens riches dans le pays.

De même qu’une fête votive ou les péripéties des manœuvres militaires, cela a mis en rumeur ce coin de forêt ordinairement si calme et si plein de silence. Toute la forêt retentit de l’aboi des chiens, du galop des chevaux et du son du cor. Elle est envahie… Elle crie, elle appelle, elle hurle… J’ai vu passer, emportés dans un galop, des messieurs très élégants, de belles et souples brutes humaines, vêtues de rouge, comme les bourreaux anciens. Et j’ai vu passer aussi, les unes à cheval, bien cambrées sur la selle, les autres mollement étendues sur les coussins de leur automobile, des femmes jolies, des petites femmes blondes et roses, aux prunelles douces, et qui, le soir, langoureuses, pâmées, chuchotent des mots d’amour et parlent, parlent de leur âme… ah ! oui, de leur âme blessée, de leur âme meurtrie, de leur pauvre âme assoiffée d’idéal… les chers cœurs. Et j’ai vu passer encore, endimanchées et fébriles, des familles entières de petits bourgeois, et des paysans et des ouvriers qui sont venus, en foule, de la ville, des villages voisins, attirés par les promesses d’un double spectacle : contempler de près des personnes riches dans le brillant exercice de leur richesse, et, peut-être, assister à la mort, au dépècement de quelque chose de vivant par des chiens…

Quelques-uns se sont arrêtés devant l’auberge des Plâtreries… C’est un bon endroit, et l’hallali y sonne souvent. Ces braves gens mêlés, oisifs et prolétaires, sont impatients, anxieux. Les petits trépignent, les grands ont des figures graves. Joies de carnassiers, admiration servile devant le luxe et ses manifestations meurtrières, je ne surprends rien d’autre sur ces visages… Une jeune fille dit :

— Pourvu qu’on le prenne au milieu de la Seine… c’est bien plus beau !

— Oui… le soir… avec des torches !… accentue la mère.

Un gamin aux joues boutonneuses, aux jambes torses, dit ensuite :

— Moi… je voudrais qu’on fît la curée dans la forêt… L’année dernière, nous ne l’avons pas vue…

Le père — un excellent homme — s’inquiète de savoir où aura lieu l’hallali. Il ne veut pas se priver et priver sa progéniture de ce qui est le plus beau dans une chasse… la bête forcée… les chiens fouillant les entrailles chaudes de la bête, les valets fouaillant les chiens… la mort… le sang… les lambeaux de viande rouge.

— Avec des torches…, répète la mère.

— Oui… oui… avec des torches.

Et, tous les quatre, l’oreille aux aguets, la bouche sèche, les yeux luisants, ils suivent les appels, les clameurs, les hurlements de la chasse… Tantôt elle se rapproche…

— Ah la voilà !… la voilà ! Elle vient par ici.

Tantôt elle s’éloigne…

— Ah zut !…

Et toutes les mines s’allongent, déçues et hideuses…

Un ouvrier, tout blanc de poussière de plâtre, dit avec désespoir :

— Il est bien capable d’aller se faire prendre là-bas, aux étangs, cette saleté-là !…

« Cette saleté-là », c’est le cerf, derrière lequel hurlent soixante gueules de chiens. On se rassure entre soi…

— Mais non !… Mais non !…

Mais non, le cerf ne leur fera pas « cette sale blague » de mourir aux étangs… Il mourra, là, devant eux, en pleine Seine.

— Avec des torches !… Avec des torches ! s’obstine la grosse dame.

— Certainement, car c’est un bon cerf, soucieux des plaisirs du peuple, que diable !

Et devant moi, de l’autre côté du fleuve qui la reflète, la forêt étage somptueusement, déroule comme une magnifique tapisserie ses houles d’or et ses moutonnements pourprés… La chasse est loin maintenant. Ce n’est plus, sous cette riche parure, qu’un petit cri là-bas… que de petites clameurs indistinctes, étouffées, des souffles qui vont s’éteignant, très loin, sous les futaies…

