Dingo/VI
VI
Pierre Piscot vient faire des journées chez moi, autant qu’il veut. Le jardinier l’emploie à lier les salades, sarcler les semis, désherber les plates-bandes et ratisser les allées. L’hiver, il ébranche les arbres, casse le bois, ramasse les feuilles, fume le jardin et le laboure. C’est un bon ouvrier. Il a une spécialité amusante qui fait la joie de Dingo. Personne ne prend les taupes aussi adroitement que lui. Ne lui parlez pas de les prendre au piège. Il méprise les pièges, « car les taupes ont du vice », et elles savent très bien les éviter et les tourner. À cinq heures, à dix heures du matin, à cinq heures du soir, qui sont les heures réglementaires où les taupes voyagent dans les galeries et cherchent leur nourriture souterraine, il surveille les taupinières, l’œil attentif, la bêche bien en main. Quand la taupe « fouille », il attend patiemment qu’elle affleure le sol ameubli. D’un coup de louchet vivement et sûrement donné, il la fait sauter en l’air et l’assomme, si Dingo ne l’a pas tuée d’un coup de dent. Il vend un sou la peau au chiffonnier de Cortoise et mange la viande dont il prétend que « c’est régalant, avec des petits oignons. » Il mange d’ailleurs bien d’autres choses qu’on n’a pas coutume de manger, chez les bourgeois « qui ne savent pas ce qui est bon », les rats « que c’est un délice », les hérissons « que c’est comme du veau », les couleuvres « que c’est comme du dinde », les belettes « qu’on dirait du canard. » Ces aubaines sont rares… La plupart du temps, il ne mange pas à sa faim. Il est vrai que souvent il boit plus qu’à sa soif.
Piscot plaît beaucoup à Dingo. De tous les habitants de Ponteilles, Piscot est le seul bipède avec qui Dingo entretienne un commerce d’amitié. À cause des taupes, je suppose… peut-être aussi à cause de son incurable misère… Quand Piscot est chez moi, Dingo ne le quitte pas, s’empresse autour de lui, lui parle sans cesse.
— Prends donc ton louchet… et allons faire sauter les taupes…, semble-t-il lui dire.
Il l’aide encore à toutes sortes de choses… Par exemple, il l’aide à pousser la brouette, de la même façon idéale et généreuse qu’il aida le vieux petit chemineau à tirer la voiture, chargée de meubles, sur la route.
La première fois qu’il vint au jardin, Piscot se montra très gentil avec Dingo, très familier avec moi. Il ne me parla pas à la troisième personne. Je remarquai avec surprise qu’il avait de la bonne humeur, une sorte de franchise aisée et bavarde, qui contrastait fort avec les attitudes mornes, les mines renfrognées, sournoises et muettes de ses compatriotes. Nous causâmes, sans la moindre gêne, comme des amis… Il ne manquait pas d’une certaine verve pittoresque et mêlait dans ses récits l’argot des villes au patois paysan. Il me dit :
— Eh bien, monsieur ?… C’est-y que vous vous habituez chez nous ?
Je répliquai sans entrain :
— Mais oui… Mais oui… Le pays est beau…
— Oh ! pour ça… c’est un beau pays… Et riche… riche !…
Il attira mon attention sur sa cotte de travail en lambeaux, sur son pantalon, où les rapiècements faisaient une mosaïque compliquée, multicolore.
— On le croirait pas à me voir, hein ? observa-t-il sans amertume, presque gaiement… C’est pourtant, comme ça… Riche, riche… Oh ! c’est un beau pays…
— Un beau pays, répétai-je en écho.
Et je corrigeai aussitôt cet éloge…
— Je n’en dirai pas autant des habitants… Ils ne sont guère aimables, les habitants… Sapristi, Piscot, ils ne sont guère accueillants, vos compatriotes…
Les yeux pleins de malice, Piscot sourit finement :
— Vous avez vu ça… tout de suite ?
— Écoutez donc !… À moins d’être aveugle et sourd…
— C’est vrai, avoua-t-il… C’est, ma foi, bien vrai… Est-ce pas malheureux tout de même ?… Je leur dis toujours : « … Mais, gourdes que vous êtes, pourquoi que vous taquinez les étrangers ?… C’est bête !… Les étrangers… ça fait travailler le pays… ça fait la fortune du pays… » Eh bien, monsieur, ils ne peuvent pas… C’est plus fort qu’eux… Ils ne peuvent pas… C’est vrai qu’ils n’ont besoin de personne, riches comme ils sont…
— Vous vous trompez… protestai-je vivement… Chacun dans la vie a besoin de chacun…
— Je ne dis pas… je ne dis pas… Après tout, vous avez raison…
Et brusquement, il se mit à rire :
— Vous avez raison, répéta-t-il… Ainsi, votre propriété, à ma connaissance… elle a été revendue six fois… C’est fameux… parce que voilà ce qui se passe… Le type qui l’achète l’arrange à son goût, comme de juste… C’est-à-dire qu’il fout tout par terre… Alors, c’est le maçon, le menuisier, le charpentier, le peintre… Aussitôt que c’est fini, le type s’en dégoûte et s’en va… Arrive un autre type… Naturellement, ça ne lui plaît pas… À son tour, il démolit tout ce que l’autre a fait… Et voilà le maçon qui rapplique… le menuisier aussi, et le charpentier, et le peintre… On remet les choses dans l’état où elles étaient avant… Et, ainsi de suite, à chaque nouveau propriétaire… Et vous-même… Ah ! ils sont rigolos… Oui, mais en fin de compte, c’est de l’argent pour le pays… Eh bien, à Ponteilles, ils ne comprennent pas ça…
Ici, il entama sa profession de foi… Il déclara :
— Moi, j’aime bien que les étrangers viennent s’établir chez nous… Ça me fait plaisir de causer avec les étrangers… J’en pense ce que je veux, bien sûr… Mais les taquiner, comme on fait ici ?… C’est stupide… surtout ceux qui ont de la galette… C’est-il pas vrai, voyons ? Tenez… il y a quelques années, le baron Larpenteur… vous savez… du château de la Mouillerie… Oui… Eh ben, il avait loué pour une créature de Paris le petit pavillon de feu la mère Blomet… Si vous aviez vu ça !… Tous les jours du potin… des charivaris avec des chaudrons, des casseroles… Moi qui vous parle, j’allais travailler au jardin, chez la créature… Je m’en foutais un peu… Sans compter qu’elle payait recta et qu’elle trouvait toujours tout bien… Ce n’était pas une mauvaise bougresse, allez !… À preuve qu’elle a donné deux cents balles au curé pour l’église… Et le maire l’a estampée de je ne sais plus combien pour le bureau de bienfaisance, à ce qu’il dit… Il a eu raison… L’argent est l’argent… Qu’il soit gagné avec les mains ou bien, sauf vot’respect, avec autre chose… c’est de l’argent, ni plus ni moins… Moi je dis que tous les métiers sont bons, quand ils sont bons… Qu’est-ce que ça peut faire ? Ah ! ils ne sont pas malins à Ponteilles… Ils retardent, quoi !… Des paysans !
