Dingo/XIII

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Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 410-422).


XIII


Ma femme conduisait elle-même une jument assez douce, mais qui devenait folle, si, les guides se prenant sous sa queue, on les dégageait avec brusquerie. Un jour que la bête allait au pas sur une route boisée, les guides, que ma femme tenait distraitement, glissèrent. Le domestique qui avait accompagné ma femme, et qui pourtant avait été averti du défaut de la jument, saisit les guides à pleines mains et les tira rudement à lui. La bête s’emballa et vint heurter du poitrail le parapet du pont, qui joignait, par-dessus la ligne du chemin de fer, les deux tronçons de la route. Ma femme et le domestique furent jetés hors de la voiture. Le domestique glissa de son long sur la route et ne fut pas blessé. Mais ma femme, lancée contre le parapet, eut quatre côtes brisées, des escarres au bras et à l’épaule et des contusions à la tête.

Dingo, rentrant à la nuit tombante, se précipita, comme d’habitude, vers la chambre de ma femme. Elle était étendue sur le lit. Autour d’elle des linges sanglants, des cuvettes rouges. Penchés sur elle, un chirurgien qui pansait ses plaies béantes, et moi, tout pâle, défaillant, qui aidais le chirurgien… Dingo s’était arrêté, comme cloué, au seuil de la porte. Étonné d’abord, puis méfiant, il nous examina, le chirurgien et moi, d’un regard soupçonneux et sévère. Soudain, comme s’il eût compris, il poussa un cri et sauta, pour mieux voir, sur un fauteuil en face du lit. Oh ! le regard de Dingo ! Jamais regard humain n’exprima plus de tristesse, plus de douleur.

Pendant trois semaines, jour et nuit, il ne bougea pas de son fauteuil. Il restait là sans remuer, sans manger, sans dormir, les oreilles dressées, la tête immobile, obstinément tendue vers la malade. Parfois, au petit matin, lorsqu’on venait ouvrir les fenêtres, il s’assoupissait, sommeillait quelques minutes d’un sommeil agité, plein de rêves pénibles. Il était doux, plus doux avec les gens de la maison. On eût dit qu’il les remerciait des soins qu’ils donnaient à sa maîtresse. Mais, depuis l’accident, il manifestait envers le valet de chambre une haine violente. Une fois, il s’élança sur lui avec fureur, le mordit cruellement aux jambes, au poignet, au bras… Il fallut le lui arracher. Comment savait-il que c’était à cet homme, à l’imprudence de cet homme, que ma femme devait d’avoir été blessée, d’avoir failli mourir ?

De même qu’il repoussait toute nourriture, il refusait toutes promenades. Je le traînai de force, au bout d’une chaîne, dans le jardin. D’un mouvement d’épaules, d’une secousse de sa tête, il se débarrassa de son collier, et, en quelques bonds, il regagna la chambre de la malade. Je lui montrai une poule, un mouton. Ses oreilles se dressèrent, son œil un instant parut s’animer. Il fit un mouvement comme pour s’élancer. Mais il ne bougea pas et resta près de moi, l’échine courbe, les pattes rapprochées.

Je l’obligeai à me suivre en plein cœur de la forêt. Deux fois, au cours de ces promenades, nous rencontrâmes Flamant. Dingo tira sur la chaîne, s’approcha de lui et lui lécha les mains. Mais dès que Flamant se fut éloigné, Dingo m’échappa et courut reprendre sa place, au fauteuil, en face du lit.

Pendant deux mois, ma femme eut une fièvre violente. Les médecins ordonnèrent le repos le plus absolu et me défendirent même de rester avec elle plus d’une heure ou deux par jour. Je ne voulais pas m’éloigner de la maison. Je me sentais incapable de tout travail et je passais mes journées à errer de long en large, à fumer des cigarettes, d’innombrables cigarettes que je jetais, sitôt allumées. Tous les planchers de toutes les pièces en étaient couverts.