Je me souviens que, la veille, je me suis promené dans la forêt et que j’ai aperçu dans une allée une bande de cerfs et de biches qui broutaient l’herbe, tranquillement, sans se douter de ce qui les menaçait. C’était le soir avant le coucher du soleil. Un soir immobile, où pas une feuille ne bougeait. Toute la forêt semblait de feu, de soufre et de sang aussi. Les troncs des arbres s’enlevaient, colonnades énormes et toutes noires, sur les pentes rouges et les feuilles tombées rendaient sourd, comme un épais tapis, le bruit de mes pas. Et caché derrière le fût d’un hêtre, longtemps j’avais admiré la beauté libre de ces animaux, leur souplesse nerveuse, leur élégance fine. Et je me sens triste davantage, à la pensée que c’est peut-être une de ces belles créatures pacifiques que j’ai vues et que j’ai aimées qui fuit, en ce moment, affolée, devant les chiens, devant les cors, devant les brutes en habit rouge, devant les douces femmes blondes…

Les promeneurs arrivent sans cesse, emplissent la route…

— Où est la chasse ?… Où est la chasse ? Nous avons perdu la chasse…

Le boucher, qui a fini sa tournée dans les bourgs avoisinants, arrête sa voiture. On voit aller et venir son tablier blanc taché de sang. Et ses bras nus s’agitent parmi la foule. Car c’est une foule maintenant. Une foule qui s’impatiente davantage, qui s’exaspère. Des propos s’échangent, plus nerveux, des probabilités se colportent. On discute. On dit du cerf que « c’est un cochon » et que c’est mal à lui d’être parti si loin. On proclame que telle place est meilleure que telle autre. Le boucher énonce :

— L’endroit est bon… Je vous dis que l’endroit est bon.

— Savoir… Savoir.

— Sur dix cerfs… il y en a huit qui viennent se faire prendre ici…

Et voilà que, tout à coup, et peu à peu, la voix de la forêt se réveille et gronde. Les voix des chiens se rapprochent, à chaque seconde plus rauques, plus terribles. Le cor fait rage. On entend ici et là des appels, de grandes clameurs et des galops et des roulements.

— Elle revient… elle revient…

Le boucher triomphe.

— Puisque je vous dis qu’il n’y a pas un meilleur endroit… Tenez !

Et montrant le fleuve, à droite, il crie :

— Tenez !… le voilà…

En effet, j’ai entendu comme la chute d’une grosse pierre dans le fleuve. Je distingue des bouillonnements… des remous blanchâtres qui vont s’élargissant. Tout en avant, une sorte de branchage semble flotter sur l’eau. Dans la lumière atténuée du soir tombant, on croirait qu’on a jeté dans le fleuve un débris de bois mort et qu’un chien s’est mis à la nage, pour le rapporter dans sa gueule. On dirait que le vent seul et le balancement de l’eau agitent cette ramure dépouillée. Mais bientôt, au-dessus de l’eau blanche de remous, j’aperçois un angle noir : le dos du cerf. Un chien, d’une nage saccadée, la gueule levée, le poursuit, un seul chien tout d’abord. Une meute cependant est arrivée jusqu’à la rive, mais n’est pas encore à l’eau. Je ne puis encore distinguer le chien, le meilleur de la meute, sans doute. Mais le boucher dit, dans un groupe :

— Ah mais… c’est le chien de Veneux-Nadon…

Et bientôt, moi aussi, j’ai reconnu Dingo. Je l’appelle… Je ne me suis jamais indigné de ses meurtres et de ses chasses. Mais, en cet instant, j’ai honte de lui. Dingo complice des habits rouges et des femmes roses ! Je l’appelle… Mais il ne m’entend pas. Il est tout entier à sa poursuite. Il frappe l’eau maintenant avec une sorte de rage. Il avance, le cou tendu. Le cerf nage moins vite. La meute a rejoint et se presse derrière Dingo, comme si elle était une seule bête, plaquant sur le fleuve son dos onduleux et contracté.

Alors, c’est le délire, la bousculade, des cris, des vociférations, des voix furieuses d’hommes encourageant les voix hurlantes des chiens… Et des cavaliers débouchant de tous les côtés. Les sabots des chevaux sonnent sur la route empierrée. D’autres chevaux se cabrent parmi des voitures. On agite des mouchoirs, des chapeaux… Des gestes violents, des gestes crispés. On dirait un massacre, un pillage, le sac d’une ville conquise, tant tous ces bruits, toutes ces voix, tous ces gestes ont un caractère de sauvagerie, d’exaltation homicide.