Haussant les épaules, il prononça ce mot de paysan sur un ton de pitié méprisante, pour qu’il fût bien entendu que lui, Pierre Piscot, n’appartenait pas à cette classe de lourdauds rétrogrades. Pourtant, il chercha à les excuser :
— J’vas vous dire… C’est pas qu’ils soient méchants, dans le fond… C’est pas, non plus, qu’ils soient bons… bons !… Mais qu’est-ce que vous voulez ?… Ça n’est jamais sorti de son trou… Ça n’a pas voyagé… Ça n’a rien vu… Ça ne sait rien de rien… Ça ne veut pas s’instruire… Moi qui vous parle, c’est pas la même chose. Je suis à la hauteur, moi… J’en ai vu du pays, moi ! J’en connais des patelins, et des pas ordinaires… Moi qui vous parle, monsieur, j’ai fait l’expédition de Chine avec les gars russes, les gars allemands… Tout le monde vous le dira, ici… Alors, vous comprenez ?
Il était tout fier de me donner sur sa vie ce détail considérable.
Je lui demandai ses impressions sur la Chine.
— Peuh ! fit-il… Un pays comme les autres… à part les maisons qui ont des cornes à tous les coins… à part aussi les habits… Ils sont habillés comme des femmes, ces sacrés Chinois-là… jusqu’à des nattes de cheveux qu’ils ont dans le dos, censément comme les gamines de chez nous… Et des gueules jaunes… jaunes… comme si qu’ils auraient tous, sauf vot’respect… les coliques du miserere… Et y a de l’eau !… Y a de l’eau !… Bon Dieu qu’y a de l’eau !
De lui-même, il me conta sa campagne :
— C’est bien simple… On pillait, voilà… Tout le monde pillait… On pillait… On pillait… Soldats, officiers, généraux. Et les curés donc… Dans ce sacré pays-là, faut vous dire qu’il y a autant de curés que de Chinois… Y en a… Y en a !… et des lascars qui n’ont pas froid aux yeux, je vous en réponds… Je m’en rappelle un… un grand sec… avec des bottes… et une barbe… Oh ! là là ! Il avait un gros revolver à la ceinture de sa soutane, et une croix en pierre violette sur la poitrine… de la métisse qu’ils appellent ça… On le voyait partout… On ne voyait que lui… C’était le plus enragé… « Allons, mes enfants, qu’il disait en tapant des mains, travaillons… travaillons. » Et il nous donnait sa bénédiction par-dessus le marché… Paraît que c’était un évêque… Bon bougre, d’ailleurs… On pillait tout, les maisons, les boutiques, les jardins… des espèces d’églises qu’ils ont là-bas… Cette guerre-là, monsieur, c’était pas une guerre, c’était un vrai déménagement… Quoique ça, on s’est bien amusé des fois… On leur envoyait des coups de baïonnette dans le ventre, aux magots… C’est rien que de le dire… Ils ne se défendaient seulement pas… Et à l’eau… à l’eau !… Au bord des fleuves, on jouait à les noyer, comme des petits chiens… Écoutez… je ne suis pas méchant… tenez, je ne ferais pas de mal à une mouche… mais des gueules jaunes comme ça… Qu’est-ce que vous voulez ? C’est tout de même pas des hommes, dites…
Un souvenir désagréable lui fit se gratter vivement la tête et ramena une grimace sur sa face, tout à l’heure égayée…
— J’ai pas eu de chance, gémit-il… Bon Dieu que j’ai été bête !… Moi, je me disais : « Les femmes, pour la rigolade, ça va bien… L’argent… les belles pièces de soie… pour le solide… ça va bien aussi… » Mais ces grandes bêtes en bronze… ces gros bonshommes en bronze et en bois peint… ventrus, laids, mal fichus… des saletés, des inventions quoi ! Ça ne me revenait pas… Je ne pillais pas ça. « Ah ! mes pauvres gars, que je disais aux camarades, vous vous éreintez… et vous perdez votre temps… Qu’est-ce que vous allez faire de ces cochonneries-là ?… » Eh bien, monsieur, j’aurais pu me faire une fortune… une fortune. Au lieu de ça… Ah ! je n’ai pas de chance…
Il était devenu mélancolique à remuer ces souvenirs. Les deux bras croisés sur le manche de sa bêche, il songea quelques instants, en se répétant obstinément :
— Je n’ai pas de chance… D’abord, je n’ai jamais eu de chance, jamais eu de chance, jamais… nulle part…
Et il reprit :
— Not’capitaine avait vendu à des juifs qui suivaient le corps expéditionnaire… ces cochonneries-là que la compagnie avait pillées… On ne pouvait pas tout envoyer en France, n’est-ce pas ?… On fit la répartition de l’argent aux hommes… C’était quelque chose… des trente francs… des quarante… des cinquante francs… Et vous pensez bien que le capitaine, un galopin à la coule, neveu d’un ministre, à ce que je me suis laissé dire… ne s’oubliait pas… le bougre !… Moi, je n’ai rien eu… Voici pourquoi… Les camarades criaient en me montrant du doigt au capitaine : « Pas lui ! Pas lui ! Il n’a pas voulu piller. » — « C’est vrai ?… » que me demanda le capitaine. Il avait l’air furieux. Je crus, ma parole, qu’il allait me fout’ au bloc… — « Mon capitaine, que je dis en cherchant à m’excuser… je ne savais pas, moi… Si j’avais su !… » — « C’est bon… C’est bon… Ton bec ! » que dit le capitaine. Il me tourna le dos, et il commanda au sergent-major qui faisait la distribution, assis devant une petite table avec des fleurs peintes : « Rien pour ce clampin-là !… » Je fus rayé de la liste… Plus tard, un camarade, un Parisien, me dit : « Du moment que les curés pillaient comme des anges… tu aurais dû comprendre, espèce de gourde, qu’il y avait du bon !… » C’est vrai… Ah ! j’ai été bête… Je ne retrouverai jamais ça !…
Il soupira longuement et il ajouta :
— C’est comme la médaille… Tous ceux qui étaient là-bas l’ont eue, la médaille… Moi ! rien du tout. Je l’attends encore… J’en ai parlé aux gendarmes de Montbiron… « C’est un oubli… faut réclamer », qu’ils m’ont répondu. J’ai réclamé… Rien… Un oubli… Ah ! oui… on ne m’ôtera pas de l’idée que si on ne m’a pas donné la médaille, c’est que je n’ai pas pillé.
Et il se remit au travail.