Depuis six mois que nous étions installés à Veneux-Nadon, tous nos amis étaient venus nous voir. La maison n’avait cessé d’être bruyante et gaie. On dressait pour les repas la table dans le jardin et la nappe à carreaux brillait sous le soleil à travers les feuilles. L’après-midi, nous faisions des promenades en forêt : nous partions pleins de cet optimisme et de cette espérance vagues que la campagne donne aux gens de la ville. Au retour de ces expéditions, il semblait que la maison rustique nous accueillît avec cordialité, comme une parente de province.

Après l’accident, quelques-uns de nos amis vinrent prendre des nouvelles. Ils firent quelques pas avec moi dans le jardin. Je les vois encore regardant, d’un œil méfiant, vers la maison, comme si elle cachait un malheur prochain. Et ils me regardaient moi-même avec une sorte d’étonnement et de gêne, comme si je portais sur le visage les traces d’une infirmité à son début.

D’autres écrivirent. Je répondis. Ils n’écrivirent plus. Je compris qu’être malheureux, c’est être infidèle à ses amis… Je n’avais plus d’amis… Je n’avais jamais eu d’amis.

J’étais seul… séparé de ma femme par la cloison d’une chambre, plus douloureusement seul que si elle avait été absente et soignée loin de moi.

C’est alors que j’écrivis à mon ami, le grand romancier Georges Datant. Lui partagerait ma solitude. Il était vraiment l’ami des mauvais jours, celui qui vient quand les autres s’évadent. Ainsi, les médecins, quand toutes les drogues ont échoué, essaient le médicament héroïque. Je ne pouvais soupçonner Dalant que d’éprouver une joie à se sacrifier et je ne pouvais lui reprocher que l’excès de sa gratitude envers moi. J’avais eu la chance d’aider à ses débuts. Et les manifestations de sa reconnaissance auraient paru maladives à quiconque ignorait sa sensibilité.

Sa sensibilité… On disait qu’elle était exquise, quand on ne disait pas surexquise. Les journaux parlaient de la sensibilité de Dalant. Elle alimentait la rubrique des échos. On lui prêtait des traits de sensibilité, comme on prête à d’autres des traits d’esprit. Sa sensibilité était contrôlée, brevetée.

Je reçus de Dalant une longue lettre, sensible… ah sensible ! Mais il ne vint que la semaine suivante. J’étais allé l’attendre à la gare. Comme il descendait de son compartiment, il portait déjà en lui le plus secourable attendrissement. Il s’attendrit sur la maladie de ma femme, sur la fidélité de Dingo, sur ma solitude. Il s’attendrit… Je m’attendris. Il avait ce visage sans larmes, mais prêt aux larmes, qui est le signe même de la pitié qui se contient.

Je l’avoue, je m’étais parfois demandé si la sensibilité de Dalant n’était pas simplement littéraire. Mais j’avais écarté ce doute comme un fidèle écarte une pensée diabolique. J’avais aussi remarqué l’indifférence que Dingo témoignait à Dalant. Mais j’accusais Dingo de manquer de finesse et de ne pas comprendre la sensibilité plus qu’humaine de mon ami Dalant.

Il passa toute la journée avec moi. Il mit, à me consoler, une sorte de génie inventif et appliqué. Pour trouver des consolations nouvelles, il allait jusqu’à imaginer des malheurs nouveaux, des complications au besoin mortelles. Il y montra, d’ailleurs, le tact le plus subtil. Il procédait par enveloppements et tout à coup il attaquait, ferme et net, de toute sa pitié, comme un escrimeur qui se fend.

Pour la première fois, j’eus le sentiment de sa férocité. Il était tendre comme les commères sont bavardes, comme certaines gens vous rendent des services, simplement pour connaître vos malheurs et vous humilier. Il était venu pour évaluer ma faiblesse et ma souffrance. Sa pitié était une expertise. Je le sentais bien, maintenant que j’en étais le sujet et non plus seulement le spectateur. Pendant qu’il parlait, son visage, d’ordinaire amolli d’une perpétuelle émotion, se fixait parfois, se tendait comme pour une besogne. Et son regard se posait sur moi furtivement, de biais, avec une expression singulière… Où donc avais-je vu un semblable regard ? C’était dans un hôpital, un infirmier donnant à un malade des soins répugnants et n’ayant qu’un petit éclair de vengeance au coin de la paupière. Je compris aussi que Dalant ne me pardonnait pas les services que j’avais pu lui rendre. Il était heureux d’exercer sa pitié sur moi.