Et je ne vois plus bien ce qui se passe. De temps en temps, sur la surface blanche, je vois encore le cerf qui s’engourdit dans le froid de l’eau. Et je vois autour de lui les gueules féroces des chiens, au-dessus de l’eau… Et je vois un piqueur qui a détaché une barque de la rive, et qui, conduit par un rameur en habit rouge, s’avance sur le cerf, la dague au point.

Les cris redoublent, des cris de victoire forcenés.

Et tout près de moi, une femme du peuple, une paysanne, regardant les piqueurs, regardant les cavaliers, regardant les douces femmes et la foule, crie, en leur montrant le poing, d’une voix de sublime haine :

— Ah ! les salauds !…

J’eus beaucoup de peine à retrouver Dingo qui, les poils trempés, se promenait avec agitation dans la foule. Un piqueur me dit :

— Ah ! c’est votre chien… Eh bien, il est propre… C’est lui qui a mené la chasse. On a tout fait pour l’éloigner… On lui a même tiré des coups de carabine… Mais ouatt… Ah sacré nom de Dieu !…

Je l’interrompis :

— Mais dites donc… vous jurez… Dans une aussi grande maison ?…

Je passai une corde au collier de Dingo et je l’emmenai. Il marchait, tête baissée et langue pendante. Mais parfois, tirant sur la laisse et flairant rageusement, il semblait vouloir s’élancer pour une poursuite nouvelle.


XIII


Ma femme conduisait elle-même une jument assez douce, mais qui devenait folle, si, les guides se prenant sous sa queue, on les dégageait avec brusquerie. Un jour que la bête allait au pas sur une route boisée, les guides, que ma femme tenait distraitement, glissèrent. Le domestique qui avait accompagné ma femme, et qui pourtant avait été averti du défaut de la jument, saisit les guides à pleines mains et les tira rudement à lui. La bête s’emballa et vint heurter du poitrail le parapet du pont, qui joignait, par-dessus la ligne du chemin de fer, les deux tronçons de la route. Ma femme et le domestique furent jetés hors de la voiture. Le domestique glissa de son long sur la route et ne fut pas blessé. Mais ma femme, lancée contre le parapet, eut quatre côtes brisées, des escarres au bras et à l’épaule et des contusions à la tête.

Dingo, rentrant à la nuit tombante, se précipita, comme d’habitude, vers la chambre de ma femme. Elle était étendue sur le lit. Autour d’elle des linges sanglants, des cuvettes rouges. Penchés sur elle, un chirurgien qui pansait ses plaies béantes, et moi, tout pâle, défaillant, qui aidais le chirurgien… Dingo s’était arrêté, comme cloué, au seuil de la porte. Étonné d’abord, puis méfiant, il nous examina, le chirurgien et moi, d’un regard soupçonneux et sévère. Soudain, comme s’il eût compris, il poussa un cri et sauta, pour mieux voir, sur un fauteuil en face du lit. Oh ! le regard de Dingo ! Jamais regard humain n’exprima plus de tristesse, plus de douleur.

Pendant trois semaines, jour et nuit, il ne bougea pas de son fauteuil. Il restait là sans remuer, sans manger, sans dormir, les oreilles dressées, la tête immobile, obstinément tendue vers la malade. Parfois, au petit matin, lorsqu’on venait ouvrir les fenêtres, il s’assoupissait, sommeillait quelques minutes d’un sommeil agité, plein de rêves pénibles. Il était doux, plus doux avec les gens de la maison. On eût dit qu’il les remerciait des soins qu’ils donnaient à sa maîtresse. Mais, depuis l’accident, il manifestait envers le valet de chambre une haine violente. Une fois, il s’élança sur lui avec fureur, le mordit cruellement aux jambes, au poignet, au bras… Il fallut le lui arracher. Comment savait-il que c’était à cet homme, à l’imprudence de cet homme, que ma femme devait d’avoir été blessée, d’avoir failli mourir ?

De même qu’il repoussait toute nourriture, il refusait toutes promenades. Je le traînai de force, au bout d’une chaîne, dans le jardin. D’un mouvement d’épaules, d’une secousse de sa tête, il se débarrassa de son collier, et, en quelques bonds, il regagna la chambre de la malade. Je lui montrai une poule, un mouton. Ses oreilles se dressèrent, son œil un instant parut s’animer. Il fit un mouvement comme pour s’élancer. Mais il ne bougea pas et resta près de moi, l’échine courbe, les pattes rapprochées.