Un matin, je trouve Piscot, qui, accroupi sur le sol, « éclaircit » une planche de carottes. Il est de mauvaise humeur… Il me raconte que, voilà déjà plus d’un an, on lui a accordé une prime de quinze francs, pour avoir donné à la Patrie huit enfants, sept garçons et une fille. Or, il ne peut pas toucher la prime. Chaque fois qu’il réclame, on le renvoie sans argent. Ce n’est pas qu’on refuse de le payer, mais on exige qu’il apporte des certificats… des papiers… un tas de pièces justificatives qu’il ne peut se procurer et qui, du reste, lui coûteraient bien plus cher que ce que la prime lui rapporterait. Il me dit :
— Qu’est-ce que vous pensez de ça ?… C’est tout de même fort… Pas plus tard qu’hier soir, en sortant d’ici, j’ai rencontré M. Lagniaud : « Eh bien, ma prime de quinze francs ? » que je lui ai demandé… Alors, M. Lagniaud m’a tapé sur l’épaule… m’a ri au nez : « Sacré Piscot ! qu’il a fait… il est bon enfant !… » Et puis, il m’a planté là… C’est tout de même drôle, à la fin des fins… C’est comme leur bureau de bienfaisance… En v’là une boutique !… Oh ! pour le pain de quatre livres, je le touche régulièrement, l’hiver, tous les dimanches… Oui, c’est vrai… Mais on ne peut seulement pas le manger… Une fois, il y avait bien une livre de crottes de souris, dans leur pain de quatre livres… Ma foi !… je l’ai jeté aux oiseaux… Vous me croirez, si vous voulez, monsieur… Les oiseaux… ils ont gobé les crottes et laissé le pain…
Il maugrée quelques instants et reprend avec plus d’amertume :
— Quant à la galette… bonsoir !… Jamais de galette !… J’ai demandé un secours en argent… Oh là là !… monsieur, je leur aurais dit : « M… ! » sauf votre respect, qu’ils ne m’auraient pas plus mal reçu… Ah ! ils m’embêtent… Vous savez… je leur dirai : « M… ! » oui, oui, je leur dirai… Tout de même !…
Il redresse fièrement la tête, et d’une voix solennelle :
— Tout de même !… continue-t-il… Je suis le plus pauvre du pays… Je suis même le seul pauvre du pays… Pour la purée… à moi le pompon. C’est-à-dire que tout l’argent du bureau de bienfaisance, devrait être à moi. Dame ! écoutez donc !… Oui, mais l’argent, ils le donnent à un tas de galvaudeux qui n’en ont pas besoin… C’est-y vrai ce qu’on m’a dit ?… On m’a dit que le maire payait les gages de sa cuisinière avec l’argent du bureau de bienfaisance.
— Je n’en sais rien, mon pauvre Piscot… On dit aussi que les académiciens entretiennent leur domesticité avec le Prix Montyon…
Après une seconde de réflexion :
— Le Prix Montyon !… fait-il… mais dites donc ?… mais dites donc ? J’ai entendu parler de ça… On dit que c’est pas mauvais… Ouat !… ça doit être, comme ma prime, allez !…
Et il conclut, en haussant les épaules :
— Tout ça va mal… tout ça va très mal… Pour être volés dans les grandes largeurs… voyez-vous… il n’y a encore que les pauv’ bougres…
Ce n’est point l’habitude de Piscot qu’il se plaigne aussi amèrement. En général, il est plutôt insouciant. Et il accepte les choses — mêmes les pires — avec résignation. Peut-être a-t-il bu la veille, plus que de raison. Cela lui fait une âme brouillée et violente.
Je lui promets de parler au maire du bureau de bienfaisance et de sa prime de quinze francs, je lui promets de parler aux académiciens du Prix Montyon. Mais il a déjà tout oublié. Sa physionomie est redevenue fataliste, normale.
— Nom d’un chien !… s’écrie-t-il… y en a-t-il de la vermine, cette année, dans les carottes !
Et souriant, d’un bon sourire de philosophe qui ne s’étonne plus de rien, il résume ainsi le débat ;
— I en a partout, quoi… C’est pas l’embarras…
Pierre Piscot a trente-huit ans… Robuste, quoique très maigre, jovial, quoique très pauvre, mais jovial à la façon des paysans, dont les joies enfermées apparaissent rarement à la surface de leurs yeux. Il est grand, sec, d’un blond terne, la face grise et tavelée, barrée par une moustache du même ton, mais plus claire que la peau. Ayant le buste trop court, les jambes et les bras trop longs, il marche dégingandé, comme un faucheux.
En semaine, il travaille comme quatre ; le dimanche, il se saoule comme dix. Mais on n’a jamais vu que son ivresse fût querelleuse et méchante. Le travail lui a courbé le dos, déformé en gros nœuds de branche les articulations de l’épaule et du poignet, durci les mains comme de la pierre. L’ivrognerie lui a fait une expression d’enfant, d’enfant flétri et farceur. Les uns l’estiment, car il est complaisant, très doux, toujours prêt à rendre service, à donner un coup de main et l’on ne se gêne point pour exploiter jusqu’à l’indiscrétion cette tendance généreuse de son caractère.
D’autres, en parlant de Piscot, hochent la tête :
— Pas mauvais garçon, oh ! pas mauvais garçon… Mais… mais… mais…
Sans formuler une accusation précise, ils laissent entendre qu’il faut se méfier de lui. Ils commentent volontiers un vol important commis, il y a cinq ans, chez le boulanger. Il n’y a pas de preuves contre lui, il n’y a que de fortes présomptions et dans l’esprit des gens les présomptions deviennent vite des certitudes.
— Ce qu’il y a de sûr, expliquent-ils, c’est que, après le vol, durant huit jours, Piscot et sa femme n’ont point dessoûlé. De qui tenait-il cet argent ?… Il prétend bien que c’est un artiste, dont il a porté l’attirail toute une semaine à travers champs, qui lui a donné cinquante francs… À d’autres !… Cinquante francs pour une semaine, un artiste ?… Un crève la faim ?… Allons donc… Et puis, un artiste… ils ont dû faire le coup ensemble… probable !… Mais en le surveillant de près, en le tenant de court, on peut s’arranger avec lui… Ce n’est pas un mauvais garçon.
Ceux envers qui Piscot a prodigué son inlassable complaisance expliquent à leur tour :
— Pour le vol, il y a quelque chose qui n’est pas clair… c’est évident… D’ailleurs, c’était au boulanger à ne pas se laisser voler… Nous, Piscot ne nous a jamais rien pillé… S’il a fait tort à quelques-uns, par-ci, par-là : une poule à la Noël… un peu de bois… des fruits dérobés dans les jardins… voilà-t-il pas de quoi crier ! Ce n’est pas de sa faute après tout… Il n’est guère heureux non plus… Et puis, quand on a une verminée d’enfants qui se glissent partout, comme des rats, il faut s’attendre à bien des micmacs… On peut dire ce qu’on voudra… ce n’est pas un mauvais garçon…
Et comme au surplus malgré ses airs fendants, malgré les entêtements qui le prennent quelquefois sans raison, il est timide et ne sait pas se défendre, on lui repasse, pour le payer de ses journées, de ses services, de sa réputation douteuse, tous les mauvais sous, toutes les mauvaises pièces du pays. C’est peut-être à cette purification monétaire qu’il doit, en dépit des pires soupçons, de « n’être pas très mal vu » à Ponteilles…
Journalier de son état, Piscot va là où il y a de l’ouvrage, — du gros ouvrage, s’entend, — car il le reconnaît avec bonne grâce, pour les travaux qui demandent de la finesse, il n’y a pas la main. Quinze jours chez l’un, huit jours chez l’autre, il attrape tout ce qu’il peut. Les opinions politiques et religieuses ne lui en imposent pas. Il les a toutes et successivement, selon les personnes qui l’emploient… Un jour, clérical, et, le lendemain, franc-maçon, cela ne l’embarrasse pas. Par exemple, les élections, voilà un bon temps pour Piscot. Vivent les élections !… Il promet sa voix à tous les candidats dont il distribue les bulletins et colle les affiches, mais il ne vote, honnêtement, que pour celui qui lui a donné le plus d’argent. Pas exigeant, du reste. Ces jours-là, dans les grandes années d’enthousiasme national, il lui est arrivé de gagner, en plus des petits verres, jusqu’à trente francs, jamais plus. Et il est content. La destinée, qui lui fut toujours rude, l’a rendu philosophe.