Quand il voulut partir, je ne fis aucune tentative pour le retenir. Il répéta plusieurs fois :

— Tout ira bien… vous verrez… Je reviendrai la semaine prochaine.

Il ne revint pas.

À rester immobile dans la chambre, Dingo tomba malade. Le globe de ses yeux, les muqueuses de sa gueule, ses paupières se marquèrent vite de taches jaunes et brunes. Il vomit du sang. Le vétérinaire déclara :

— Votre chien est atteint d’une jaunisse qui ne pardonne pas… On en sauve un sur mille… Moi je n’en ai jamais sauvé… Au bout du onzième jour, ils meurent.

Je pensais au Dingo bondissant et affectueux qui se jetait sur moi, comme pour m’étreindre, au Dingo souple et cruel qui plantait ses crocs dans la chair vivante des moutons et des poules. Maintenant, il restait couché sur le tapis, et sa tête, comme si son poids l’eût entraînée, posait obliquement sur le plancher. Sa maigreur était effrayante. Son corps était réduit à un pauvre squelette. Les beaux muscles, jadis élastiques et fermes, se rétractaient aux pointes de ses os saillants. Et les poils de sa queue fauve, qui s’élargissait en panache, étaient flétris et rapprochés, comme les fibres d’une perruque. La tête paraissait énorme au bout du corps diminué. Et la nuit, Dingo, couché sur son matelas, prenait, dans la mauvaise lueur de la veilleuse, l’aspect fantastique d’une bête en carton, d’un jouet d’enfant pauvre, jeté aux ordures et qu’un chiffonnier, à l’aube, d’un coup de crochet, enfouit dans sa hotte.

Il se laissait soigner : il s’abandonnait complètement aux soins qu’on lui donnait. Il livrait ses pattes, sa tête, chaque place de son corps, sans hésitation et sans réserve. Si on le lavait, si on lui donnait un médicament, ses yeux dociles et tendus, par un peu d’inquiétude, regardaient ailleurs, comme pour ne pas voir le danger, comme s’il eût voulu obéir plus absolument. Mais aussitôt après, il me regardait avec une expression de reconnaissance très douce et très triste. Puis il remuait faiblement la queue et retournait se coucher, d’un mouvement sans cesse interrompu, d’un mouvement en zigzag, comme si le poids de son corps l’eût entraîné tantôt à droite, tantôt à gauche.

À force de soins, je le gardai vivant jusqu’au dix-septième jour. Ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, je veillais ma femme endormie, à demi couché près de son lit, dans un grand fauteuil. Dingo reposait sur un matelas, à mes pieds. Sa respiration était courte, haletante ; la fièvre le faisait trembler. Mais comme il avait dépassé le onzième jour, je gardais encore de l’espoir… Il poussait de petites plaintes ; je lui lavai doucement la gorge, la bouche, les lèvres qu’infectaient de longues baves jaunâtres. Cela parut un instant le soulager. Et brusquement, trouvant — par quel miracle de tendresse ! — la force de se mettre debout, et tendant vers moi, comme des bras, ses deux pauvres pattes molles, il se haussa jusqu’à ma poitrine… Après quoi, il s’affaissa lourdement, la tête sur mes genoux, mort.

Ma femme ne s’était pas réveillée. Alors dans la pâle lueur de la veilleuse, jusqu’au matin, je revis, comme une obsession, la boîte de sapin noirci, le menu cercueil d’enfant, d’où j’avais tiré Dingo, si petit, si petit, si drôle, si drôle. Et longtemps, longtemps, silencieusement, je pleurai.