Je l’obligeai à me suivre en plein cœur de la forêt. Deux fois, au cours de ces promenades, nous rencontrâmes Flamant. Dingo tira sur la chaîne, s’approcha de lui et lui lécha les mains. Mais dès que Flamant se fut éloigné, Dingo m’échappa et courut reprendre sa place, au fauteuil, en face du lit.

Pendant deux mois, ma femme eut une fièvre violente. Les médecins ordonnèrent le repos le plus absolu et me défendirent même de rester avec elle plus d’une heure ou deux par jour. Je ne voulais pas m’éloigner de la maison. Je me sentais incapable de tout travail et je passais mes journées à errer de long en large, à fumer des cigarettes, d’innombrables cigarettes que je jetais, sitôt allumées. Tous les planchers de toutes les pièces en étaient couverts.

Depuis six mois que nous étions installés à Veneux-Nadon, tous nos amis étaient venus nous voir. La maison n’avait cessé d’être bruyante et gaie. On dressait pour les repas la table dans le jardin et la nappe à carreaux brillait sous le soleil à travers les feuilles. L’après-midi, nous faisions des promenades en forêt : nous partions pleins de cet optimisme et de cette espérance vagues que la campagne donne aux gens de la ville. Au retour de ces expéditions, il semblait que la maison rustique nous accueillît avec cordialité, comme une parente de province.

Après l’accident, quelques-uns de nos amis vinrent prendre des nouvelles. Ils firent quelques pas avec moi dans le jardin. Je les vois encore regardant, d’un œil méfiant, vers la maison, comme si elle cachait un malheur prochain. Et ils me regardaient moi-même avec une sorte d’étonnement et de gêne, comme si je portais sur le visage les traces d’une infirmité à son début.

D’autres écrivirent. Je répondis. Ils n’écrivirent plus. Je compris qu’être malheureux, c’est être infidèle à ses amis… Je n’avais plus d’amis… Je n’avais jamais eu d’amis.

J’étais seul… séparé de ma femme par la cloison d’une chambre, plus douloureusement seul que si elle avait été absente et soignée loin de moi.

C’est alors que j’écrivis à mon ami, le grand romancier Georges Datant. Lui partagerait ma solitude. Il était vraiment l’ami des mauvais jours, celui qui vient quand les autres s’évadent. Ainsi, les médecins, quand toutes les drogues ont échoué, essaient le médicament héroïque. Je ne pouvais soupçonner Dalant que d’éprouver une joie à se sacrifier et je ne pouvais lui reprocher que l’excès de sa gratitude envers moi. J’avais eu la chance d’aider à ses débuts. Et les manifestations de sa reconnaissance auraient paru maladives à quiconque ignorait sa sensibilité.

Sa sensibilité… On disait qu’elle était exquise, quand on ne disait pas surexquise. Les journaux parlaient de la sensibilité de Dalant. Elle alimentait la rubrique des échos. On lui prêtait des traits de sensibilité, comme on prête à d’autres des traits d’esprit. Sa sensibilité était contrôlée, brevetée.

Je reçus de Dalant une longue lettre, sensible… ah sensible ! Mais il ne vint que la semaine suivante. J’étais allé l’attendre à la gare. Comme il descendait de son compartiment, il portait déjà en lui le plus secourable attendrissement. Il s’attendrit sur la maladie de ma femme, sur la fidélité de Dingo, sur ma solitude. Il s’attendrit… Je m’attendris. Il avait ce visage sans larmes, mais prêt aux larmes, qui est le signe même de la pitié qui se contient.

Je l’avoue, je m’étais parfois demandé si la sensibilité de Dalant n’était pas simplement littéraire. Mais j’avais écarté ce doute comme un fidèle écarte une pensée diabolique. J’avais aussi remarqué l’indifférence que Dingo témoignait à Dalant. Mais j’accusais Dingo de manquer de finesse et de ne pas comprendre la sensibilité plus qu’humaine de mon ami Dalant.

Il passa toute la journée avec moi. Il mit, à me consoler, une sorte de génie inventif et appliqué. Pour trouver des consolations nouvelles, il allait jusqu’à imaginer des malheurs nouveaux, des complications au besoin mortelles. Il y montra, d’ailleurs, le tact le plus subtil. Il procédait par enveloppements et tout à coup il attaquait, ferme et net, de toute sa pitié, comme un escrimeur qui se fend.