Piscot gagne trois francs par jour : c’est un prix fait et il s’y tient, sauf le dimanche, où, naturellement il ne gagne rien du tout et boit la majeure partie de ce qu’il gagne durant la semaine : un prix fait aussi. C’est un homme d’habitudes, de tradition : il a la tradition dans le sang. Du temps de défunt son père, on faisait comme ci, on faisait comme ça. Quand son intérêt immédiat n’est pas en jeu, il n’est pas, dans Ponteilles, de pire conservateur. Ah ! ne lui parlez pas des nouvelles méthodes de travail… des machines… des sacrées machines qui font du tort à l’ouvrier… Ne lui parlez pas non plus des engrais chimiques, qui brûlent le sol et n’en font que de la cendre…
— De la saleté ! De la poison !… Du fumier de vache pour les terres légères, du fumier de cheval pour les terres fortes… À la bonne heure… Je ne connais que ça…
Ce n’est pas lui qui jamais rêverait aux belles promesses des révolutions sociales… Dans les conversations politiques, chez Jaulin, il dit ce qu’avait dit, toute sa vie, défunt son père, à qui cela semble n’avoir pas beaucoup réussi.
— Avant toute chose… il faut des pauvres et des riches…
De penser à la venue d’une société où il n’y eût pas de riches et pas de pauvres, cela l’effare :
— Qu’est-ce que je ficherais, moi, là-dedans ?… s’écrie-t-il.
La richesse des riches lui semble la seule garantie possible de la vie des pauvres.
Le malheureux est marié — il s’est marié à vingt-deux ans — et vous savez déjà qu’il a pris au sérieux la question de la repopulation, huit enfants… Huit enfants, tous bien portants, les dents longues, le ventre affamé et qui sont à peu près nus sous leur crasse et sous leurs guenilles…
Un jour que Piscot est venu se plaindre au maire de ses charges trop lourdes :
— Qu’est-ce que tu veux, mon gars ?… objecte le maire… C’est dégoûtant aussi : huit enfants…
Piscot s’excuse humblement, pris d’une pudeur soudaine.
— Ben oui ! ben oui !… Qu’est-ce que vous voulez ?… Caresser sa femme tous les soirs… et un petit coup de fion, de temps en temps… On pense moins, pendant ce temps-là, à sa misère… Et puis, je vais vous dire… La bourgeoise… elle en veut… elle en veut…
— Alors, on fait attention, bougre de maladroit… Est-ce que j’ai huit enfants, moi ?…
— Vous ! pardi ! vous êtes riche !
On s’imagine aisément ce que peuvent être pour une femme la surveillance, l’entretien de huit enfants. Retenue tout le jour à la maison, elle ne peut travailler, du moins d’un travail productif. Car pour le travail, elle en aurait plus qu’elle en peut humainement supporter, si depuis longtemps elle n’avait pris le sage parti de ne pas travailler du tout. La peau terreuse, la mâchoire édentée, le cheveu pauvre et rare, le ventre énorme et lourd, comme si elle était toujours enceinte, telle est Mme Piscot, la Piscote, comme on l’appelle. Elle ne se plaint pas souvent non plus, ne soupçonnant pas que la vie puisse être autre que ce qu’elle est. Au pire de ses détresses, elle dit ce que dit Piscot : « Avant toute chose, il faut des pauvres et des riches… » Elle ne se plaint même pas des saouleries de son homme ; et elle aussi se saoule, chaque fois qu’elle en trouve l’occasion… On l’aide bien un peu, mais si peu. Quelques nippes pour elle, pour les enfants, quelques fagots, quand il fait trop froid ; quand ils ont trop faim, quelques légumes et, de loin en loin, quelques restes de viande qui se gâtent… Après tout, mieux vaut encore les donner à quelqu’un, que de les jeter sur le fumier… L’odeur qu’elle dégage est épouvantable ; elle laisse derrière elle, dans la rue, comme un sillage, comme une traînée de pourriture… Piscot a fini par s’y habituer. Il trouve même que c’est une bonne odeur, une odeur qui convient aux femmes.
Ainsi, voilà dix êtres humains, obligés de vivre, se nourrir, s’habiller, acheter et réparer des outils, se saouler, avec trois francs par jour et cela, dans un petit pays, où, faute d’initiative administrative, d’intelligence, de moyens pratiques de circulation, tout est hors de prix.
Dans les petits pays, on ne veut pas le croire, l’existence est beaucoup moins facile, beaucoup plus dure aux pauvres gens qu’à Paris. Chaque objet de consommation y arrive, préalablement grevé des gains de trois ou quatre intermédiaires. Un sou de fil s’y paie deux sous… quatre sous de pétrole y valent six sous. Il n’est pas rare que les choses les plus indispensables y soient de vingt-cinq pour cent plus chères et cent pour cent plus mauvaises. La plupart du temps, elles manquent…
Rien de plus aisé à démontrer. Deux exemples, pris entre cent autres, y suffiront.
Quelques jours après mon installation dans ce village, j’allai chez Jaulin.
En outre des divers métiers que j’ai déjà énumérés, Jaulin vend de l’essence pour les automobiles qui passent. Du moins, deux vieux bidons rouillés, généralement vides, attestent sur le trottoir, devant la forge, cette prétention illusoire ; car il n’en vend jamais. Ou bien il n’en a pas « pour le moment »… ou bien, quand par hasard il en a, elle est beaucoup trop chère et les chauffeurs s’en vont, en lui riant au nez… Je dis à Jaulin :
— Jaulin, voulez-vous que je prenne mon essence chez vous ?… toute mon essence ?
Jaulin répond sans enthousiasme :
— Mon Dieu !… si ça peut vous rendre service…
— Qu’est-ce que vous la faites payer ?
Il réfléchit longuement et :
— Ma foi !… voilà… Pour tout le monde, c’est cinquante-deux centimes et demi… Pour vous… si vous m’en prenez beaucoup… par exemple, une caisse… pour vous… Eh bien… voyons… voyons…
Il caresse son menton, où la barbe pas rasée bruit comme la soie du cochon sous le couteau du charcutier. Et, la bouche tordue de grimaces, il se livre silencieusement à des calculs laborieux.
— Eh bien pour vous, reprend-il, ce sera cinquante-deux centimes… Ah !
J’objecte froidement :
— Elle vaut partout trente-huit centimes…
Jaulin sourit, haussa les épaules.
— Trente-huit centimes… oui… oui… on m’a dit ça. Mais, j’vas vous expliquer… Mon essence, je la prends chez Théodore… de Montbiron, qui la prend chez Émile… de Cortoise… Bon… Émile, lui, la prend chez Fouillard, de Maisons-Laffilte, qui la prend chez Tricot, de Neuilly… qui la prend à l’usine…
— Eh bien… pourquoi ne la prenez-vous pas directement à l’usine ?
— À l’usine ? crie Jaulin qui secoue la tête et proteste…
— Eh bien ?