Nous portons en nous, par hérédité et par éducation, une telle foi dans l’immortalité de l’âme que, devant un cadavre humain, nous résistons toujours au spectacle qu’il nous présente. La mort humaine nous paraît un mensonge. Mais nos relations avec les animaux ne sont faussées par aucune formule imbécile touchant l’éternité de la personne. Les plus spiritualistes des vieilles filles acceptent l’idée qu’un chien mort ne soit plus…

Je ne voulais pas que ma femme vît le cadavre de Dingo. Je le transportai dans ma chambre. Quand je revins, ma femme dormait encore, de ce sommeil, comme attentif, des malades. Pour combien de jours était-elle encore immobile dans ce lit ?

Dingo mort… ma femme malade. Des imbéciles ne comprendront pas que ces deux tristesses aient pu habiter en moi toutes les deux. Un chien… Qu’est-ce que la mort d’un chien ?

Je ne sais ce qu’est la mort d’un chien. Mais je sais que Dingo est mort.

Les idées les plus sottes me passent par la tête Je n’ai pas la force d’accepter, sans commentaire, la nécessité de cette mort. J’en arrive à me dire qu’il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. Pour la même raison, d’autres pensent devant un mort : « Il est au ciel… » Il faut que tout soit pour le mieux… Que serait devenu Dingo, avec son appétit de meurtre, ses besoins de carnage ?… Je vois des poulaillers entr’ouverts, des poules étendues, le cou mou, comme une corde oubliée sur le sol… et des paysans qui poursuivent Dingo l’attrapent et le torturent. Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi… On ne prend pas un chien de la brousse, sir Edward Herpett, pour en faire un chien d’appartement… Il tuait les poules… Mais il m’aimait et je l’aimais… Sa tendresse valait mieux que celle d’un homme… il m’aimait pour m’aimer… Et maintenant que ses paupières couvrent à demi ses yeux vitreux, je me souviens du Dingo dont tout le corps frissonnait de joie quand je m’approchais pour le caresser…

Le lendemain, au petit matin, j’allai chez Flamant. Il rentrait de la forêt, redresser ses collets, hélas ! vides. Ses chaussures, son pantalon étaient trempés de rosée.

— Dingo est mort, dis-je.

— Ah !… s’écria Flamant, qui, laissant tomber à terre ses collets, sursauta et dont la pitié acheva de s’exprimer dans un geste.

Je lui demandai :

— Flamant… voulez-vous m’aider à l’enterrer ?

Sans répondre, il prit sa pioche, une pelle, et me suivit.

Je le menai au bout du jardin, à la place que J’avais choisie pour la sépulture de Dingo.

— Là… au pied de ce chêne, Flamant.

Flamant approuva :

— Oui là… il sera bien.

Quand la fosse fut creusée, nous allâmes chercher Dingo. Avec des mains délicates, des mouvements pieux et très doux, Flamant déposa le cadavre sur une brouette. Et le braconnier l’ayant conduit lentement, près du trou, l’inhuma comme il eût fait d’un être très cher. Puis il recouvrit le trou de plaques de gazon, qu’il avait levées sur une pelouse.

— Merci, Flamant, dis-je… Vous êtes un brave homme.

Je lui serrai la main, y glissai quelques pièces d’or.

Flamant me les rendit, et secouant la tête, tristement, il dit :

— Non, monsieur, non… ça, je ne peux pas… je ne le connaissais pas beaucoup, c’est vrai… Mais il était si beau !… Et puis, qu’est-ce que vous voulez ?… Quand je travaillais chez vous, il ne me quittait pas… Il se couchait dans l’allée, en face de moi, et il me regardait… Des fois, il est venu me lécher la main… Voyez-vous, ça… Non, non… ; je ne pourrais pas !

Et sa voix trembla d’émotion. Jamais Flamant n’en avait tant dit. Il rechargea les outils sur son épaule, s’en alla de son pas silencieux, et il disparut bientôt derrière la maison.