Pour la première fois, j’eus le sentiment de sa férocité. Il était tendre comme les commères sont bavardes, comme certaines gens vous rendent des services, simplement pour connaître vos malheurs et vous humilier. Il était venu pour évaluer ma faiblesse et ma souffrance. Sa pitié était une expertise. Je le sentais bien, maintenant que j’en étais le sujet et non plus seulement le spectateur. Pendant qu’il parlait, son visage, d’ordinaire amolli d’une perpétuelle émotion, se fixait parfois, se tendait comme pour une besogne. Et son regard se posait sur moi furtivement, de biais, avec une expression singulière… Où donc avais-je vu un semblable regard ? C’était dans un hôpital, un infirmier donnant à un malade des soins répugnants et n’ayant qu’un petit éclair de vengeance au coin de la paupière. Je compris aussi que Dalant ne me pardonnait pas les services que j’avais pu lui rendre. Il était heureux d’exercer sa pitié sur moi.

Quand il voulut partir, je ne fis aucune tentative pour le retenir. Il répéta plusieurs fois :

— Tout ira bien… vous verrez… Je reviendrai la semaine prochaine.

Il ne revint pas.

À rester immobile dans la chambre, Dingo tomba malade. Le globe de ses yeux, les muqueuses de sa gueule, ses paupières se marquèrent vite de taches jaunes et brunes. Il vomit du sang. Le vétérinaire déclara :

— Votre chien est atteint d’une jaunisse qui ne pardonne pas… On en sauve un sur mille… Moi je n’en ai jamais sauvé… Au bout du onzième jour, ils meurent.

Je pensais au Dingo bondissant et affectueux qui se jetait sur moi, comme pour m’étreindre, au Dingo souple et cruel qui plantait ses crocs dans la chair vivante des moutons et des poules. Maintenant, il restait couché sur le tapis, et sa tête, comme si son poids l’eût entraînée, posait obliquement sur le plancher. Sa maigreur était effrayante. Son corps était réduit à un pauvre squelette. Les beaux muscles, jadis élastiques et fermes, se rétractaient aux pointes de ses os saillants. Et les poils de sa queue fauve, qui s’élargissait en panache, étaient flétris et rapprochés, comme les fibres d’une perruque. La tête paraissait énorme au bout du corps diminué. Et la nuit, Dingo, couché sur son matelas, prenait, dans la mauvaise lueur de la veilleuse, l’aspect fantastique d’une bête en carton, d’un jouet d’enfant pauvre, jeté aux ordures et qu’un chiffonnier, à l’aube, d’un coup de crochet, enfouit dans sa hotte.

Il se laissait soigner : il s’abandonnait complètement aux soins qu’on lui donnait. Il livrait ses pattes, sa tête, chaque place de son corps, sans hésitation et sans réserve. Si on le lavait, si on lui donnait un médicament, ses yeux dociles et tendus, par un peu d’inquiétude, regardaient ailleurs, comme pour ne pas voir le danger, comme s’il eût voulu obéir plus absolument. Mais aussitôt après, il me regardait avec une expression de reconnaissance très douce et très triste. Puis il remuait faiblement la queue et retournait se coucher, d’un mouvement sans cesse interrompu, d’un mouvement en zigzag, comme si le poids de son corps l’eût entraîné tantôt à droite, tantôt à gauche.

À force de soins, je le gardai vivant jusqu’au dix-septième jour. Ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, je veillais ma femme endormie, à demi couché près de son lit, dans un grand fauteuil. Dingo reposait sur un matelas, à mes pieds. Sa respiration était courte, haletante ; la fièvre le faisait trembler. Mais comme il avait dépassé le onzième jour, je gardais encore de l’espoir… Il poussait de petites plaintes ; je lui lavai doucement la gorge, la bouche, les lèvres qu’infectaient de longues baves jaunâtres. Cela parut un instant le soulager. Et brusquement, trouvant — par quel miracle de tendresse ! — la force de se mettre debout, et tendant vers moi, comme des bras, ses deux pauvres pattes molles, il se haussa jusqu’à ma poitrine… Après quoi, il s’affaissa lourdement, la tête sur mes genoux, mort.