— Ça se peut pas… J’vas vous expliquer… Théodore est mon beau-frère. Émile est cousin de Fouillard… Fouillard a épousé la fille de Léon Papit… et Tricot est un enfant du pays… Ça s’arrange bien comme ça… Et il faut qu’ils gagnent, tous ces gens-là… voyons ! Et puis, c’est de la riche essence, vous savez ! Y a pas meilleur, quoi !… Et en me prévenant un mois, un bon mois à l’avance… à cause du port… Voyez-vous, c’est le transport qui nous gruge. Nous n’avons pas de chemin de fer ici…
— C’est très malheureux…
— Oh ! vous savez… Y a du pour et du contre…
À ce moment, la voiture de Vincent Péqueux, dit La Queue, revenant de la gare de Cortoise s’arrête devant le cabaret…
— J’t’apporte un colis, dit La Queue à Jaulin… et un vrai colis, tu sais !
— C’est-y l’essence ?
— C’est ton beau-père, mon vieux…
— Le père Michel ?
— Lui-même, en personne… répond La Queue, en ricanant… J’l’ai trouvé au carrefour de Beuzemond, assis sur une borne… Il paraissait bien fatigué. Ma foi, j’l’ai fait monter… Ça vaut un verre, pas vrai ?
— Tiens ! tiens !… le père Michel… murmure Jaulin, qui paraît ennuyé… C’est ma foi vrai…
En effet, un petit vieillard descend avec beaucoup de difficultés de l’intérieur de la voiture. Il semble cassé en deux et tout engourdi sur ses jambes. Il a sa veste de droguet noir, par-dessus sa veste une blouse bleue, toute neuve, qui fait des plis raides et des cassures luisantes. Ses oreilles et son cou sont enveloppés dans une sorte de foulard noir que maintient un chapeau de feutre, à fond plat…
Jaulin l’accueille froidement. Il ne l’a même pas aidé à descendre de la voiture.
— Eh bien, quoi donc ?… C’est vous, père Michel ?… D’où ça que vous venez ?… Du diable, par exemple, si on vous attendait ce matin… Qu’est-ce qu’il y a donc ?
Le vieux est pâle, autant qu’un paysan peut paraître pâle, dont la peau est tannée, gaufrée, corroyée par le hâle et par les années. Il tremble, comme s’il avait très froid, les deux mains appuyées sur la béquille d’un bâton de merisier.
— Je sais pas c’que j’ai, répond-il… Je sais pas ce qui m’a pris, tout à l’heure… J’ai la fièvre. Ça me vionde dans la tête… L’estomac aussi… Enfin, ça ne va pas…
— Vous vous plaignez toujours, père Michel…
Le vieux ronchonne.
— Je me plains… je me plains… Heu !… heu !… Bien sûr que je me plains !…
— C’est rien du tout… Et justement vous avez de la veine… Y a de la salade de bœuf ce matin. Sacré père Michel, vous aimez bien ça, la salade de bœuf… Vous allez vous faire une bonne petite salade de bœuf… avec de l’ail et du cornichon… Ça vous remettra… Entrez donc !
Je songe à la porte du grenier, d’où la vieille mère est tombée. Il me semble que cette salade de bœuf et cette porte appartiennent à un même ordre de faits et de sentiments familiaux. J’y songe d’autant plus qu’en ce moment Jaulin a une bonne figure hospitalière et souriante.
Mais le vieux a protesté.
— Non… Non… gémit-il… j’ai la fièvre…
— Justement…
— Non ! que j’t’dis…
— Alors un petit verre de rhum ?
— Non… non… ça me vionde… ça me vionde là-dedans !…
— Eh bien, mon père Michel… si vous ne voulez pas de salade de bœuf… ni un verre de rhum, si vous préférez vous mettre sur mon lit… à votre aise !
— Oui, j’aime mieux ça… Quelques minutes… Ah ! qu’est-ce que j’ai ?…
— Vous savez le chemin… Vot’fille est en haut…
— Bon ! Bon, bon !
Et le vieux se met à monter les marches du perron, appuyé fortement d’une main sur sa canne, l’autre main se cramponnant à la rampe. Sa poitrine siffle, son front est en sueur. Il murmure des choses qu’on n’entend pas.
Jaulin s’est retourné vers moi, pour reprendre la conversation interrompue :
— Il paraît bien malade, votre beau-père… lui dis-je…
Mais il hausse les épaules.
— C’t’homme là ?… fait-il… Ouatt !… C’est un chêne… Il a plus de malice que de mal, allez !… Alors, pour l’essence ?
— Eh bien, nous verrons une autre fois…
— C’est ça !… À une autre fois !
Et, tandis que je m’éloigne, Jaulin et Vincent Péqueux, dit La Queue, qui a donné à boire à ses chevaux, entrent dans le café en se bourrant les côtes de coups de poing, joyeusement.
J’ai déjà dit qu’avec sa très antique diligence peinte en jaune, Vincent Péqueux, dit La Queue, deux fois par jour fait le service des voyageurs et des messageries entre Ponteilles et la gare de Cortoise : dix kilomètres. En toutes saisons, même au plus brûlant de l’été, Vincent porte une casquette russe en cuir et une courte veste, en cuir également, doublée de peau de mouton. Il se plaint d’avoir trop chaud, mais il n’a pas songé jusqu’ici à changer de casquette et à vêtir une blouse légère. C’est lui qui emporte et rapporte le courrier. À force de s’arrêter en route à tous les bouchons, à tous les cafés, de se faire offrir des petits verres par les voyageurs et de prendre les commissions de tout le monde, il manque souvent le train. Et, quand il a trop bu, il égare les sacs de correspondance et les colis postaux.
— Ah ! vous savez… Vincent a encore perdu le courrier, aujourd’hui…
— Sacré Vincent !
On en rit.
Le maire rencontre Vincent :
— Eh ben, quoi, mon gars ?… Le courrier ?
— Ah ! c’est curieux… je ne sais pas ce que j’en ai fait, monsieur Lagniaud…
Et avec une certaine importance :
— Le troisième, cette semaine… monsieur Lagniaud… C’est drôle tout de même… On le retrouvera, allez…
— Sacré Vincent !… dit le maire, en lui donnant de joyeuses bourrades… Bien sûr, on le retrouvera.
Et il l’emmène boire un coup chez Jaulin.
Quelquefois, on le retrouve dans un bouchon, on le ramasse dans un fossé, sur la route. Le plus souvent, on ne retrouve rien.
S’il a des colis trop encombrants à la gare, il attend quelquefois huit jours, dix jours avant de les rapporter à leurs destinataires, il attend que sa vieille patache retourne à vide à Cortoise. Ou bien, il finit par les confier, pour un petit verre, au meunier de Boissy-sur-Venette, à un charretier quelconque, qui souvent les égare à son tour. Il en manque en moyenne quatre sur dix…
— Eh bien, Vincent ?… Mon colis ?… demande Mme Tourteau, l’épicière.
— Ne vous inquiétez pas, Mme Tourteau… Vot’colis… il est à la gare…
— Bon… Bon… Sacré Vincent !
Le jour où il fut question de faire passer la nouvelle ligne d’Amiens par Ponteilles, la municipalité et toute la population protestèrent énergiquement…
— Ça se peut pas… à cause de Vincent… Si nous avions un chemin de fer, qu’est-ce que Vincent deviendrait ? Ses voitures ? Ses chevaux ? On ne peut pas faire ça à Vincent…
Ainsi leur esprit de solidarité se trouve aisément d’accord avec leur paresse héréditaire, la peur qu’ils ont de rompre des habitudes très anciennes, la haine qu’ils professent instinctivement pour tout ce qui est nouveau.
Alors, aux gains des quatre intermédiaires, il faut ajouter le prix des messageries, les pertes de temps, les oublis, les erreurs continuelles de ce sacré Vincent… Voilà comment ils résolvent les problèmes économiques dans ce village.
Mais revenons à notre Pierre Piscot…
Il faut connaître la maison de Piscot. Écrasée entre les gros murs d’une bergerie et d’une grange, en plein nord, c’est une masure à peine couverte, mal fermée, une toute petite masure en ruines où s’infiltre le purin de la bergerie, où s’accumulent les poussières malsaines de la grange et où les huit enfants, s’entassent dans un coin sur de la paille, comme des lapins dans un clapier. Jamais je n’ai vu rien de si sale, de si puant… Mais, que voulez-vous ? La femme n’a pas le temps de balayer, de frotter, de nettoyer, d’aller au lavoir. Elle n’a le temps de rien, car il faut bien bavarder avec les voisines et se conter les histoires du pays. Et puis, quand on est trop pauvre, rien ne sert à rien et on glisse chaque jour un peu plus bas dans la paresse, un peu plus profond dans l’ordure. Cette maison n’a même pas de jardin, l’indispensable jardin où Pierre, en rentrant de sa journée, pourrait cultiver quelques pommes de terre, quelques plants de salade et deux ou trois vieilles fleurs égayantes : au printemps, une ravenelle, une couronne impériale ; l’été, un soleil ou un pâle rosier.
Comme je l’exhortais, pour combattre l’influence délétère de son intérieur sur la santé des enfants, et pour ses joies, et pour sa dignité d’homme, à se créer un jardinet, dans le petit terrain encombré d’ordures de toutes sortes qui est derrière sa maison, il répondit avec un geste de lassitude :
— Du travail en plus ?… Ah ! ma foi non !… C’est pas la peine… Nous sommes à l’air, toute la journée, dans les jardins et dans les champs. Et puis… vous savez… les fleurs, c’est très joli, pour sûr… mais c’est pas ça qui me donnera cinq cents francs de rentes…
Parler de la qualité sédative des fleurs, de leur vertu moralisatrice à qui n’a pas de pain, à qui tout manque, je compris que c’était un peu bête. Et puis, il y des grâces d’état pour les pauvres… Chez les pauvres gens, je crois que l’ordure est l’antidote de l’ordure. Je me souvient qu’en épointant des perches, Piscot, d’un coup de serpe maladroit, se fit une entaille profonde à la jambe droite. Il refusa obstinément les soins du médecin. Il appliqua sur la blessure un emplâtre de bouse de vache mélangée à de l’urine humaine. Au bout d’une semaine, la plaie était cicatrisée ; au bout de deux, elle était entièrement guérie…
Le mois dernier, en se levant, un matin, Piscot ressentit à l’œil droit et à la tempe d’intolérables douleurs. Il n’en vint pas moins travailler chez moi, comme de coutume. Quoiqu’il ne se plaignît point, étant très dur au mal, je remarquai qu’il souffrait beaucoup. Il avait le globe de l’œil très rouge, la paupière supérieure enflée.
— C’est rien… c’est rien… fit-il… Une bête qui m’a piqué… probable… C’est peut-être aussi une dent… ça va passer…
Le soir, le mal empira. Dans la nuit, Piscot eut une crise si violente que, pour la première fois de sa vie, il se mit à se démener, à hurler, sous l’atrocité de la douleur…
— Ça me mange là-dedans… ça me dévore… criait-il… ça me fouille derrière l’œil, avec un couteau !
Le lendemain, il ne put pas travailler et resta au lit. J’eus beaucoup de peine à obtenir qu’il voulût bien se soigner. Et j’appelai le docteur Lebriche, de Montbiron, qui avait dans le pays grande réputation. C’était l’homme des cas difficiles, des situations désespérées. Jusqu’à Cortoise, les confrères avaient recours à ses lumières.
Court sur jambes, l’omoplate gauche fortement déviée, la barbe toute grise, que la fumée de cigarette teignait en acajou et soufflant très fort, le docteur Lebriche entra. Il commença par retirer le cache-nez de laine noire dont il avait la tête enveloppée. Il me parut désagréablement impressionné par la pauvreté du logis. Mais m’ayant aperçu dans un coin de la chambre, il se rassura.
— Voyons ça… Voyons ça…, fit-il !…
Il examina longtemps l’œil de Piscot, souleva et baissa à plusieurs reprises la paupière enflée, appuya de toute la force de son pouce sur l’arc du sinus frontal.
Piscot hurlait :
— Oh !… oh !… ça me pouille là-dedans… derrière l’œil… ça me mange… ça me mange…
— C’est drôle, disait le docteur Lebriche. C’est très drôle… Ah ! mais c’est très drôle.
Et comme sur sa demande Piscot racontait, tant bien que mal, avec effort, ce qu’il ressentait, le docteur Lebriche s’écria tout d’un coup, en se tapant la cuisse :
— Mais sapristi… c’est ce que j’ai… c’est ce que j’ai…
À chaque plainte de Piscot, prodigieusement étonné, prodigieusement intéressé, le bon docteur contrôlait sur son œil à lui, sur sa tempe, sur son sinus frontal, les dires du malade, et il répétait :
— Mais oui ! mais oui !… c’est ça… c’est ce que j’ai…
Avidement, il interrogea Piscot :
— Et dites-moi… qu’est-ce que vous faites pour ça ?
— Rien…
— Ah !… avez-vous consulté déjà un médecin ?
— Non…
— C’est fâcheux… c’est fâcheux !… Alors, vous ne savez pas ce que vous avez ?
— Non…
— Non ?… Sacristi ? moi non plus, je ne le sais pas… Vous avez ce que j’ai… voilà ce que je sais !
Il réfléchit quelques secondes, puis avec un geste vague :
— Mettez des compresses émollientes sur la partie douloureuse, ordonna-t-il… ça ne peut pas vous faire du mal… Voilà cinq ans que j’en mets, quand j’ai ma crise… Pas de viande, hein ? Et surtout pas d’alcool… Du lait… du lait stérilisé, hein ?…
Et il ajouta, en rédigeant l’ordonnance :
— Ça vient tout d’un coup… ça part de même… Huit jours… quinze jours au plus. Enfin, essayez toujours de ça !…
Il dodelinait de la tête, d’une façon qui ne donnait pas confiance.
En le reconduisant à sa voiture, je demandai au docteur Lebriche.
— Vous ne redoutez pas une mauvaise piqûre… une infection ?…
— Non… non… non…
— En somme, qu’a-t-il ?
Il écarta les bras et inclina son corps.
— Ma foi je n’en sais rien… Il a ce que j’ai…
Piscot ne comprit pas la suprême beauté de cette consultation. Il n’en retint que ceci : « Pas d’alcool, surtout. »
Aussi, dès que je fus parti, il envoya sa femme en hâte chez Jaulin chercher un litre de trois-six.
Quatre jours après, il ne souffrait plus. Il était complètement guéri et complètement ivre.
Durant ces quatre jours, il n’avait pas dessaoulé…
Un jour, Piscot achète à Toutlemal, marchand de nouveautés dans la Grande-Rue à Montbiron, une cotte de travail. Elle coûte neuf francs. Dépense énorme, mais comment l’éviter ? Il est presque tout nu, le pauvre Piscot.