Ma femme ne s’était pas réveillée. Alors dans la pâle lueur de la veilleuse, jusqu’au matin, je revis, comme une obsession, la boîte de sapin noirci, le menu cercueil d’enfant, d’où j’avais tiré Dingo, si petit, si petit, si drôle, si drôle. Et longtemps, longtemps, silencieusement, je pleurai.

Nous portons en nous, par hérédité et par éducation, une telle foi dans l’immortalité de l’âme que, devant un cadavre humain, nous résistons toujours au spectacle qu’il nous présente. La mort humaine nous paraît un mensonge. Mais nos relations avec les animaux ne sont faussées par aucune formule imbécile touchant l’éternité de la personne. Les plus spiritualistes des vieilles filles acceptent l’idée qu’un chien mort ne soit plus…

Je ne voulais pas que ma femme vît le cadavre de Dingo. Je le transportai dans ma chambre. Quand je revins, ma femme dormait encore, de ce sommeil, comme attentif, des malades. Pour combien de jours était-elle encore immobile dans ce lit ?

Dingo mort… ma femme malade. Des imbéciles ne comprendront pas que ces deux tristesses aient pu habiter en moi toutes les deux. Un chien… Qu’est-ce que la mort d’un chien ?

Je ne sais ce qu’est la mort d’un chien. Mais je sais que Dingo est mort.

Les idées les plus sottes me passent par la tête Je n’ai pas la force d’accepter, sans commentaire, la nécessité de cette mort. J’en arrive à me dire qu’il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. Pour la même raison, d’autres pensent devant un mort : « Il est au ciel… » Il faut que tout soit pour le mieux… Que serait devenu Dingo, avec son appétit de meurtre, ses besoins de carnage ?… Je vois des poulaillers entr’ouverts, des poules étendues, le cou mou, comme une corde oubliée sur le sol… et des paysans qui poursuivent Dingo l’attrapent et le torturent. Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi… On ne prend pas un chien de la brousse, sir Edward Herpett, pour en faire un chien d’appartement… Il tuait les poules… Mais il m’aimait et je l’aimais… Sa tendresse valait mieux que celle d’un homme… il m’aimait pour m’aimer… Et maintenant que ses paupières couvrent à demi ses yeux vitreux, je me souviens du Dingo dont tout le corps frissonnait de joie quand je m’approchais pour le caresser…

Le lendemain, au petit matin, j’allai chez Flamant. Il rentrait de la forêt, redresser ses collets, hélas ! vides. Ses chaussures, son pantalon étaient trempés de rosée.

— Dingo est mort, dis-je.

— Ah !… s’écria Flamant, qui, laissant tomber à terre ses collets, sursauta et dont la pitié acheva de s’exprimer dans un geste.

Je lui demandai :

— Flamant… voulez-vous m’aider à l’enterrer ?

Sans répondre, il prit sa pioche, une pelle, et me suivit.

Je le menai au bout du jardin, à la place que J’avais choisie pour la sépulture de Dingo.

— Là… au pied de ce chêne, Flamant.

Flamant approuva :

— Oui là… il sera bien.

Quand la fosse fut creusée, nous allâmes chercher Dingo. Avec des mains délicates, des mouvements pieux et très doux, Flamant déposa le cadavre sur une brouette. Et le braconnier l’ayant conduit lentement, près du trou, l’inhuma comme il eût fait d’un être très cher. Puis il recouvrit le trou de plaques de gazon, qu’il avait levées sur une pelouse.

— Merci, Flamant, dis-je… Vous êtes un brave homme.

Je lui serrai la main, y glissai quelques pièces d’or.

Flamant me les rendit, et secouant la tête, tristement, il dit :

— Non, monsieur, non… ça, je ne peux pas… je ne le connaissais pas beaucoup, c’est vrai… Mais il était si beau !… Et puis, qu’est-ce que vous voulez ?… Quand je travaillais chez vous, il ne me quittait pas… Il se couchait dans l’allée, en face de moi, et il me regardait… Des fois, il est venu me lécher la main… Voyez-vous, ça… Non, non… ; je ne pourrais pas !

Et sa voix trembla d’émotion. Jamais Flamant n’en avait tant dit. Il rechargea les outils sur son épaule, s’en alla de son pas silencieux, et il disparut bientôt derrière la maison.