Bien que très gras, avec des bajoues retombantes et un épais bourrelet de chair en guise de cou, Toutlemal est un homme d’initiative et d’activité comme s’il était maigre : un bon commerçant. Avec un ventre avancé, il est presque tout entier perdu dans une blouse blanche très large, en forme de cloche, qui ne laisse voir qu’un peu de son pantalon gris clair, collant et tirebouchonnant sur des chaussures énormes et noueuses. Toutlemal qui sait par où on prend les femmes, n’a pas que son magasin, un beau magasin dont l’enseigne : « Au Progrès » brille en lettres d’or sur fond noir, au-dessus de la devanture. Mais les femmes ne peuvent pas souvent venir au magasin ; il faut donc que le magasin aille vers les femmes. Il possède aussi une voiture-étalage.
Si vous êtes allé sur la route, à Compiègne, vous l’avez certainement rencontrée. Basse, très longue, mal équilibrée sur ses deux roues, elle est attelée d’un très vieux cheval blanc, qui fléchit sur ses boulets et porte au garrot une énorme tumeur violacée. Un tout petit âne étique trottine à ses côtés, dont le cuir roussâtre et bourru est, par le frottement continuel du collier et de la croupière trop lâches, rouge de plaies suintantes. Un chien suit, un petit toutou jaune, à la queue retroussée, qui de temps en temps vient gambader devant le cheval et l’âne et les excite de ses aboiements, comme si les mouches qui les couvrent, qui les piquent et tourbillonnent sans cesse à leurs oreilles ne suffisaient pas amplement à cette besogne. Couronnant l’équipage, une bande de calicot répète en lettres rouges, l’enseigne du magasin de Montbiron : Au Progrès. À demi couché sur une banquette basse qui avance sur les brancards, Toutlemal, les guides lâches en main, dort ou lit le journal. Et ils vont ainsi, le cheval, l’âne, l’homme et le chien, à travers la région, de villages en hameaux, de foires en marchés, éblouir les femmes de leurs belles marchandises : étoffes de laine, coupons de soie, dentelles, fichus à fleurs, châles et manteaux qui, de chaque côté, à l’arrière de la voiture, sur des cordes tendues se balancent joliment aux cahots du chemin. Dans les centres importants, Toutlemal a soin de faire annoncer ses passages sensationnels par le tambour de ville.
Justement à cette époque, Piscot est tambour de ville de Ponteilles. Par six fois, il a tambouriné pour le compte du marchand de nouveautés et à raison de dix sous par fois. S’il ne sait pas lire, Piscot connaît assez d’arithmétique pour établir son compte.
Il se dit :
— Je dois neuf francs au marchand de nouveautés… Bon… Le marchand de nouveautés me doit trois francs… Bon… C’est donc six francs que je dois au marchand de nouveautés… Car de neuf que je dois, retirer trois qu’il me doit… il en reste six.
Et, par un excès de scrupule qui l’honore, Piscot compte et recompte sur ses doigts.
— Six francs… C’est bien ça… Pas d’erreur…
Le calcul est impeccable… Mais Toutlemal ne l’entend pas ainsi. Il a une façon à lui de compter. Le moment de régler venu, il dit à Piscot :
— Tu me dois neuf francs… est-ce vrai ?
— Oui, monsieur Toutlemal… Et vous, vous me devez trois francs… C’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Alors ?
— Alors, paie-moi neuf francs.
— Ah ! non… vous ne voudriez pas…
— Écoute un peu… Quand tu m’auras payé les neuf francs que tu me dois… moi, je te paierai les trois francs que je te dois… Enfin, voyons, est-ce juste ?
Piscot ne se laisse pas démonter. Il répond…
— C’est mon calcul qui est le bon, monsieur Toutlemal… Puisque je vous dois neuf francs et que vous m’en devez trois, il est bien plus simple que je vous donne six francs tout de suite… Et l’on est quitte, ensemble…
— Mais non… mais non !…
— Ça se comprend… De neuf, retirer trois… Qu’est-ce qu’il reste ? Comptez-vous même…
Le front tout plissé, le marchand de nouveautés se livre à de profondes réflexions et à de non moins profonds calculs qui n’aboutissent à rien. Puis :
— Enfin, bougre d’entêté, me dois-tu neuf francs ?
— Oui… Oui… Et vous, me devez-vous trois francs ?
— Oui…
— Eh bien ?
— Eh bien ! paie-moi neuf francs…
— Six francs…
— Non… non… neuf francs… C’est toi qui me dois le premier…
— Mais sacré mâtin ! Monsieur Toutlemal… De neuf, retirer trois…
— Retirer trois… retirer trois… Qu’est-ce que ça me fait… Me dois-tu neuf francs ?
Piscot s’agace et s’entête de plus en plus. Toutlemal, également. Ils en arrivent très vite à se dire des gros mots, à se menacer. Finalement, le marchand de nouveautés jure qu’il va de ce pas chez l’huissier…
Fort de son droit et de son calcul, Pierre riposte :
— Tous les huissiers que vous voudrez !… Je me fous des huissiers… je me fous de vous… Je dois neuf francs…
— Eh bien !… paie.
— Ah ! zut…
Après avoir attentivement écouté l’histoire de cette querelle, l’huissier balance la tête, se promène de long en large dans son étude, et il dit au marchand de nouveautés :
— Résumons… résumons… ça me paraît grave cette affaire-là ! Il faut que ça soit clair. Si j’ai bien compris… Piscot vous doit neuf francs… C’est bien ça, hein ?
— Neuf francs, oui… c’est bien ça.
— Vous, vous devez trois francs à Piscot.
— Trois francs… oui…
— Et le sacré Piscot ne veut vous payer que six francs…
— Voilà tout !
— Eh bien !… c’est une affaire qui ne peut pas s’arranger… Au juge de paix !
Et l’huissier se frotte les mains. Et le marchand de nouveautés aussi.
— Tant mieux… tant mieux… crie ce dernier… Et marchez… marchez… Ah ! l’animal ! il va voir !
Et l’huissier marche… non seulement il marche, mais il court… non seulement il court, mais il galope.
Au bout de trois mois, Piscot doit cent dix-sept francs, en plus du capital de neuf francs et des intérêts…
— Bon ! Bon ! se dit Toutlemal… Ça va bien… ça va bien…
Il sent que l’huissier est en verve et qu’il ne s’arrêtera plus…
Chaque fois qu’il reçoit du papier timbré, Piscot, sans même le regarder, sans se le faire lire ou expliquer par un voisin, le pose discrètement sur la cheminée où la pile bleue s’élève et grossit chaque jour. En montrant la pile aux gens qui viennent chez lui, il s’écrie dans un haussement d’épaules :
— Tenez !… regardez-moi ça… sont-y bêtes l… sont-y bêtes !
Il ne répond à aucune des convocations du juge de paix.
— Qu’ils s’arrangent, fait-il doucement… Moi, n’est-ce pas ? c’est bien simple… Je dois neuf francs… On me doit trois francs… Je ne sors pas de là…
Il est bien tranquille, quoique le juge de paix prenne jugement sur jugement contre Piscot.
On l’a saisi, parce que cela augmente les frais. On a renoncé à le vendre, parce que la maison et les meubles, si l’on peut dire, appartiennent, par contrat de mariage à la femme… et puis parce que l’on ne tirerait pas un sou des meubles. Mais les frais montent, montent toujours et c’est ce qu’il faut.
Ce qui est plus sérieux, les oppositions pleuvent chez toutes les personnes qui emploient ou pourraient employer Piscot. Il en rit d’abord et dit en se claquant la cuisse :
— C’est ça… c’est ça !… Va toujours, bougre d’âne !
Mais les personnes qui emploient Piscot s’inquiètent. Elles redoutent les responsabilités. Elles expliquent :
— Tu es un bon garçon… un bon travailleur… Tu as besoin de vivre comme tout le monde… C’est sûr. Mais, qu’est-ce que tu veux, mon gars ?… L’huissier… le papier timbré… la justice… Brououu !… Ah ! non, tu sais !… Pas de ça chez nous… On ne te chasse pas, tu comprends ?… ne va pas croire qu’on te chasse, au moins ?… Mais tout de même, nous ne pouvons plus t’employer… Va travailler ailleurs…
— Voyons ! a beau répéter Piscot pour la millième fois… Je dois neuf francs…
— Je dis pas non… je dis pas non… C’est malheureux… Mais va travailler ailleurs…
Ils ne veulent rien entendre…
Maintenant, il n’a presque plus d’ouvrage… seulement des bricoles, à peine payées, en passant… de loin en loin, une journée… une demi-journée, dont on lui retient la moitié, par peur de la justice.
Et les enfants crient, la femme se lamente et les bat, et la voilà enceinte de son neuvième enfant. Quoi faire, quand on n’a plus rien à faire ? Piscot se saoule plus souvent qu’à l’ordinaire. Car, si on lui refuse du travail, on ne lui refuse jamais un petit verre. Le paysan a bon cœur. C’est même devenu une sorte d’amusement que de saouler Piscot et de lui faire raconter son éternelle histoire.
— Sacré Pierre… Il est rigolo cet animal-là !…
On le rencontre en semaine, traînant son long corps de faucheux dans la rue, zigzaguant sur le trottoir, se retenant aux murs et se parlant à lui-même.
— Enfin, c’est tout de même épatant, mon vieux Piscot… Tu dois neuf francs…
Il en doit plus de deux cents à l’heure présente… Et les frais courent toujours…
Dingo savait certainement ces histoires, comme il savait toutes les histoires du pays, toutes les histoires que nous ignorions. Lui seul connaissait Piscot jusqu’au fond de l’âme. Il ne l’abandonna pas, soit esprit de justice, sentiment de pitié ou goût du pittoresque. Il avait choisi, entre tous les habitants de Ponteilles, pour son meilleur camarade, ce Piscot si lamentable et si bon garçon. Quand il sortit de l’enclos, ce fut pour courir chez Piscot qui ne venait presque plus chez moi, où il était sûr pourtant de trouver de l’ouvrage. Mais ses malheurs l’avaient rendu méfiant et paresseux. Il avait donc encore de l’ouvrage, mais il n’avait plus de cœur à l’ouvrage.
Au risque des commentaires les plus désobligeants et bien qu’on pût l’accuser de ne pas tenir son rang, Dingo ne dédaignait pas d’accompagner Piscot au cabaret, quand celui-ci avait trop de peine, ou aux champs, quand il se décidait à travailler. Et il lui contait des histoires comiques, uniquement, j’imagine, pour faire oublier sa détresse au pauvre gueux. De son côté, Piscot, dont le chien était devenu le seul confident, lui disait :
— Enfin, mon vieux Dingo, c’est tout de même embêtant… Comprends-tu ça, toi ? Écoute bien… J’dois neuf francs…
Souvent aussi, on voyait Dingo devant la misérable masure, qui jouait avec les enfants. Il raffolait de ces enfants, surtout des plus petits, à qui il pardonnait leurs puces, leurs poux, toute cette affreuse teigne dont ils étaient dévorés, jusqu’à en prendre sa part. Il leur apprenait des amusements ingénieux et variés, sans que jamais il leur fît sentir toute la distance sociale qui le séparait d’eux. Mais il se trouva tout de suite à l’étroit et mal à l’aise dans ce taudis obscur, encombré de misère… à l’étroit aussi et gêné dans ce triste espace de terre battue, malpropre, dans ce renfoncement ignoble de murs suintants et moussus, que le soleil ne venait jamais égayer. Alors, un après-midi, Dingo amena les enfants chez moi. Il prit d’abord le plus petit qu’il remorqua, qu’il entraîna très doucement vers la maison, par un pan de sa robe dans la gueule. Ensuite, il alla de la sorte chercher le second, puis le troisième et laissa les autres qu’il aimait bien, mais qu’il jugeait sans doute assez grands pour se tirer d’affaire et s’amuser entre eux… D’ailleurs, ils n’étaient pas souvent là. Ils couraient la campagne, rapinaient dans les jardins, les poulaillers, mendiaient aux portes, afin de rapporter le soir à la maison de quoi ne pas absolument mourir de faim.
Et ce furent désormais, sur le gazon des pelouses, entre les trois petits et Dingo, parmi les scabieuses, les marguerites, les sauges, les fleurs de salsifis sauvages, d’interminables parties, des cris, des chants, des ébats, des embrassades, des dégringolades, des luttes joyeuses et forcenées, des grondements pour rire, des déchirements pour être heureux. Les trois petits tiraient Dingo par les oreilles, la queue, sans que jamais il se rebiffât. Ils montaient à califourchon sur son dos, avec une branche fleurie, dans leur main comme un fouet.
— Hue !… Hue ! criaient-ils…
Par farce, Dingo les renversait sous lui, les maintenait entre ses pattes et, les prenant à la gorge, il essayait, comme à Miche, d’engloutir leur tête dans sa gueule et, à force de les lécher, il nettoyait leurs mains noires et leur figure crasseuse…
Parfois, Miche venait assister à ces ébats sans y prendre part. Assise sur son derrière, elle regardait gravement toute cette joie bruyante et, de temps en temps, elle giflait, d’un coup de patte, un bourdon qui bourdonnait sur une touffe de trèfle rouge égaré dans la pelouse…
Sur le soir, la Piscote, les jambes cassées, le ventre plus lourd, venait chercher ses enfants. Émue d’abord de ce spectacle familial, elle disait de Dingo :
— Au moins, celui-là… ce n’est qu’un chien, mais il a du cœur.
Et comme les enfants s’attardaient, ne voulaient pas rentrer, criaient à Dingo : « Encore ! Encore ! » elle les bousculait brutalement et finissait par les rouer de coups, en glapissant :
— Sale vermine… voulez-vous rentrer ? Mais Dingo mettait vite un terme à cette explosion d’autorité maternelle. Une fois, il la mordit à la main, une autre fois au mollet… Elle se contenta de grogner :
— Vermine !… Sale vermine !… Toi aussi tu n’es qu’une vermine…
Elle ne savait pas dire autre chose.
Et ils s’en allaient pleurant, traînant leurs pieds nus et ce qui restait de leurs guenilles dans le ruisseau municipal, tandis que Piscot, rentré du cabaret, affalé sur les marches de la masure, ne cessait de se répéter, très ivre ou très triste, les deux quelquefois :
— C’est tout de même drôle !… Enfin… je dois neuf francs…